Dans les dédales des récits labyrinthiques de Michel Butor et de Henry Bauchau

Type de document : Original Article

Auteurs

1 Professeur agrégé, Département de français, Faculté des langues et des littératures étrangères, Université de Téhéran, Téhéran, Iran

2 Doctorat, Département de français, Faculté des langues et des littératures étrangères, Université de Téhéran, Téhéran, Iran

Résumé

Cet article se penche sur l’analyse du concept de labyrinthe dans les récits dédaléens de Michel Butor (L’Emploi du temps, 1995) et de Henry Bauchau (Œdipe sur la route, 2017). Cette analyse est faite dans une perspective comparatiste au regard de la littérature moderne. Nous nous proposons de voir d’abord le labyrinthe formel, temporel et spatial dans la fiction de Henry Bauchau et de Michel Butor pour connaître ensuite le rôle des mythes dans ces dédales littéraires. Notre problématique serait donc de savoir comment ces écrivains ont intégré la forme labyrinthique à leur écriture pour évoquer la perplexité de l’Homme moderne. La démarche des romanciers quant à la dimension mythique de leur récit est analysée pour exprimer la façon dont la modernisation des mythes affecte l’écriture labyrinthique. Ainsi, tout en arborant l’intemporalité des mythes (celui d’Œdipe en particulier), on met en relief les matières qu’ils offrent à la littérature contemporaine et dans la représentation du statut de l’Homme à l’ère de la modernité.

Mots clés

Sujets principaux


Introduction

Le XXe siècle est une époque riche de bouleversements et de transformations qui mettent en relief son côté inconstant et éphémère. Nous pourrons faire allusion aux différents courants littéraires qui n’ont pas duré longtemps comme le surréalisme et le Nouveau Roman, ainsi qu’aux écrivains qui ont commencé à expérimenter une nouvelle période de l’histoire littéraire durant et après la seconde guerre mondiale. L’un des thèmes les plus utilisés par ces écrivains est le thème du labyrinthe. Le labyrinthe est le symbole de perplexité, de confusion et ce dont l’Homme doit s’emparer pour arriver à une connaissance de soi. Le labyrinthe, en tant que mythe, était et est toujours présent dans la vie humaine. Bachelard l’a bien affirmé quand il disait que « tout mythe est un drame humain condensé et c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle » (Bachelard, 1975: 6).

Les deux écrivains qui sont le sujet de l’analyse de cette recherche, c’est-à-dire Henry Bauchau et Michel Butor, ont essayé d’inculquer une nouvelle forme à la structure romanesque. Ils ont suivi une forme littéraire qui était définie comme « l’écriture labyrinthique », notion utilisée par El Mourad : «l’écriture de L’Emploi du temps devient en effet labyrinthique, réflexion du mythe de Thésée » (El Mourad, 2009: 60). Celle-ci est pleine de repères sous-jacents représentant un labyrinthe dans lequel le lecteur se sentirait perdu. Cette écriture est accompagnée d’un style si complexe qu’elle nécessite une participation sérieuse de la part du lecteur. L’Emploi du temps de Butor et Œdipe sur la route de Bauchau sont les deux romans que nous proposons d’analyser dans le présent article.

Notamment, nous pourrons citer des recherches qui ont été faites sur le thème du labyrinthe et sur son développement dans la littérature contemporaine. Catherine d’Humières a travaillé sur la diversité des formes littéraires apparues à partir du thème du labyrinthe (D’Humières, 2009). Jacques Poirier met en question les labyrinthes utilisés dans la littérature française moderne, surtout le cas de Michel Butor (Poirier, 2009). Dans Prospection dans le labyrinthe du Nouveau Roman, F. Alavi a montré que face au labyrinthe de la pensée et de la vie, Butor crée le labyrinthe de la fiction et de la narration et ne cesse de mettre l’accent sur le rôle de sauvetage qui est celui de l’écriture (Alavi, 2009). L’écriture labyrinthique, vu sa structure dédaléenne et fragmentaire, est donc l’objet de nombreuses recherches. Cependant, rares sont les analyses faites dans une perspective comparatiste sur le thème du labyrinthe dans l’œuvre de deux écrivains au regard de la littérature moderne. En effet, une telle recherche nous aiderait à retrouver des structures parfois convergentes ou divergentes entre l’écriture de deux écrivains pour montrer la perplexité de l’homme moderne dans un monde labyrinthique. De quelle manière, chacun d’eux se sert-il des mythes d’antan dans sa fiction pour dévoiler les dédales du monde moderne ? De la sorte, la question principale sera de comprendre comment et pour quels buts un écrivain profite des mythes anciens, les met en relation avec le thème du labyrinthe, et fait le portrait de l’homme perdu dans le monde moderne et en quête de son être. Néanmoins, pour procéder à une écriture labyrinthique, l’écrivain concède aussi à une manipulation du temps, de la forme et de l’espace dans son récit. Cela dit, on s’interrogerait alors sur le fait de savoir comment une écriture labyrinthique se forme.

Pour répondre aux questions posées ci-dessus, nous allons étudier, dans un premier temps, le concept du labyrinthe dans ses différents aspects temporels, structuraux et spatiaux afin de saisir le rôle de cette écriture labyrinthique et son émergement. Ensuite, nous nous interrogerons sur la relation entre ce labyrinthe et le renouvellement des mythes anciens par ces écrivains pour déceler si l’art (et particulièrement l’écriture) est un antidestin de l’ère moderne, mettant en revue les diverses caractéristiques de la modernité qui apparaissent dans ces œuvres.

 

Le labyrinthe et son entrée dans les dédales de la fiction

L’histoire du labyrinthe, pétrie dans des disciplines et traditions diverses, reste encore largement à écrire. Or, il nous rappelle, avant tout, le mythe de Dédale qui voulait enfermer Minotaure (Cursaru, 2012: 329). Dédale avait construit des galeries entremêlées d’où il était difficile de sortir.

D’après Giuseppe Lovito, « aujourd’hui, le mythe du labyrinthe a perdu son aura mythique ou sa connotation métaphysique. Il est de plus en plus évoqué, dans la littérature, dans les arts ou dans le langage courant, comme la métaphore par antonomase de la réalité actuelle, complexe, difficile et trompeuse » (Lovito, 2013: 347).

Certains romanciers se sont inspirés de la complexité de la structure de ces galeries pour insérer une structure labyrinthique à leur écriture. Ces inspirations ont fait naître de nouvelles formes littéraires où le temps, l’espace et la narration d’une œuvre étaient brouillés selon un ordre spécifique. C’est ainsi que James Joyce, Umberto Eco, Jorge Luis Borges, Robbe-Grillet, Michel Butor et Henry Bauchau entre autres entreprennent un parcours différent dans l’histoire de la littérature moderne. Ils s’intéressent à introduire le thème du labyrinthe à l’œuvre fictive. Le résultat de ce fait se montre soit dans l’absence du temps, de l’espace et de l’action dans le récit, soit dans leur multiplicité, de façon à ce que le lecteur perd le fil de l’histoire. Égaré au milieu de l’histoire, le lecteur tente alors de trouver une échappatoire. L’utilisation du thème de labyrinthe dans la littérature symboliserait, en fait, une quête de soi à travers un espace et un temps embrouillés et dans le cadre des mythes anciens qui seront certainement renouvelés afin de représenter une ambiance plus vraisemblable et tangible. C’est ce qui apparaît dans L’Emploi du temps de Michel Butor et dans Œdipe sur la route d’Henry Bauchau.

Le leitmotiv du labyrinthe se répétant à plusieurs reprises dans L’Emploi du temps devient la base de la structure de ce roman sur les plans formel, narratif, temporel et spatial. Le labyrinthe formel et narratif se manifeste à travers de longues phrases du personnage de Jacques Revel. Le labyrinthe temporel se présente sous forme de journal dans lequel aucun des souvenirs cités et datés, ne se succèdent pas de manière chronologique. Enfin, le labyrinthe spatial est incarné par Bleston qui égare le personnage principal.

Dans Œdipe sur la route, le labyrinthe est le résultat du conflit entre la modernité, le mythe et le destin préétabli. Bauchau reproduit ce labyrinthe en utilisant des éléments modernes empruntés à un mythe très ancien. Le labyrinthe est présenté sous différents aspects temporels, spatiaux et structuraux. En évoquant les souvenirs de son enfance, Œdipe entrecroise les fils du temps à un tel point qu’il devient un lacis. Quant au labyrinthe spatial, il est créé à travers un réseau de lieux enchevêtrés. Enfin, le labyrinthe formel qui est le plus important apparaît dans les complexités structurales.

 

Le labyrinthe temporel : le temps fragmenté, l’éternel égarement

Les jeux temporels, les bonds en avant et les retours en arrière abondent dans L’Emploi du temps. Le temps a d’une part la caractéristique d’un guide, d’un repère, d’une remarque, et d’autre part il égare le personnage principal. Par exemple, les dates fixes et exactes peuvent faire allusion à la localisation temporelle du personnage de Jacques Revel et à son obsession du temps comme l’un des fils conducteurs qui est probablement capable de l’aider à se frayer un chemin au travers de ce chaos labyrinthique. Or, le temps, manipulé par le narrateur, ne peut non plus secourir Revel. Pour prendre des exemples, nous nous référons à l’épilogue du roman où Revel se rend compte des lacunes de sa mémoire : « Pourtant c’était là que je croyais avoir rangé, quelques instants plus tôt, quelques heures plus tôt, je ne savais déjà plus, la lettre du directeur… » (Butor, 1995: 12).

Quoiqu’il tente de décrire minutieusement ce qui s’est passé, il oublie tout de même certains détails. D’où la fluidité de la mémoire humaine. C’est l’homme moderne envahi par la masse confondante des informations, des détails, des renseignements superficiels et des remarques, qui essaie de se souvenir de tout cela, mais il échoue à chaque fois.

Dans une partie de l’œuvre de Bauchau, Œdipe commence à hurler comme les loups et il se souvient du temps où il était monarque : « Alors il hurle comme un loup, celui qu'il a déjà été dans la meute grise du passé » (Bauchau, 1990: 232).

Mais cette royauté n’apporte rien de particulier puisqu’Œdipe est un roi et personne n’attend pas qu’un roi commette un délit. Compte tenu de la respectabilité du roi, les gens du village n’acceptent pas la libération de la sentence appliquée. Évidemment, s’il s’agissait d’une personne ordinaire et non pas d’un roi, on pourrait attendre que les gens lui pardonnent sa faute. Donc, le labyrinthe temporel se révèle à l’encontre d’Œdipe tout au long du récit. Aussi, Œdipe en racontant ses souvenirs, les confond-il parfois avec les mythes. Cette confusion aboutit par exemple à ce qu’Œdipe décrit l’image d’une bête qui ressemble énormément à sphinx alors que dans le souvenir, Œdipe, dans le labyrinthe, doit faire face à Minotaure : « J’ai senti le contact d’un corps d’homme, très puissant, mais qui semblait couvert d’une robe […] la bête me projetait sur le sol. […] Une lutte ténébreuse a commencé dont, à cause des boissons que j’avais eu la folie de boire, je ne pouvais distinguer si elle avait lieu en rêve, dans le délire ou tout entière dans la réalité » (Bauchau, 1990: 202).

Le choix de la forme du journal intime par Butor relève d’une option adéquate. Dans cette optique, le narrateur se sent libre d’adopter un style quel qu’il en soit et ensuite il commence à narrer les événements qui ont eu lieu. Ce qui est frappant dans le style adopté par le narrateur, c’est que les phrases sont fragmentées de manière excessive soit du point de vue structural, soit temporel. Par conséquent, l’hétérogénéité se fait jour à partir de longues phrases découpées par les différents connecteurs.

« Il faisait beau et clair, un temps de vrai printemps humide, avec un ciel encore assez bleu parmi les nuages effilochés, avec le soleil moîte haut encore sur l’horizon, faisant briller le plumage tout neuf des jeunes tilleuls qui s’ébrouaient dans les petites rues, le pelage brun, jaune ou violet des touffes de giroflées dont le parfum luttait contre celui de la fumée, dans tous les jardins de ce quartier du dixième, All Saints, limité au nord par All Saints Street où passe le bus 24 que j’avais pris pour venir, à l’ouest par All Saints Park, au sud par le grand cimetière, et à l’est par les voies de chemin de fer qui vont vers Hamilton Station, surélevées comme toutes celles de cette ville, dépassant les maisons environnantes qui n’ont guère plus d’un étage » (Butor, 1995: 61).

 

La rupture entre le passé, le présent et le futur surprend parfois le lecteur d’autant plus qu’elle s’effectue d’une façon immédiate. On pourrait même aller jusqu’à dire que le genre du journal intime est par excellence le genre de la fragmentation. Le narrateur ne prenant pas le temps de structurer son propos, n’ayant pas recours au brouillon, note au fur et à mesure ce qui surgit dans son esprit. Il écrit comme dirait Montaigne « par sauts et gambades » (Montaigne, 1834: 588). L’ordre chronologique est donc très souvent remplacé par l’ordre de surgissement des faits dans la conscience. A la continuité chronologique fait alors place une progression à thème linéaire qui n’est cependant pas toujours entièrement restituée, ce qui fait que le lecteur a encore plus l’impression que le scripteur passe du coq à l’âne. Le contenu référentiel semble alors complètement hétérogène. De cette fragmentation surgit l’ellipse, le désordre, l’irrégularité, la perte d’identité et enfin le labyrinthe, le thème omniprésent. Cette rupture temporelle provoque une impression de discontinuité chez le narrateur qui perd la tête en fouillant les plus petites nuances chez les autres personnages et c’est ainsi qu’il tombe dans le piège que lui tend le Temps, qui avait Chronos comme dieu primordial dans la mythologie grecque. Tout cela aboutit en fin de compte à ce que nous avons déjà mentionné : c’est toujours le labyrinthe, cette fois-ci sous la forme temporelle, qui par ruse fait tromper Jacques Revel dans ses souvenirs.

Dans le labyrinthe temporel d’Œdipe sur la route, nous ne pouvons pas distinguer si Œdipe parle de ses rêves ou de la réalité. Il est égaré entre la fiction et la vérité. Cette hésitation ne cesse d’augmenter. D’autant plus que la mémoire ne vient pas à son aide ; dès lors, Œdipe devient la victime de ce labyrinthe temporel. Celui-ci se forme à partir des jeux temporels, fait à la fois de la fusion entre son passé, son enfance et enfin celle du passé et du présent. D’où, l’aspect intemporel et éternel du mythe d’Œdipe. C’est la raison pour laquelle Virgini Brinker estime que :

« Le système énonciatif adopté, à savoir le plan embrayé du discours paradoxalement choisi pour la narration, a pour effet de rendre le récit plus vivant, plus actuel. Le mythe, récit fabuleux qui explique symboliquement un comportement humain universel, prend ainsi tout son sens. L’histoire d’Œdipe ici narrée ne sera pas celle du fils de Laïos et Jocaste, mais celle d’un homme qui pourrait être un homme d’aujourd’hui, même si le récit de Bauchau ancre sa réalité dans la particularité de la Grèce antique »(Brinker, 2008).

 

Il faut rappeler que le temps du récit n’est pas linéaire et en dépit des indications saisonnières, il reste toujours indéterminé. Des années s’écoulent sans que le lecteur soit en mesure de déterminer la durée de l’errance d’Œdipe. L’auteur emploie un présent intemporel, il vit donc l’histoire avec ses personnages. En revanche, lorsqu’il s’agit des récits rétrospectifs, nous trouvons des temps plus complexes comme le plus-que-parfait qui côtoie l’imparfait et le passé composé. L’utilisation de ces temps verbaux l’un à côté de l’autre a pour effet de renforcer la confusion temporelle et l’incapacité de distinguer le réel du fictif.

Décrivant des personnages égarés, en quête d’un sens à leur vie, Butor et Bauchau mettent en scène une temporalité fragmentée, hétérogène, labyrinthique qui entrave leur quête en créant la confusion entre le réel et le fictif, le présent et le passé. Dès lors, le récit s’élance vers des horizons atemporels, vers une pluralité de mondes hétérogènes, un plurivers constitué d’une multitude de fragments, de connexions et de frontières mobiles.

Butor a recours à la fragmentation du temps du récit par le biais de la forme du journal intime alors que Bauchau, grâce à l’absence de toute indication temporelle, confond les rêves et les souvenirs. Chez Butor, on est témoin plutôt de la multiplication temporelle alors que chez Bauchau, on est dans la pure intemporalité.

 

Le labyrinthe spatial : l’espace répété, une errance sans objectif

Le labyrinthe temporel affecte d’une manière ou d’une autre le personnage d’Œdipe et aboutit d’ailleurs à un labyrinthe spatial. C’est ce qui conduit Bertrand Gervais à annoncer que : « La perte des repères spatiaux a des conséquences sur les repères temporels. C’est une logique des instants qui se déploie, instants séparés les uns des autres […]. La sortie hors du temps est non pas le moteur de la narration ou de la quête, mais une conséquence de la complexité spatiale, du caractère inextricable du dédale et de ses conséquences cognitives » (Gervais, 2008: 9).

Aussi l’espace romanesque joue-t-il un rôle déterminant dans la création du labyrinthe. L’espace de L’Emploi du temps est une ville nocturne, sombre, dangereuse, mystérieuse et complexe où il se passe de drôles d’histoires.

Les lieux que Jacques Revel fréquente sont habituellement des points fixes allusionnant la répétition et la quotidienneté. Son bureau de travail, la maison de ses amis et les rues apparemment familières sont autant d’indices permettant de découvrir l’immensité de l’espace à Bleston. Mais, à l’instar du labyrinthe temporel, le labyrinthe spatial désoriente aussi Revel par la similarité des lieux et l’uniformité des endroits. Cet égarement spatial se ressent dès l’entrée de Jacques lorsqu’il évoque son départ de la station première et qu’il se trouve quelques minutes plus tard sur un lieu semblable : « Quand je suis entré, j’ai dû me rendre à l’évidence : déjà ce court périple m’avait égaré ; j’étais arrivé dans une autre gare, Bleston New Station, tout aussi vide que la première » (Butor, 1995: 13).

Ces quelques instants représentent peut-être la démarche de l’humanité dans la voie de progression et de développement par le biais des outils et des appareils modernes qu’elle a inventés laborieusement mais qui somme toute l’ont égarée de plus en plus. L’ambiance nocturne accentue l’effet de cécité qui est utilisé maintes fois par Revel pour décrire sa situation étrange. En fait, l’obscurité de l’espace sert à rendre encore plus mystérieux l’ambiance de Bleston et cela aide certainement à la création d’une sorte de labyrinthe spatiale. D’autres éléments comme la pluie mettent en relief cette caractéristique en accentuant l’ambiguïté et l’esprit énigmatique de la ville. Donc, l’infinitude de l’espace de Bleston le rend labyrinthique à un tel point que Revel appelle la ville Bleston qui lui répond : « je suis Bleston, Jacques Revel, je dure, je suis tenace ! » (Butor, 1995: 231).

Cette prosopopée indique que cette ville a un esprit du point de vue du narrateur et que celui-ci est attiré ou repoussé par Bleston. Nadia Birouk indique à ce sujet : « À vrai dire, l’espace dans La Modification et dans L’Emploi du temps contrôle le personnage et ses actes. Léon Delmont et Jacques Revel deviennent des marionnettes sans force, livrées à un espace puissant et agissant, qui modifie leur existence et change leur vie. De là, l’espace possède ce pouvoir fatal d’intervenir et de déranger l’ordre des choses et des êtres » (Birouk, 2012: 350).

C’est ainsi que la confrontation avec la ville commence et Jacques croit qu’il faut lutter contre Bleston considéré comme source de tous les problèmes causés ; ce qui entame une démarche revendicative contre cette ville : « depuis que j’ai déclaré la guerre à cette ville » (Butor, 1995: 350). De cette façon, le conflit de Jacques Revel contre les différentes sortes de labyrinthes temporels, spatiaux ou structuraux se transforme en un conflit contre la ville qui est la cause principale de toutes ces complexités.

Quant à l’œuvre de Bauchau, Œdipe décide de voyager mais il ne sait où aller. Ce voyage engendre la découverte de nombreux lieux dans le récit. Il passe par des lieux différents et retourne à Thèbes de nouveau. Il est dans un va et vient sans but et incessant. Ces voyages nombreux forment un labyrinthe spatial non seulement pour le personnage mais aussi pour le lecteur. Il se perd dans ce labyrinthe spatial. Plus il voyage, plus il se perd dans ces lieux labyrinthiques. C’est un itinéraire de Thèbes à Colonne. Cela étant seulement l’espace extérieur qui est visible, reste à expliquer que l’espace intérieur a ses propres labyrinthes. Nous entendons par l’espace intérieur, les pensées des personnages du roman, leurs décisions et leurs sentiments : « Chacun va bientôt devoir retrouver l'itinéraire de ses songes et tracer sur la terre et dans le ciel le chemin inconnu qui correspond à son image intérieure » (Bauchau, 1990: 132). Chacun de ses facteurs est assez complexes pour représenter un schéma labyrinthique. Quant aux pensées d’Œdipe, d’Antigone ou de Clios, nous sommes témoins des évolutions diverses. Ils n’ont pas de confiance et doutent de leur attitude. Des sentiments paradoxaux abondent dans cette petite communauté. L’espace intérieur est là où les personnages sont confondus alors qu’il y a beaucoup de choses à dire, à sentir et à réagir contre, mais c’est cette même diversité de choix qui est la cause principale de la confusion. Ce qui mène toujours vers une forme chaotique s’appelant le labyrinthe. Bauchau, par la reprise de ce mythe, cerne toute la difficulté du sujet moderne à se situer dans un monde toujours plus vaste et plus complexe, où chacun a tendance à fuir un espace intérieur qui l’effraie. Accepter la part sombre en soi, vivre dans la déchirure et assumer sa solitude, celle qui fait de chacun un être unique et toujours séparé, tel est le parcours initiatique proposé par Bauchau, à l'issue duquel l'être, plus ou moins réconcilié avec lui-même, peut définitivement se tourner vers autrui.

Ainsi, l’espace multiple et stratifié donne à l’auteur de L’Emploi du temps et celui d’Œdipe sur la route la possibilité de superposer plusieurs couches temporelles et met en évidence le côté ésotérique d’un espace dilaté à l’infini, d’une structure géométrique et géographiquement labyrinthique qui semble déterminer le sort des personnages par son aspect magique et parfois mythique. Dans l’œuvre de Butor, on pourrait découvrir le labyrinthe spatial à travers la similarité et l’obscurité des lieux dans une démarche répétitive et quotidienne. Alors, Butor invoque ainsi une sorte d’errance urbaine dans l’unique ville du récit. Mais, Bauchau met en relief un voyage initiatique qui évoque le sentiment de découverte et de multiplication de choix. Alors, contrairment à la démarche butorienne, ce périple suggère la multiplicité des espaces qui aboutit au labyrinthe spatial.

 

Le labyrinthe formel et narratif : l’architecture des mots

S’agissant des complexités narratives et structurelles, les labyrinthes formels et narratifs seront soulignés par des phrases longues, la fragmentation, le flux de conscience ainsi que la pluralité des points de vue et des voix narratives. La structure de L’Emploi du temps est construite de longues descriptions qui égarent non seulement le lecteur, mais aussi le personnage principal et le narrateur. Le thème du labyrinthe domine le roman du fait qu’il désigne une structure spatiale où l’on se perd à l’infini. Les balades innombrables mènent aux représentations infinies et réalisent des interprétations interminables. Ces longues phrases s’apparentent aux longues rues de Bleston formant une sorte de labyrinthe structural. Cette succession de mots nous fait penser au flux de conscience qui domine le récit. En fait, les paroles intérieures de Jacques Revel sont infinies et ininterrompues : plus il essaie de mettre un terme à ses pensées, plus son échec devient tragique.

Donc, ces longues pensées intérieures seraient, en effet, un voyage vers la quête et la découverte identitaire. M. C. Kerbrat dit dans Leçons littéraires sur L’Emploi du temps de Michel Butor que « le romancier qui mène son récit d’un point de départ à un point d’arrivée, le héros de roman, qui évolue selon l’itinéraire qui lui fait parcourir son créateur, le lecteur de roman, qui suit la trame de l’intrigue de la première à la dernière page, sont donc tous trois semblables à un voyageur » (Kerbrat, 1995: 6).

Ainsi, par le flux de conscience, la structure du roman devient un long voyage afin de mettre à l’index les difficultés d’une écriture moderne.

La structure d’Œdipe sur la route est autant complexe qu’il faudrait lire et relire plusieurs fois un passage afin d’en saisir le sens dissimulé à l’intérieur d’une forme captivante. Comme si la structure de ce roman était enchantée par les mythes anciens _ ici le mythe d’Œdipe _ pour bien transmettre la force du destin et du labyrinthe présenté. L’un des éléments les plus utilisés est la répétition successive et abondante des pronoms personnels qui a pour effet de rendre complexe la forme du récit : « La Sphinx a disparu comme s’effacent les vagues. Il a cru en être la cause, il a accepté le triomphe, la reine, la royauté, sans voir qu’en face de lui, une autre vague, bien plus haute, se soulevait déjà. Les hommes de la barque ne seront pas comme lui. Ils saurant qu’elle n’est pas la seule, qu’il ne suffit pas de triompher d’elle et qu’il faut affronter la tempête toute entière avec sa succession de vagues pour retrouver le port » (Bauchau, 1990: 138). Cet élément est présent partout dans le récit influençant ainsi le texte de Bauchau dans sa totalité. Ces pronoms qui deviennent quelques fois ambigus, nous font penser à la quête d’identité. Œdipe le roi a perdu son identité à cause du parricide et il est devenu un misérable mendiant cherchant toujours à retrouver sa véritable identité. Les autres sont aussi incités à retrouver la leur.

D’ailleurs, le récit qui se trouve polymorphe et qui contient des "digressions" développées, permet d'éclairer le cheminement d'Œdipe à partir d’une correspondance entre les formes diverses. De nombreux personnages racontent leur récit dans ce roman et leurs destins se rattachent. Donc, une sorte de polyphonie se fait jour à travers ces multiples récits enchâssés et enchâssant qui mettent en relief la volonté de l’écrivain pour arriver à l’union, à l’association et à la conversation. L’écrivain choisit ce style complexe et labyrinthique afin de mieux révéler la situation d’Œdipe moderne, celui qui cherche un but et qui croit possible de le retrouver dans cet amalgame de récits. Bauchau met Œdipe sur une route imaginaire, la route de purification et de perfection. C’est une recherche qui aboutit à la découverte de soi. Et c’est enfin l’écriture qui est désignée comme la seule chose humaine existante :« Œdipe écrit des choses qu’on ne pourrait pas dire. Peut-être que l’écriture va devenir plus humaine que la parole » (Bauchau, 1990: 262).

La complexité de l’Emploi du temps se révèle parallèlement dans la pluralité des points de vue et cela, à un tel degré que parfois le lecteur ignore la voix qui parle ou il ne saisit pas bien le point de vue. De là, s’avèrent les multiples interprétations que l’on pourrait extraire du texte. Ces éléments en s’assemblant dans le même texte créent un labyrinthe structural et narratif dont le fil conducteur est le journal de Jacques Revel. Concernant ce sujet, Nadia Birouk insiste sur le fait que :

« Ce que le lecteur naïf ne saura jamais, c’est que Butor a construit son roman L’Emploi du temps selon un procédé moderne qui a une connotation mythologique, celle de la quête du Graal, en se référant aussi à la structure du roman policier. Dans L’Emploi du temps, le dédoublement de l’histoire qui mêle le réel au fictif donne cet aspect mythique, voire « merveilleux » au récit, parce que Jacques Revel s’accroche au Meurtre de Bleston. Ce livre, qui est un élément extérieur, va intervenir dans sa vie et l’aider à se libérer de Bleston, la ville, qui le domine et le perturbe » (Birouk, 2012: 235).

 

On pourrait dire que le journal de Jacques Revel ou le livre par extension lui donne de l’espoir pour sortir de ce labyrinthe de pensées. Or, on peut constater que le même livre, par les enjeux temporels, est aussi capable de l’égarer de plus en plus.

Aussi, l’importance de l’écriture, une écriture qui paraît être plutôt labyrinthique est primordiale chez Bauchau. Cette écriture devient une thérapie et à la limite une cure. Œdipe sculpte et couvre d’écriture les pierres que Constantin lui apporte. Cela rend compte de l’éternité de l’écriture comme un acte artistique. L’écriture en tant qu’une forme d’art aide le personnage mythique d’Œdipe, cet Œdipe moderne, de retrouver un but à sa recherche et de comprendre que la destination à elle seule ne compte pas ; ce qui compte le plus, c’est le chemin : «  Le chemin a disparu, peut-être, mais Œdipe est encore, est toujours sur la route » (Bauchau, 1990: 380).

Ainsi, dans L’Emploi du temps et Œdipe sur la route, le labyrinthe formel et narratif dialogue avec la temporalité labyrinthique et l’espace dédaléen. L’alchimie du verbe réussie alors à initier le lecteur au statut de l’homme moderne par l’exploitation des potentialités infinis de la langue, toujours à réinventer, revêtant tour à tour toute sorte de tenues. Les deux auteurs, soucieux de mettre en contact l’homme et le monde, se tournent vers l’usage des structures et des formes narratives variées, qui pourraient leur fournir le matériau verbal pour énoncer un nouveau réalisme capable de surmonter les formes limitantes qui contraignent la perception objective de la réalité aux malaises de la condition humaine. Butor met en scène le labyrinthe formel par la succession de longues phrases et la pluralité des points de vue alors que Bauchau, par l’emploi excessif des pronoms personnels, retrace une polyphonie représentant le labyrinthe narratif.

 

La résurrection des mythes de labyrinthe

Par son langage symbolique et imaginaire, le mythe peut être considéré comme un moyen de s'approcher de vérités indémontrables. Au cœur du mouvement qui a travaillé la civilisation occidentale que l’on appelle la modernité, la notion d’espace relate d’une grande importance et possède bien des aspects du mythe. En effet, l'espace est estimé comme le locus par excellence de stockage des histoires vécues au jour le jour, aux minces faits qui composent la trame collective, la trame des rapports interindividuelles, mais aussi la trame qui attache le sujet à un territoire, à une ville, à un environnement naturel qu'il partage avec d'autres.

Ainsi, dans L’Emploi du temps, la ville de Bleston est une ville symbolique, un amalgame de mystère, d’hostilité, de modernité industrielle, de mythologie, d’étrangeté, d’incommunication, d’égarement et de crise identitaire. Lucien Giraudo affirme que « Bleston est le type même de la grande ville moderne, elle se présente comme un fragment parfait d’urbanisation, un modèle de toutes les grandes villes du monde occidental » (Giraudo, 1995: 31).

Peut-on conclure dès lors que l’idéologie des tenants de la modernité trouve corps dans les propos cités ci-dessus ? Abordant la question de la centralisation et des métropoles du monde occidental, on comprend mieux la raison pour laquelle Butor en choisissant Bleston comme espace de son roman faisait allusion à cette modernité confondante qui forme un labyrinthe. Procédant à la personnification, Butor met en scène une ville, semblable à un être humain, qui devient celui envers lequel Jacques Revel lance un défi et le considère comme un ennemi doté d’une personnalité, d’une identité et en fin de compte d’un esprit humain. Ce qui nous rappelle les paroles de Butor au sujet de l’esprit de lieu dans son Génie de lieu et du fait que chaque milieu possède un esprit qui nous parle du passé. Quant à Bleston, cette ville détient un long passé historique bien que plus tard elle ait été le sujet d’un renouvellement moderne. Cela peut aussi indiquer indirectement que le monde romanesque doit s’évoluer, changer ses fonctionnements et devenir moderne.

L’incarnation de mythes variés mettant en scène chacun à sa manière l’espace labyrinthique, la ville de Bleston, est qualifiée de plusieurs propriétés comme « ville-magicienne (mythe de Circé), ville-minotaure (mythe de Thésée), ville-hydre (mythe de serpent mortifier), ville-meurtrier (mythe de Caïn) » (İçel, 2009: 174).

Donc, la modernité de Bleston est la question sur laquelle nous mettons le doigt parce que cet élément se considère comme base de création d’éléments secondaires tels que la solitude, l’incommunication, l’isolation, etc.

Cette structure moderne, c’est-à-dire la ville, mène le personnage de Revel à prendre sa vengeance de la ville car il a assez souffert des complexités excentriques de Bleston alors qu’il va peu à peu s’égarer, s’éloigner des autres gens et s’attacher au pouvoir des mots. Ce ne sont que les mots qui peuvent résister devant la globalité d’une ville révélant l’état moderne des choses dans un labyrinthe. Lison Brenu croit que :

« La ville peut […] constituer un véritable labyrinthe pour les individus qui la parcourent sans la visualiser dans son ensemble. Le labyrinthe amène le personnage à ne plus retrouver son chemin et il dissimule les possibilités d’en sortir. Ainsi, lorsque Jacques Revel souhaite quitter Bleston, il se trouve dans l’incapacité d’échapper complètement aux constructions urbaines et échoue dans sa tentative d’atteindre une zone rurale » (Brenu, 2009: 32).

 

Ainsi, nous décelons que la forme traditionnelle de la vie dans les villages et le déroulement de la vie à l’aide des moyens traditionnels ne s’avèrent plus efficaces ; que les villes sont les nouvelles substitutions qui donnent à la vie une teinte moderne grâce à l’usage des moyens nouveaux et variés. Dans une partie du roman, Bleston est comparé à un labyrinthe et l’écriture à un cordon de phrases à l’aide duquel on pourrait sortir de ce labyrinthe : « Toutes ces phrases et ces pages, ce qui les a sauvées, m’a sauvé, c’est leur nombre » (Butor, 1995: 187). Manifestement, Butor insiste, de la sorte, sur le fait que le seul moyen pour se sauver de cette ville maudite est l’écriture. Aussi, nous constatons que le narrateur définit Bleston comme une ville composée d’hommes et de pierres (Butor, 1995: 293). Ce côtoiement manifeste la relation entre l’homme et la ville ou entre l’homme et son environnement et la structure qui l’entoure. De plus, par rapport au contexte la pierre symbolise la dureté, la cruauté et la résistance : grâce à ce rapprochement, l’auteur met en relief le caractère industriel et machinal de Bleston, le côté mécanique et systématique des liens et des rapports. À cela s’ajoute également le fait que Bleston est illuminée par des lumières artificielles et l’on peut déduire qu’il y a l’absence de l’original dans l’ère moderne où tout relève du copié.

Hormis la ville, d’autres mythes constituent une partie importante de ces romans pour montrer le statut de l’homme moderne au milieu du chaos énigmatique de la modernité labyrinthique. On constate l’existence des héros mythiques comme Œdipe, Thésée, Caïn, Abel ou Ulysse. Cependant, le mythe qui nous intéresse particulièrement, de par ses multiples mentions dans les deux romans, est évidemment celui d’Œdipe.

Le narrateur de L’Emploi du temps ne cesse de comparer sa situation à celle d’un aveugle qui s’égare et se perd, il cherche à trouver une similarité entre les personnages mythiques et ceux de son roman : « La fumée, la brume et l’ennui, l’hiver, la vase, la laideur et la monotonie, auraient eu enfin raison de mes yeux ; sans m’en douter, je serais devenu totalement aveugle ; la malédiction aurait achevé son ouvrage ; que serait-il resté de moi ? » (Butor, 1995: 162). Bien sûr, le rôle du mythe est efficace dans cette œuvre, mais la question qui se pose, c’est de savoir comment on peut utiliser le mythe pour combattre contre le mythe lui-même. Jacques Revel décide de renverser et de renouveler les mythes anciens dans un contexte moderne pour s’emparer de Bleston. Le moyen qu’il choisit est l’écriture, les mots, les phrases. Dans Leçon littéraire sur L’Emploi du temps de Michel Butor, Marie-Claire Kerbrat insiste sur le fait que « l’écriture est un "radeau" de sauvetage : elle lui [Jacques] permet d’échapper à la noyade, de lutter contre l’aliénation qui le menace, et de "s’y retrouver" en "se retrouvant". Car l’écriture est une recherche : recherche de la vérité, de la cohérence, du sens. Jacques refuse l’obscurité, la somnolence, la cécité qui le menacent » (Kerbrat, 1995: 59).

Alors, la rédaction du journal est une solution ou plutôt un remède contre les hostilités de Bleston qui égarent constamment Jacques Revel par une structure moderne. De là, commence l’acte revendicatif de ce dernier contre Bleston, c’est-à-dire le fait de tenir un journal intime. Étant toujours sous l’influence de la structure inextricable de la ville pour lutter contre le labyrinthe de Bleston, le journal de Jacques est chargé d’une structure labyrinthique. En fait, pour pouvoir résister, il utilise le labyrinthe comme une arme contre Bleston. C’est ainsi qu’apparaît l’écriture labyrinthique, une nouvelle écriture qui refuse de suivre les clichés et les structures traditionnelles en changeant et évoluant les mythes anciens afin de présenter de nouveaux enjeux à la littérature française.

De son côté, Henry Bauchau, décrivant le mythe d’Œdipe par le biais d’une écriture moderne, cherche à émerger un monde nouveau, né des décombres d’un ancien monde disparu. Or, cette combinaison ancienne-moderne, évidemment polysémique, aboutit à un labyrinthe. L’écriture de Bauchau fait à la fois défi et aléa de ce labyrinthe et du destin.

Le résultat de cet assemblage se révèle par l’apparition de quelques éléments modernistes dans l’œuvre, tels que l’incommunication, la solitude, la défection du sens de la famille, la dépêche, l’hésitation, l’abandon de tout objectif, l’identité perdue et l’individualité. Ainsi, le roman de Bauchau déborde des discours de personnages qui sont fermés à la communication avec autrui. Les dialogues-mêmes ne suivent pas une forme quotidienne : aucune question n’est posée, aucune réponse n’est donnée, et les propos restent donc au niveau de bavardage, sans résultat quelconque. « Il [Bauchau] n’est pas enfermé dans le monde grec, ni prisonnier des mythes, mais attentif aux […] mouvements intérieurs de la conscience et de l’inconscience »[1]. Il refuse de la sorte les normes sociales pour vivre au dépend d’un combat continuel entre la conscience et l’inconscience, entre ce qui est norme et ce qui le contredit.

Ainsi, l’image qu’il peint d’Œdipe ne paraît plus être celle du héros mythique de l’Antiquité. Il s’avère incapable de communiquer avec les autres et commet des actes irréguliers et inexplicables. Après le suicide de Jocaste, Œdipe reste seul et doit quitter sa famille. Ses enfants subissent le même sort sauf Antigone qui accompagne son père. Sa famille se déchire et rencontre la solitude. Œdipe s’abandonne dans une incertitude totale et gratuite cédant à l’acte de suivre un chemin qui ne mène nulle part.

Antigone est une petite fille qui ne peut pas abandonner son père aveugle. Elle l’accompagne partout mais ne croit pas en lui, d’où la distance qui les sépare l’un de l’autre et qui aboutit à une certaine individualité dominante. Elle parcourt des chemins avec son père mais elle n’a pas une identité précise. Est-elle sa fille ou sa sœur ? Elle l’ignore. Tel est le sort des autres personnages du roman qui ne connaissent non plus leur propre identité ; en racontant leur histoire, chacun d’eux s’efforce de la sorte de la découvrir. La question de Constance sur son vrai nom est l’exemple parfait de cette perte d’identité : « J’ai demandé : « Constance, c’est mon nom ? » Les maîtres achéens m’avaient donné un autre nom et j’avais oublié le mien » (Bauchau, 1990: 299).

Il paraît donc que cette quête identitaire incite les personnages à trouver un but à leur vie. Mais la recherche s’avère inutile parce que malgré les motivations comme la peinture, la musique et la danse, on ne distingue guère de but dans leur itinéraire. Par ailleurs Œdipe trouve le moyen de confronter la modernité et de mener un combat contre cet état moderne dans le but de se rapprocher de la nature : celle qui se transforme en un refuge, en un lieu saint et sécurisé où il se trouve protégé : « J’aurais voulu être soulevé par une vague, être projeté, vomis hors de ces murailles et de cet air confiné où j’avais pourtant joui d’un si grand bonheur » (Bauchau, 1990: 204).

L’extrait ci-dessus montre à quel point Œdipe éprouve de la haine envers les murailles de la ville qui symbolisent la modernité. Lorsqu’il se crève les yeux et décide de se mettre en route, il décide de suivre son « vertige qui [le] mène n’importe où » (Bauchau, 1990: 56). Ainsi, il entre dans un labyrinthe intérieur, celui « de sa mémoire [et] de sa pensée » (Bauchau, 1990: 341). Dépourvu de repères spatio-temporels, il se perd constamment dans l’espace ouvert de la Grèce antique. Ce qui évoque d’une certaine manière l’individualité moderne et/ou postmoderne, l’échec de la communication, la méfiance. Le sentiment d’inquiétante étrangeté du monde extérieur conduit le roi maudit à la folie : « [...] les moments où il s’échappe pour grandir admirablement ou s’effacer dans l’espace se prolongent » (Bauchau, 1990: 126).

Ainsi, Œdipe incarne l’homme dans et contre la nouveauté, la modernité et contre tout ce qui nuit à la nature. Il montre son amour pour la vague en tant qu’une partie de la nature. Or pour pouvoir survivre dans le monde moderne, il devrait choisir entre le fait de céder ou de lutter. Œdipe dépouillé de son image et de son identité traditionnelle paraît être obligé de s’adapter à la vie moderne. Il tente donc de conquérir la nature. La conquête de la nature est l’élément clé de l’histoire, celui qui est toujours présent. La quiétude d’Œdipe s’explique aussi dans cette conquête, lorsqu’il parvient à peindre la vague et se sent ainsi victorieux. Car il réussit enfin de se libérer d’une charge émotionnelle aboutissant à l’émancipation spirituelle et au pardon.

Pour mettre en relief les vérités axiomatiques de la modernité, l’auteur de L’Emploi du temps et celui d’Œdipe sur la route ont recours aux mythes. Or, ils prennent le mythe du labyrinthe comme point de départ. Car « le labyrinthe apparaît comme l’une des métaphores les plus aptes à représenter la complexité du monde contemporain et la confusion qui en découle. […] Tout ce qui semble inextricable, et dont on parvient malgré tout à s’extirper » (Gervais, 2008: 21). Ainsi, la représentation du labyrinthe – évoquant une énigme à résoudre, un obstacle épineux et un espace de désorientation – devient, à la limite, la représentation d’un espace où les figures mythiques sont à la quête du sens.

Les figures mythiques servent à montrer que dans le labyrinthe du monde moderne, l’homme ne possède pas de fil conducteur immuable. Il doit affronter le néant et lutter pour sa survie en tentant de le rejeter au-dehors. C’est ainsi que dans les deux romans, l’intérêt du mythe d’Œdipe est révélateur : il cherche à accéder à une vérité extérieure au labyrinthe. Jacques Revel fait tout pour sortir du labyrinthe de Bleston tout comme Œdipe de Bauchau qui se crève les yeux afin de sortir de son territoire royal. Car en effet, en remontant jusqu’au mythe grec, on constate que le labyrinthe est avant tout une construction souterraine de l’inconscient donnant accès à la matière émotive à tous les égarements et les inquiétudes de l’être, à tous les « aspérités et les risques » (Bauchau, 1990: 340).

Conclusion

L’étude des deux romans nous a montré que l’écriture labyrinthique joue un rôle important dans la représentation temporelle, spatiale, structurale et narrative de ces œuvres, puisque les deux écrivains, préoccupés par la structure des mythes anciens, s’efforcent de mettre en relief la capacité de la littérature dans son évolution structurale, bien que le contenu soit plus ou moins stéréotypé. L’histoire d’Œdipe devient le motif de la rédaction de son itinéraire de Thèbes à Colonne chez Bauchau. Il se sert de son imagination pour insérer de nouveaux éléments modernes dans l’écriture en vue d’insister sur l’intemporalité des mythes et sur les matières qu’ils offrent à la littérature. Chez Butor, c’est le même procédé qui se trouve en marche, mais d’une manière différente. Il place l’homme contemporain dans un cadre ancien comme Bleston qui est le carrefour des mythes d’Œdipe, de Thésée et de Minotaure. Ainsi, l’homme moderne rencontre des problèmes tels que la crise de pensée, la solitude et le malentendu. Butor et Bauchau en se servant du thème de labyrinthe et des éléments modernes ont créé une écriture labyrinthique qui reflète la situation de l’homme d’aujourd’hui, inconstant et perdu. Tous les deux croient que l’art sous ses différentes formes pourra aider l’humanité à tolérer cette circonstance et à trouver un but à sa vie car l’art est toujours un antidestin qui accompagne les protagonistes de ces romans afin de sortir de ce labyrinthe chaotique. Les deux auteurs, en recourant d’une manière allusive à une écriture labyrinthique, essaient de renouveler les allégories mythiques dans un monde totalement différent et moderne et de montrer le rôle efficace de l’art dans l’émancipation humaine du vide existentiel. Alors, cet attachement aux mythes pourrait s’interpréter comme une sorte de point de repère, ou même une échappatoire, dans un univers chaotique, moderne et toujours changeant. Chacun procèdant d’une façon unique, le résultat s’avère identique. Œdipe et Jacques, plongés dans les labyrinthes spatiaux, temporels et formels, s’égarent par tous les moyens possibles dans ce voyage intérieur afin de permettre au lecteur de s’interroger éternellment sur la condition humaine à travers un sujet ontologique.



[1] https://www.espritsnomades.net/litterature/henry-bauchau/

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