Type de document : Original Article
Auteur
’Université Tarbiat Modares
Résumé
Mots clés
Introduction
Partant de ce constat que toute notre relation humaine avec le monde environnant passe par l’image[1], et suite à la définition de l’imaginaire qui s’annonce comme «un système dynamique des images en auto-organisation» (Thomas et al, 1998: 16), un système avec lequel «l’homme se donne à voir le monde, et se met en prise avec le monde» (Wunenburger, 1997: 74), nous saurons fixer _ par le repérage des images ou des structures figuratives reflétées dans l’œuvre artistique ou intellectuelle _ la tendance de toute imagination créatrice à confronter avec la question du “temps”. Soit l’imaginaire adopte une attitude révoltée et dresse tout son arsenal de combat face aux représentations temporelles, et se lance ainsi dans une esthétique «héroïque» pour chasser tout danger de mort; soit il refuse les empreintes inquiétantes de la temporalité en euphémisant, voire en inversant ses forces terribles et met ainsi en valeur une propension mystique grâce à la rhétorique «antiphrasique»; soit finalement il maîtrise, dans un certain jeu «dialectique», l’usure temporelle en se servant de l’axe vectoriel du temps et en usant de son énergie vitale pour réaliser ses rêves (Durand, 1963: 206-207).
L’étude diachronique[2] de la pente de l’imaginaire zolien tout au cours de l’élaboration des Rougon-Macquart, nous a fait connaître la succession de toutes ces trois catégories de représentation imagée dans l’univers romanesque de l’auteur: alors que la plupart des romans de la première moitié du cycle est marquée par la forte présence des symboles et des structures du régime mystique de l’image, alors que le roman de Germinal, treizième sur la liste de la série, est fortement imprégné d’une grandiloquente rêverie héroïque, celui du Docteur Pascal fait significativement contraste avec tout ce qui l’avait précédé par la projection d’une imagination foncièrement synthétique.
Bénéficiant donc d’un double intérêt _ puisqu’il se situe à l’excipit de la série et se présente donc comme une clôture à l’énorme projet des Rougon-Macquart _ Le Docteur Pascal expose, non seulement l’aventure de tous les romans précédents du cycle sur son plan thématique, mais fait voir aussi au niveau figuratif, le penchant définitif de l’imagination zolienne à se fixer dans les représentations harmonisatrices. Ce roman présente donc un grand décalage avec la manière par laquelle l’imaginaire du romancier avait opté une réponse ontogénique face à la question du temps dans les romans précédents.
Nous repérons donc tout au long de cet article ladite transformation de la vision sur le plan figuratif. Mais quelles sont les figurations symboliques ou archétypales qui contribuent à mener l’imaginaire du démiurge vers le régime de la synthèse ou bien quelles sont les structures imagées qui permettent l’affranchissement de la conscience zolienne des épiphanies inquiétantes du temps? L’étude se poursuit en trois niveaux d’analyse: celui des symboles et des archétypes saupoudrés dans la trame textuelle; celui des structures figuratives qui orientent les symboles et les archétypes repérés vers une polarisation commune; et finalement celui des mythes apparus au niveau de l’énoncé. Quant aux instruments de l’analyse, nous nous bornons aux apports durandiens et ceux développés par les analystes de l’école de Grenoble.
Synthétisation dialectique et le drame contrastant.
L’on est frappé dès le début du roman par la structure dialectique qui se retentit fortement sur les éléments constitutifs du texte et par l’effort synthétisant qui s’opère sur les thèmes abordés ou sur les couples binaires et opposés. Cet effort de synthétisation qui «n’est pas une unification comme la mystique, […et qui] ne vise pas à la confusion des termes, mais à la cohérence sauvegardant les distinctions, les oppositions» (Durand, 1963: 377) est si tenace que le développement du récit ne semble s’avancer que sur l’affrontement perpétuel des forces opposées qui s’appellent mutuellement afin de donner lieu, au sein de la diégèse, à un drame contrastant; celui de dresser une espérance vitale contre la présence inquiétante de la mort, ou celui de chanter la renaissance après une période de mort partielle ou totale.
Se révélant comme le fondement de la rêverie synthétique propre au régime nocturne de l’image, et agissant au nom du principe logique de la coïncidence des contraires, la synthétisation procède, plus que par la mise en lumière d’une figuration imagée d’ordre archétypale ou symbolique, par étalage d’un ‟drame contrastant”. Les exemples de cette synthétisation dramatique, se repèrent dans la contiguïté symbolique des espaces romanesques du roman qui se jouxtent intentionnellement afin d’orchestrer les systoles et les diastoles de la mort et de la vie dans une symphonie cohérente: face à l’éternel paradis de Souleiade qui laisse entendre dans la jeunesse et la fraîcheur intarissable de ses sources «[l’écoulement] de la fontaine, l’éternel, chant de cristal» (Zola, 1993: 109), se dresse l’ancien jardin de Paradou à végétation excentrique, devenu une lande inculte, saccagée et brûlée dont les ruisseaux abondants sont transformés en un marais empoisonné:
«Et le charme de ce coin si ombreux était une fontaine, un simple tuyau de plomb scellé dans un fût de colonne, d’où coulait perpétuellement, même pendant les plus grandes sécheresses, un filet d’eau de la grosseur du petit doigt, qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu […]. Quand tous les puits du voisinage se tarissaient, la Souleiade gardait sa source, de qui les grands platanes étaient sûrement les fils centenaires. Nuit et jour, depuis des siècles, ce mince filet d’eau, égal et continu, chantait sa même chanson pure, d’une vibration de cristal » (Zola, 1993, p.84). (Pour les mots à caractère gras, c’est nous qui soulignons).
Cette évocation joyeuse de Souleiade qui pourrait nous rendre soul et ivre par sa fraicheur et beauté se vire de temps en temps dans l’évocation triste et morne de Paradou; la source de l’ivresse de jadis étant tarie, l’on est tombé dans le noir «marais empoisonné»:
«Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, des prairies, des bergers, des parterres, et des fontaines, et des ruisseaux qui se jetaient dans la Viorne … Un jardin abandonné depuis un siècle. […] ils l’ont déboisé, défriché, nivelé, pour le diviser en lots et le vendre aux enchères. Les sources elles-mêmes se sont taries, il n’y a plus, là-bas, que ce marais empoisonné» (Zola, 1993: 106)
L’encrage des espaces romanesques dans une structure synthétisante _ celle-ci suggérée à travers les natures les plus opposées, les unes tournées vers la pérennité de jeunesse, les autres vers le déclin et la mort _ se laisse pareillement manifester entre le paradis joyeusement ensoleillé de la Souleiade vis-à-vis de l’enfer cuisant de la gorge de la Seille, une route torturante qui mène à l’Asile de Tulette: l’assurance et le bonheur du premier fait contraste avec le danger et la détresse qu’insuffle le seconde:
«Puis, la route s’engageait dans les gorges de la Seille, un défilé étroit entre deux murs géants de roches cuites et dorées par les violents soleils. Des pins avaient poussé dans les fentes; des panaches d’arbres, à peine gros d’en bas comme des touffes d’herbes, frangeaient les crêtes, pendaient sur le gouffre. Et c’était un chaos, un paysage foudroyé, un couloir de l’enfer, avec ses détours tumultueux, ses coulures de terre sanglante glissées de chaque entaille, sa solitude désolée que troublait seul le vol des aigles» (Zola, 1993: 116).
À la force bipolaire de la nature _ l’une assurant la (sur)vie, l’autre suggérant la menace du déclin et de la mort _ se greffe le second élément du drame contrastant qui consiste à scander selon le même principe de coïncidentia oppositorum les personnages romanesques en deux. C’est le cas du docteur Pascal, un philosophe progressiste qui croit dans le progrès ininterrompu des connaissances du monde et de la marche de l’humanité en avant, un analyste objectiviste d’un certain âge qui est persuadé pouvoir remédier les maux et les souffrances humaines par le seul arsenal du scientisme et qui s’efforce en un militant de « guérir tout le monde »:
«Je crois que l’avenir de l’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vérité par la science est l’idéal divin que l’homme doit se proposer […]. Je crois que la somme de ces vérités, augmentées toujours, finira par donner à l’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur … Oui, je crois au triomphe final de la vie » (Zola, 1993 : 97-98).
Le leitmotiv de l’effort et la connaissance contre le repos et l’ignorance est saupoudrée est un peu partout dans le texte dont le fragment ci-dessous:
«[…] l’unique bonheur est l’effort continu! Car, désormais, le repos dans l’ignorance est impossible. Aucune halte n’est à espérer, aucune tranquillité dans l’aveuglement volontaire. Il faut marcher, marcher quand même, avec la vie qui marche toujours. Tout ce qu’on propose, les retours en arrière […] sont un leurre … Connais donc la vie, aime-là, vis-la telle qu’elle doit être vécue: il n’y a pas d’autre sagesse» (Zola, 1993:146).
A cette vision s’oppose celle de Clothilde, une spiritualiste-fantaisiste qui jette ses regards résignés vers arrière et qui croit que la source du bonheur est en Haut et réprouve pour ainsi dire l’étalage des plaies et des souffrances humaines par le scientisme que défend ardemment docteur Pascal:
«La vie est abominable, comment veux-tu que je la vive paisible et heureuse?... c’est une clarté terrible que ta science jette sur le monde, ton analyse descend dans toutes nos plaies humaines, pour en étaler l’horreur. Tu dis tout, tu parles crûment, tu ne nous laisses que la nausée des êtres et des choses, sans aucune consolation possible.» (Zola, 1993, 147).
Quelques lignes plus basses, il défend la même idée d’une façon plus directe et concise:
« […] la terre est gâtée, la science n’en étale que la pourriture, c’est en haut qu’il faut nous réfugier tous…» (Zola, 1993 : 147).
Mais la logique de la synthèse réclame également que les tendances opposées (vieillissement vs jeunesse, le regard en avant vs le regard en arrière, le scientisme vs le spiritualisme,) que le texte zolien met en avant en abondance, soient organisées en un agencement convenable des contraires au sein d’un drame unificateur. L’antagonisme foncier entre les couples antithétiques va se verser dans la structure dichotomiste (celle du régime diurne de l’imaginaire) si la rêverie dialectique-synthétique n’est pas solidement appuyée par l’harmonie sous-tendue par les schèmes rythmiques de la structure harmonisante du régime dramatique nocturne. L’imaginaire zolien semble être mécaniquement acheminé, après avoir initialement évoqué les phases contrastées du drame, vers une harmonisation totalisatrice qui détruit le clivage entre les contradictions les plus flagrantes. Aux obstacles qui se sont dressés selon le principe de coïncidentia oppositorum, se succède maintenant l’alliance harmonieuse des opposés qui cherche à dépasser le temps en-deçà de tout hiatus oxymorique.
Armonisation totalisatrice et la dramatisation
Le terme d’harmonie, soutient Gilbert Durand «tel que nous l’entendons dans la notion de structure harmonique ne doit pas être pris au strict sens où le comprend l’art musical depuis le XVIII siècle occidental […]; l’harmonie rythmique est à la fois l’accord mesuré des temps forts et des temps faibles, des longues et des brèves, et à la fois, d’une façon plus large, l’organisation générale d’un système sonore» (Durand, 1963: 375). Par extension, tout rapport antagoniste qui admet la juxtaposition des éléments opposés au sein d’un organisme unificateur, se voit piloté par le principe de dramatisation harmonique. Or, dans les structures harmoniques, comme dans les rythmiques musicales, les deux phases opposées s’équilibrent une fois que les thèmes anciens se heurtent et s’enchaînent pour laisser introduire dans le système un thème ou élément nouveau. Donc, à l’origine de la rêverie harmonisante se trouve l’alternance des temps fort et des temps faibles qui est fondamentalement déclenchée par un schème rythmique.
L’harmonisation semble être introduite dans le roman suite à l’alliance de «la force mûre» (Zola, 1993: 240) que représente Pascal arrivé au seuil du «déclin de l’âge» et le souffle pur et l’énergie naissante qu’incarne Clothilde _ la «jeunesse en fleur» (Zola, 1993: 240) vêtue d’une robe d’amante. Abstraction faite de toutes allusions thématiques, l’accent est mis sur la juxtaposition des images logiquement séparées et leur contribution dans l’apparition de l’élément nouveau; l’accent est mis donc sur la «renaissance», terme extrêmement précieux pour l’imagination synthétique, de l’élément ancien, sur le regain de la note affaiblie sous une forme nouvelle, sur «l’éternel recommencement» qui transforme la linéarité bipolaire entre la mort et la vie, entre le vieillissement et la jeunesse en une cyclicité répétitive. C’est par le truchement de cette apparition nouvelle dans la vie de Pascal, de cette force nouvelle insufflée dans l’âme du personnage que l’écoulement du temps n’est plus suspendu ou maîtrisé, mais habité au contraire plénièrement pour que l’énergie contenue dans son axe vectoriel soit transposée en une énergie cyclique[3] et pour que les couples harmoniques issus de l’alliance des opposés soient incessamment alimentés de l’énergie inépuisable du devenir. C’est ainsi que l’arrivée de Clothilde dans la vie de Pascal fait rompre la linéarité destructrice du devenir temporel et permet le recommencement de la vie à la force qui allait périr et que représente au juste le docteur Pascal:
«Clothilde était le renouveau qui arrivait à Pascal sur le tard, au déclin de l’âge. Elle lui apportait du soleil et des fleurs, plein sa robe d’amante; et la jeunesse, elle la lui donnait […] lorsqu’il était las déjà, et pâlissant, d’être descendu dans l’épouvante des plaies humaines. Il renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle pur de son haleine. C’était encore la foi en la vie, en la santé, en la force, à l’éternel recommencement ». (Zola, 1993: 236)
Or, grâce à cette alliance entre ces deux forces opposées qu’incarnent Clothilde et Pascal, le temps n’est plus envisagé dans sa linéarité mortifère, mais considéré au contraire sous ses particularités rythmiques et ses effets bienfaisants. L’harmonisation concourt donc en minimisant le décalage entre les contraires et en introduisant le produit nouveau au sein des rapports dialectiques entre les éléments contradictoires, à intégrer la force négative de la temporalité et à la transcender afin de revivre la vie plus ardemment. Se dessinent alors, au fur et à mesure, le sens du drame que le roman tend à suggérer: la possibilité de vivre au cœur de la mort approchante ou prolonger au moins l’espoir de vie dans un avenir quelconque.
Parallèlement, c’est à la suite de l’insertion de l’imagination harmonisante au sein de la structure figurative du roman _ celle marquée initialement par des couples dialectiques _ que le personnage romanesque, livré aux longues spéculations dans son être, aux longs voyages dans le temps et l’espace, parvient à trouver «un accord mesuré» entre son moi d’hier et son moi d’aujourd’hui; il est le même qu’il avait été hier _ conservant donc le véritable essence de son être_ mais un être sans cesse en voie de transformation et de mouvement, un individu qui témoigne, grâce à la cyclicité temporelle, le rythme de son développement sous le signe de «renouveau»:
«[…] peu à peu elle était prise d’une songerie au milieu de cette grande paix chaude qui l’enveloppait dans l’incendie du dehors. Sa pensée d’abord, retourna à ses pastels, les exactes et les chimériques, et elle se disait maintenant que toute sa dualité se trouvait dans cette passion de vérité […]. Elle avait toujours été ainsi, elle sentait qu’au fond elle restait aujourd’hui ce qu’elle était la veille, sous le flot de vie nouveau qui la transformait sans cesse ».(Zola, 1993: 414)
L’harmonisation totalisante _ «l’heureux équilibre» (Zola, 1993: 419) ou «l’évolution» selon le vocabulaire même de Zola _ exercée sur le personnage par les schèmes verbaux de nature rythmique ou les verbes qui connotent les mouvements cycliques comme «recommencer», «corriger», «progresser», «revenir» et «finir», permet enfin que le personnage parvient lui-même à voir au-delà des limites spatio-temporelles _ et bien après que la lutte constante entre ses aspects contradictoires, est allégée en un antagonisme harmonique_ la lente synthèse qui s’est opérée depuis longtemps dans son être. Évidemment comme dans tout récit dramatique, l’effort de synthétisation et d’harmonisation ne va pas sans recourir à la systématisation, aux longues explications logiques qui teintent le discours de fortes empreintes causales, finales et téléologiques. Retenons simplement dans les exemples ci-dessous la multiplication des détails, des discours explicatifs et commentatifs qui cherchent à tout ressusciter et tout justifier à travers les introspections dans le passé et dans l’avenir:
«Dans ce retour en arrière, elle eut la sensation nette du long travail qui s’est opéré en elle. Pascal corrigeait son hérédité, et elle revivait la lente évolution, la lutte entre la réelle et la chimérique. Cela partait de ses colères d’enfant […]. Puis venait ses grands accès de dévotions, […], de bonheur immédiat, […]. C’était l’époque de ses combats avec Pascal, des tourments dont elle l’avait torturé, […]. Depuis, le milieu avait agi, l’évolution s’était précipitée: elle finissait par être la pondérée, la raisonnable, acceptant de vivre l’existence comme il fallait la vivre […]
Brusquement, elle se rappela l’autre nuit […]. Elle entendait encore sa lamentation sous les étoiles […]. Puis, elle l’entendit reprendre son crédo, le progrès de la raison par la science […], la croyance que la somme de ces vérités […]doit finir par donner à l’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur». (Zola, 1993: 415-416)
La multiplication des détails et le discours explicatifo-commentatifs se retentissent de mêmes forces dans les paragraphes suivants:
«Elle s’interrogea, elle n’éprouva pas la détresse qui l’angoissait jadis, lorsqu’elle songeait au lendemain de la mort. Cette préoccupation de l’au-delà ne la hantait plus jusqu’à la torture. Autre fois, elle aurait voulu arracher violemment du ciel le secret de la destinée […]. Que venait-on faire sur la terre? Quel était le sens de cette existence exécrable […]? Et son frisson s’était calmé, elle pouvait songer à ces choses courageusement […]. Mais il y avait aussi là beaucoup de l’équilibre où elle vivait, cette pensée qu’il fallait vivre pour l’effort de vivre […]» (Zola, 1993: 417).
Le temps apparaît alors comme un élément qui permet de progresser, de murir, de revenir en arrière, de recenser ses joies et ses espoirs de mesurer ses souffrances et ses détresses, enfin de tirer profit de sa vectorialité et de ses scansions circulaires et répétitives.
La dramatisation harmonisante qui se répercute sur le plan thématique et qui se signale par la résignation de l’être à synthétiser la coexistence des forces opposées dans son être, est aussi repérable chez ce médecin militant qui désirait chasser la mort, mais qui est progressivement amené à aimer en toute sérénité la mort dans la vie, la souffrance dans la joie sans se rebeller contre l’une ou pour l’autre. L’effort d’harmonisation totalisatrice semble pouvoir équilibrer les phases contrastées chez le médecin mourant, et le pousse, paraît-il, vers la fin du roman, à accepter en un syntone toutes les dialectiques éternelles de son existence:
«[…] il avait fini par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autre fois, […]. Au milieu de ses doutes de guérisseur, il ne soignait ses malades que pour la combattre. S’il finissait par l’accepter, aujourd’hui […] est-ce donc qu’il montait d’un degré encore dans sa foi en la vie, à ce moment de sérénité, d’où la vie apparaît totalement bonne, même avec la fatale condition qui en est le ressort peut-être? Oui! vivre toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans croire qu’on la rendait meilleure en la rendant indolore […]» (Zola, 1993: 372).
Les limites spatio-temporelles soulevées, les antagonismes soulagés, les angles arrondis et les individus entrant en parfaite harmonie avec l’existence ambiante _ tous réalisés grâce à la structure harmonisante de l’imagination créatrice qui transcende le temps _ il arrive le moment pour que l’imaginaire zolien se libère peu à peu des rêveries rythmiques pour entrer dans la phase des rêveries végétatives et cycliques.
De la rêverie dialectico-rythmique à la rêverie végétative.
Le passage des schèmes dialectico-rythmiques à ceux de l’ordre agro-cyclique dans le roman zolien, se poursuit par l’insertion d’une figure archétypale qui saurait à la fois épouser les contraires et annoncer la perpétuelle génération des cycles nouveaux. Cette figure archétypale qui se laisse présentée dans l’ensemble de la saga zolienne, mais qui se retentit plus particulièrement dans Le Docteur Pascal _ puisque les allusions faites à cette image symbolique sont fort récurrentes dans le texte _ est bien entendu «l’arbre humain - l’arbre de vie», dont l’ «arbre généalogique» développé dans le roman[4] n’est qu’un proche parent.
Généralement, l’arbre, dans les lectures de la lignée figurative, est symbole de la totalité cosmique, du cosmos verticalisé, de l’imagination qui maîtrise le devenir temporel par sa verticalité solaire et masculine, mais aussi par sa frondaison agro-lunaire et féminine. Il est donc une créature hermaphrodite, la synthèse ou le produit des deux sexes, qui condense en elle les forces opposées[5].
Mais l’arbre est aussi l’image de la puissance génératrice de la race humaine; les branches initiales s’annoncent comme les toutes premières générations, les feuilles se profilent pour les générations suivantes, les bourgeons et les fruits enfin, pour les enfants. C’est ainsi que Zola revient dans son dernier roman et sous prétexte d’exposer l’aventure de l’arbre généalogique de la famille Rougon-Macquart, sur l’image végétative et cyclique de l’arbre; «un arbre humain» qui «en tout cinq générations, […] à cinq printemps déjà, à cinq renouveau de l’humanité, a poussé des tiges, sous le flot de sève de l’éternelle vie!» (Zola, 1993 : 164) et qui étale maintenant, en un être vivant, sa monstrueuse floraison devant les yeux[6].
Il nous semble que l’insertion du grand archétype de l’arbre au sein de l’imagination dialectico-rythmique, soit fondamentalement positive dans la mesure où il incarne par la puissance restauratrice et génératrice de sa végétation et grâce au schème de la mort-et renaissance nécessaire à la fixation de l’imaginaire dans les structures dramatiques, le triomphe de la destinée humaine sur la force mortelle du temps[7]. La dialectique de la mort-et-renaissance se trouve corroboré au niveau thématique par la tragique extermination des branches faibles et des feuilles jaunies, puis par la poussée saines et solides de nouvelles tiges. C’est le drame qui est certes agencé en filigrane du roman[8], mais qui nous apparaît extrêmement important dans la mesure où toute allusion à l’arbre et aux forces végétatives qui s’en découlent se joignent au mythe agro-lunaire de l’éternel retour. Grand symbole du schème cyclique de l’éternel retour, maîtrisant le devenir temporel par la disparition successive des résidus épuisés, puis par la réapparition ininterrompue et triomphante des forces vitales, l’image archétypique de l’arbre se connecte alors d’une part à l’imagination dialectique grâce à cette faculté de pouvoir condenser les polarités adverses (la masculinité vs la féminité, les jeunes vs les vieux, l’horizontalité vs la verticalité, aujourd’hui vs hier) au sein d’une figure unique et se lie, d’autre part, à la rêverie cyclique par ce fait qu’il est capable de produire à l’infini les feuilles, les germes ou les fruits nouveaux. Ce lent passage de la rêverie dialectico-rythmique à l’imagination cyclique et végétative que sous-tend la figure archétypale de l’arbre, est d’abord favorisé par la répétition des schèmes verbaux qui connotent l’expansion, le développement et la ramification dans le temps et dans l’espace, puis par la projection des images liées à la thématique de la fécondité agraire :
«[…] Ce sont là les rameaux derniers de l’Arbre, les dernières tiges pâles où la sève puissante des grosses branches ne semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit et le dévore … Mais il ne faut jamais désespérer, les familles sont l’éternel devenir. Elles plongent, au-delà de l’ancêtre commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu’au premier être; et elles pousseront sans fin, elles s’étaleront, se ramifieront à l’infini, au fond des âges futurs … Regarde notre Arbre: il ne compte que cinq générations, il n’a pas même l’importance d’un brin d’herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chênes séculaires. Seulement songe à ses racines immenses qui tiennent tout le sol, songe à l’épanouissement continu de ses feuilles hautes qui se mêlent aux autres feuilles, à la mer sans cesse roulante des cimes, sous l’éternel souffle fécondant de la vie … Eh bien! L’espoir est là, dans la reconstitution journalière de la race par le sang nouveau qui lui vient du dehors. Chaque mariage apporte d’autres éléments […]. Les brèches sont réparées, les tares s’effacent, un équilibre fatal se rétablit au bout de quelques générations, et c’est l’homme moyen qui finit toujours par en sortir, l’humanité vague, obstinée à son labeur mystérieux, en marche vers son but ignoré ».(Zola, 1993 : 177-178)
Comparer la vie des générations humaines à un arbre qui _ nourri de la sève éternelle de la vie _ ne cesse de grandir et de s’épanouir, ou bien voir l’humanité en une perpétuelle germination et frondaison, est déjà la conquête de l’espace et du temps mortel par une image végétative qui assure la continuité et la répétition. Mais cette figure archétypale, comme l’ont fort sensiblement suggéré l’exemple supra, est tout particulièrement inductrice de la destinée humaine en une progression et propagation triomphante. Si l’archétype de l’arbre maîtrise le temps par la répétition des schèmes cycliques et générateurs et procède par la multiplication des rêveries végétatives, nous verrons qu’il est aussi capable de se lier aux rêveries génétiques et progressistes catalysant ainsi la naissance de l’archétype de Fils.
De l’Arbre au Fils : vers le “style messianique”.
Toute évolution progressive, soutient Durand, «se figure sous les traits de l’arbre-rameux, que ce soient les arbres généalogiques chers aux historiens ou que ce soit le majestueux arbre de l’évolution des espèces, cher aux biologistes évolutionnistes » (Durand, 1963 : 370). Or, la seule évocation de l’arbre, de ses branches, de ses bourgeons et celle de sa frondaison qui aboutit à l’apparition du “produit nouveau” suffisent pour que la mainmise sur l’écoulement temporel soit assurée et que la force destructrice du devenir soit transformée en une promesse au progrès :
« La notion primitive de “produit” végétal, animal, obstétrical et pyrotechnique, suscite les symboles d’un progrès dans le temps. […]
Le temps n’est plus vaincu par la simple assurance du retour et de la répétition, mais parce que jaillit de la combinaison des contraires un “produit” définitif, un “progrès” qui justifie le devenir lui-même, parce que l’irréversibilité elle-même est maîtrisée et devient promesse » (Durand, 1963: 364-365).
Dans la même perspective, et comme l’affirmation de cette conviction chère aux analystes de l’imaginaire, l’archétype de l’arbre apparaît dans la dernière phase et sous la plume même de Zola, en un arbre de Jessé, en une image qui se libère délibérément de ses intentions végétatives pour se verser peu à peu dans les rêveries progressistes qui aspirent à «instaurer les mythes si efficaces du progrès et les messianismes historiques et révolutionnaires» (Durand, 1963: 365):
«Insensiblement l’image de l’arbre nous fait passer de la rêverie cyclique à la rêverie progressiste. Il y a tout un messianisme sous-jacent au symbolisme des frondaisons, et tout arbre qui bourgeonne ou fleurit est un arbre de Jessé […]. Cette intention archétypale de l’arbre n’est qu’une complémentaire du symbolisme cyclique qu’elle se contente simplement d’orienter, qu’elle simplifie en ne conservant que la phase ascendante du rythme cyclique» (Durand: 365).
Quelques pages plus loin, Durand fait approcher l’image végétative à l’espoir messianique qu’il développe sous le nom de Complexe de Jessé :
«Aussi n’est-il pas étonnant de constater que l’image de l’arbre est toujours inductrice de certain messianisme, de ce que nous pourrions appeler le "complexe de Jessé" » (Durand: 370).
Précisément ce «messianisme sous-jacent au symbolisme des frondaisons», ce symbole qui «justifie le devenir […] et devient promesse», s’annonce nettement inculqué dans l’imagination zolienne, lorsqu’il parle _ tout en rapprochant le produit végétatif au produit humain et tout en lançant son regard en avant, en cet «un jour à venir» _ de la poussée de l’arbre vers le haut, de la ramification de ses branches dans le temps et de l’épanouissement de ses feuilles dans l’espace, de la germination éventuelle d’un «sage», d’un «puissant attendu» bourgeonnant lentement d’une branche saine:
«Alors Clothilde eut la curiosité de déplier et d’étaler sur la table l’Arbre généalogique. […] L’Arbre montait, ramifiait ses branches, épanouissait ses feuilles, […] toute cette végétation classée et documentée de leur famille […]. Mais les enfants surtout l’intéressaient. […]. D’ailleurs le coin de belle santé rigoureuse, de fécondité extraordinaire, était toujours à Valqueyras […]. Il y avait là, assez de sève nouvelle et de travail pour refaire un monde. Et Clothilde, elle-même retombait à une rêverie, devant l’arbre prolongeant dans l’avenir ses derniers rameaux. Qui sait d’où naîtrait la branche saine? Peut-être le sage, le puissant attendu germerait-il là» (Zola, 1993: 423-424).
L’image qui se trouve dans cet exemple, comme celles répétées dans le texte[9], est fort à rapprocher à «l’arbre généalogique» de l’art chrétien qui se représente notamment à travers les iconographies du XII au XV siècle; elle est très proche, à cet «arbre de Jessé» dont la poussée et le développement du tronc de la sainte parenté annonce l’avènement de Messie[10], mais figurativement, elle marque la phase ascendante du cycle temporel et se révèle comme symbole du triomphe sur le temps par ce fait qu’elle déclenche mécaniquement ‟le style messianique” qui se signale par «l’hypotypose future»:
«La quatrième structure synthétique ou dramatique fait déboucher le dernier cycle sur une fin de l’histoire; elle projette un progrès à venir, elle est messianique. C’est “l’hypotypose future: le futur est présentifié, l’avenir est maîtrisé par l’imagination” » (Chelebourg, 2000: 73).
Ce n’est donc qu’intentionnellement que l’imaginaire du romancier naturaliste_ après s’être pleinement investi dans les discours eschatologiques qui projette sur le plan thématique du récit le bonheur prochain de l’humanité par le travail et l’effort continu _ est amené à faire joindre, dans le dernier chapitre du roman, l’image de l’arbre bourgeonnant, richement teintée des allusions chrétiennes, à cet archétype de “Fils” cher à tous les critiques.
En effet, l’enfant qui naît de la fusion harmonieuse des forces opposées, de l’alliance «chimique»[11], du «mariage divin» de Pascal et Clothilde[12], est un produit de progrès, capable de maîtriser le devenir temporel non pas uniquement par ce fait qu’il est la répétition et la continuation de ses parents dans le temps, non pas parce qu’il est promesse de recommencement d’un cycle nouveau après la disparition et la mort du cycle ancien[13], mais parce qu’il est capable de « refaire l’univers » et en donner un neuf par ses caractéristiques sotériologiques. Relevons simplement dans les deux exemples qui se suivent, la manière par laquelle la marche de l’histoire en avant, se voit étroitement attelée à l’image du Fils qui est venu pour accélérer la finalité de l’histoire et à hâter, en un alchimiste, la maturité de la destinée humaine vers son but de sublimation et totalisation. Notons également qu’avec quelle subtilité évocatrice “la structure historienne” de l’imaginaire dont la présence au niveau de l’énoncé se signale par les allusions faites aux récits religieux et aux références bibliques, est puisée pour que l’imaginaire une fois libéré des mythes agro-lunaire de l’éternel retour _ mythes centraux dans les rêveries cycliques _ se glisse foncièrement dans celui du progrès révolutionnaire et messianique:
«Sa pensée flottait, allait à une douceur divine […]. L’enfant était venu, le rédempteur peut-être. Les cloches avaient sonné, les rois mages s’étaient mis en route, suivis des populations, de toute la nature en fête, souriant au petit dans ses langes. Elle, la mère, pendant qu’il buvait sa vie, rêvait déjà de l’avenir. Que serait-il, quand elle l’aurait fait grand et fort, en se donnant toute? Un savant qui enseignerait au monde un peu de la vérité éternelle, un capitaine qui apporterait de la gloire à son pays, ou mieux encore un de ses pasteurs de peuple qui apaisent les passions et font régner la justice? Elle le voyait très beau […]. Et c’était le rêve de toutes les mères, la certitude d’être accouchée du messie attendu; et il y avait là, dans cet espoir, dans cette croyance obstinée de chaque mère au triomphe certain de son enfant, l’espoir même qui fait la vie, la croyance qui donne à l’humanité la force sans cesse renaissante de vivre encore» (Zola, 1993: 426).
Deux pages plus loin, l’idée messianique, progressiste et salvatrice est reprise avec autant de force et clarté:
«Un élan de ferveur maternelle monta du cœur de Clothilde […]. C’était une prière, une invocation. À l’enfant inconnu, comme au dieu inconnu ! Un enfant qui allait être demain, au génie qui naisse peut-être, au messie que le prochain siècle attendait, qui tirerait le peuple de leur doute et de leur souffrance! Puisque la nation était à refaire, celui-ci ne venait-il pas pour cette besogne? Il reprendrait l’expérience, relèverait les murs, rendrait une certitude aux hommes tâtonnants, bâtirait la cité de justice, où l’unique loi du travail assurerait le bonheur. Dans les temps troublés, on doit attendre les prophètes. […] Et la vie continuerait malgré tout, il faudrait seulement patienter des milliers d’années encore, avant que paraisse l’autre enfant inconnu, le bienfaiteur» (Zola, 1993: 428).
«Peut-être le grand demain était-il là, tout entier» (Zola, 1993: p. 377) _ comme disait ailleurs Zola _ dans cette image du fils qui «relèverait les murs, rendrait une certitude aux hommes tâtonnants, bâtirait la cité de justice […] » (Zola, 1993: 428), dans cet arbre humain «[qui] prolonge dans l’avenir ses derniers rameaux» (Zola, 1993: 428), dans cette éternelle espérance que la vie se perpétue, continue sa genèse et sa procréation rythmique, «coule en torrent, […] continue et recommence, vers l’achèvement ignoré», et n’arrête pas son labeur infini:
«Qu’importaient les misères, les souffrances, les abominations! La santé était dans l’universel travail, dans la puissance qui féconde et qui enfante. L’œuvre était bonne, quand il y avait l’enfant, au bout de l’amour […]. C’était la vie perpétuée, tentée encore, […] au milieu de l’injustice et de la douleur.
Clothilde avait eu un regard involontaire sur l’Arbre des ancêtres […]. Un si extraordinaire mélange de l’excellent et du pire, […]. Et, après tant de Rougon terribles, après tant de Macquart abominables, il en naissait encore un. La vie ne craignait pas d’en créer un de plus, dans le défi brave de son éternité. Elle poursuivait son œuvre, se propageait selon ses lois […] en marche pour son labeur infini. Au risque de faire des monstres, il fallait bien qu’elle créât, puisque malgré les malades et les fous qu’elle crée, elle ne se lasse pas de créer, avec l’espoir sans doute que les bien portants et les sages viendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, qui continue et recommence, vers l’achèvement ignoré! La vie où nous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer sans borne!» (Zola, 1993: 427-428).
«Rythme» saisonnier et les mouvements «rythmiques», procréation et génération, «continuation» et «recommencement» de la vie après une période de mort; tels sont les mots clefs, les véritables schèmes moteurs de toutes rêveries synthétiques par lesquels le roman se boucle.
L’imagination créatrice fabule, en synthétisant les forces vitales et les forces mortelles, son propre drame: Tout se résume, précise Zola en une formule qui découle de son idéologie, dans «la foi ardente en la vie»: «Il fallait marcher avec la vie qui marchait toujours. Aucune halte n’était à espérer, aucune paix dans l’immobilité de l’ignorance […] l’humanité apparaissait de très haut, comme un immense mécanisme en fonction, travaillant au perpétuel devenir» (Zola, 1993: 416).
La vie recommence, coule et continue jusqu’à l’éternel et quand il y a une mort, certes provisoire, nulle halte ou retour en arrière n’est permise. Tout va en un mouvement perpétuel et continu jusqu’au bout, pour arriver à sa finalité. La finalité dans cette fin des cycles zoliens est bien la naissance d’un «enfant-sauveur» qui à l’image de fils de Jessé est sorti du tronc de la famille Rougon-Macquart; un enfant qui se dressera pour son peuple, et dressera l’étendard du progrès et de la justice pour toutes les nations et les gens à venir.
Conclusion
C’est bien à travers le développement des archétypes et des structures du régime dramatique de l’imaginaire, que Zola parvient à exorciser l’angoisse existentielle due à l’écoulement unilatéral du temps et à parvenir à un certain équilibre harmonisant et rythmique dans sa création littéraire. C’est par l’exploitation successive des rêveries dialectiques, les rêveries végétatives et enfin l’imagination progressiste que l’irréversibilité du temps est compensée, sous l’influence des schèmes rythmiques qui ordonnent la marche et le mouvement en avant, en un devenir triomphant et progressiste. Alors que dans la première phase, l’imaginaire nocturne de Zola était pleinement piloté par les rêveries dialectico-rythmiques issues du drame contrastant (coïncidence des opposés) et le principe de l’harmonisation totalisante jouait à plein, alors qu’il prônait le schème de la mort-et-renaissance révélateur des mythes agro-lunaires de l’éternel retour, la deuxième phase de l’élaboration de son imaginaire se voit teinté par les rêveries et les schèmes progressistes. Les deux figures archétypales de l’«Arbre» _ avec toutes les charges religieuses qui s’y sont attelées _ et le «Fils» _ fort riche du sémantisme messianique et alchimiste_ scellent tour à tour l’imprégnation du récit dans le mythe de l’éternel retour et le mythe du progrès révolutionnaire et messianique.
Enfin le devenir temporel est domestiqué en un agencement syntonique, musicaux-rythmique. Le temps coule, joint à l’éternité ; mais la vie aussi, non pas uniquement celle de la famille du docteur Pascal, mais celle de toute l’humanité en fusion avec le flot de l’existence, est échelonnée dans le temps, propagée dans l’espace, mouvant vers l’avenir: elle coule à l’instar des ondes, des «courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer sans borne», vers la totalisation et la sublimation, vers l’harmonie et l’équilibre de toutes les systoles et les diastoles de l’«histoire». Ainsi Le Docteur Pascal s’achève en un drame, voire une symphonie de triomphe de l’humanité sur les misères et les fatalités de son existence et l’imaginaire du romancier se place en définitive tout comme une splendide orchestration musicale sous les grands accords rythmiques propre aux structures dramatiques de l’imaginaire nocturne.
[1] «Alors même que l’image y a été passablement malmenée, voire dévaluée, dans les utilisations _ en particulier publicitaires _ on a pris conscience […] de son extraordinaire pouvoir. Nous entendons par là que, dans la psyché de l’être humain, l’image est fondatrice. Toute notre relation passe par elle. Elle est le médium incontournable à travers lequel nous voyons le monde» (Thomas et al, 1998: 16).
[2] Cette étude est menée dans le cadre d’une thèse de doctorat (Structures figuratives et parcours mythiques dans l’œuvre romanesque de Mahmoud Dowlatâbâdi et d’Émile Zola) soutenue en hivers 2010-2011 à l’Université de Téhéran.
[3] « [C’est] au terme d’une progression dont le sens est dicté par le temps [que la syntaxe de dialectique peut parcourir l’espace de l’Être _ l’espace du texte]. C’est en suivant la direction de sa flèche, en utilisant sa force vectorielle, que cette progression se fera progrès; mais c’est en découvrant l’énergie de sa roue, en mettant à profit la force issue de sa répétition cyclique, qu’elle aura toute chance d’aboutir. Ainsi la mainmise sur le temps va-t-elle s’opérer par la médiation de ce temps lui-même qui cesse d’être perçu, dans les changements irréversibles qu’il entraîne, comme facteur de dégradation, révélateur de néant, pour apparaître comme créateur d’un supplément d’être dans sa circularité et conducteur de sens dans sa vectorialité» (Burgos, 1982: 165-166).
[4] L’assimilation de l’arbre à un homme ou à la destinée humaine est déjà attestée dans les récits religieux et bibliques, mais aussi dans les croyances indo-européennes:
«Par sa verticalité, l’arbre cosmique s’humanise et devient symbole du microcosme vertical qu’est l’homme […]. [Il est assimilé] à la destinée de l’homme […]. [Il est] véritablement totalité psycho-physiologique de l’individualité humaine: son tronc est l’intelligence, ses cavités intérieures les nerfs sensitifs, ses branches les impressions, ses fruits et ses fleurs les bonnes et les mauvaises actions […]; son rôle est dans de bien des cas de prolonger ou de suggérer la prolongation de la vie humaine» (Cf. Durand, 1963: 369).
[5] «[…] l’archétype de l’arbre est sans cesse hanté par les acceptions ascensionnelles des bétyles et des pierres phalliques […]. L’arbre-colonne vient structurer la totalisation cosmique ordinaire des symboles végétaux par un vecteur verticalisant […]. Il collectionne […] dans ses chapiteaux lotiformes […] les diverses phases de l’épanouissement de la fleur: bouton, corolle épanouie, pétales fanés. C’est donc à une totalisation cosmique que nous convie l’arbre-colonne, mais en faisant porter l’accent sur la verticalité progressive de la cosmogonie.
C’est toujours sous ce double aspect, de résumé cosmique et de cosmos verticalisé, que se présente l’image de l’arbre. […Il] est le type même de l’hermaphrodite, […] l’Ashéra, à la fois Dieu père et Déesse mère. Facilement l’arbre représentera le produit du mariage, la synthèse des deux sexes: le Fils […]. Le symbolisme de l’arbre ramasse donc en croissant tous les symboles de la totalisation cosmique» (Durand, 1963: 367-368).
[6] «Le torrent fangeux avait roulé devant elle [=Clothilde…], et c’était la pire des révélations […]: son père grandi dans les crimes de l’argent, son frère incestueux, sa grand-mère sans scrupule, couverte du sang des justes, les autres presque tous tarés, des ivrognes, des vicieux, des meurtriers, la monstrueuse floraison de l’arbre humain» (Zola, 1993: 183).
[7] «Le verticalisme [de l’arbre] facilite beaucoup ce "circuit" entre le niveau végétal et le niveau humain, car son vecteur vient renforcer encore les images de la résurrection et du triomphe […]. Rien n’est plus fraternel et flatteur au destin spirituel ou temporel de l’homme que de se comparer à un arbre séculaire, contre lequel le temps n’a pas de prise, avec lequel le devenir est complice de la majesté des frondaisons et de la beauté des floraisons» (Durand, 1963: 370).
[8] Une partie considérable du roman expose en épisodes scéniques ou sommaires la disparition des branches faibles et taries ou leur extermination successive. C’est bien le sort de l’oncle Macquart, une grosse branche de deuxième génération qui est fatalement passée à la mort sous forme de la « combustion spontanée » (Zola, 1993: 269-278), ou bien Maxime, une feuille de quatrième génération foudroyée par l’ataxie ou bien encore, le beau bourgeon de cette dernière, le petit Charles, malingre et exsangue, qui «tombe» à l’issue d’une douteuse hémorragie cérébrale. (Zola, 1993 : 283-285)
[9] Nous pensons notamment à ce bel coin de Valqueyras où l’on peut espérer la germination du « sage, du puissant attendu».Voir Zola, 1993: 179.
[10] Sur la lignée prophétique de l’arbre de Jessé et sa signification messianique Voir Wikipedia, article de “Jessé”: Du flanc ou du ventre, parfois du dos [de Jessé…], sort un arbre dont les branches portent les ancêtres supposés de Jésus, notamment David reconnaissable à sa harpe, jusqu'à Marie. Le vitrail de la cathédrale de Chartres représente de bas en haut David, Salomon, Roboam, Abias et enfin Marie […]. Au sommet se trouve Jésus, parfois sur la croix, parfois enfant sur les genoux de sa mère Marie.
Il semble que l'origine de cette iconographie remonte à une formule du livre du prophète Isaïe 11,1: ‟Or, un rameau sortira de la souche de de Jessé d’Isaïe, et un rejeton poussera de ses racines…En ce jour-là, il y aura un rejeton de Jessé qui se dressera comme la bannière des peuples” (Wikipedia, www. http://fr.wikipedia.org/wiki/ Jessé. Consulté le 12 septembre 2010).
[11] «[…] le thème du Fils, qu’il soit simple allusion littéraire ou au contraire divinité plénièrement reconnue, Hermès, Tammuz, Hercule ou le Christ, apparaît toujours comme un précipité dramatique et anthropomorphe de l’ambivalence, une traduction temporelle de la synthèse des contraires, surdéterminées par le processus de la genèse végétale ou “chymique”» (Durand, 1963: 328).
[12] Pour savoir plus sur les noces chimiques et mariage divin (Voir Durand, 1963 : 322-326).
Dans la perspective mythique aussi (celle-ci entendue dans son acception brunelienne) l’image du Dr. Pascal est identique à celle du roi David des récits bibliques (Cf. Anfray, 2003 : sous le chapitre 20). Pareillement, Clothilde apparaît, surtout dans les dernières pages du récit, lorsqu’elle portait son enfant dans les bras ou sur les genoux pour l’allaiter, sous les traits de Madone, l’image récurrente des iconographies bibliques.
[13] Allusion du roman zolien à la naissance de l’enfant quelques mois après la mort de son père n’est pas anodine. D’habitude, le Fils qui est, en alchimie, produit des « noces chimiques»_ de la réconciliation des éléments contraires _ sort au moment où au moins l’un des parents est mort. Cette re-naissance renforcée de l’archétype du Fils par la mort du père divin est appuyée, par analogie, de celle du Christ dans la croyance des chrétiens, Trismégiste des hermétistes, ou Hermès dans la mythologie païenne.
Sur la renaissance du « feu nouveau» et l’extinction du «feu ancien» et la thématique de régénérescence voir Durand, 1963: 356-357 et 322-326).