Auteur
Maitre de conférences de la littérature comparée, Université d’Isfahan, Isfahan Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Est-ce que la littérature est seulement un vague décorum culturel, un petit moyen de distinction sociale? Est-ce qu’elle est cet objet de la culture bourgeoise, inutile et démodé, non professionnalisant, non professionnalisable? Ce vieil objet de luxe que les sociétés et les peuples d’aujourd’hui, habitants d’un monde en crise, n'ont plus les motifs ou les moyens de s'offrir? Et tous ceux qui écrivent, étudient ou enseignent la littérature sont-ils, au mieux, survivants d'une époque disparue?
Qu’est-ce qu’il faut répondre à tous ceux qui s'interrogent sur son utilité? Est-elle indispensable, ou bien elle est ornementale, remplaçable et même superflue? Quelle place faut-il lui redonner dans l’espace public d’aujourd’hui? Est-elle vraiment avantageuse et efficace dans le quotidien de ce nouveau monde? Est-ce qu’il faut toujours défendre sa présence dans les systèmes éducatifs, à l’école, au collège, à l’université?
«A quoi sert la littérature?» est aussi compliquée que la vieille question «qu'est-ce que la littérature?». Le pourquoi de la littérature reste encore d'une brûlante actualité et ne cesse de hanter l’esprit des auteurs, des lecteurs, des théoriciens et des chercheurs des études culturelles. Surtout à cette époque où, elle semble désarmée face aux discours rivaux. A part des vieilles querelles comme celle de «science et de non-science», elle s’est sérieusement heurtée aux ruées concurrentes provenant des révolutions audiovisuelles et numériques.
Le choc, c’est qu’elle est devenue un contre-modèle, un modèle dont on veut se débarrasser le plus tôt possible: «Il faut tuer le Père». Ses dernières voix singulières vont, du jour au lendemain, se perdre dans la cacophonie criarde d’une a-littérature la plus médiatisée, la plus vue et vendue; une contre-littérature à recette déterminée et à l’encadrement d’une marchandise mondialisée à la destination de masse.
Cette étude se veut réaliste et non pas défaitiste. Elle veut ainsi parler de la gravité d’un regard désenchanté et lucide qu’il faut porter sur la condition de la littérature actuelle. La littérature se meurt; ce qui ne veut pas dire qu’elle est morte à présent. Elle sera morte dans ce manque de volonté d’agir pour la défendre en réexaminant les principes de sa nécessité dans la lutte contre la pauvreté mentale de notre temps. Alors, comment repenser ses usages et potentiels dans l’espace public d’aujourd’hui en sachant que cette tentative ne consiste pas à revenir à tous ses anciens fondements ou à trouver dans son historique ses meilleurs fonctionnements connus?
Repenser er réadapter le concept «a-littérature»
Aujourd’hui après plus d’un demi-siècle, on peut ajouter de nouveaux axes signifiants au mot «l’a-littérature», crée par Claude Mauriac en 1958 et passé depuis longtemps dans le langage courant de la critique littéraire. Pour mieux expliquer et justifier sa désignation, Mauriac remarquait certaines caractéristiques du Nouveau Roman. Il situait ainsi la plupart des nouveaux romanciers dans une phase extérieure à la littérature. En plus de toutes les acceptions possibles pour ce terme, qui se réfèrent souvent à «l’anti-littérature» ou à «la contre-littérature», on peut lui attribuer de nouvelles perspectives de désignation.
L’a-littérature de notre temps, est une «littérature sans idéal» (Vilain, 2016), défavorable à toute quête de l’idéal ou à réfléchir aux possibilités de cet idéal. Cet idéal qui n’est forcément trop grand, inaccessible, inabordable, ni celui influencé par une vision idyllique des choses, pourrait être un idéal au sens le plus pratique et actuel du terme: l’idéal du souci et du courage de questionner. Celui qui permettrait de questionner et d’attendre une réponse ou simplement de lancer une petite invitation à rester humain au sein des systèmes qui ne cessent de multiplier les crises et qui en profitent de plus en plus. C’est un idéal sans prétention ni arrogance mais qui serait capable de redonner un peu de sens, de nouveaux sens à ce monde confus, ce monde où «nous ne sommes plus que des passagers, qui affolés, qui incrédules, sur un vaisseau incontrôlé dont la population continue de jouer une pièce dont personne ne possède le scénario, et où chacun n’a qu’une idée en tête: tirer la couverture à soi». (Bigot, 2010)
Dans ce monde bougiste, mouvementiste, ce monde des vitesses vertigineuses, l’a-littérature s’accorde de plus en plus à l’allure des médias et se fait de plus en plus le support de l’idéologie dominante de la marchandise. Elle est la littérature des auteurs et des œuvres stratégiquement médiatisés. Très souvent dépourvue de substance thématique satisfaisante ni un minimum des caractères esthétiques, elle est la littérature de «l’écrivain le plus lu et vendu», de «l’écrivain martien qui apportera encore à ses lectrices deux nuit blanches», etc.
Ses narrations communicationnelles et intensément audio-visuelles dévoilent sa soumission extrême à l’image et son attention pour entrer en concurrence avec elle. En cherchant une ressaisie de l’immédiat et assoiffée de se connecter le plus possible au monde médiatisé, elle a l’obsession de montrer, à tout prix, le plus irreprésentable, les pires banalités et horreurs et des fins faussement apocalyptique; tout ce qui est plus horrible et immédiat, lui est plus photogénique.
Elle ne nourrit pas les besoins de notre intériorité et ne donne pas d’épaisseur à notre conscience. Elle n’enrichit non plus notre intimité, notre moi tellement égaré et assoiffé de cette époque. Ses fictions, ses récits ne représentent des liens significatifs entre le dedans et le dehors, entre moi et le monde, entre moi et l’autre, entre l’âme et le corps. Tout au contraire, derrière ses mécanismes narratifs et fictionnels, se cache toujours une crainte de la paix, du silence, de l’humanité, du naturel. Parfois, ces territoires ne lui sont pas inconnus, mais ils ne sont pas ce qu’elle préfère explorer.
La lecture d’une telle littérature n’apporte pas de dimensions complémentaires aux possibilités de l’expression, aux capacités supplémentaires de se dire, de dire quelque chose de ce qui est l’inexprimable, l’indescriptible. Elle ne désigne pas ce qui manque, ce qui peut être notre vrai objet de désir mental.
Elle n’est pas une fête d’esprit, une dynamique de conscience, un gala libérateur. Son interlocuteur voit le monde à travers un prisme réducteur: le texte qu’il lit, investit des événements (des clichés des amourettes ou des inhumanités) que le locuteur lui-même n’a pas vécus. D’ailleurs, les expérience que ce dernier veut reproduire, sont trop médiatisées et ne sont plus assez racontables. Alors, le texte reste un guet-apens asservissant et en dessous du vernis des discours qui le défendent, ne génère que des mentalités simples sans histoire ni espoir de trouver d’autres histoires.
Begaudeau disait que lorsque «la télévision voit passer un livre, elle aboie. Elle a été dressée pour ça». (2011, 13) Avec l’a-littérature, ce n’est plus comme ça. Ils sont à ce moment-là les frères bandits de mêmes grands chemins. L’a-littérature est devenue l’un des nombreux complémentaires de la grande industrie de mass médias. Elle reproduit pour ce ghetto culturel, des amateurs d’écrire qui désignent «moins une activité, celle d’écrire, qu’un galon, une légion d’honneur remise virtuellement par un chœur abstrait». (Begaudeau, 2011, 4)
Elle est une littérature de négligence implicite. Apparemment hyperconsciente de tout, elle désintéresse de tout ce qui se passe réellement dans le monde et surtout le monde périphérique, le mondes des réalités beaucoup plus compliquées et réelles que son image
re-présentée par les écrans; ce monde à la fois du chaos et des intérêts, éloigné des siècles et des siècles du premier monde. Alors, cet agent actif de «l’industrie culturelle» et sa logique marchande (Adorno et Horkheimer, 1974, 16), néglige par une arrogance ou une insuffisance de savoir, la plus grande partie du monde. Cette grande partie du monde dont les histoires ne sont pas encore racontées. Rien d’étonnant parce que l’a-littérature est l’art de l’oubli et sert bien à tout ce qui nous aide à oublier; elle est une marchande de sommeil.
Dans la littérature comme dans chaque forme expressive de l’art, le plan esthétique n’est pas dissociable du plan politique. L’a-littérature ne distribue pas la parole entre des voix concurrentes. Elle encourage une voix impersonnelle et non identifiable car elle a «licencié sa voix, elle s’est castrée à force de se conformer à une production commerciale convenue». (Vilain, 2016, 13). Grâce à cette voix dépersonnalisée, elle continue à garder ses accès privilégiés à la parole dominante et au pouvoir grandissant du culte de plaisir marchand.
L’écriture a-littéraire est foncièrement méconnaissable. La voix qui sort de sa gorge, est neutralisante. C’est une voix qui brouille la clairvoyance, la lucidité et la pénétration d’autres voix: c’est une voix, totalitariste, terroriste. Elle nie ou minimalise ce qui est exactement la caractéristique majeure d’une œuvre littéraire digne de ce nom: libérer la langue, libérer les mots écrasés par le poids des contraintes, des conventions, des clichés et vidés de leur pouvoir de générer du sens. L’a-littérature soutient l’unification d’une langue et d’une pensée imposées par «le milieu social, les autorités communautaires et pouvoirs de tous ordres (religieux, politiques, médiatiques) qui encadre l’existence». (Crépon, 2014, 26).
Elle n’est pas donc une nouvelle expérience résistante et alternative du langage et souffre d’un manque ravageur de style. Sa crise du style est révélatrice d’une crise de pénurie de substance à ce qu’elle veut représenter. Le texte a-littéraire s’écrit dans une langue qui, à force de se vouloir transparente, n’est plus la trace d’aucune tonalité singulière. C’est pourquoi, il parât si pâle et artificiel par rapport à tout ce que le monde porte en lui de compliqué, de mystérieux et de contradictoire. Il est un texte abâtardi, sans caractère déterminant. Inutile de répéter à ses amateurs qu’ «un écrivain est avant tout une voix, reconnaissable entre toutes». (Begaudeau, 2011, 43) et qu’en littérature, le manque de recherche de la singularité et de justesse esthétique serait le manque de lisibilité.
Le texte a-littéraire est illisible, dans ce sens qu’elle n’évoque pas une manière particulière de dire le monde. Sa narration ne dévoile pas de forme spécifique d’aborder la complexité intérieure de l’homme et de la vie et ne trouble aucun esprit; elle dénie la singularité des sensibilités et l’originalité des intelligences.
La vraie littérature; l’occasion du témoignage actif
Ecrire pour la littérature, pour devenir une partie de la vraie littérature, est un filtrage du monde par une sensibilité originale et autonome. L’écriture n’est pas seulement un moyen privilégié à la disposition de tous, mais aussi un droit-devoir, le droit-devoir de s’exprimer, de se dire. C’est une façon égalitaire de répondre à la réalité existante et de la transformer. C’est en cela qu’elle peut se replacer parmi les derniers remparts contre la rage destructrice des totalitarismes déguisés et les nouvelles formes sournoises de la barbarie. Sans une telle écriture, tout serait réduit au silence et l’H/histoire des générations successives des sociétés serait cette histoire répétitive de «police partout, justice nulle part».
Une vraie littérature ne cesse de nous partager l’idée que rien n’est écrit à l’avance, même si une partie de l’Histoire est déjà découverte. Elle nous aide à «venir au monde», dans le sens où Jeanette Winterson suggère subtilement: «Mon conseil à tous: venez au monde» (Winterson, 2011, 13). Un monde où on ne serait désespéré de mener des efforts pour trouver des meilleures questions pour tous!
La vraie littérature possède toujours une fonction de témoignage qu’on peut nommer «le témoignage actif». Elle ne se contente pas de représenter et de démontrer, elle intervient, elle lutte, elle modifie. La vraie littérature est une mémoire active de l’humanité. La démonstration qu’elle nous apporte, ne passe pas seulement par le biais de notre «intellect», mais aussi par celui de notre «affect». Alors, c’est là, son privilège aux acquisitions théoriques, aux connaissances à l’état brut. Son témoignage appartient à tous; c’est une connaissance qui ne nous demeure pas extérieure, distante et indirecte. Et c’est exactement par là où il touche notre capacité d’être collectivement motivés, engagés et mobilisés. De même que sa présentation devient notre propre version des événements et réalités, souvent plus authentique et plus fiable que toutes autres interprétations.
Dans n’importe quelle société, un individu tel qu'il est aujourd’hui, tel qu'il souhaite être, tel qu'il espère une vie ou un monde meilleurs, est bel et bien le produit d'un long travail culturel. La plupart des héritages culturels, la plus grande partie des aboutissements artistiques et esthétiques du monde ont été, pour longtemps, transmis par l’écriture littéraire. Les valeurs civilisatrices auxquelles on a toujours attaché d'importance et de considérations, viennent en grande partie des productions littéraires. La littérature a été, pour longtemps, le seul et le plus pratique moyen du dialogue des cultures.
Alors, qu’est-ce qu’on peut faire pour qu’elle regagne, au moins, une partie de cette efficacité perdue? Est-ce qu’il faudra qu’à nouveau, un chef à penser et un écrivain vibrent dans le même homme? Est-ce qu’il faut ressusciter la coexistence de l’autorité et du charme de l’intellectuel, la collusion entre le sceptre et la plume?
Affirmons sans pudeur que cela n’est plus facile, plus faisable. Aujourd’hui c’est carrément difficile de gagner même le titre ordinaire d’écrivain: parmi tous ceux qui sont publiés, la plupart ne seront jamais écrivain. Le temps où l’écrivain était cet être rare et recherché, est bien passé. Il a manifestement perdu sa qualité de curiosité, de célébrité. Il ne serait plus cet élément précieux, cet atout et prestige des premières communautés et cultures. Il ne serait plus si passionnément écouté, admiré et suivi par le peuple. Les puissants du monde actuel ne s’honorent plus d’avoir un esprit lumineux, un écrivain-penseur à leur table.
Le nombre d’écrivains diminue de plus en plus et celui de scripteurs s’accroit chaque jour, à chaque moment. C’est devenu une sorte de déluge fou et continu. On attendait des siècles et des siècles pour qu’on puisse se débarrasser du papyrus et de la peau des animaux et que le papier devienne accessible. Il est encore passé des siècles pour que les machines à écrire paraissent et encore très longtemps pour les ordinateurs. Aujourd’hui tout est là, à la disposition de tous ceux qui s’illusionnent sur leur chance de devenir écrivain. En ce moment même, il y a des milliers et milliers des amateurs qui ont déjà ouvert un document Word pour le noircir de quelques lignes ou paragraphes de ce qu’ils considèrent comme «l’écriture».
Mais il faut le dire haut et fort que tous les espoirs d’une nouvelle perception de la nécessité/utilité de la littérature ne sont pas perdus. On peut penser à l’émergence d’un nouvel écrivain résistant. Celui qui va élancer son incompatibilité avec l’occupant, à savoir, tous les systèmes qui dénient aux hommes leur part d’expérimenter, de penser et de choisir autrement. Arrive-t-il à lancer ses bombes contenant de nouvelles idées et formes contre cette hypnose universelle?
Le témoignage actif de la littérature et une meilleure démocratie
A l’évidence, il est si difficile de rester résistant. Du jour au lendemain, l’écrivain serait obligé à basculer du côté de l’occupant. Il deviendrait, malgré lui et presque inconsciemment, un collabo: ses enfants le traîneraient ce soir au McDonald et au nouveau passage du shopping de la ville. Alors, les occupants ne le craignent pas; ils sont certains que personne ne lit aujourd’hui quelque chose de très sérieux, que les derniers textes littéraires sont en une voie accélérée d’extinction.
Alors, qu’est-ce qu’on peut faire? La moindre chose faisable, c’est qu’il faut réexaminer les concepts comme «le travail», «le rôle», «l’engagement» et «l’action» de l’écrivain. L’écrivain engagé à défendre la littérature et résister conte l’a-littérature, ne cesse d’enrichir les pourquoi de ses prises de positions. Il pratique les valeurs qu’il défend et continue à se méfier des discours encourageant le recueillement artistique et en général, de la division radicale de la création et de l’existence quotidienne. Pourquoi il doit renoncer à l’action sous prétexte qu’il lui faut du temps et de la liberté? Comment arrive-t-il à multiplier ses perceptions et expériences du monde sans avoir recours à ses propres témoignages actifs? Sans nous présenter sa mémoire active des choses, comment il peut écarter les obstacles d’une connaissance fiable du monde et de l’autre? Cet autre qui nous est parfois un obstacle, à lui-même.
Sartre avait présupposé, dans Qu’est-ce que la littérature?, que la littérature elle-même engendre une ambiance démocratique, en tant qu’elle suppose une coopération responsable et solidaire du lecteur avec l’auteur à travers le texte. (Sartre, 1948). La vraie littérature nous a toujours donné accès à l'autre. Elle a été ce lampadaire qui en éclairant notre foyer, illuminait la maison du voisin. Ce voisin qui nous restait dans la plupart du temps étranger. Une vraie littérature peut nous révéler encore l'intimité de l’autre, si proche, si familier à nous. Elle peut nous permettre de voir par les yeux de l’autre, de percevoir et d’éprouver avec lui. Proust avait raison de prendre ce credo: «Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini». (Proust, 1989, 891).
Tandis que la vraie littérature communique à la fois la singularité et l'universalité, l’individualité et l’intersubjectivité, l’a-littérature nous entraîne dans le refus du social et de l’interhumain. Elle ne nous donne pas l’occasion de raconter le récit que nous avons fait ou nous continuons à faire de notre vie. Elle ne nous donne pas la chance de raconter notre propre histoire ni écouter l’histoire de la vie des autres. Elle ne nous encourage pas à trouver les mots et les images pour lutter contre l’oubli et l'inattention que les systèmes dominants imposent à l’autrui.
Le disciple fidèle de la religion du marché, l’a-littérature est prête à tout pour défendre le culte du plaisir et l’illusion du choix. Celle de choisir parmi les articles apparemment divers d’une grande foire permanente; les villes d’aujourd’hui. Mais de choisir quoi et entre quels items? Comment dire à celui dont on lui a volé la liberté, qu’il est libre parce qu’il est permis de sélectionner entre les différentes couleurs des murs de sa cellule?
Le principe régulateur de l’espace public de nos villes d’aujourd’hui c’est la tyrannie du marché et pas la démocratie. La démocratie n’a fait qu’accentuer la logique de la domination marchande. Ce genre de démocratie n’est qu’une courtisane atteinte par la vieillesse précoce et qui ne se doute pas quand même de sa capacité à séduire.
Dans ce monde des dictatures, des soi-disant républiques ou des oligarchies latentes où n’importe quel journal télévisé, est un chapelet infini d’horreur et de désespoir, la démocratie n’est qu’une mauvaise caricature de celle qu’il serait possible. Elle n’est même plus une démocratie débutante et maladroite; elle est le cancre désespéré que chaque système en fait une nouvelle marionnette pour nous faire oublier la réalité oligarchique et l’hypocrisie institutionnalisée de son fonctionnement.
La démocratie d’aujourd’hui a impliqué tout le monde dans un théâtre universel pour engraisser un capitalisme déchainé et brutal, un capitalisme bandit et pas du tout démocratique; elle ne serait qu’une autre forme de l’asservissement. L’a-littérature qui s’accorde bien avec ce genre de démocratie, manque la possibilité d’une humanisation courageuse et reste la littérature des distraits, des isolés, des passifs, des craintifs, des soumis, des oublieux, des éparpillés, la littérature d’un mal stéréotypé[1].
La démocratie représentée par l’a-littérature ou vue par elle comme le cadre, n’est pas égalitaire. Elle ne se fait pas l’écho de toutes les voix de la société. Surtout, elle ne fait pas entendre la voix des sujets minimalisés. Elle ne s’ouvre pas aux autres ressources expressives de la langue et reste incapable de tisser des liens à ce qu’est pour les lecteurs un mode d’être fraternel, tolérant, solidaire, altruiste, égalitaire. Tandis que la vraie écriture littéraire, et par sa tendance interne pour la diversité esthétique et par son essence polyphonique, procure des interrogations lucides sur la diversité du réel socio-politique.
Les chefs-d’œuvre de la littéraire sont souvent des espaces narratifs pluralistes. Ils restent des carrefours, à la fois, de la dénonciation et du partage. C’est pourquoi, leur écriture serait toujours capable de prendre des formes dynamiques de l’intervention dans le monde, de la participation à une citoyenneté diligente. Retenons comme exemple le roman qui a toujours été un genre pluraliste, un genre de non-genre. La montée remarquable de la forme romanesque et sa force progressive sont, en une grande partie, dues à sa capacité d’ouverture et de tolérance. Cette «démocratie interne au roman» (Wolf, 2003, 7), nous a toujours fait vivre l’expérience de la liberté. Son organisation narrative dans un espace fictionnel émancipateur a généralement incité à réfléchir autrement et a réagi de façon beaucoup plus démocratique que la démocratie elle-même.
La littérature a été toujours censée nous rappeler ce qui nous somme. Elle a été toujours là pour nous aider à faire face à une part de la réalité avec laquelle nous avions tant de difficultés. Si Proust déclare que «la seule vie réellement vécue, c'est la littérature» (Proust, 1989, 891), c’est pour dire que non seulement la littérature n’est pas un rejet ou un déni de la vie mais elle est une grande chance de l’exploration et de l’expérience pluraliste dans tous ses aspects aussi complexes que contradictoires.
Pour les partisans de l'art pour l'art, au XIXe siècle, il suffisait à la littérature d'avoir de la beauté. La beauté qu’on lui attribuait se refusait à toute utilité. Aujourd’hui, on sait bien que cette beauté, loin d’être futile, est essentiellement utile, indispensable. Pour retrouver le goût perdu d’une vie démocratique, et la passion de respirer un peu au-delà de l’oppression et de la banalité tyrannique du quotidien, il n’y aura aucune solution qu’une revendication consciente non seulement de l’utilité mais de la nécessité de la beauté littéraire. L’indifférence à une telle conception de la beauté a fait un monde démesurément technologique, maladivement consommateur et beaucoup plus mécontent et malheureux que jamais.
Une nouvelle humanisation contre les asservissements de notre monde n’est possible que par le plaisir esthétique et réflexif que nous offrent les diverses formes polyphoniques de l’art. La beauté littéraire, comme celle de chaque forme profonde de l’art, est un champ propice à de nouveaux prolongements et amplifications du «partage du sensible». (Rancière, 2000, 12). Tandis que l’a-littérature, démunie de cette beauté, ne donne pas de nouveaux traits et dimensions à cette sensibilité partagée.
En intériorisant une diversité de points de vue, la vraie écriture littéraire dénonce le scandale de l’inégalité, de l’injustice et de la servitude. Elle nous invite à une expérience de la protestation face à cet état du réel. Alors, sans être exigeante ou démagogique, elle réveille notre implication émotionnelle dans le destin commun d’un nous revendicateur, conscient, interrogateur.
La vraie littérature nous a permis d’entendre l’histoire de l’autrui aux endroits oubliés ou méconnus de notre conscience. Elle peut toujours être la verbalisation artistique d’un mal commun, des souffrances de tout le monde. Seule la vraie littérature peut rester le champ favorable d’une écriture à la fois intime et universelle. En écrivant le très intime, on touche le plus universel et lorsqu’on touche le plus universel, on peut attendre de petites chaînes de compassion, de solidarité en ce temps d’individualisme forcené.
La vraie littérature a toujours cherché cet idéal d’ouvrir de nouveaux horizons, des nouvelles possibilités de pensées pour atteindre des sphères encore inconnues, des endroits de notre esprit jusque-là inaccessibles ou inabordable. Elle a constamment questionné nos savoirs, nos certitudes non seulement pour les basculer mais pour les reformer, les reconstituer. Elle a été aussi pour s’évader mais s’évader pour se rencontrer sur soi, sur ses alentours, sur le monde. Elle a concouru ainsi à un véritable équilibre de l’homme et du monde et c’est exactement par là où elle peut être parmi les rares refuges d’une nouvelle idée de l’utopie: la vraie littérature peut encore créer et transmettre des valeurs d’une meilleure démocratie dans le monde. Des valeurs qui ne seraient peut-être communicables et transmissible que par son espace narratif pluraliste. Italo Calvino exposait maintes fois cette conviction «qu’il y a des choses, je le sais, que seule la littérature peut offrir par ses moyens propres». (Calvino, 2003, 11)
En art comme en vraie vie, rien n’est immédiatement rentable. La vraie littérature nous donne un accès intime et authentique à nous, à l'autre, au monde. Sa valeur ne se mesure pas, ne se monnaye pas, mais c'est fondamentale à la reconstruction de l’humanité. Celui qui traverse l’épreuve de la vraie écriture littéraire, il l’a fait pour nous. Il faut encourager son effort, son hardiesse, son héroïsme. Il faut défendre une littérature qui est menacée de perdre son efficacité, sa nécessité vitale. Une littérature qu’on peut bien prouver sa capacité non seulement de plaisir mais aussi de conscience, non seulement d’évasion mais aussi de compréhension, une littérature de dialogue et de partage, de «participation à une signification commune» (Gadamer, 1996, 313), tellement nécessaires à notre monde d’aujourd’hui.
Conclusion
La question n’est plus «à quoi sert la littérature?», mais plutôt «qu’est-ce qu’on peut faire pour la littérature?». Toute tentative pour répondre à cette question est, à priori, un effort pour justifier la nécessité d’une vraie littérature. Sa survie menacée dépend du courage d’une génération qui serait prête à repenser l’écriture, à réfléchir plus sérieusement sur la place de la littérature en espace public et à la défendre.
Le manque d’une littérature intègre, irréconciliable avec la désinvolture qui encadre, relativise et banalise tout, serai la perte de rares espoirs des perceptions dissemblables sur les conditions humaines. Est-ce qu’on peut parler d’un blanchissage de la littérature, face à l’a-littérature qui dénie aux vraies formes littéraires, leur part d’influence, leur raison d’être? Qu’est-ce qu’on va faire en absence d’une littérature qui peut mettre en scène les souffrances, les questions et les non-dits des hommes? Qui veut nous parler de l’éternelle confrontation des idéaux et des réalités, et de la beauté des efforts qu’on peut mener pour surmonter ce mal de vivre persistant en nous? Comment redéfinir ce que nous sommes devenus dans ce monde des fake news et de nous ouvrir à ce qui fait une nouvelle humanité?
Il est vrai que le monde est parfois le monde des choses qu’on ne peut pas changer. Bien des choses restent très difficiles à bousculer. Quand même, mon origine nomade m’a appris qu’on peut au moins faire son sac en prévision. Espérons une littérature qui a les possibilités de nous faire prêts à partir, à découvrir et à interroger. Faisons le vœu qu’une vraie littérature s’émerge et remplisse nos sacs de questions, de silences et de rencontres, une littérature comme la souhaitait Roland Barthes, d’un «optimisme sans progressisme». (Barthes, 2003, 377).
De nos jours, les vraies œuvres littéraires ressemblent au puits du désert, le lieu de vraies rencontres, d’échanges et de compréhension féconds. Elles sont très rares, mais d’une valeur incroyable. Il faut souhaiter que des écrivains, très patients et assez braves, surgissent dans nos déserts d’aujourd’hui et laisse d’autres trésors, d’autres puits pour nous offrir de petites gorgées d’une eau magique de l’éveil. L’apparition d’une telle fiction serait le commencement d’un nouvel épisode du combat démocratique. Elle ne se soumettrait pas à la marchandise et serait capable de révéler une autre version de toutes ces réalités statistiques qui crient sur les plateaux d’émissions. Nous retrouverons alors le désir oublié ou rejeté de scruter nos liens au monde, à nous-mêmes et aux autres et nous saurons que sans cette observation aucune humanité ne serait cultivée, enrichie et instaurée.
Considérée comme le lieu privilégié du retour au réel dans toute sa profondeur et complexité et le champ propice du développement du sensible, la littérature est plus nécessaire que jamais. Sa survie serait la survivance des dernières chances d’une vraie démocratie, au moins, d’une meilleure démocratie. Sinon nos sociétés comme nos hommes s'enferment de plus en plus dans leur solitudes, leur castes, leur fondamentalismes.
L’art et plus singulièrement la littérature peut encore restituer une partie de la réalité. La vraie écriture littéraire est en soi un langage de résistance contre l’irréel. L’indifférence à la littérature résistante, la laisser sans soutien ni réconfort, c’est une nouvelle forme de l’autodafé des livres. Jamais l’humanité n’a été à ce point dérangée et intimidée par la déréalisation massive. Jamais on n’a été si brutalement bombardés de clichés détournés et voilés.
Comment respirer dans un monde où tout est prêt à nous plonger dans le marathon écrasant d’«avoir» sans être un seul moment attentif à l’expérience de l’«être»? Comment retrouver notre liberté de l’âme dans l'étroitesse de nos vies programmées par les exigences réductrices du marché?
Même si la logique utilitaire des systèmes socio-culturels nous répète que la littérature est inutile, il fait aller jusqu’au bout de cet inutile si beaux, si nécessaire et si efficace. Un monde fondé sur le pur utilitarisme et les intérêts à court terme des groupes particuliers, perd ses questions, ses espoirs et ses raisons d'être. Le monde sans vraie littérature, serai le monde des solitudes horribles.
[1] Cela ne veut pas dire que la littérature ne doit pas parler du mal. Non, tout au contraire, la littérature nous a permis de saisir profondément cette part d’asocial et d'inhumain qui habite l'homme. Les grandes œuvres de la littérature du Mal nous ont bien représentés les limites de l'humain et nous ont appris qu’il ne faut pas pousser l’homme à ses limites.