Dans la marge de l’H(h)istoire: Tout y est! Etude poétique du Paratexte inaugural dramatique: cas de La Mort de Yazdegerd de Beyzâ’ï

Type de document : Original Article

Auteurs

Université de Téhéran

Résumé

Rares sont les études littéraires qui se sont penchées sur les topoïs les plus périphériques d’un texte. Allant du Titre jusqu’aux informations transcrites sur la quatrième de couverture, Genette y a d’ailleurs consacré une œuvre entière, Seuils. Malgré toutes les références théoriques fondamentales qu’il procure aux critiques littéraires, le livre n’a pas trouvé sa fortune dans le domaine d’analyses pratiques littéraires. L’étude présente se donne donc pour but de traiter la question du Paratexte, mais inaugural, d’un drame historique qui entraîne ipso facto la particularité d’appréhender en plus de deux instances du Titre et de l’Epigraphe, celle des Didascalies avant-interactionnelles. Nous postulons qu’à peine ou même pas entamé le texte, le dramaturge de La Mort de Yazdegerd, fournit suffisamment d’éléments esthétique et idéologique au lecteur averti pour qu’il ait beaucoup plus qu’un premier aperçu et de la forme et du contenu du texte qu’il a l’intention de lire. Le Paratexte s’y fait figure d’un ‘’presque tout’’condensé de la pièce entière. 

Mots clés


Introduction

Le paratexte est le discours d’escorte accompagnant le texte, il l’entoure, le prolonge et le présente. Il occasionne, somme toute, le premier contact du lecteur avec le texte. Cette première rencontre lui procure, entre autres, les raisons de vouloir ou pas s’engager dans l’univers de la fiction. Ce moment marginal du texte littéraire, qui a néanmoins une importance décisive dans l’appréhension de l’instance productive et de l’instance réceptrice, auquel G. Genette a consacré toute une œuvre (Seuils, 1987), reste par ailleurs marginal et n’a toujours pas trouvé sa place et fortune dans les recherches et analyses actuels littéraires.

Par paratexte, Genette désigne ‘’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles […] appartiennent [au texte]’’ (Jouve, 2010: 9). Des éléments paratextuels évoqués ci-dessus, nous traiterons les moments inauguraux du texte, à savoir : le Titre, l’Epigraphe et les Didascalies, dans l’œuvre majeure de notre patrimoine dramatique: La Mort de Yazdegerd ou La cérémonie de Régicide de B. Beyzâ’ï (1994).

Nous tâcherons de voir comment et combien ces instances préliminaires de ladite pièce nous renseignent-elles sur la langue, le style et l’histoire de la pièce? Quelles informations renferment-elles et de quel ordre sont-elles ces informations? Sont-elles plutôt thématiques ou stylistiques, opérationnelles ou esthétiques, sont-ce pour charmer, capter le lecteur ou pour le diriger dans sa lecture? Une fois lus ces préludes para-textuels pouvons-nous postuler qu’a priori ‘’tout y est’’, et qu’en tant que critique n’aurions-nous guère besoin d’aller plus loin dans le texte pour y saisir le style, l’originalité, l’esthétique et tout ce dont un critique aurait besoin pour appréhender un texte?

Titre et ses fonctions

«‘’Un beau titre est le vrai proxénète d’un livre.’’, ‘’Un titre ne doit pas être comme un menu; moins il en dit sur le contenu, mieux il vaut.’’, et ‘’Un bon titre en dirait assez pour exciter la curiosité, et assez peu pour ne pas la saturer.’’ (Genette, 1985: 87) Enfin: «Il faut un titre, parce que le titre est cette sorte de drapeau vers lequel on se dirige; le but qu’il faut atteindre, c’est expliquer le titre.» (Genette, 1987: 65)

De l’importance du titre ces quelques exemples ont suffisamment dit. Mais afin de nuancer notre recherche et dans le but de suivre un plan convenable sur ses fonctions nous tentons de citer quelques notes de spécialistes qui ont réfléchi ou abordé le sujet dans leurs œuvres:

Jean pierre Ryngaert dans son Introduction à l’analyse du théâtre écrit:

      «Titrer une pièce est une façon pour l’auteur d’annoncer ou de déjouer le sens. Pour le lecteur, le titre est un premier repère. […] Dans la pratique, le titre nous intéresse comme «premier signe» d’une œuvre, intention d’obéir ou non aux traditions historiques, jeu initial avec un contenu à venir dont il est la vitrine ou la bande-annonce, l’attrape-nigaud ou l’appellation contrôlée. Les informations qu’il fournit, aussi fragiles qu’elles soient, méritent d’être retenues. Il en est de même du genre de l’œuvre, dont l’annonce suit en général le titre.» (Ryngaert, 2010).

Et V. Jouve récapitule ainsi les consignes de Genette dans Les Seuils:

  • La fonction d’identification,
  • La fonction descriptive résumée en: a) Thématique (a.1- littéral; a.2- métonymique; a.3-métaphorique; a.4- antiphrastique) b) Rhématique (b. 1- générique; b.2- paragénérique)
  • La valeur connotative,
  • La fonction seductive.

Les témoignages ci-dessus montrent bien que la formule des fonctions du titre n’est pas abondante. Elle se limite à trois. Identifier l’œuvre, informer sur son contenu, attirer l’attention, sont les trois fonctions majeures du titre qui se déploient comme:

  • Identifier: il reconnaît que pour permettre une identification rapide, le titre d’une pièce de théâtre se réduit souvent au nom du héros éponyme, il s’agit en général d’un personnage historique, mythologique ou imaginaire.
  • Informer: Le titre permet à l’auteur d’indiquer succinctement la teneur de sa pièce. Il suggère quelle en sera la thématique, de donner une première information sur la dynamique de l’action, d’annoncer le déroulement ou le dénouement de la pièce.
  • Attirer: Pour séduire, les titres jouent d’artifices repérables: ils peuvent provoquer, interpeller, surprendre, appeler à la culture ou à la curiosité du lecteur. Parfois ils jouent de leur ambiguïté métaphorique, déjouent les attentes ou instaurent une ambiguïté sémantique. (Pruner, 2005 : 7-9)

Les fonctions qui peuvent respectivement s’intituler comme descriptive, connotative et séductive dont l’application sur le drame de Beyzâ’ï donne les constats suivants:

Titre de La Mort de Yazdegerd:

Identification ou Fonction descriptive: Nous avons affaire à un titre thématique littéral comprenant entièrement le sujet de la pièce. Il est donc tout à fait informatif. Composé d’un GN étendu, rattachant par le complément déterminatif de un nom propre à un autre nom commun conceptuel: La Mort. Il est actualisé par un complément de nom, un nom propre et pas n’importe qui, celui du dernier roi avant l’ère islamique: Yazdegerd. Un personnage historique donne son nom à la pièce présente[1], il se fait d’ores et déjà révélateur d’un certain ‘’programme’’ «au sens où ils déterminent des attentes précises chez les interprétants, même si le cours de la pièce finit par prendre les spectateurs à contre-pied.» (Gallèpe. 1997: 40). Ce titre fait donc appel à des connaissances historiques et permettent de situer l’action présumée dans un temps et espace précis. Reste à savoir si Yazdegerd, comme est coutume dans chaque œuvre qui porte le nom du héros éponyme, est véritablement le héros, le personnage principal du texte.

Le titre annonce, de surcroît, la fin de l’histoire, non seulement sa fin que son cours. Il sert donc d’un résumé, un raccourci qui conduit au cœur du thème principal du récit. La pièce ressemble donc à un conte qui se raconte oralement ; l’auditeur connaissant déjà la chute de l’histoire il est plutôt suscité par le comment des péripéties et le pourquoi de cette fin tragique.

 

Information ou Fonction connotative : Le texte semble porter beaucoup de réponses aux questions historiques du lecteur, préoccupé des causes de ce tournant majeur advenu pour l’Histoire de son pays. Un minimum de savoir historique suffise pour se rendre compte que la pièce traite un moment crucial, peut-être même le plus important dans l’Histoire du pays. Le moment charnière qui divise l’Histoire de la Perse en deux périodes avant et après l’Islam.

Le titre ‘’lieu privilégié de l’intertextualité théâtrale’’ (Issacharoff. 1985: 41) mise sur deux tableaux: l’Histoire et la tradition théâtrale iranienne. Du discours de l’Histoire nous en avons déjà vu l’omniprésence ci-haut par le seul fait du nom propre du Roi sassanide. Mais concernant l’intertextualité qui se manifeste par le truchement de la présence du théâtre traditionnel iranien et dont beaucoup mettent en question l’existence même Beyzâ’ï riposte de but en blanc dans sa façon à sous-titrer sa pièce : La cérémonie de Régicide. En effet, nombreuses sont les représentations théâtrales préislamiques où ladite cérémonie symbolique, signe de la subversion d’un monarque tyran et celui de l’éradication du mal et de l’oppression, se voient jour sous forme d’une comédie populaire, d’une farce, d’une bouffonnerie à l’échelle régionale[2]. Par le même fait de référence à une intertextualité théâtrale ancestrale nous pouvons prévoir la forme prédominante du théâtre dans le théâtre dans la pièce. Des deux intertextualités décelées rien que dans le titre toute une série de suppositions, d’attentes et d’orientations de lecture se fait imposer chez le lecteur.

 

Attraction ou Fonction Séductive: «Il est des titres qui ‘’accrochent’’ et des titres qui rebutent, des titres qui surprennent et des titres qui choquent, des titres qui chantent et des titres qui agacent.» (Jouve, 2010 : 11) Le titre du drame de Beyzâ’ï ‘’chante’’ tout d’abord, il frappe à l’oreille par sa résonance en allitération. Le titre original persan[3] pèse en r, g et ç sur chaque lexème. Il présage par le même fait l’ambiance lourde et lugubre de la pièce. Ne témoigne-t-il pas par ce même moyen son genre, la tragédie? Il ‘’accroche’’ par l’existence d’un personnage historique qui fait appel, comme nous venons de voir, aux réserves historiques du lecteur. Un amateur de l’Histoire, un patriotique fervent ou un simple citoyen curieux et stimulé par le passé de son pays serait interpelé, ‘’surpris’’ à explorer la version d’un dramaturge sur les événements, le pourquoi et le comment de la mort du dernier roi de la Perse antique.

Et la première méditation, le premier réflexe du dramaturge de la pièce se fait jour à ce moment d’ouverture du texte qu’est l’épigraphe.

Epigraphe de La Mort de Yazdegerd:

L’épigraphe, selon Genette, est «une citation placée en exergue, généralement en tête d’œuvre ou de partie d’œuvre […], l’exergue est ici plutôt un bord d’œuvre, généralement au plus près du texte, donc après la dédicace, si dédicace il y a. » (Genette. 1987: 134) Et voici la phrase phare de la pièce qui en a beaucoup à dire pour toute la problématique et toute la thématique de l’histoire:

«… Yazdegerd s’échappa donc à Merv et se rendit à un moulin. Le meunier, convoitant son or et bien l’assassina pendant qu’il fût endormi.»  Histoire![4]

Le discours de l’épigraphe est un discours indépendant et à part entière par rapport au texte. L’autonomie de l’épigraphe est digne d’un grand intérêt pour les études littéraires. Car c’est la phrase d’autrui, une citation scrupuleusement sélectionnée par l’auteur même, en guise de signe, de guide et d’inspiration de lecture, tout au début, avant le commencement de son propre texte. La place ordinaire de l’épigraphe est au plus près du texte, généralement sur la première belle page après la dédicace, mais avant la préface. En ce qui concerne La mort de Yazdegerd, l’épigraphe apparaît après la page de rappel de la première représentation et la liste des personnages et des comédiens ayant assumé les rôles. Ce qui semble très parlant pour la genèse du texte et sa représentation sur scène.

La première représentation de la pièce s’est faite au mois d’Âbâne 1358, à savoir 9 mois après la révolution iranienne et presque un an après la sortie du Shah Pahlavi du pays. La pièce reprend une répétition décisive dans l’Histoire de Perse : la fuite des rois, la période où tout le sort du pays bascule et où la couche défavorisée sert du bouc-émissaire de ce changement radical. Si l’Histoire de Perse se divise en deux périodes d’avant et d’après l’Islam et le moment charnière se reconnaît en la chute de la dynastie et l’évasion du Roi des rois, l’Histoire contemporaine dresse le même miroir. L’Histoire contemporaine se divisant en avant et après Révolution a connu le même courant : la débâcle de la monarchie et la fuite du Shah d’Iran, pour confirmer peut-être la phrase devenue un dicton qu’:‘’un peuple qui oublie son passé est condamné à le revivre’’.

L’épigraphe, comme nous venons de dire, est une citation:

« De ce même fait, il suit que son attribution pose deux questions en principe distinctes, mais dont aucune n’est aussi simple qu’il n’y paraît: qui est l’auteur, réel ou putatif, du texte cité? qui choisit et propose ladite citation? J’appellerai le premier l’épigraphé, le second l’épigrapheur, ou destinateur de l’épigraphe (son destinataire – sans doute le lecteur du texte – étant si l’on y tient l’épigraphaire). L’épigraphe est le plus souvent allographe, c’est-à-dire, selon nos conventions, attribuée à un auteur qui n’est pas celui de l’œuvre. […] Si cette attribution est véridique, l’épigraphe est authentique ; mais l’attribution peut être fausse.» (Genette. 1987 : 140)

Le repérage, l’identification et l’interprétation d’une citation au corps d’un texte littéraire est chose assez compliquée. A quoi s’ajoute l’analyse: du choix du texte cité, des limites de son découpage, des modalités de son montage, du sens que lui confère son insertion dans un contexte inédit… (Piégay-Gros. 2002: 46). Placé en exergue de la pièce, le repérage de notre citation ne cause pour autant aucun problème. C’est l’identification du locuteur de la citation, de même que l’interprétation de la phrase qui semble d’ailleurs un défi pour la critique.

L’auteur, l’épigraphé et l’autographe de notre épigraphe n’est qu’une entité aussi équivoque et impersonnelle que l’Histoire ! Ce n’est pas une personne, un nom propre à qui attribuer la phrase, qui assume la responsabilité de son dire et dont la célébrité et l’autorité serviraient d’appui pour étayer les propos de l’énonciateur. Et puisque la fonction d’une citation est d’authentifier un discours en renforçant son effet de vérité, le recours de l’épigrapheur (Beyzâyi) à ce locuteur non-animé et conceptuel (Histoire), est loin d’être gratuit et insignifiant.

Or, la phrase est assez singulière dans sa construction : elle commence et termine par des points de suspension, ils encadrent ainsi une citation parce que mise en guillemet et signée par le cité. Les points de suspension d’avant et d’après la phrase citée, témoigne de la continuité de l’histoire, une synchronicité qui se répète dans le temps en particulier et dans l’Histoire diachronique en général.

Les premiers points de suspension attestent un découpage dans une histoire déjà commencée. Les derniers témoignent également de la continuité de la même histoire, après un moment crucial, un moment qui devrait être marqué et transcrit par des mots. La phrase fait un relief dans le cours monotone et sans événement majeur de l’Histoire. Les points de suspension terminaux marquent non seulement une continuité, une non-finie de l’histoire concernée, mais aussi sa pérennité dans l’Histoire entière. Cette histoire se répètera dans l’Histoire, comme l’histoire contemporaine de notre pays l’a donc bien confirmé.

Imputer une citation à une généralité abstraite telle L’Histoire – alors que nous n’ignorons pas que dans une épigraphe, l’essentiel bien souvent n’est pas ce qu’elle dit, mais l’identité de son auteur, et l’effet de caution indirecte que sa présence détermine à l’orée d’un texte – atteste la libre volonté de l’épigrapheur à créer un grand effet implicite.

Fonctions de l’épigraphe:

Tenons donc compte, pour aller plus loin dans l’analyse de la phrase, des fonctions de l’épigraphe d’après Genette:

1. Une fonction de commentaire, parfois décisif d’éclaircissement, donc, et par là de justification non du texte, mais du titre. 2. La deuxième fonction possible de l’épigraphe est sans doute la plus canonique: elle consiste en un commentaire du texte, dont elle précise ou souligne indirectement la signification. (Genette. 1987: 145-147)

Il n’en est sans aucun doute question que l’épigraphe de Beyzâyi remplit la première fonction de commentaire du titre: le comment et le pourquoi de la mort de Yazdegerd. Voici toute la réponse de l’Histoire à ces deux questions cruciales: «Il s’échappa à Merv, se rendit à un moulin, le meunier, convoitant son or et bien l’assassina pendant qu’il fût endormi.». Mais est-ce que l’épigrapheur-auteur du livre se contente de cette réponse simpliste? Non, sinon le point d’exclamation n’aurait pas été rattaché au nom de l’épigraphé: Histoire!

L’immense incrédulité, le sarcasme et l’ironie de l’auteur-transcripteur: Beyzâyi, de ce que rapporte ce locuteur mensonger: Histoire, se caractérise sous un seul point d’exclamation. Le fait qui crée un paradoxe par rapport à la fonction initiale d’une citation et l’emploi d’une ironie dans un unique énoncé. Car la fonction de la citation est d’étayer par sa crédibilité le discours d’un auteur qui en a besoin pour renforcer et légitimer ses dits.

Alors que «dans le discours ironique, le locuteur L ne prend pas à son compte ce qu’il est en train de dire; il fait mention de la pensée d’un énonciateur E, dont il se déclare implicitement non solidaire» (Sancier-Château, Fromillague. 2002: 150) Ce faisant «L montre qu’il prend ses distances à l’égard du point de vue absurde d’[…]’’énonciateur’’ ce point de vue ouvertement inadéquat qui est mis à travers l’énonciation ironique.» (Mangueneau. 2007: 98).

Pour V. Jouve «l’ironie apparaît comme une combinaison de voix qui, bien que confondues dans un même énoncé, renvoient à des locuteurs différents: l’un prenant en charge le contenu explicite, l’autre le refusant.» (Mangueneau. 2007: 98) Pour lui l’ironie serait quand même «une sorte de citation implicite, consistant pour l’énonciateur à faire entendre dans son propos une voix qui n’est pas la sienne et dont, par une série d’indices […], il montre qu’il se distancie.» (Genette. 1987: 145-147).

En nous fondant sur les constats précédents nous tenterons de tracer le schéma de communication de notre épigraphe d’après le système actantiel de Greimas et en appui des études de Ph. Hamon. Nous nous essayons de nous affirmer dans l’idée d’avoir affaire à une citation ironique, d’après ce constat, nous verrons que:

«Le sujet à l’origine du discours (‘’l’ironisant’’) prend pour objet […] un ‘’ironisé’’. Le destinataire, en raison du double discours constitutif de l’ironie, est lui-même à dédoubler en deux instances: l’une ‘’naïve’’, recevant le texte au niveau littéral, l’autre ‘’complice’’, car comprenant l’intention véritable de l’émetteur.» (Genette. 1987: 145-147).

En ce qui concerne notre sujet ironisant, nous pouvons tout de suite repérer l’intention d’un Locuteur ayant sélectionné une phrase ambivalente et problématique, à savoir l’auteur de la pièce, donc Beyzâyi, en personne. L’objet ironisé s’incarne dans le discours rapporté d’un Enonciateur non-fiable: l’Histoire et ses reportages. L’opposant se figurant dans la norme (sociale, culturelle, éducative), dans la crédulité et l’ignorance excessive de la masse et la volonté d’abêtissement d’une Histoire fallacieuse. Et l’adjuvant : les lecteurs avertis, les complices de l’auteur qui ont pu percer l’intention cachée et profonde de l’auteur, qui concourront à la découverte et à la propagation de la version véridique du passé historique du peuple.

Aussi, la deuxième fonction de l’épigraphe consistant à faire un commentaire et souligner indirectement un sens est-elle également remplie. Elle surpasse la fonction métaphorique pour laquelle les épigraphes sont souvent engagées, elle ne fait pas allusion au texte, elle le raconte en entier, en résumé. Elle fait entrevoir le texte par un effet spéculaire, car un jeu de miroir s’établit toujours entre le texte cité et le texte citant (Piégay-Gros, 2002: 47). L’épigraphe sert d’un miroir déformé, amincissant le texte: elle est un condensé du texte, mais en utilisant l’ironie, elle déforme la vérité prétendue par l’Histoire.

Le point d’exclamation accompagnant tout juste l’épigraphé (Histoire !), c’est la mise en doute de l’identité et de la légitimité de celle-ci de la part de l’épigrapheur (Beyzâyi). L’épigraphe de la Mort de Yazdegerd, c’est se méfier, c’est douter de l’Histoire. Car, si elle mentait finalement …?

Didascalies de La Mort de Yazdegerd:

La spécificité du texte théâtral se trouve dans le fait qu’il «se compose de deux parties distinctes mais indissociables: le dialogue et les didascalies (ou indications scéniques ou régie).» (Ubersfeld. 1996: 7) «Le théâtre se présente donc comme un texte écrit avec deux plumes, et réparti entre plusieurs voix (au dialogue des personnages se superposent des indications de l’auteur.)» (Rullier-Theuret, 2003: 17)

Mais «pourquoi s’intéresser à une couche du texte souvent accessoire, normalement subordonnée au dialogue, qui n’est même pas prononcée sur scène, à ce qui, enfin, est gommé lors de la représentation. […] Que les didascalies, tout en étant muettes lors de la représentation, constituent une caractéristique fondamentale, c’est l’évidence même : elles sont l’une des marques distinctives du texte théâtral par rapport au texte romanesque, par exemple. Le discours théâtral s’actualise en partie sur le plateau, tandis que le discours romanesque existe seulement à mesure qu’on lui souffle une vie pendant la lecture.» (Issacharoff. 1981: 809-810)

Cela dit nous commencerons par les premières indications scéniques qui apparaissent dans le texte, à savoir, les indications de nom.

Didascalies initiales:

Indications de nom:

C’est la «mention en début de scène et avant chaque réplique du nom de celui qui prend la parole. Ces indications sont indispensables en début d’interaction, immédiatement après la borne marquant le début de la «scène» car elles déterminent un des éléments fondamentaux de chaque interaction: le nombre et l’identité des participants. […] Elles sont également présentes à chaque tour de parole car la production du sens ne peut se faire sans l’identification du locuteur. […] Il est cependant des situations où l’importance de ces indications routinières grandit encore. Il s’agit de mouvements où les personnages jouent des rôles d’autres personnages, soient qu’ils sont déguisés, soit qu’ils «donnent une représentation». (Gallèpe. 1997: 94)

Toute une stratégie d’écriture et de jeu de masques et de changements successifs de rôles dans La Mort de Yazdegerd aurait été confondue, aurait déboussolé le public récepteur si la notation des indications de nom n’avait pas été soignée. Les didascalies initiales de la pièce comprennent avant tout et comme toute autre pièce théâtrale la liste des personnages: la pièce compte sept actants, représentés chacun par une entité générale, et non par un nom ou un prénom par exemple. Elle marque surtout la fonction sociale que les actants remplissent (Femme, Fille), le métier qu’ils exercent (meunier, mage,…) et la hiérarchie sociale qui les distingue (général, commandant, soldat). Il s’agit donc des noms communs, des hyperonymes englobant toutes les figures d’homme, sans aucune spécificité identitaire, sans une volonté de particularisation de l’individu imaginé dans la catégorie du substantif concerné.

L’hyperonyme Femme peut comprendre toutes les femmes de l’époque du pays. Il va exactement de même pour les autres dénominations et les autres distributions de rôles où il paraît fort évidemment que le personnage ne joue pas une personnalité singulière et repérable dans l’Histoire mais qu’il joue toute une catégorie, sa catégorie sociale.

Il n’est pas, par conséquent, un personnage, mais un type, l’archétype même de sa couche sociale. L’onomastique de la page liste de la pièce nous fait rendre compte que la distribution des rôles s’étend également sur l’axe politique (général, soldat), religieux (mage) et historique (mage, commandant[5]). D’autre part, c’est l’autonomie des noms communs, la non-relation généalogique des personnages qui captent l’attention. Femme, Fille, Meunier et pas Femme du meunier, Fille du meunier, etc., sans une filiation, ni parentalité aucune, l’établissement desquelles est traditionnellement et ordinairement de coutume sur la page de représentation des actants de la pièce.

Les personnages ont des identités – ou plutôt comme nous venons de voir des non-identités –à part entière. Ils ne dépendent de personne pour exister et représenter entièrement sa substance prototypique, sa silhouette d’homme, de porte-parole de sa classe sociale. L’ordre distributif des actants figurés sur la liste semble supposer l’importance ascendante des rôles et propose la détection des personnages respectivement principaux, ceux qui détiennent plus la parole et sur le jeu et l’interaction desquels la pièce avance.

Didascalies avant-interactionnelles:

« Un moulin en clair-obscur. Un cadavre se trouve-t-il par terre; il porte un masque en or. Par-dessus sa tête, le mage susurre, psalmodie et brûle de l’encens. Visage terrifié du meunier, pétrifié debout. La Femme se lève comme un fantôme et la Fille pousse un cri. »[6] (Beyzâ’ï, 1994: 6).

Les didascalies initiales avant-interactionnelles de la pièce comprennent et le niveau contextuel et le niveau situationnel. Le lieu: «un moulin en clair-obscur», et le cadre de la pièce: «Un cadavre se trouve-t-il par terre; il porte un masque en or», sont a priori fixés et ne changeront pas au cours de la représentation. Une fois le décor contextuel campé le cadre situationnel au moment du lever du rideau se précise: «Au-dessus de sa tête (cadavre) le mage zoroastrien s’occupe de susurrer; il récite des prières et brûle de l’encens. Figure terrifié du meunier debout, médusé. La femme se lève comme un fantôme et la fille crie.»

L’éclairage de la scène (en clair-obscur), le son (le marmonnement mélodieux du mage et le cri de la fille) et la position des actants, tout est prévu dans le texte, le dramaturge fait aussi figure du scénographe[7]. L’ouïe, l’odorat (l’encens) et la vue certes, du spectateur sont du prime abord impliqués lors du déclenchement de la pièce. La pénombre, cadavre, masque, litanies du mage, encens, fantôme, cri et terreur balisent la didascalie initiale d’un lexique macabre pour créer une atmosphère d’horreur et du fantastique.

Le décor fixe du moulin est architecturé horizontalement et verticalement. Horizontalement par les inanimés (le mort par terre), verticalement suivant un mouvement progressif: les animés debout, inerte (meunier médusé par la terreur), semi-inerte (mage marmottant machinalement des prières), actif et vivant (la fille par son cri), remuant et aérien comme un spectre (la femme). L’animé et l’inanimé, le mort et le vivant, le remuant et l’immobile, le murmure et le cri, le corps et l’esprit se côtoient dans un même espace.

Des quatre actants de la didascalie initiale, l’action du mage et celle du meunier se situent dans une continuité temporelle avant-interactionnelle débutant avant même le lever du rideau. Une continuité qui rejoint d’une part l’attitude, l’habitude et les caractéristiques des personnages cités. Accomplir des rites religieux, c’est la fonction et le quotidien d’un mage, c’est une continuité d’attitude, élargie dans le temps, venant d’un passé lointain et qui ne recoupe pas seulement le moment de l’action. Le fait qui est pareillement applicable à l’attitude terrifiée du meunier, représentant de la masse, pétrifiée d’un effroi inconnu et omniprésent dans son histoire continuelle.

Face à ces deux figures qui dessinent la pérennité et la répétition des actes et des paroles sur la ligne temporelle, il y en a deux autres qui marquent une ponctualité radicale dans leurs actions. Légère, volatile, brusque et choquante sont les manières de se lever comme un fantôme; quelle qu’elle soit l’interprétation de cet acte, il coupe court avec toute action continue. Ainsi va-t-il pour le cri aigu, étouffé et long de la fille qui déchire et ponctue la constance invariable des faits. Le décor est un décor classique au sens où il fonctionne comme en peinture européenne tri-dimensionnellement et se répartit en deux niveaux: l’arrière-plan et le premier plan.

Le tableau peint par le dramaturge:

  1. La perspective qui plante surtout le décor de la pièce est ici peinte par un cadavre par terre : ligne horizontale. La ligne verticale est constituée par la stature du mage et du meunier. Les lignes ainsi montées ne donnent-elles pas à imaginer un cercueil constitué par un corps humain mort (le cadavre) et par les corps debout du mage et du meunier? Et le clair-obscur du cadre, caractéristique de l’ambiance funèbre, se nuance par les couleurs lugubres de l’arrière-plan: le pâle du cadavre, dorée d’un masque qui brille, vaporeux de l’encens.

Le seul élément vivant de l’arrière-plan c’est le chant liturgique du mage. Et encore celui-ci, l’emblème d’une religion agonisante et dont il ne reste qu’un ressassement mélodieux, répétitif et monotone, telle une berceuse qui fait dormir à jamais, il est symboliquement mourant. Et la mort est une fauche qui récoltera non seulement la religion par son représentant majeur, le mage, mais aussi la masse, le peuple terrifié incarné et symbolisé par le meunier.

  1. Sur le devant de la scène, tout au premier plan, deux figures actives et animées sont présentes et bougent. Est-ce l’univers des vivants en contraste avec le fond de la scène hanté par les morts? Et la femme, caractérisée par un attribut éthérique et surnaturel des fantômes, est-ce l’être entre deux mondes? Est-ce l’esprit errant du mort du second-plan, ou l’être pouvant communiquer et fréquenter ces deux mondes? Autant l’arrière-plan était marqué par l’univers des gisants, des corps sans âme, autant le premier plan l’accomplit dans l’autre sens qui fait régner l’équilibre en mettant en scène un spectre qui hante l’espace. Et le cri de la fille, est-ce l’effet de cette vision fâcheuse et effrayante, la vue d’un fantôme ou bien elle s’ensuit à sa découverte brusque du cadavre de l’arrière-plan? Tout compte fait, elle est l’élément qui perturbe l’équilibre des deux niveaux scéniques, l’élément qui trouble la «paix» des morts du second plan et celle de leur esprit incarné dans le corps de la femme.

La scène suit donc une symétrie bipolaire: une répartition des éléments en noir et blanc, comme en photographie, en clair et obscur, en tache et nébuleux comme en peinture, en une psalmodie, chant monotone, d’une voix de basse qui fait choral avec le soprano du cri de la fille comme en musique, en continu faisant office du cadre et en ponctuel qui marque la soudaineté des actions comme en cinéma. De ce fait, à part une connaissance architecturale pour respecter l’harmonie symétrique de la scène, le scénographe devra avoir plusieurs cordes à son arc: il devra recourir à plusieurs arts pour faire voir toutes les nuances esthétiques de la pièce et la monter finalement sur les planches.

Au surplus du souci spatial de la part du dramaturge, un soin caché est à décrypter entre les lignes de cette didascalie : le souci temporel, inhérent à toute représentation théâtrale. L’interaction des actants prescrite dans la didascalie initiale suit un ordre de chronologie très rapide: d’abord, le meunier qui reste paralysé, ensuite, la femme qui se lève soudainement et finalement la fille qui crie. Tous ces actes devront se succéder, même s’enchaîner en moins de quelques secondes pour éviter l’artifice du jeu et le malaise du spectateur de se trouver dans une salle de théâtre regardant une pièce. La volonté d’accrocher le spectateur à ce qui se passe sur la scène d’une part, et le vœu classique de lui enlever l’impression d’être au théâtre dépendent largement de ce qu’en théâtre se nomme comme le tempo[8].

L’attention au tempo et à l’organisation du rythme des jeux des acteurs sont des enjeux temporels qui jouent amplement sur la réussite de la représentation. L’enchaînement du rythme et la rapidité du tempo voulant clouer et emporter le spectateur dans le courant d’une histoire fascinante, terrifiante et intrigante croisent les mêmes critères que ceux de la représentation classique d’une pièce.

D’autres didascalies:

Comme nous venons de voir, un certain nombre de didascalies non-verbales apparaissent tout avant le commencement du texte. Il touche notamment la façon d’action des acteurs: Le regard, la posture[9], la mimique[10], la kinésique[11], la proxémique[12], les activités paraverbales[13], cette première didascalie ne manque pas de consignes directives concernant le jeu des acteurs.

La posture: manifestant dans la précision de la manière de se tenir pour les deux acteurs hommes: debout, sans mouvement, lisant la liturgie et brûlant de l’encens, aussi dans le cri de la fille

La mimique: sur le visage terrifié du meunier

La kinésique: dans la façon particulière de se lever de la femme

Proxémique: qui concerne la localisation des acteurs dans l’espace, l’exemple patent se trouve chez le mage qui doit se mettre au-dessus de la tête du cadavre pour réciter ses psalmodies.

L’activité paraverbale: par le cri de la fille.

Nous témoignons que ce peu de mots des didascalies initiales font regorger le texte en indications méta-actionnelles qui concernent les acteurs et leurs jeux. Ce n’est pas les seuls moyens directifs auxquels le dramaturge fait appel. Il use pas mal de techniques didascaliques méta-situationnelles en situant sa pièce sur l’axe topographique, historique, temporel et social. Ne serait-ce qu’en tenant compte de la langue étrangement littéraire, poétique et archaïque de ce ‘’prélude didascalique’’, grâce à laquelle nous pouvons nous situer dans un espace et temps différents, décalés de l’époque contemporaine, très anciens donc. A titre d’exemple, relisons ces phrases altérées dans leur syntaxe, dans l’emploi archaïsant d’un lexique de l’ancien persan, dans l’archaïsme des tournures; et par rapport à l’usage actuel et norma de ces structures langagières:

روی زمین جسدی است افتاده.

 برچهره اش چهرکی زرین.

بالای سر او موبد در کار زمزمه است.

زن چون شبحی بر می‌خیزد.

Contrairement aux normes des énoncés didascaliques, reconnues par leurs écritures ‘’à plat’’[14]: une écriture informative et technique, sans ambition littéraire et stylistique et ayant pour fonction la régie et l’agencement de la scène, celles-ci portent une grande dose de littérarité. Où est l’intérêt, on se demande souvent, d’écrire une didascalie en tonalité littéraire alors que le but, à savoir, la représentation scénique, n’en gardera aucune trace et vu que celles-ci ne seront jamais verbalisées par les acteurs?

La stratégie de cette écriture se trouve donc essentiellement dans la recherche d’un double destinataire pour son théâtre: le spectateur et le lecteur. Le lecteur du théâtre, en général, a des privilèges par rapport au spectateur, le lecteur de la pièce de Beyzâyi en a particulièrement davantage. Le lecteur du théâtre a l’avantage d’un savoir supplémentaire sur la situation du départ: l’identification des personnages, de l’espace et du temps (l’avantage dont le spectateur est des fois démuni et qu’il a à découvrir au fur et à mesure). Hormis le point cité, c’est la connaissance des détails fournis par le dramaturge sur le jeu et l’intériorité des interactants qui joue un second avantage pour le lecteur. Beyzâyi en ajoute exceptionnellement un autre: le fait de retrouver le plaisir du style d’un ancien persan, là où est le lieu de la technicité et non de la littérarité.

Il s’agit d’une continuité de style et de pensée qui fait rejoindre les deux instances didascaliques et dialogiques, un cas extrêmement rare dans l’écriture théâtrale. Le procédé qui essaye de minimiser, autant que faire se peut, l’écart originaire de ces deux couches énonciatives du discours, à savoir l’instance énonciatrice[15] des didascalies faisant office des paroles de l’auteur en personne et l’instance locutrice des personnages, porte-parole de ce dernier. L’effort optimal du dramaturge afin de réduire la distance entre ces deux couches énonciatives va curieusement dans le sens de se voiler encore une fois son idée et son intention profondes.

En recourant au dialogisme et en mettant dans la bouche de chaque personnage un énoncé particulier et différent, l’auteur du théâtre a historiquement échappé belle de se mettre nu, de révéler sa vraie position vis-à-vis des faits. Se vêtant d’un masque, il se cache donc derrière la parole de ses locuteurs-personnages. Le seul moment où il s’assume en tant qu’énonciateur et responsable de ce qu’il écrit, c’est le moment de l’inscription des didascalies où sans une ambition littéraire et d’un simple registre standard, il dessine virtuellement la scène. En ce qui concerne Beyzâyi, il reste par ailleurs beaucoup plus discret même à ce niveau-là. Il ne quitte pas l’artifice littéraire et se voile doublement sous l’étendard des mots. Est-ce un souci de niveler les deux couches énonciatives pour en produire un texte dramatique singulièrement homogène où les dialogues s’avèrent comme le prolongement de voix des didascalies? Un fait stylistique rare, sinon unique qui se produit chez ce dramaturge iranien: léguer encore une fois la responsabilité de la parole à une autre instance, de ne pas assumer un énoncé qui est censé être annoncé de sa part, de ne pas user de son autorité légitime d’écrivain.

Une stratégie de double masque, de se camoufler entièrement sous le halo des mots d’un ancien persan qui rappelle le langage des textes muets historiques, peut-être celui de l’Histoire même, y est à dénicher. Ce qui nous donne à conclure qu’en se déresponsabilisant totalement lors de l’engagement du discours didascalique, le dramaturge fait encore une fois de l’Histoire non sa locutrice que son énonciatrice! La double ingéniosité de Beyzâyi pour avoir utilisé ce mode littéraire didascalique dépasse d’une part le vœu d’un ‘’Théâtre dans un fauteuil’’ où le plaisir de lecture et la démonstration stylistique se mettent au premier ordre de construction de la pièce. A cela s’ajoute celui de se désengager de la parole en présentant un autre comme le teneur du discours. Contrairement aux normes où la voix des didascalies est le prolongement de la voix de l’auteur extérieur et distant de l’intrigue et des dialogues des personnages, qui intitule l’œuvre, répartit la pièce en scène et distribue les rôles, la voix des didascalies chemine ici un sens inverse. Elles sont, en effet, le prolongement des voix historiques émanant du cœur du texte, celles du langage des personnages de l’intrigue, qui n’ont quasiment rien à voir avec le langage d’un dramaturge contemporain. Ce qui reflète une poétique de spéculaire chez le dramaturge.

Conclusion

Une œuvre qui pèse de tout son poids dans le patrimoine littéraire d’un pays déploie sa supériorité esthétique jusque dans les moindres détails. Nul élément, du plus constitutif de la forme et du sens textuels au plus marginal et extérieur de l’histoire n’y a sa présence en rien gratuite. L’étude présente s’est définie comme tâche d’observer la littérarité des instances périphériques de l’œuvre littéraire, des potentialités informatrices qu’elles ont depuis toujours contenues, mais qui ont rarement donné l’objet à une étude appliquée sur un cas spécifique.

Le champ d’application de cette analyse était un drame historique, La Mort de Yazdegerd de Beyzâ’ï, qui avait ingénieusement mobilisé l’art et techniques pour persuader d’avoir affaire à une œuvre majeure du répertoire théâtral persan. Le texte, même pas entamé dans son intrigue et corps dialogique et rien que par ses Titre, Epigraphe et Didascalies, nous a amenée à avoir un aperçu plus que général et vague sur le récit. Un certain horizon d’attente s’installe dès l’observation du titre, celui qui élucide le genre qu’est la tragédie, le contenu qu’est la fortune l’Histoire, la forme qu’est celle duthéâtre dans le théâtre et le style qu’est tout poétique, d’un registre soutenu et archaïque.

L’étude de l’épigraphe nous a directement conduit sur l’idéologie et positionnement du dramaturge en ce qui concerne l’Histoire. D’une plume ironique et incrédule, il dévoile la nature de celle-ci, mensongère, déformante, altérante même et propose, distant, prudent et tout discret de porter un regard nouveau et dubitatif sur ses données préétablies et pas toujours fiables.

Les didascalies faisant preuve d’une intégrité artistique essayent en plus d’incorporer dans sa production de différents art et pratiques artistiques, d’influencer sur les différentes sensations du récepteur. Nous y avons découvert le regard sociologique du dramaturge sur une société hiérarchisée et agitée, les personnages typiques sans-identité, souffrants et terrorisés dont la religion, elle-même agonisante, les suffoquent. Un modèle du continu éternel dans la forme du temps,donc de l’Histoire du pays est à entrevoir dans les trois points débutant et clôturant de l’épigraphe.

Dans la marge de l’histoire se trouvait donc une mine d’informations sur le style, esthétique, techniques mises en œuvre et idéologie du dramaturge. Dans la marge de l’Histoire séjourne en revanche, une foule d’inconnus, de gens ordinaires, des oubliés, des petits qui ‘’ont aussi leurs souffrances au cœur de l’Histoire, et qu’elles sont tout aussi valides que celles des grands hommes’’ (Fix, 2010: 27) et auxquels Beyzâ’ï donne la parole pour raconter sa version toute pessimiste de l’Histoire.

 

 



[1] « Nom de trois rois sassanides de Perse. Yazdegerd III. Le dernier des Sassanides, roi de 632 à 651. Après la victoire des Arabes à Nevahend (642), il se réfugia à Merv et fut assassiné.» (Le Petit Robert des Noms propre. 2000 : 2234).

[2] S’y trouve par exemple la tradition théâtrale de ‘’Mireh Nowrouzi’’, Mireh nowrouzi était un homme hideux et laid qui se faisant mettre en trône pendant le Nowrouz, se relayant au gouverneur ou roitelet de la région donnant des ordres ridicules et satiriques. Il s’agissait d’un jeu pour divertir et faire rire les gens, mais à y regarder de plus près, une sorte de réactions vengeresses et rancunières des inférieures à l’égard des supérieurs y était à déceler. (Beyzâ’ï. 2013: 51)

[3] مرگ یزدگرد یا مجلس شاه کشی

[4] «... پس یزدگرد به سوی مرو گریخت و به آسیایی در آمد. آسیابان او را در خواب به طمع زر و مال بکشت..» تاریخ!

[5] Le terme persan est: سرکرده

[6] [آسیایی نیمه تاریک. روی زمین جسدی است افتاده؛ بر چهره‌اش چهرکی زرین. بالای سر آن موبد در کار زمزمه است؛ اوراد می‌خواند و بخور می‌سوزاند. چهره‌ی وحشت‌زده‌ی آسیابان که بی حرکت ایستاده. زن چون شبحی بر می‌خیزد و دختر جیغ می‌کشد.]

[7] “Pour les Grecs l’art d’orner le théâtre et le décor de peinture qui résulte de cette rubrique. A la renaissance, la scénographie est la technique consistant à dessiner et à peindre une toile de fond en perspective. Au sens moderne, c’est la science de l’art de l’organisation de la scène et de l’espace théâtral. C’est aussi, par métonymie, le décor lui-même, ce qui résulte du travail du scénographe.»(Pavis. 2006: 314)

[8] “Terme musical (parfois utilisé dans le vocabulaire théâtral): indication d’un mouvement qui n’est pas not» par le nombre des battements du métronome. En musique, comme dans la mise en scène, l’interprétation du tempo est laissée, pour une bonne part, à la discrétion du metteur en scène, voire du comédien. Les indications scéniques sur la qualité du débit et du jeu n’abondent que dans le texte naturaliste, la pièce psychologique ou de conversation.» (Pavis, 2006: 349)

[9] Postures: Les attitudes que peuvent prendre les interactants. Ces postures peuvent directement liées à la communication verbale, l’accompagnant soit à la production, soit à la réception, n’être que dans un rapport plus lâche avec la communication langagière. Sans indication de posture, on peut difficilement se faire une idée de la scène, dont la représentation – comme celle de toute autre scène – se compose à partir des éléments verbaux et non-verbaux de l’événement. (Gallèpe, 1997: 197)

[10] Les didascalies peuvent rendre compte du rôle des expressions du visage dans les échanges langagiers. (Gallèpe, 1997: 197)

[11] Les gestes et les mouvements qui surviennent dans les interactions. (Gallèpe, 1997: 197)

[12] L’espace est un composant déterminant dans la communication. Nombre de didascalies lui sont consacrées. Et ce sont précisément les didascalies ayant trait à la situation et aux déplacements dans l’espace numériquement parlant. (Gallèpe, 1997: 197)

[13] Elles peuvent très diverses: rageur, mauvais, petit, léger, sauvage, méchant, aigre, sec, etc. (Gallèpe, 1997: 197)

[14] En opposition de l’écriture «en relief», (Souiller& Fix & Humbert-Mougin & Zaragoza, 2005: 432)

[15] « Locuteur, celui qui produit l’énoncé et Enonciateur celui qui est responsable du discours tenu» sont visiblement distingués dans le théâtre où les personnages, autrement dit les locuteurs du discours dramatique s’engagent à transmettre l’énoncé du vrai l’énonciateur: l’auteur. (Schott-Bourget, 2009 : 93)  

Bibliographie
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