Type de document : Original Article
Auteurs
Tabriz University
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
S’il est vrai que l’œuvre littéraire est un fantasme mis en écriture, on peut donc, situer ce moment de l’écriture au plan inconscient et répondre à cette question: comment ce fantasme met en acte, l’écriture inconsciente? Cette question complexe peut s’éclairer si l’on se rappelle que le fond de cette écriture inconsciente est constitué par des «traces- souvenirs» de l’auteur. Ces traces se conservent dans le psychisme de l’auteur et sont susceptibles à la fois d’être oubliés ou «refoulées» et d’être réactivées à des moments déterminés, avec toutes leurs fraîcheurs d’origine.
Suivant cette explication, nous constatons que Le Petit Prince, dont l’objectif de l’auteur est la réactivation d’un certain nombre de souvenirs-écrans[1], de problèmes intérieurs et des contenus refoulés de son inconscient, se prête à de multiples lectures, parmi lesquelles nous avons opté pour la lecture psychanalytique.
De plus, il faut remarquer que l’analyse freudienne, ayant le psychisme de l’individu pour objet, tente de s’interroger sur le sens latent du texte et de décrypter l’espace intérieur de l’auteur en reconstruisant le procès du refoulement au cœur du processus créateur.
En nous appuyant sur les concepts analytiques fondamentaux et les notions de base de la psychanalyse freudienne, tels que la première enfance, le refoulement, l’inconscient, le rêve éveillé, etc., nous nous focaliserons dans les pages suivantes, sur la découverte du sens implicite du Petit Prince en décelant les complexes et les malaises inconscients qui ressurgissent à travers les diverses images de ce conte.
Dans une autre optique et puisque l’œuvre littéraire est une œuvre d’imagination et d’inconscient, notre lecture psychanalytique tentera de découvrir les intentions cachées de l’auteur à travers le langage symbolique du conte. La découverte de ce langage sera basée sur la méthode d’analyse de Lacan qui consiste à découvrir les motivations et l’expression de la personnalité inconsciente de l’écrivain qui souffre de certains conflits dans sa propre vie, et qui pour résoudre ces derniers, a recours aux traumatismes enfantins.
En tenant compte de toutes ces illustrations, nous envisagerons dans les passages suivants d’analyser les couches les plus profondes de ce conte qui plonge «ses racines dans la richesse intérieure vécue de son auteur». (Brunel, 2001: 91) Nous tenterons par la suite, d’analyser et de démontrer, l’interaction existante entre Saint-Exupéry et Le Petit Prince.
La fonction thérapeutique de l’écriture littéraire
Notons tout d’abord que Freud présente la démarche artistique, comme le moyen d’échapper à une névrose. En effet, comme l’affirme Freud, l’artiste, cet «introverti qui n’est pas très éloigné de la névrose», (Freud cité par Assoun, 1996: 124) peut transformer «ses fantasmes en créations artistiques et donner de cette façon une fonction thérapeutique à son œuvre au lieu de les transformer en symptômes névrotiques». (Freud cité par Assoun, 1996: 124)
Selon cette explication, il est à comprendre que le fantasme peut avoir deux destins, l’un pathologique, l’autre artistique. Ce dernier destin que subit le fantasme pour se révéler, nous montre des formations de sublimation qui n’est que la création d’une œuvre artistique.
Presque tous les tenants des approches freudiennes et tous ses descendants, y compris Charles Mauron, considèrent l’œuvre artistique comme une consolation à l’inaccessibilité de la vie réelle et enfantine. Charles Mauron, dans son approche du texte littéraire, s’inspirant des théories freudiennes, a montré que, comparée à une cure analytique ou à un rêve, la création littéraire peut être le lieu d’un «examen d’inconscience [et] peut parler d’une «autoanalyse» chez l’auteur. (Mauron, 1963: 30)
Concernant la fonction thérapeutique de l’activité créative de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince, il nous semble nécessaire de noter que par l’acte d’écrire, à l’aide de ses fantasmes mis en écrit, l’auteur est mené à une certaine consolation à la suite d’une compensation des traumatismes de son enfance.
Il serait utile de souligner ici qu’on trouve une certaine ressemblance entre le jeu d’enfant et la création littéraire. L’enfant joue avec des jouets et l’auteur crée son texte en fantasmant et en jouant avec les matières dont les plus importantes sont les rêves et les désirs reflués, dévoilés derrière les images symboliques. Pour sa part, Saint-Exupéry orne Le Petit Prince par des images, des symboles, etc., de façon à dissimuler complètement l’origine de ses refoulements. Cependant, une exploration profonde du conte, montre que sous le langage soigneusement élaboré de l’auteur, c’est son inconscient qui parle de son retour à l’«enfant intérieur» et ses traumatismes enfantins.
Le rêve éveillé et le retour vers l’enfant intérieur
Pour mieux illustrer ce que signifie le concept de l’enfant intérieur, nous nous procéderons à donner une définition et quelques explications primordiales. «L’enfant intérieur», est un concept de psychologie analytique créé par Carl Gustav Jung pour désigner la part enfantine de l’adulte, cette partie de la psyché qui reste intacte tout au long de la vie. Retrouver son enfant intérieur est pour chaque homme une façon de se guérir soi-même en devenant, son propre psychothérapeute.
Ce qui est notable, c’est que l’œuvre littéraire et le rêve éveillé, se trouvent parmi les moyens dont le but est de rapprocher l’enfant intérieur de l’adulte et de révéler les troubles refoulés de l’enfant blessé. Ce dernier avait longtemps des besoins essentiels d’amour et de reconnaissance qui n’ont pas été satisfaits. Michelle Perron-Borelli, dans sa théorie portée sur le fantasme et son réveil estime que: «Rêve et fantasme sont inséparables car, ils relèvent tous deux d’un même processus qui consiste à exprimer, sous une forme consciente plus ou moins déguisée, un désir inconscient refoulé». (Perron-Borelli, 2001: 4-5)
Suivant cette citation, nous pouvons mentionner qu’il existe une assimilation entre la création littéraire et le rêve éveillé, porteur des fantasmes qui sont d’un côté, soigneusement organisés, et qu’ils ont d’un autre côté, leurs genèses dans le monde inconscient de l’auteur. Si l’on admet désormais, la relation entre la créativité et l’inconscient, nous pouvons accepter aussi que l’œuvre individuelle est un dérivé des fantasmes propres à la névrose infantile de l’artiste.
En nous appuyant sur ces explications, nous observons que Le Petit Prince, ce rêve éveillé et l’évasion imaginaire de Saint-Exupéry dans son passé, lui fournit une occasion de rencontrer son double ou son enfant intérieur, qui n’est «ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur». (Saint-Exupéry, 1946: 12) Cette image enfantine longtemps refoulée de Saint-Exupéry, reste intacte et toujours ré-activable dans le présent.
En vue d’expliciter nos dernières déclarations, il nous faut souligner que l’auteur du Petit Prince est toujours à la recherche de son enfant intérieur. Il a proclamé de maintes reprises, son appartenance à son enfance, ce qui semble expliciter qu’il n’a rien oublié des événements vécus à cette période: «l’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti! D’où suis-je? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays». (Saint-Exupéry cité par Le Hir, 2013: 27)
Cette importance attribuée à l’enfance, atteste que les souvenirs d’enfance de Saint-Exupéry, étaient pour lui, la plus sûre confiance de son existence et de sa personnalité: «ce monde de souvenirs d’enfants, de notre langage et des jeux que nous inventions me semblera toujours désespérément plus vari que l’autre». (Saint-Exupéry cité par Le Hir, 2013: 27)
C’est aussi sur un rappel de sa propre enfance que Saint-Exupéry commence Le Petit Prince en disant: «lorsque j’avais six ans […]». (Saint-Exupéry, 1946: 9)
Une question se pose alors: pourquoi l’auteur fait allusion à cet âge de sa vie enfantine?
En nous penchant sur la vie privée de Saint-Exupéry, nous serions capables de répondre à cette question. En effet, Antoine de Saint-Exupéry, ce petit garçon qui souhaitait s’arracher du sein maternel et de la planète de son enfance choyée dans le but d’atteindre progressivement la puberté et de se construire un «Je» et une personnalité indépendante, a subi à l’âge de six ans, un grand traumatisme qui a laissé en lui des traces psychoaffectives inoubliables.
Dans l’objectif de faire défouler ce traumatisme, le petit prince, joue en quelque sorte le rôle du «témoin interne» (Chiantaretto, 2005: 17) de Saint-Exupéry dans cette autobiographie déguisée.
L’écriture égocentrique; l’émergence du narcissisme fasciné
Dans une optique générale et en tenant compte des théories freudiennes, nous pouvons affirmer que la création littéraire peut démontrer chez l’auteur le narcissisme ou l’auto-investissement de son «Moi» intérieur. Mais comment ce narcissisme se présente dans l’écriture? La réponse, en est que tout en se «démultipliant» et à travers la vie de ses différents personnages, l’auteur présente au lecteur, son narcissisme fasciné.
Dans une telle situation et au lieu des aspirations libidineuses, le «Moi» de l’auteur devient l’objet de son amour et cela à travers les représentations de multiples figures de personnage qui sont en vérité, les différentes facettes de sa propre image; ce phénomène et cette tendance du créateur littéraire à diviser «son moi en moi partiels, par l’effet de l’observation de soi; et par voie de conséquence à personnifier les courants conflictuels de sa vie psychique en plusieurs héros», (Freud cité par Assoun, 1996: 42) s’explique par l’expression du clivage du «Moi».
Mais en quoi consiste cette position clivée et multipliée du «Moi» ? La réponse en est que lorsque le «Moi» se clive, il se rend lui-même comme objet, se pose face à l’autre et se traite comme d’autres objets pour réactiver un certain contenu refoulé. L’analyse du narcissisme dissimulé et le procès du clivage du «Moi» dans une œuvre, nous permet en effet, de pénétrer les structures fines de l’inconscient de son auteur.
Le clivage du «Moi», dans Le Petit Prince
Dans Le Petit Pince, la position narcissique de Saint-Exupéry, s’effectue par une activité de démultiplication de sa face subjective. Eclairons-nous en expliquant qu’au cours de son voyage interplanétaire, le petit prince visite des personnages qui révèlent les différentes images de l’auteur-narrateur. Ces images retracent les premières phases de la construction de sa personnalité.
En nous appuyant sur le texte du Petit Prince, prenons tout d’abord, le cas du roi, un personnage bien fort qui donnait des ordres aux habitants de sa planète et dont la «majesté désirait d’être obéi ponctuellement». (Saint-Exupéry, 1999: 45) Ce personnage, symbolise manifestement le narcissisme du petit prince. Le manque affectif engendré par la mort de son père, quand Saint-Exupéry avait trois ans et l’éloignement de sa mère, dès son enfance, ont causé comme résultat, et par le mécanisme de défense énoncé par Freud, la mise en place inconsciente d’un narcissisme secondaire, par perte de l’objet d’amour enfantin, qui pourrait être ou bien sa mère ou bien son père. Ce qui est produit, tout particulièrement dans cet exemple du roi, c’est une sorte d’amour névrotique dont le «sujet d’amour» est le roi, ou le petit Antoine, lui-même, qui s’appelait le roi soleil à cause de ses cheveux blonds.
Après le roi, le petit prince, rencontre un vaniteux qui le considère comme un admirateur: «Ah! Ah! Voilà la visite d’un admirateur!» (Saint-Exupéry, 1946: 42) Quant au sens de la vanité, Alain Rey affirme qu’elle est le «désir de se faire louer». (Rey, 1998: 3988) D’après cette définition, il est clair que l’exemple du vaniteux, dans la seconde planète, dénote l’amour-propre du petit prince au cours de son enfance. Le petit prince ou le petit Antoine, a dépassé ce stade amusant quand il avait trois ans et les grandes personnes s’étonnaient de ses progrès. Le petit Antoine comme ce personnage vaniteux, ne s’intéressait qu’à lui seul. Il ne voyait les autres que lorsqu’il entendait le battement de leurs mains: «pour les vaniteux, les autres hommes sont des admirateurs». (Saint-Exupéry, 1946: 42)
Cet exemple montre que l’enfant a certainement besoin de reconnaissance, ce qui constitue l’un des stades de son développement nécessaire pour s’affirmer.
Retenons pour la suite, le cas de la planète du businessman, qui nous dévoile l’obsession excessive d’un homme qui ne s’arrête pas de calculer. Dans ce cas, on peut présenter symboliquement le «Moi» de l’auteur qui était dans son enfance, «noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste», (Marx, 1998: 54) émergé des attentions excessives de sa mère et de ses entourages.
L’allumeur de réverbère, le personnage principal d’une autre planète, obéit à une consigne, sans discuter. Pour le petit prince, ce geste pourrait correspondre à une situation psychologique selon laquelle, les idéaux transmis par les parents aux petits enfants, peuvent se révéler des consignes névrotiques, dont les enfants ont du mal à se décharger. Ces consignes intériorisées sont en effet susceptibles de bloquer l’épanouissement personnel des enfants.
Dans une optique opposée, le travail de cet allumeur de réverbère qui avait une occupation utile en éclairant la nuit, avait un sens positif pour le petit prince. En effet, à l’aide de ce personnage qui représentait un «Moi» présent sous la lumière du principe de la réalité, le petit prince, au seuil de l’adolescence a pris conscience d’avoir une vraie occupation, d’en respecter les règles et les consignes.
En nous référant à ces quelques épisodes fondamentaux de la rencontre du petit prince avec les personnages inconnus, représentants du «Moi» clivé de l’auteur, nous avons tenté de démontrer le passage du petit prince d’un narcissisme primaire vers une personnalité basée sur la réalité et la responsabilité.
Tous ces exemples et certains d’autres démontrent des épisodes symboliques qui pourront expliciter le langage imagé de l’inconscient de l’auteur. Eclairons-nous à ce propos dans les passages suivants.
L’inconscient, tissé de langage
A ce stade de notre étude, et pour déchiffrer les éléments symboliques qui démontrent le retour d’Antoine de Saint-Exupéry à son enfance, ses souvenirs-écrans et ses complexes psychiques, nous nous pencherons sur certaines idées de Lacan, qui sont dans la mesure de compléter celles de Freud.
Comme nous l’avons déjà évoqué, Le Petit Prince, devient clairement une tentative de résolution des conflits psychiques et une projection narrative des fantasmes décrits symboliquement. Dans ce récit, le fantasme de dévoration, décrit à travers l’histoire du petit prince et son passage symbolique de l’enfance à l’adolescence en est un bon exemple. Nous verrons à la suite que lorsque les fantasmes se réveillent, la reconstruction d’une représentation de soi et de son intériorité par le moyen des images, peuvent être indispensables.
Pour mieux nous expliquer, nous allons avoir recours à une théorie lacanienne sur le symbolique du langage. Lacan tente de placer entièrement la psychanalyse dans «le champ de la parole et du langage». (Lacan, 1966: 225) Dans cette optique, il déclare que l’homme est lié au langage et «l’inconscient est, dans son fond, structuré et tissé de langage». (Lacan, 1983: 135) En outre, dans le fantasme et le rêve, ces genèses de la création artistique, l’élément imaginaire n’a qu’une «valeur symbolique». (Lacan, 1953: 406) Lacan atteste cette idée en estimant que l’œuvre est un signe symbolique ayant une valeur de symptôme et offrant une infinité du sens qui doit être dévoilée. Pour lui, dans la démarche analytique, « il s’agit encore et toujours de symboles et de symboles même très spécifiquement organisés dans le langage». (Lacan, 1953: 406)
Pour Lacan, qui s’inspire des travaux de Saussure qui suggère de considérer «la langue comme un système» (De Saussure, 1981: 29), c’est le système des signifiants qui constitue l’inconscient. D’où nous nous rendons compte que pour lui, le symbole, assurant l’association entre un signifiant concret et un signifié abstrait, fait le lien entre le réel et l’imaginaire, qui résulte d’une projection de la réalité intérieure de l’auteur.
Nous pouvons alors souligner avec Lacan, le rôle des symboles qui constituent la genèse de l’inconscient de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince. Ces symboles sont déchiffrables à travers les images du serpent boa, éléphant, baobab, etc.
Le fantasme de dévoration
Ce qui est bien évident chez Saint-Exupéry, c’est que «l’usage des images et des symboles dans son œuvre, […], sont les caractéristiques de son style, qui le distingue de ses contemporains». (Rézaï, 2014: 56)
En vue d’expliquer le rôle psychanalytique des images symboliques de ce conte, commençons par le voyage du petit prince. Son voyage interplanétaire, était une occasion pour sa sortie du monde clos de l’enfance, qui représentait à bien des égards, «le sein maternel, qui lui fournissait la paix et la tranquillité». (Pagé, 1963: 73) Mais pourquoi quitter ce monde plein de tendresse?
Nous constatons suivant les explications de l’auteur de L’enfant et son développement de la naissance à six ans[2] que l’âge de six ans est le début de la petite adolescence et représente pour l’enfant un grand besoin d’autonomie, à la suite de la découverte de son identité de genre. Antoine, ce petit enfant choyé, au seuil de l’adolescence, qui se sentait tout seul dans cette aventure, a conservé de son enfance, une image maternelle, qui l’empêchait de développer, à cause de ses soins et ses tendresses abusives. L’épisode traumatique d’«un serpent boa qui digérait un éléphant» (Saint-Exupéry, 1946: 10) dénonce ce «souvenir-écran», symboliquement codé de l’enfance de Saint-Exupéry qui a mis une trace inoubliable dans son inconscient.
Quel est vraiment le sens psychanalytique du boa avalant sa proie. Comme l’explique Marie-Louise Von Franz dans sa lecture psychanalytique du Petit Prince, le boa est clairement «une image de la mère dévorante et, dans un sens plus profond, de l’aspect dévorant de l’inconscient»[3]. (Von Franz, 1970: 17)
Ce qui attire l’attention, c’est que l’éléphant avalé par le boa ou symboliquement, l’enfant étouffé par l’amour maternelle, ne bouge plus et il est sans aucun mouvement. Ce phénomène dénonce l’enveloppe psychique maternelle qui entoure Antoine enfant et qui ne lui permet pas d’avoir contact avec le monde du dehors de la famille.
Dans cette même optique, nous remarquons que d’autres grandes personnes qui n’arrivent pas à déchiffrer le dessin du boa et de l’éléphant, ne veulent pas accepter comme la mère d’Antoine, la phase du développement de ce petit garçon. Ces personnes en regardant le dessin du petit prince concernant le boa et l’éléphant, lui suggèrent le chapeau, le symbole du père. Ce qui montre qu’Antoine, devrait chercher une figure paternelle surveillante, pour l’aider à sortir de ce monde maternel fermé et pour se réaliser sa propre individuation.
Le symbolique des baobabs
Dès le début de ce conte, Saint-Exupéry parle de sa relation difficile avec les grandes personnes et éveille son public enfant contre les dangers de ces derniers qui «se voient importantes comme des baobabs». (Saint-Exupéry, 1946: 59) Le petit prince éveille ses lecteurs enfants en disant: «Enfants! Faites attention aux baobabs!» (Saint-Exupéry, 1946: 24) Ces citations montrent que les baobabs constituent un autre élément névrotique étant en rapport avec le fantasme de dévoration. Les grandes personnes, ces baobabs qui gênent le petit prince, peuvent écraser les aspirations d’émancipation de leurs enfants. Dans une telle situation, c’est l’affaire de l’enfant de lutter en vue de se libérer de cette domination parentale qui est en mesure de l’empêcher de parvenir à une vie adulte.
Suivant les écrits de Colette Branchu dans sa thèse de doctorat[4], nous constatons que le mot «baobab», est composé de «boa a BB», une autre métaphore du serpent boa contenant un BB[5] éléphant, autrement dit, une figure maternelle engloutissant son propre enfant. L’image des baobabs, cache de cette façon, une angoisse de dévoration pour le petit prince.
Cette similitude qu’on vient de repérer entre les mots «boa» et «baobab», nous conduit vers la théorie du «mot d’esprit»[6] de Freud selon laquelle, «L’utilisation du même mot, d’abord comme un tout, puis décomposé en syllabes, est le premier cas que nous ayons rencontré d’une technique s’écartant de la condensation». (Freud, 1988: 83) Cette dernière affirmation, nous autorise à poursuivre la décomposition du mot, en lettres qui le forment. Suivant cette démarche, nous témoignons d’un processus de condensation autour du mot «baobab» et sa décomposition qui montre: boa pareil au baba, papa et bb/bébé. Cette hypothèse nous indique que l’enfant peut être en danger d’étouffement affectif aussi bien par la mère que par le père.
A l’aide de cet exemple, nous avons compris que pour être défoulées, les images artistiques obéissent à une sorte de condensation; elles condensent en une seule vision, plusieurs réalités formant les complexes psychiques.
Les complexes dérivés du manque de la figure paternelle
Un autre exemple du langage symbolique du livre, c’est l’utilisation du mot «caisse» qui peut symboliser l’enfance heureuse du petit prince. Selon les explications d’Alain Cadix, l’auteur du livre Saint Exupéry, le sens d’une vie (2000),Saint-Exupéry, quand il était petit, poursuivait sa mère avec une petite chaise verte et rangeait ses jouets dans un coffre en tapisserie qui était le seul objet auquel il ait tenu et qui l’ait accompagné partout. Ce coffre était un peu pour lui, le symbole de son enfance heureuse. Saint-Exupéry affirme à cet égard: «il n’y a que ce coffre qui ait de l’importance dans ma vie». (Saint-Exupéry cité par Cadix, 2000: 25)
Nous pouvons relier cette image avec celle du mouton dessiné par le pilote et caché dans une caisse. Il est à préciser qu’en lisant minutieusement la biographie de Saint-Exupéry, nous voyons qu’à l’âge de trois ans, Antoine a perdu son père. Il a tenté alors, dans ce conte de se créer un père à la fois imaginaire et symbolique en créant la métaphore du mouton dans une «qu’est-ce»[7], une boîte supposée contenir le mouton de ses rêves, de ses beaux jours de l’enfance. En effet, il a mis ce mouton, cette image paternelle, dans cette caisse, pour la soigner et l’empêcher de s’enfuir.
Il serait nécessaire à ce stade d’étude, de mentionner qu’Antoine, ce garçon perturbé incontestablement par la mort précoce de son père, ce principal personnage masculin de son entourage a subi encore dans son enfance, d’autres effets subconscients. Le traumatisme dont nous trouvons la trace à travers l’intérêt du petit prince pour les couchers de soleil, émane, lui aussi de ce manque paternel. A ce propos, le petit prince dit qu’un jour il a «vu le soleil se coucher quarante-trois fois!» (Saint-Exupéry, 1946: 27) et qu’il en a réclamé un autre. Le petit prince dit au pilote: «tu sais […] quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil». (Saint-Exupéry, 1946: 27) Il est bien évident que la tristesse du petit prince en contemplant le coucher de soleil, avait une ressource psychique.
En général, contemplant le crépuscule dont le sens figuré peut dénoncer ce qui est incertain et peu défini, Antoine enfant, poursuivait chaque jour le soleil, l’image du père, cette image incertaine, jusqu’au jour où il l’a vu se coucher quarante-quatre fois de suite. C’était exactement ce jour-là qu’il a compris que son père était mort[8]. Il pouvait enfin pleurer le décès de son père, mais seulement dans le secret de son cœur puisqu’à cause de la petitesse d’Antoine, cette mort avait été longtemps dissimulée par sa mère.
En fin de compte, nous observons que ce récit, se termine dans le chagrin et dans les larmes. Il est tout de même symptomatique que le récit s’achève de cette manière et accompagné tristement d’un dessin en noir et blanc. On assiste avec cette fin, à la disparition et non à la mort du petit prince. Il s’agit certainement de son passage de l’enfance à l’adolescence malgré tous les obstacles mentionnés qui étaient devant lui au moment de franchir cette période enfantine.
Conclusion
Dans cet article, notre objectif de départ était de mettre en lumière, la formulation littéraire de l’inconscient enfantin de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince, à partir du matériau formel et conscient du texte. Pour atteindre cet objectif, une lecture de type psychanalytique basée sur les théories Freudo-lacaniennes, nous a aidés à déceler les obsessions inconscientes de l’enfance de l’auteur qui étaient à l’origine du Petit Prince.
En nous concentrant sur la théorie du narcissisme et le phénomène du clivage du «Moi», présentés par Freud, nous avons déchiffré les faces cachées de la subjectivité d’Antoine au seuil de l’adolescence. Ensuite, en nous focalisant sur la théorie du langage symbolique de l’inconscient, énoncée par Lacan, et du fait même que la conscience refoulée, pour être émergée a besoin d’être symbolisée, nous avons déchiffré que l’auteur de ce récit a caché les éléments inconscients basés sur les réalités profondes de sa vie antérieure en profitant de la symbolisation, ce mécanisme complexe et psychique.
En effet, en écrivant Le Petit Prince et en défoulant ses fantasmes affectifs d’enfance sous l’égide de certains mots et épisodes traumatiques et symboliques, Saint-Exupéry effectue une certaine auto-thérapie de la part refoulée de son enfance tumultueuse.
En effet, cette étude a tenté de montrer que l’œuvre et la vie imaginaire d’un auteur proviennent d’une source inconsciente identique. D’où l’œuvre littéraire permet une exploration psychanalytique profonde de l’auteur et de la raison principale du choix de certains thèmes récurrents de l’œuvre. De plus, nous avons saisi que le récit du Petit Prince se rapproche de la perspective d’un rêve éveillé et constituant une «projection» de l’inconscient de l’auteur en état conscient, et dans un schéma organisé et signifiant.
Nous avons également voulu souligner qu’un auteur souffrant des conflits psychiques, pour résoudre ses malaises intérieurs, peut recourir à sa vocation artistique pour modifier ses complexes intimes en un art universel.
L’histoire du petit prince, présente dans un schéma plus général, le petit enfant caché au cœur de chaque être humain, cet enfant intérieur qui est en danger d’oubli et de mort. D’où la nécessité de conserver l’innocence de l’enfance et de réconcilier le «Moi» passé avec le «Moi» présent.
[1] Un souvenir-écran est, en psychanalyse, un souvenir, auquel le patient ne prête pas attention mais qui, au sein de l’économie psychique, cache et masque un souvenir refoulé.
[2] Voir, (Unesco, 1978: 27-28).
[3] Citation traduite de l’anglais en français par l’auteur.
[4] La thèse en ligne sur https://www.tel. Archives–ouvertes.fr/tel00804970/document, consulté le 15 mai 2015.
[5] BB: Bébé
[6] Pour Freud, le mot d’esprit est un jeu inconscient de l’esprit sur le langage, qui provoque une satisfaction particulière, et qui comporte un rôle particulier dans la vie psychique.
[7] Caisse, qu’est-ce; Qu’est-ce que c’est qu’un père?
[8] Au sujet du nombre quarante-quatre, il nous faut préciser que le père d’Antoine est mort à l’âge de quarante et un ans, quand le petit Antoine avait trois ans, ensuite à l’âgé de six ans, ce petit garçon s’est rendu compte du décès de son père; à ce moment-là, si son père était vivant, il pourrait avoir quarante-quatre ans. D’où l’attente du petit prince pour le quarante-quatrième coucher de soleil, le moment du dévoilement du secret de la mort de son père.