La Cultulangue dans L'Assommoir d'Émile Zola

Auteurs

1 Maître de conférences, Université Ferdowsi de Mashhad, Mashhad, Iran

2 Master en langue et littérature françaises, Université Ferdowsi de Mashhad, Mashhad, Iran

Résumé

La culture de chaque groupe social se manifeste par le langage de ce groupe. Dans la littérature française, L'Assommoir est considéré comme le premier roman dans lequel Émile Zola met en œuvre le langage populaire des ouvriers parisiens pour faire un tableau très exact de la vie de la classe inférieure de la société sous le Second Empire. Mais ce qui nous intéresse, c'est la perception de la culture dominante du monde ouvrier par le langage de ce monde. Cela implique le déchiffrement des diverses expressions langagières des personnages du roman dans des situations et avec des intonations différentes. Dans cette recherche, nous étudions la relation entre la culture et le langage populaire de la classe ouvrière en nous appuyant sur la notion de Cultulangue (culture + langue). Chaque Cultulangue se compose de l'ensemble des expressions langagières et l'ensemble des Cultulangues désignent l'Extracultulangue ou la culture dominante d'une société. À cette fin, nous analysons les Cultulangues dominantes dans ce roman, comme la Cultulangue franche, irrespectueuse, déterministe et infantile. Nous essaierons ainsi de répondre à cette question si l’ensemble des Cultulangues tirées de ce roman peut nous mener vers une même Extracultulangue de ce groupe humain social ?

Mots clés


Introduction

Le langage de chaque groupe social humain est révélateur d’une culture propre. La diversité culturelle engendre la variété langagière. «La langue est une manifestation de l'identité culturelle, et tous les apprenants, par la langue qu'ils parlent, portent en eux les éléments visibles et invisibles d'une culture donnée» (Zarate & al, 2003: 57).

De nombreuses études se sont focalisées sur la relation langage-culture. Dans les écrits d'Edward Sapir et de Benjamin Whorf, nous retrouvons l'expression moderne la plus connue concernant cette relation. L'hypothèse de Sapir-Whorf, en présentant les notions de «déterminisme linguistique [et de] relativité linguistique» (Delamotte-Legrand, 1998: 111) montre que «le langage constitue les moyens par lesquels les individus réfléchissent. […] le langage conditionne, voire détermine, la pensée culturelle, les perceptions et la vision de monde» (Sherzer, 2012: 22). Dans cet esprit, dans une étude, intitulée, “L’influence de la langue et du statut socioéconomique sur la compréhension de la fausse croyance des enfants” (2003) Shatz et autres chercheurs concluent que la vision du monde est sous l'influence de la structure de la langue. Donc, en produisant les langages différents, les diverses cultures des sociétés perçoivent le monde de façon distincte.

Étant donné la relation langage-culture, Réza Pishghadam présente la notion de la “Cultulangue”. Celle-ci constituant en deux mots «la culture» et «la langue», désigne la perception de la culture propre d'une société par le langage de cette société. La science de l'analyse de la Cultulangue se présente comme “la Culturologie de la langue” (Pishghadam, 2013: 52). Chaque Cultulangue se compose de l'ensemble des expressions langagières et l'ensemble des Cultulangues constituent la culture dominante d'un groupe humain social qui se désigne “l'Extracultulangue” (Pishghadam, 2013: 57).

 

 

 

Figure 1. Schéma général de la relation langage-culture

(Pishghadam, 2013: 57)

 

Pour trouver les Cultulangues historiques, il faut, comme un archéologue des langues, examiner scrupuleusement le langage et étudier précisément l'histoire pour déterminer les causes culturelles de la production des mots et des structures particulières (Pishghadam, 2013 : 53). La pensée, qui agit sur le langage et sur la culture, n'est pas uniquement influencée par la société, car «l'homme n'est un imbécile culturel ni un Je cartésien. Il est un sujet, un locuteur-acteur-social» (Windisch, 1982: 65). Selon Vygotsky (1994, 1975), le langage reste un intermédiaire pour bien penser et également, selon Halliday (1978, 1986), le langage est le produit des interactions humaines dans l'histoire. Ce langage a été créé grâce au développement de l'humanité et celui de la technologie. À cet égard, la culturologie de la langue implique «la science historique, [...] la sociologie et la psychologie, car chaque langue [...] qui se produit pendant l'histoire, constitue la conduite intellectuelle et mentale particulière dans la société» (Pishghadam, 2013: 53).

La question importante qui se pose ici, c'est si l’on peut déterminer la culture d'une société en trouvant une seule Cultulangue? Réponse négative certainement. Il faut trouver des diverses expressions langagières avec des Cultulangues fixées sur un sujet pour percevoir la culture dominante d'une société (Pishghadam, 2013: 57). La notion de Cultulangue pourrait être mise en pratique pour trouver les Cultulangues historiques des ouvrages littéraires dans lesquels l'auteur insiste sur les paroles populaires.

L'Assommoir est «le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple» (Zola, 1960: 34). En effet, Zola a l'intention de «faire un tableau très exact de la vie du peuple avec ses ordures, sa vie lâchée et son langage grossier» (Guillaume, 1999: 19). Pour réaliser cet objectif, il met en œuvre la langue populaire, argotique et orale des ouvriers parisiens de la seconde moitié du XIXe siècle, donnant une «valeur ethnographique» (Vassevière, 1994: 162) à ce roman. La parole populaire qui «a le mérite de […] reconnaître l'altérité d'un groupe social, le caractère spécifique de sa culture» (Dubois, 1973: 92) est sans cesse mise en rapport avec les réalités qui entourent le monde ouvrier. Ce qui se trouve dans les expressions langagières des personnages du roman.

L'hypothèse que nous formulons et qui constitue la base de notre recherche consiste en si dans L'Assommoir, des diverses expressions langagières des personnages dans des situations et avec des intonations différentes en masquant leur manière de penser font produire des Cultulangues dominantes. Par rapport à cette hypothèse, nous nous essayons à répondre aux questions suivantes: Est-ce que ces Cultulangues peuvent déterminer l'Extracultulangue ou culture dominante de L'Assommoir? L’Extracultulangue se compose-t-elle de l'ensemble de ces Cultulangues? Est-ce que l’Extracultulangue pourrait-elle réaliser l'objectif d'Émile Zola dans la rédaction de ce roman?

Il convient de remarquer que de nombreuses études se sont focalisées sur l'aspect langagier dans l'œuvre de Zola, mais aucune ne perçoit la culture dominante des ouvriers par leurs expressions langagières et leurs Cultulangues. À cette fin, dans notre recherche, nous choisirons et analyserons quatre Cultulangues dominantes de ce roman en nous appuyant sur la notion de Cultulangue de Réza Pishghadam: franche, irrespectueuse, déterministe et infantile. Notre but est de déchiffrer et de trouver le résultat de l'ensemble de ces Cultulangues pour percevoir l'Extracultulangue ou bien la culture dominante de L'Assommoir.

La Cultulangue franche

La Cultulangue franche se constitue de l'ensemble des expressions langagières par lesquelles l'homme cherche à exprimer nettement ses sentiments et ses idées.

Zola décrit la classe ouvrière française sous le Second Empire «qui a favorisé la mobilité des fortunes et coïncide avec le développement du capitalisme industriel et des villes» (Adam-Maillet, 2000: 108). Étant donné que le nombre d'emplois décroît, le nombre de chômeurs augmente. La croissance des produits industriels conduit les patrons à imposer des travaux acharnés aux ouvriers. Ils travaillent, sans salaire suffisant, plus de dix heures par jour et risquent des accidents. Ils ne sont pas assurés contre les accidents, les maladies et la vieillesse. Condamnés à vivre dans une société injuste, les ouvriers affrontent leur destin cruel. Ces difficultés engendrent un sentiment de haine et de déception à l'égard de la politique chez eux. Pour montrer le statut inférieur de l'ouvrier dans la société, Coupeau exprime franchement ses idées à propos de la politique. Ce discours désespéré se considère comme une révolte contre l'injustice qui règne dans la société:

«Ah bien ! Vous êtes encore innocents de vous attraper pour la politique!... En voilà une blague, la politique ! Est-ce que ça existe pour nous?... On peut bien mettre ce qu'on voudra, un roi, un empereur, rien du tout, ça ne m'empêchera pas de gagner mes cinq francs, de manger et de dormir, pas vrai? … Non, c'est trop bête!» (Zola, 1960: 126).

En effet, la pauvreté du monde ouvrier constitue un facteur point important dans le discours franc de ce monde. Dans cette attitude, lorsque Gervaise parle avec Coupeau des difficultés économiques de la famille, il lui répond franchement afin de fuir la responsabilité: «Est-ce que les hommes sont faits pour descendre dans ces embêtements? La cambuse pouvait manquer de pain, ça ne le regardait pas. Il lui fallait sa pâtée matin et soir, et il ne s'inquiétait jamais d'où elle lui tombait» (Zola, 1960: 339).

Les conséquences de ce système politique sont calamiteuses. La vie des ouvrières est sous l'influence de l'industrialisation. Cette dernière met les ouvrières au service de la machine et limite leur liberté et leur volonté de sorte qu’elles sont réduites au statut d'objet: «l'aliénation des ouvrières, au sens de Marx et Engels, les déshumanise et les transforme en objets, marionnettes pitoyables devenues des automates anesthésiés» (Bafaro, 2003: 63). Au bout de l'aliénation des ouvrières, il y a le relâchement des liens de famille et l'oubli des sentiments d'affection. On s’en rend compte dans la relation froide de madame Lorilleux avec sa mère, âgée de soixante-sept ans et malade. Madame Lorilleux ne prend pas soin de sa mère, et ne donne pas d'argent à Gervaise pour s'occuper d'elle. À cette fin, pour se déresponsabiliser, Madame Lorilleux justifie franchement son désintérêt pour sa mère:

«Elle [maman] y voyait encore joliment clair quand il s'agissait de piquer un bon morceau au font du plat; enfin, c'était une vieille rouée, elle rêvait de se dorloter. […] je ne donnerai pas un radis! non, pas un radis! … Ah bien! oui, cent sous ! Maman vous [Gervaise et Coupeau] servirait de domestique, et vous vous gobergeriez avec mes cent sous! Si elle va chez vous, dites-lui ça, elle peut crever, je ne lui enverrai pas un verre d'eau» (Zola, 1960: 201).

Zola, dans L'Assommoir raconte la société sous le Second Empire où le phénomène de la prostitution se déploie. Comme le remarque Zola dans la préface de La Fortune des Rougon: «la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge qui se rue aux jouissances» (Zola, 1968: 29). Cette société où les vertus et les décences disparaissent, les personnages zoliens, comme Gervaise et Nana, parlent nettement à propos de leurs relations interdites. Cette façon de parler leur permet d'éprouver une sorte de liberté. Dans cette attitude, lorsqu'on reproche à Gervaise sa relation avec Lantier, elle justifie son adultère et se défend en rappelant le passé de maman Coupeau: «Chacun dans son trou […] Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur façon […] Moi, je trouve que tout est bien […] Oh! Je sais, une jolie vie, des deux ou trois hommes, du père Coupeau […] c'est seulement pour vous [maman Coupeau] demander de me ficher la paix, voilà tout!» (Zola, 1960: 330). De la même façon, quand Gervaise reproche à Nana sa relation illégale, elle exprime, sans aucune honte, son intérêt pour cette relation et rappelle franchement la liaison secrète de sa mère avec Lantier: «Tu [Gervaise] as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux. […] je t'ai vue assez souvent te promener en chemise, en bas, quand papa ronflait…ça ne te plaît plus maintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l'exemple!» (Zola, 1960: 450). La perte de décence chez Nana ne provient pas seulement de la corruption de sa mère, mais aussi du rite de communion des filles, de son milieu du travail et des moqueries provocantes de son père. Le jour de la communion, on parla à Nana et à Pauline «de leur mariage et des enfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines écoutaient et rigolaient en dessous, se frottaient l'une contre l'autre, le cœur gonflé d'être des femmes» (Zola, 1960: 380). Par ailleurs, le milieu où Nana travaille, les fleuristes se parlent «des cochonneries, […] des histoires à faire dresser les cheveux» (Zola, 1960: 420) et «des conseils pratiques sur l'amour» (Zola, 1960: 425). Ces paroles ne font «[qu’] exacerber les manifestations […] [de] la “libido”, manifestation fondamentale du désir sexuel» (Damour, 2000: 63). En outre, lorsque Coupeau se moque de Nana, il éveille son désir: «Vrai !un joli morceau pour les hommes, une sole tant elle était plate, et avec ça des salières aux épaules, grandes à y fourrer le poing!» (Zola, 1960: 426). Ainsi, la communion, le milieu du travail et des blagues de Coupeau, en incitant le désir de Nana, lui font perdre sa décence, de sorte que l’amènent à parler franchement de ses désirs.

Dans L'Assommoir, les expressions franches proviennent également de la confrontation des personnages zoliens avec l'inutilité de leur vie. Ceci étant évoqué dans L'Assommoir non seulement par la misère, le malheur et l'injustice sociale qui les accablent mais aussi par leur milieu de vie. Le quartier de la Goutte d'Or, «un microcosme fermé» (Riguet, 2014: 17), fait vivre les ouvriers dans un lieu clos et étouffant, où il n'existe aucune échappatoire pour eux. Affrontant leur destin inexorable, les ouvriers ressentent la vanité de leur vie. Cela engendre une sorte d'indifférence chez eux-mêmes face à la mort d'un autre: «Bah! C'est un soûlard de moins [dit Boche après la mort de Coupeau]» (Zola, 1960: 507), «chacun son tour. Les vieux font de la place aux jeunes [dit M. Madinier après la mort de la mère de Coupeau]» (Zola, 1960: 365) et le père Bazouge, aussi indifférent devant la mort de Gervaise, parle de la mort avec dérision: «Tout le monde y passe [dans l’au-delà] … On n'a pas besoin de se bousculer, il y a de la place pour tout le monde […] Les uns veulent, les autres ne veulent pas […] En v'là une [Gervaise] qui ne voulait pas, puis elle a voulu. Alors, on l'a fait attendre… Enfin, ça y est, et, vrai ! Elle l'a gagné!» (Zola, 1960: 508). Ces expressions franches qui proviennent de la prise de conscience du non-sens de leur vie conduisent des personnages zoliens à déprécier l'existence des hommes.

La Cultulangue irrespectueuse

La Cultulangue irrespectueuse se constitue de l'ensemble des expressions langagières par lesquelles l'homme mésestime les valeurs humaines et morales.

Dans L'Assommoir, la rancœur des personnages envers la fatalité du destin est un des facteurs d'influence sur leur langage. Gervaise est née boiteuse d'un couple dominé par l'alcoolisme et la violence. Son infirmité «c'est porter la marque héréditaire de l'alcoolisme» (Damour, 2000: 28). Elle est victime de la fatalité. Cela lui donne un sentiment de faiblesse. À cet égard, lors de son duel avec Virginie, elle tente de lutter «contre l'adversité: comme le fatum de la tragédie, le destin qui s'acharne contre elle a de multiples visages: il a ici celui de Virginie» (Desgranges & Carles, 1989: 19). Dans cette scène, la violence de Gervaise envers son destin tragique s'exprime à travers ses injures: «Salope! Salope! Salope!» (Zola, 1960: 60), «saleté! […] la carne!» (Zola, 1960: 61). Le pouvoir de l'injure, celui de blesser et de dévaloriser (Dayer, 2017: 9) permet à Gervaise de compenser son impuissance. Le destin tragique est également évoqué dans la grave chute de Coupeau. Déçu de son sort, il sombre dans l'alcoolisme et l'ivrognerie dont l’une des conséquences est sa violence envers son entourage. Lors d'une saoulerie, il parle de façon offensive et adresse souvent des injures et des mots blessant à sa famille et sa femme: «Et du pain! Gueulait le zingueur. Je veux ma soupe, tas de roses!... En voilà des femelles avec leurs chiffons! Je m'assois sur les affutiaux, vous savez, si je n'ai pas ma soupe!» (Zola, 1960: 376), «Ah! les garces! La mère et la fille, ça fait la paire» (Zola, 1960: 377). Cette violence verbale provenue de l'alcoolisme et de l'ivrognerie, en lui offrant une liberté d'expression et une puissance virtuelle, satisfait sa rancœur envers son destin tragique.

Dans L'Assommoir, l'alcool tient un rôle majeur dans la vie des ouvriers. Plus ou moins tous les habitants du quartier sont alcooliques. L'usage de l'alcool leur permet de rêver une meilleure vie et de s'échapper des réalités amères et brutales qui s'acharnent contre eux comme la misère, le malheur et l'injustice sociale et divine. Mais, ce phénomène social provoque beaucoup de désagréments. Comme Bijard, une figure type de l'alcoolique, qui a tué sa femme et finit par tuer sa fille. Cette cruauté se trouve non seulement dans ses actes mais aussi dans les mots blessants qu'il adresse à sa femme: «Ah! Garce! » (Zola, 1960: 238), et à sa fille: «tu [Lalie] fait la traînée, bougre de trognon!» (Zola, 1960: 391), «sacré faignante» (Zola, 1960: 465). La consommation d’alcool chez les personnages zoliens fait perdre l'intimité et le respect de la famille. C’est ce que nous retrouvons dans la famille de Coupeau: «La journée entière, ils [Coupeau, Gervaise et Nana] s'empoignaient. […] La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants […] se retirait d'eux» (Zola, 1960: 383). Leur discours est sans cesse mis en relation avec l'alcoolisme. Sombrant dans l'alcool, Gervaise et Coupeau traitent avec dureté leur fille et lui adressent des injures: «C'est toi, chenillon? [dit Gervaise]» (Zola, 1960: 431), «Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon! [dit Coupeau]» (Zola, 1960: 377). À cet égard, la personnalité de Nana est sous l'influence de l'alcoolisme de ses parents. Elle grandit sans éducation et son caractère est à mettre directement en rapport avec la cruauté et les expressions irrespectueuses de ses parents: «Nana elle-même devenait mal embouchée, au milieu des conversations sales qu'elle entendait continuellement» (Zola, 1960: 376). Celle-ci, dépourvue de toute valeur morale et d'amitié dans sa famille, évolue seule, livrée à elle-même, sans soutien ni protection et apprend à ne compter que sur ses propres moyens. Elle devient donc individualiste et agressive, la conduisant à parler irrespectueusement à ses parents: «Les jours de dispute elle traitait bien sa mère de chameau ou de vache» (Zola, 1960: 376), «Cochon! Dit-elle [à son père]» (Zola, 1960: 377). Ainsi, l'effet destructeur de l'alcoolisme sur la psyché conduit les personnages zoliens à négliger les valeurs morales et à recourir aux injures.

L'injure fait partie intégrante de l'écriture de Zola dans L'Assommoir. Les personnages ont recours aux injures non seulement dans les situations conflictuelles pour rejeter leurs sentiments négatifs sur autrui mais aussi dans les situations amicales pour exprimer leur affection. Ce que nous retrouvons dans la conversation de Lantier avec Coupeau: «Ils s'adressaient encore des injures, mais amicalement. Ils s'appelaient “sacré animal”, d'un ton où perçait une pointe de tendresse» (Zola, 1960: 277). Par ailleurs, les personnages, en s’injuriant, cherchent le plaisir: «Boche et Bibi-la-Grillade, l'un après l'autre, injuriaient le vide, lui lançaient à toute volée: “Cochon!” et riaient beaucoup, quand l'écho leur renvoyait le mot» (Zola, 1960: 118). Le recours à l'injure, partout et de tout temps, est révélateur d'une perte de valeurs morales dans le monde ouvrier.

Dans L'Assommoir, les noms d’animaux appliqués aux personnages ont souvent une fonction dévalorisante: Mme Coudeloup, Mme Putoi, Mme Lerat, Virginie Poisson et M. Hongre. La dénomination des humains par des noms d’animaux est mise en parallèle avec l'emploi de la langue populaire: «Ce qui caractérise la langue populaire, […] ce sont les nombreuses images, en particulier les images animales, explicites ou implicites» (Becker & Landes, 1999: 69). Il convient de noter que c'est la perte des valeurs humaines dans le milieu ouvrier qui rabaisse l'homme à un rang animal.

Ainsi, certains surnoms des personnages zoliens peuvent être considérés comme une perte de respect envers eux: comme Gervaise, surnommée «La Banban» parce qu'elle boite; Mme Lorieux, appelée «Queue-de-Vache» à cause de ses cheveux; Coupeau, surnommé «Cadet-Cassis» car il préfère le cassis au vin; ou encore «Boit-sans-soif», le surnom de Bec-Salé parce qu'il est capable de boire un litre de «tord-boyaux» (de mauvais alcool) par jour. Il y a également d'autres surnoms, tels que «Mes-Bottes», «Pied-de-Céleri» ou encore «Bibi-la-Grillade».

La mésestime des valeurs morales se trouve aussi dans les plaisanteries irrespectueuses des personnages zoliens. Pour contrebalancer le tragique de leur situation, les ouvriers ont recours aux blagues irrespectueuses et indignes. Ce qui leur permet d'échapper aux «tyrannies de la causalité et [à] la temporalité qui déterminent la réalité naturaliste» (Baguley, 1978: 93). De cette manière, pendant que les ouvrières trient les linges sales des clients dans la nouvelle blanchisserie de Gervaise, Coupeau plaisante avec Clémence de façon égrillarde: «Elle avait tout de même de sacrés ailerons, cette dessalée de Clémence! Elle pouvait se montrer pour deux sous et laisser tâter, personne ne regretterait son argent» (Zola, 1960: 188). Ce discours, en offrant une sorte de plaisir à Coupeau, le protège devant l'angoisse de la vanité de sa vie. Accablé par son destin cruel, Coupeau cherche à se défendre par une solution hédoniste. Comme le remarque Yalom, «Dans la conception hédoniste, la finalité de la vie est tout simplement de vivre pleinement, de conserver sa capacité d'étonnement face au miracle de la vie, de se plonger dans le rythme naturel de la vie afin de chercher du plaisir dans le sens le plus profond possible» (Yalom, 1931: 437). Ainsi, la plaisanterie irrespectueuse de Coupeau lui permet d'oublier provisoirement les réalités brutales qui l'entourent. Par ailleurs, dans une autre situation, lorsque les invités de la noce de Gervaise sont mal à l'aise et déplacés à la mairie, ils tentent de surmonter leur sentiment désagréable par une plaisanterie rabaissante: «il devait être pour sûr chez sa blonde, à frictionner sa goutte; peut-être bien aussi qu'il avait avalé son écharpe» (Zola, 1960: 104). Les invités en s'écartant des normes socialement construites par cette plaisanterie, éprouvent une puissance par laquelle ils répriment le mépris qu'on leur témoigne. En effet, ces plaisanteries irrespectueuses, par lesquelles les personnages cherchent le plaisir, proviennent d'une déviance de l'intempérance dans le monde ouvrier: «l'intempérance se prête à un discours doué d'une profonde logique. Elle est produite d'un hédonisme, morale d'un monde sans morale, recherche butée du plaisir immédiat et de son engourdissement» (Dubois, 1973: 77).

La Cultulangue déterministe

La Cultulangue déterministe se constitue de l'ensemble des expressions langagières par lesquelles l'homme cherche à attribuer les événements survenus aux facteurs métaphysiques et surtout à Dieu (Pishghadam & Attaran, 2017: 146).

L'univers dans lequel les personnages zoliens vivent limite leur liberté et les réduit au statut d'esclave. Le travail écrasant ne débarrasse pas les ouvriers de leur misère et les empêche ainsi «[d’] accomplir l'ascension sociale rêvée» (Riguet, 2014: 17), «L'énergie [des ouvriers] est comme prise au piège d'un déterminisme qui les prive d'une totale et véritable liberté» (Carlier & al, 2005: 284).

Dans L'Assommoir, les déterminismes ne sont pas seulement sociaux, mais aussi familiaux et génétiques. Les personnages, «déterminés malgré eux par l'hérédité et le milieu» (Riguet, 2014: 17), se présentent comme victimes de l'injustice divine.

Dans l'esprit de Coupeau, l'instance divine n'est présente qu'à travers le malheur qu'elle manifeste. Coupeau en entendant la voix de sa fille, tombe du toit parce qu'il voulait simplement faire une risette à Nana. Privé de la grâce de Dieu, il tente d'attribuer cet accident à son sort: «il revenait toujours à des accusations violentes contre le sort. Ça n'était pas juste, son accident […] S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les choses» (Zola, 1960: 162). Ainsi, il se présente comme victime de la fatalité.

La croyance en la fatalité amène des personnages zoliens à se masquer la responsabilité de leur ruine. C’est ce que nous pouvons retrouver dans les paroles de Coupeau et surtout de Gervaise. La «paresse sera mise en avant comme précurseur de la chute de Coupeau» (Guillemain, 2018: 12) où il commence à boire de l'eau-de-vie. Pour Gervaise, aussi, la paresse, l'alcoolisme, la prostitution, la gourmandise et la dépense ostentatoire sont des facteurs qui entraînent sa déchéance. Pour se dédouaner de leur propre ruine, ils accusent le sort: «Ils accusaient la malchance, ils prétendaient que Dieu leur en voulait» (Zola, 1960: 383). En effet, ils mettent en pratique le mécanisme de défense de projection. Ce mécanisme «peut être déclenché aussi bien par une angoisse réelle que par la peur du surmoi ou la peur des pulsions […] pour éviter les actes et les désirs susceptibles de devenir dangereux et pour rejeter toute leur responsabilité sur quelqu'un ou quelque chose du dehors» (Freud, 1949: 113). Les expressions déterministes de Gervaise sont révélatrices de ce mécanisme: «Ah! Vrai, dans cette vie, on a beau être modeste, on peut se fouiller! Pas même la pâtée et la niche, voilà le sort commun» (Zola, 1960: 487), «Ah! non, la vie ne tournait pas gentiment» (Zola, 1960: 370), «Mais qu'avait-elle [Gervaise] donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu'à la fin?» (Zola, 1960: 483)

La Cultulangue infantile

La Cultulangue infantile se constitue de l'ensemble des expressions langagières par lesquelles l'homme a envie de retourner aux sentiments infantiles.

Dans L'Assommoir, le mécanisme de régression protège les personnages des sentiments de déplaisir. C’est ce que nous retrouvons dans les expressions et les chansons infantiles. Comme lors de la bagarre entre Virginie et Gervaise au lavoir, celle-ci tente de vaincre sa colère par une chanson infantile: «Pan! Pan! Margot au lavoir… Pan! Pan! À coups de battoir… Pan! Pan! Va laver son cœur… Pan! Pan! tout noir de douleur» (Zola, 1960: 65). Cette chanson en tant que «régression infantile» (Desgranges & Carles, 1989: 94) permet à Gervaise d'éprouver «une gaieté féroce» (Zola, 1960: 65). Un autre exemple est celui de Bijard: il roue de coups sa fille en lui adressant des expressions infantiles: «Hop! hop! […] c'est la course des bourriques! …Hein? […] Hop! Hop! À dada! À dada!» (Zola, 1960: 392). La régression infantile sert à surmonter la violence. Le mécanisme de régression s'active souvent lorsque l'homme s'est réellement mis en colère. Lorsque ceci arrive, il entre dans un état irrationnel dans lequel son comportement dépend totalement de l'émotion excessive (Strecker & al, 1954: 169-170).

Les personnages zoliens utilisent également des expressions enfantines dans leurs relations non-conflictuelles. Le cas de Coupeau est exemplaire. Son alcoolisme entraine sa déchéance matérielle, «physique et sociale» (Guillemain, 2018: 25). Au contraire, Gervaise en ouvrant sa nouvelle boutique engendre «un centre actif de la rue» (Riguet, 2014: 7). Cela provoque un sentiment d'infériorité chez Coupeau. Dans cette attitude, il cherche à surmonter ce sentiment par une plaisanterie qui se manifeste sous la forme d’une expression enfantine: «Est-elle [Gervaise] bête de me coucher! […] quand on n'a pas dodo!» (Zola, 1960: 191). Ceci montre qu'il y a une relation entre plaisanterie et régression infantile: La plaisanterie entraine la persuasion générale psychique par retour de la façon complexe de réfléchir à celle simple infantile (Franz Gabriel, 1997: 169). Un autre exemple est celui de la chanson enfantine que Gervaise chante le temps de la bagarre. Cette chanson se présente comme une «chanson de lavandière» (Zola, 1960: 65). Cela montre qu’un retour aux sentiments infantiles permet aux blanchisseuses de se défendre devant la dureté du travail.

Conclusion

Dans cette étude, l'analyse des Cultulangues dominantes dans L'Assommoir montre que chaque expression décrite est mise en parallèle avec la situation sociale, économique et psychologique du monde ouvrier de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans cette mesure, la Cultulangue franche est un moyen par lequel les personnages zoliens pourraient contester les mauvaises conditions de travail et d'injustice sociale s’imposant à eux, pour en éluder la responsabilité, pour en exprimer sans aucune honte leur intérêt pour les relations illégales, mais aussi pour en déprécier l'existence de l'homme. Puis, la Cultulangue irrespectueuse qui se manifeste sous forme d'injure, de dénomination des personnages par des noms d’animaux ou par des surnoms moqueurs et des plaisanteries rabaissantes, permettant aux personnages de se défendre face à leur destin tragique. Ensuite, la Cultulangue déterministe les amène à attribuer leurs malheurs au sort. Et enfin, la Cultulangue infantile les éloignent des réalités brutales de leur vie.

Ces Cultulangues montrent le conflit intérieur provenant des conditions difficiles accablant les ouvriers. Ceux-ci dans toutes les situations conflictuelles ou non-conflictuelles cherchent à trouver une solution pour surmonter leur sentiment désagréable par les expressions langagières propres. Donc, ces quatre Cultulangues sont révélatrices d'une sorte de mécanisme de défense contre les conditions difficiles. Étant donné la relation langage-culture et l'étude de quatre Cultulangues, la révolte constitue donc la culture dominante, ou l’Extracultulangue du monde ouvrier. C'est ce qui constitue la pensée de Zola, compte tenu de l'aspect critique de L'Assommoir. En effet, Zola ne reçoit pas de manière passive et impressionniste les Cultulangues, mais les choisit consciemment. Ainsi, le choix de ces Cultulangues lui permet-il de protester contre le pouvoir indifférent à la condition accablante du monde ouvrier.

Il convient de remarquer que la mise en pratique de la notion de la Cultulangue dans la littérature peut refléter la culture dominante d'une société et aussi l'objectif de l'auteur à mettre en œuvre diverses expressions langagières avec des Cultulangues en rapport avec un sujet.

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