Type de document : Original Article
Auteurs
1 Professeur assistant de langue et littérature françaises, Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran
2 Doctorant en langue et littérature françaises, Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Julia Kristeva est une féministe, linguiste, sémioticienne, critique littéraire, psychanalyste mais avant tout une philosophe contemporaine. Elle est réputée pour ses travaux dans le domaine de la littérature et notamment la notion de l’intertextualité et a publié plus d’une trentaine d’ouvrages dans ces domaines. Mais à part la sémiotique elle semble opter pour un nouvel axe de réflexion psychanalytique. Tout en étudiant les théories des psychanalystes célèbres comme Freud et Lacan, elle essaie de problématiser ce qui met le sujet en danger. Après avoir publié le Pouvoir de l’horreur (1980) dans lequel elle redéfinit la notion de l’abjection et l’Histoire d’amour (1985) dans lequel elle parle des périls de l’amour ; elle termine sa trilogie avec le Soleil noir, dépression et mélancolie (1987) dans la même année et devient membre de la société psychanalytique de Paris pour accroître ses recherches dans cette discipline. Dansce livre, elle approfondit sa conception de la dépression que nourrit un deuil repressé de l'objet aimé mais perdu qui se montre dans la création artistique.
Moderato cantabile est un novel de Marguerite Duras, nouveau-romancière du XXème siècle publié en 1958. L'histoire concerne la vie d'une femme, Anne Desbaresdes, et ses relations avec son enfant et Chauvin qui est un client dans un café. La relation la plus persistante et la plus complexe du livre ne tourne pas autour de Chauvin et Anne, mais autour d'Anne et son fils. «Moderato Cantabile» est un roman d’ambiguïtés, d’émotions à moitié parlées, et le lecteur n’est pas toujours sûr de ce qui s’est réellement passé et de la part de l’action qui se déroule dans l’imagination de la protagoniste.
Cet article envisage alors d’expliquer en premier lieu, le point de vue de Kristeva concernant les raisons de la dépression et les traces qu’elle laisse dans le langage du dépressif pour pouvoir par la suite étudier les trois dimensions sémiotique, symbolique et biophysiologique de la dépression en œuvre chez le personnage principal du roman Moderato Cantabile de Marguerite Duras. Il est donc indispensable de signaler que c’est à travers l’analyse de la corrélation quasiment holistique de ses trois processus que le sens du discours du dépressif se dévoile. Notre étude se propose pour ainsi dire d’analyser la présence et la place de chacun de ces processus dans le roman et puis de mettre en évidence leur interaction qui pourrait laisser entrevoir la possibilité et l’apparition d’un sens dissimulé chez la protagoniste du roman durassien et qui révèle en même temps une certaine intentionnalité de son auteur et fait l’objet et l’intrigue de sa création artistique. Notre recherche tâche en fin de compte de répondre à cette problématique innée à la charpente du roman : comment Anne, et avec elle la romancière, réussissent-elles à se libérer de la dépression et à assumer une nouvelle identité hybride de la mère et de la femme indépendante. Pour répondre à cette question nous allons choisir pour hypothèse le rôle libérateur que joue le discours ou bien le langage pour exorciser la dépression.
Antécédents de recherche
Il y a plusieurs recherches sur notre corpus, Moderato cantabile de Marguerite Duras. Parmi eux, on peut mentionner l’article d’Odile André intitulé « Est- que Moderato Cantabile est un nouveau roman? »(André, 1995) traduit par Kave Mirabbasi, dans lequel on parle des caractéristiques du nouveau roman et de l’incertitude à intégrer ce roman dans ce mouvement littéraire. En plus, il y a des « Analyses sémiotiques du silence dans trois romans de Marguerite Duras: Moderato Cantabile, L'Amant et La Douleur. » (Athari-Niknazm et Beiki, 2015). Les auteurs ont analysé la fonction du silence dans ces trois livres d’un point de vue sémiotique. Nous pouvons également nous renseigner sur le « Manque de communication entre les humains dans le roman de Margaret Duras, Moderato cantabile », grâce au mémoire de master de Ma’ani Musavi (2014) dans lequel il a analysé les fausses relations et le manque de relations réelles entre les personnages du roman. « La réécriture comme écriture créatrice dans l’œuvre filmique de Marguerite Duras » (Hosseini et Ziar, 2019) est un autre article qui analyse les adaptations cinématographiques des romans de Duras.
En ce qui concerne l’application des théories de Kristeva, on peut avoir recours à l’article « L’abjection et ses manifestations dans le roman La vie est Ailleurs de Milan Kundera » (Nematollahi, 2016) où l’auteur a bien expliqué la notion du corps maternel et la relation entre l’enfant et la mère à l’aide des théories psychanalytiques de Kristeva. En plus, dans l’article « Sémanalyse dans la pensée de Kristeva » (Firoozi et Akbari, 2013), les auteurs nous expliquent la compréhension de Kristeva du sens et du concept dans sa dimension sémiotique. Un autre article dans ce domaine intitulé « L'application de la théorie de l’abjection de Kristeva au poème mon cœur brûle pour le jardin de Forough Farrokhzad » (Salimi Kouchi er Sokoot Jahromi, 2014) nous communique le résultat de la recherche des auteurs qui tentent de donner une nouvelle interprétation à ce poème en utilisant la théorie de l’abjection de Kristeva. Et finalement, dans l’« Analyse de la formation des structures sémio-symboliques dans le roman La maison d'Edrissis"de Ghazaleh Alizadeh basé sur les principes sémanalytiques de Julia Kristeva » (Nejad Mohammad, 2020), l’auteur s’appuie sur les notions de géno-texte et phéno-texte de Kristeva pour étudier son corpus aux niveaux symbolique et sémiotique et arriver à un système de signification.
Comme les antécédents de notre recherche l’approuve, jusqu’à présent aucune application n'a été faite sur ce roman de Duras du point de vue des théories psychanalytiques du langage de Julia Kristeva, et notre étude pourra fournir des données très utiles pour une meilleure compréhension de l’œuvre durassienne et ouvrir à de nouveaux pistes de recherches dans ce domaine.
Le cadre théorique
La mélancolie est un sujet dont tous les psychanalystes et philosophes ont envie de parler. C’est un territoire toujours en devenir qui a plusieurs dimensions et qui a des représentations variées dans la vie humaine. Parfois cette blessure mentale peut aboutir à une création artistique qui reste dans l’histoire en tant qu’un chef-d’œuvre. Mais comment la dépression et le désespoir peuvent contribuer à la création artistique et notamment à la création littéraire et comment on peut se débarrasser de cet état mental à l’aide du langage. Pour répondre à ces questions nous devons d’abord expliquer d’une manière philosophique le processus de la genèse de la dépression du point de vue de Julia Kristeva.
Kristeva explique que la première expérience mélancolique se passe au moment de la naissance, le moment d’une séparation irréfutable de la mère. Cette triste expérience primordiale va marquer profondément l’imagination du futur sujet et se manifestera dans ses mots. C’est une expérience inévitable pour continuer la vie. « Pour l’homme et la femme, la perte de la mère est une nécessité biologique et psychique, le jalon premier de l’autonomisation » (Kristeva, 1987:38).
Ce procès est le degré zéro du symbolisme. L’ère primaire d’une sensation immanquable et l’effort d’en trouver le sens, c’est l’ère de la sémiotique. Depuis la belle lurette, la mélancolie était le sujet problématique des philosophes. Des philosophes comme Socrate, Héraclite et Aristote avaient des réflexions attribuées à cet État de l’homme. « La mélancolie qu’il [Aristote] évoque n’est pas une maladie du philosophe mais sa nature même, son éthos » (Kristeva, 1987:17).
Tout au contraire, la mélancolie dans la pensée théologique est considérée un péché. Dans le livre l’Enfer, chant III, Dante parle des gens qui ont des cœurs mornes, c’est- à- dire avoir perdu Dieu, et leur punition est de n’avoir « point d’espérance de mort ». Maintenant parlons de la différence entre la mélancolie et la dépression. Selon Kristeva les deux mots sont coextensifs à un carrefour biologique et symbolique. Ce sont des expériences communes de la perte de l’objet qui peuvent se représenter à travers le langage.
« On appellera mélancolie la symptomatologie asilaire d’inhibition et d’asymbolie qui s’installe par moments ou chroniquement chez un individu, en alternance, le plus souvent, avec la phase dite manique de l’exaltation. Lorsque les deux phénomènes de l’abattement et de l’excitation sont de moindres intensité et fréquence, alors on peut parler de dépression névrotique.» (Kristeva, 1987:18).
D’après les théories des psychanalystes classiques (Freud, Klein) la dépression comme le deuil, cache une agressivité contre l’objet perdu et révèle ainsi l’ambivalence du déprimé vis-à-vis de l’objet de son deuil. Il y a des sentiments contradictoires de la haine et de l’amour pour cet objet. Puisqu’il l’aime, il essaie de le garder pour lui et en même temps comme cet objet l’a quitté, il le hait parce que cela est mauvais et du coup, il conclut qu’il est lui-même mauvais et le résultat final : il se hait.
Je l’aime |
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Pour ne pas le perdre je l’installe en moi |
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Je le hais |
C’est un autre en moi |
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↓ |
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C’est mauvais moi |
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↓ |
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Je suis mauvais alors je suis nul et je me tue |
La parole de la mélancolie
Dans la deuxième partie de son livre intitulé Vie et mort de la parole, Kristeva concentre ses réflexions sur l’aspect langagier de la dépression et explique les caractéristiques de la parole des dépressifs : « Ralentissement verbale, le débit de l’énonciation est lent, les silences sont longs et fréquents, les rythmes ralentissent, les intonations sont monotones et les structures syntaxiques elles-mêmes » (Kristeva, 1987:46).
En réalité, ce ralentissement est une réaction apprise de défense contre une situation de chocs inévitables, une réaction contre la perte de l’objet perdu et c’est à l’instar de cette réaction que nous pouvons de nouveau interroger le rôle du langage chez l’être humain. C’est là que nous pouvons voir la différence de comportement entre les animaux et les hommes face à leur séparation primitive de mère. Grâce à l’imagination, la parole et la pensée, l’homme lutte ou fuit dans la représentation psychique des faits ou dans le langage, alors, il initie des réponses à certaine action et à l’aide de la langue en tant qu’un outil puissant exerce un effet d’activation. Mais au contraire, si la dimension symbolique s’avère insuffisante, il se trouve dans la confusion qui débouche sur l’inaction et la mort. Nous pouvons dire que la compréhension de Kristeva de la dépression la mène vers la décision de dépressif dans son affrontement à sa perte. « [il/elle] est persuadé(e) de pouvoir traduire sa mère [son objet aimé]. Il (elle) y croit, certes, à son emprise et à sa possession : mais pour la traduire, la transposer, s’en libérer » (Kristeva, 2013 :13-25).
Les paroles dépressives sont répétitives et monotones avec beaucoup d’incertitudes. Les signes linguistiques montrent définitivement leur côté arbitraire.
Le cas idéal c’est que l’être parlant utilise la parole comme sa seconde nature. Au contraire, le dire de dépressif est étonnant pour lui. Il est étranger avec sa langue maternelle et il ne peut pas trouver le sens. Le dépressif sépare le langage de l’expérience affective et porte le masque de la parole pour dénégation de sa mélancolie. Toutefois, il n’est pas tellement capable de trahir le sens. Pas seulement il se dérobe parfois dans le ton de la voix à l’aide de laquelle nous pouvons déchiffrer le sens, mais aussi dans les intonations, les rythmes, les lexiques, les syllabes ou groupes phoniques qui peuvent être étrangement sémantisés.
« Les signes sont arbitraires parce que la langue s’amorce par une dénégation de la perte, en même temps que la dépression occasionnée par le deuil. ‘ J’ai perdu un objet indispensable qui se trouve être, en dernière instance ma mère.’ Semble dire l’être parlant. ‘ Mais non, je l’ai retrouvée dans les signes, ou plutôt parce que j’accepte de perdre, je ne l’ai pas perdue, je peux la récupérer dans le langage » (Kristeva, 1987:54 - 55).
Le déprimé essaie de produire des signes capables de construire une mère dans la langue ou de représenter sa douleur de perte et c’est ici que la littérature peut venir en aide.
Le temps dans lequel nous vivons n’est pas le temps de discours pour les mélancoliques. Le discours les conduit à vivre dans une temporalité décentrée et fixée au passé. Ils sont dépendants vis-à-vis d’un temps. Mais face à quel temps ? Encore un échec pour trouver le moment et alors ils appartiennent au temps perdu.
Les notions de la sémiotique et du symbolique ont des définitions particulières chez Kristeva. Pour elle, la sémiotique du langage est dans la profondeur de l’inconscient qui se représente à travers des éléments pulsionnels. Elle utilise le terme « Chora » pour expliquer le procès qui arrive pour le sujet :
« Chora est un symbole de l'énergie, du dynamisme de Kristeva, de sa pulsion intérieure et du signifiant du langage. Ainsi, l'identification des signaux linguistiques pour Kristeva est "l'étude des mécanismes de production, de transmission et de réception du sens » (Nejad Mohammad, 1398 :255-281).
La sémiotique déplace pour ainsi dire des quantités discrètes d’énergie qui parcourent l’être du sujet dans la voie de son devenir et le langage symbolique extériorise cette énergie pulsionnelle d’une manière artistique.
Le sens chez le dépressif
« Pour l’être parlant, la vie est une vie de sens » (Kristeva, 1987 :16). Le comportement d’un mélancolique a beaucoup de codes communs de sémiotique préverbale à considération : gestuelle, vocale, auditive. Le sens est déjà là mais le signifiant n’est pas encore construit. On se rappelle que la séparation avec l’objet perdu, ouvre la phase dépressive. En perdant sa mère, l’enfant congèle ses affects déplaisants comme tous les autres et cette intériorité douloureuse est faite des marques sémiotiques. Nous pouvons examiner le sens de la parole grâce à ces trois paramètres :
Ainsi pouvons-nous grâce à l’intervention de la psychanalyse, analyser le sens du discours du dépressif en interprétant des intégrations des émois sémiotiques sous la voile du symbolique. Et on peut témoigner comment le dépressif, comme Kristeva vient de dire peut transposer ses affects dans le langage car : « cette transposition des affects dans le langage est un contre-dépresseur [...] qui varient non seulement d’une structure à l’autre mais aussi d’une culture à l’autre et même d’une époque historique à l’autre »[1] .
Analyse du corpus
AnneDesbardes est une jeune femme de la classe aisée de la société qui vit dans une petite ville au bord de la mer. Chaque vendredi, elle amène son enfant adoré à son cours de piano. La professeure du piano réside en haut d’un café. L’histoire commence au moment où à la fin de l’une de ces séances du cours de piano, ils envisagent une scène douloureuse dans la rue : une femme vient d’être assassinée par son amant. Collé à son visage ensanglanté, l’homme embrasse avec amour la femme qui gît par terre. Cette scène d’amour et de mort fait irruption dans la vie d’Anne et la marque définitivement. Le lendemain, accompagnée de son enfant, elle retourne sur le lieu du crime. Entrant dans le café, elle commande un verre de vin et discute avec la patronne. Un client qui s’appelle Chauvin, s'immisce dans la conversation des deux femmes. Il avoue être lui aussi revenu pour en apprendre davantage sur le meurtre de la veille. Il invite Anne à revenir le voir. Pendant une semaine, ils continuent à se voir dans ce café avec son fils qui joue dans la rue devant la porte. Anne cherche sa propre histoire à travers ses questions et l’homme essaie de trouver les raisons de cet accident.
Fascinée de leur conversation, c’est dans l’une de leur réunion qu’ils perdent la notion du temps et du coup Anne arrive en retard à sa cérémonie bourgeoise chez elle. Sachant que les convives sont scandalisés, elle évite de manger mais continue de boire, elle laisse ses invités et s’isole dans la chambre de son fils pour vomir. Deux jours plus tard, elle retourne au café pour achever son histoire avec cet homme et finaliser sa décision : c’est pour la première fois qu’elle décide de ne pas accompagner son enfant au cours de piano.
Dans cet article, on va analyser le comportement et le discours d’Anne dans ses trois dimensions sémiotique, symbolique et biophysiologique afin de vérifier si l’on peut la considérer comme une dépressive et si oui, comment on peut dégager le sens de sa parole en nous appuyant sur les théories de Kristeva
Processus sémiotique
Pour Julia Kristeva la sémiotique vient d’une trace, d’un indice et elle parle d’un processus primaire :
« Il s’agit de ce que la psychanalyse freudienne indique en postulant le frayage et la disposition structurante des pulsions mais aussi des processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies de même que leur inscription. Des quantités discrètes d’énergie parcourent le corps de ce qui sera plus tard un sujet et, dans la voie de son devenir, elles se disposent selon les contraintes imposées à ce corps – toujours déjà sémiotisant – par la structure familiale et sociale »[2]
L’amour fou de cette dame pour son enfant est le premier élément auquel on fait face dans les premières pages du roman. Cet enfant en tant qu’un objet de valeur représente le centre et le moteur de notre analyse. Selon la théorie de la séparation de Kristeva, nous pouvons dire qu’Anne n’arrive pas à se séparer de son enfant, est coincé dans un rapport fusionnel et essaie de retrouver son identité perdu et le sens de sa vie à travers la scène de la séparation amoureuse qui a eu lieu dans la rue. Mais pour arriver à son but, elle doit traverser des processus, faire son deuil et créer du sens.
« La clé de l'identification d'Anne avec l'autre femme réside en cette capacité privilégiée d'entendre le cri qui la ramène à la naissance de son enfant. Le roman assimile les moments de la naissance et de la mort, tous deux situés entre fusion et séparation, séparation et fusion. Dans son interaction avec son enfant, Anne vit en effet le processus de séparation et d’individuation en tant que parent; en ramenant Anne à son état d’enfance, son implication obsessionnelle dans l'histoire du meurtre est destinée à inverser cette procédure » (Hirsch, 1982 :69-85).
La présence réelle de cet objet de valeur est mise en doute puisque l’on ne sait rien de lui, ni son nom, ni ses caractéristiques. « Le garçonnet est désigné, dans le roman, une soixantaine de fois comme « l'enfant» et trois fois seulement comme « petit garçon»» (Kauffmann, 1982 :97-112). Anne doute elle-même de l’existence de cet être : « Quelque fois je crois que je t’ai inventé, que ce n’est pas vrai tu vois? » (Duras, 1958 :18).
Même dans sa dernière conversation avec Chauvin elle avoue pour la deuxième fois :
« - Cet enfant, dit Anne Desbaresdes, je n’ai pas eu le temps de vous le dire …
- Je sais, dit Chauvin. (…)
- Parfois, dit-elle, je crois que je l’ai inventé » (Duras, 1958 :61).
Alors, si outrée que cela puisse paraître, on peut dire que l’enfant représente symboliquement un objet de valeur dont elle doit confronter la perte ou autrement dit « le fils est la forme visible de la folie d’une mère déçue » (Kristeva, 1987 :252). Tous ses comportements à l’égard de cet enfant suivent de tout près le processus de séparation et de la dépression selon Kristeva. En outre, dans une partie du roman on voit que malgré son amour pour son fils, elle lui raconte l’histoire des femmes mortes dans leur maison.
« Je pourrais vous dire que j’ai parlé à mon enfant de toutes ces femmes qui ont vécu derrière ce hêtre et qui sont maintenant mortes, et qu’il m’a demandé de les voir, mon trésor. (…) Il était inconsolable de la mort de ces femmes » (Duras, 1958 :46).
Logiquement, raconter des histoires vraies de la mort pour les mineurs n’intéresse pas les parents. Toutefois, elle est envoûtée par la notion de la mort car selon Kristeva, le dépressif est abîmé par une maladie fatale. « Une vie invivable, chargée de peines quotidiennes, de larmes ravalées ou versées, de malheur sans partage. Une vie dévitalisée, prête à basculer à chaque instant dans la mort » (Kristeva, 2001 :19-24).
Anne, puisqu’elle est en train de faire son deuil, essaie de créer une sorte d’œuvre d’art, un requiem peut-être qui raconte l’histoire d’une séparation douloureuse mais inévitable. De point de vue psychanalytique, sa dépendance à l’égard de son objet de valeur (ici son enfant), lui cause une peur maladive de perdre et l’on voit qu’il y a des signes apparents de la dépression en œuvre chez elle. Elle préfère garder son enfant toujours dans son sein avec elle, comme témoigne cette phrase d’un enfantement sans fin : « Anne Desbaresdes baissa la tête, ses yeux se fermèrent dans le douloureux sourire d’un enfantement sans fin » (Duras, 1958 :9). Mais elle sait qu’elle doit se préparer pour la séparation : « Peut-être vaudrait-il mieux parfois que l’on nous en sépare » (Duras, 1958 :17). Toute l’histoire est basée donc sur sa confrontation avec la notion de la perte de l’objet. Dans ce processus Anne agit comme une dépressive : elle revient pendant une semaine à la scène de l’accident. Elle répète cette habitude d’une façon irrésistible. Elle boit du vin et entre dans le dialogue avec un inconnu. La scène de café ressemble beaucoup à un rendez-vous dans le cabinet d’un psychanalyste. La femme parle et essaie de compléter son histoire à l’aide de l’homme. Elle essaie de trouver son identité à travers l’histoire d’assassinat. Les discours sont ambigus et fictifs. Les phrases sont courtes et on n’y trouve pas d’ordre chronologique ni de logique, cependant, ils guident les personnages à une conclusion inévitable.
De cette façon Anne confronte son deuil, ce processus est aisément retrouvables dans les signes gestuels et auditifs : « Anne Desbaresdes gémit. Une plainte presque silencieuse, douce, sortit de cette femme » (Duras, 1958 :18). Comme l’on a déjà mentionné dans l’explication des théories de Kristeva, la personne dépressive a une tentative inconsciente d’assurer son impression par des mélodies, des rythmes et des formes poétiques. C’est très exactement ce que le titre du roman inculque : Moderato Cantabile. Une locution italienne indiquant qu’un morceau doit être chanté lentement, de façon douce et gracieuse. Ainsi, tout au long de l’histoire, on se trouve au milieu d’une atmosphère poétique à l’aide des descriptions de la nature, des phrases silencieuses et harmoniques. Bref, tous les signes évoquent l’idée d’un deuil imaginaire pour une séparation symbolique qui est à la fois la cause principale de la mélancolie et aussi le regain d’espoir et d’intérêt de vie pour la mélancolique.
Processus symbolique
Les éléments symboliques ne se trouvent pas seulement dans le choix des mots de l’auteur, mais aussi dans son style d’écriture. On sait bien que le silence a une place considérable dans l’écriture durassienne. Nous ne savons rien de la pensé des personnages, ils sont renfermés et écartent leurs émotions pour en éviter la douleur. Mais dès qu’ils commencent à parler, ils se libèrent. C’est pourquoi nous devons attendre le moment du déclanchement du discours pour déchiffrer le sens à travers les symboles et les métaphores.
Tout d’abord l’un des éléments symboliques que nous voyons, c’est la fleur de magnolia qu’Anne porte sur sa poitrine. « C’est une fleur énorme que vous avez choisie au hasard. Trop grand pour vous » (Duras, 1958 :44).
Elle en a aussi une dans son jardin, juste devant sa fenêtre qu’elle ferme souvent car l’odeur de magnolia peut parfois devenir trop forte. La dernière apparition de cette fleur c’est au moment où elle se fane dans la main d’Anne :
« Le pétale de magnolia est lisse, d’un grain nu. Les doigts le froissent jusqu’à le trouer puis, interdits, s’arrêtent, se reposent sur la table (…)
Elle, le sait encore. Le magnolia entre ses seins se fane tout à fait. Il a parcouru l’été en une heure de temps » (Duras, 1958 :54 et 57).
On peut comparer, de manière symbolique, le magnolia avec son enfant. La fleur joue le rôle d’un objet de valeur symbolique. Cette fleur, comme un nouveau-né, s’est placée entre les seins d’Anne et malgré son odeur forte, elle la porte d’une manière exposante et répète qu’elle a habitude à son odeur, mais à la dernière page du chapitre VII, on voit que l’exubérance de l’odeur de magnolia, devenue intolérable, elle décide de se séparer de la fleur et en même temps de son enfant:
« Elle ira dans la chambre de son enfant, s’allongera par terre, au pied de son lit, sans égard pour ce magnolia qu’elle écrasera entre ses seins, il n’en restera rien. Et entre les temps sacrés de la respiration de son enfant, elle vomira là, longuement, la nourriture étrangère que ce soir elle fut forcée de prendre.
- On ne lui répondra pas. » (Duras, 1958 :58).
La nouvelle est écrite au passé, le français passé simple et "imparfait”. Mais au chapitre 7, le temps change sensiblement du passé au présent pendant le dîner, et du présent au futur simple au cours des derniers paragraphes du chapitre. Cette évolution dans les temps verbaux indique une évolution dans le personnage. Notamment l’emploi du futur simple qui est bien significatif au niveau de sa valeur projective.
« Plutôt que de supposer que le futur renvoie systématiquement à un moment postérieur au moment d’énonciation, on peut considérer que sa valeur de base est simplement une valeur de « projection » par rapport à un moment de référence posé ou présupposé dans le texte » (Revaz, 2002 :88-96).
Désordre réel, absence de réponse, utilisation du futur simple pour dire une projection, tous les éléments dans ce paragraphe témoignent de la probabilité de l’état fictif de ce qui se passe en dehors du café. Une création symbolique et imaginaire pour aider la protagoniste à pouvoir se débarrasser de son mal, se séparer de son objet de valeur.
Deuxième élément que l’on envisage dans le roman, c’est la place de la musique et notamment du piano au cours de l’histoire. Deux chapitres de cette histoire sont dédiés au cours de piano: le premier et le quatrième. Dans les deux, la rigueur de la professeure de piano, son dogmatisme devant le refus de l’enfant de se rappeler ce que signifie Moderato cantabile, le geste sec du crayon qui est vers le garçon et au total tous ses comportements froids et réguliers sont des symboles qui représentent la société comme l’explique Isabelle Perreault : « le piano symbolise historiquement le triomphe du mode de vie bourgeois au XIIème siècle » (Perreault, 2018 : 156). Pour Anne cette classe de piano est une véritable distraction pour qu’elle puisse se préparer d’envoyer son enfant au milieu de la société et se séparer de lui. C’est pourquoi dans le dernier chapitre de l’histoire pour la première fois elle n’accompagne pas son fils à son cours de piano. « À partir de cette semaine, d’autres que moi mèneront mon enfant à sa leçon de piano, chez Mademoiselle Giraud. C’est une chose que j’ai acceptée que l’on fasse à ma place. » (Duras, 1958 : 60). Ici, on voit comment une production artistique accompagne la production du sens. Une certaine mélodie construit le sens du récit. Comme nous analysons la logique de la communication, les répliques semblent détachées de l’ordre du dialogue et du coup c’est l’intervention musicale qui suscite une autre forme de communication extra-linguistique. Autrement dit, Duras nous demande de ne pas seulement écouter les mots mais aussi la musicalité du texte.
Processus biophysiologique
Bien que pour une analyse biophysiologique on ait besoin des études médicales, nous pouvons tout simplement remarquer la place de l’alcool et ses effets sur pas seulement les comportements mais aussi le corps d’Anne. Croyant en une impression de soulagement et en la mise à distance des problèmes, elle consomme progressivement plus de vin à chaque rencontre avec l’homme dans le café. La majorité des scènes de consommation de l’alcool dans le roman sont liées à une faible estime de soi et à l’impuissance de la protagoniste pour arriver à une résolution: « - Je voudrais boire un peu de vin – elle réclama plaintivement, comme déjà lésée. Je ne savais pas que l’habitude vous en venait si vite. Voilà que je l’ai presque, déjà » (Duras, 1958 :29).
Dans le huitième chapitre et la scène de cérémonie, on peut suivre progressivement le bouleversement physiologique de la protagoniste. Comme elle a beaucoup bu, elle ne se sent pas bien et ne peut rien manger à la fête :
« Anne Desbaresdes vient de refuser de se servir. Le plat reste cependant encore devant elle, un temps très court, mais celui du scandale. Elle lève la main, comme il lui fut appris, pour réitérer son refus. On n’insiste plus. Autour d’elle, à table, le silence s’est fait.
- Voyez, je ne pourrais pas, je m’en excuse. (…)
« À la cuisine, on annonce qu’elle a refusé le canard à l’orange, qu’elle est malade, qu’il n’y a pas d’autre explication » (Duras, 1958 :56).
Elle continue à boire jusqu’à ce que son corps n’en peut plus, montre la réflexion et se vide:
« Elle ira dans la chambre de son enfant, s’allongera par terre, au pied de son lit, sans égard pour ce magnolia qu’elle écrasera entre ses seins, il n’en restera rien. Et entre les temps sacrés de la respiration de son enfant, elle vomira là, longuement, la nourriture étrangère que ce soir elle fut forcée de prendre » (Duras, 1958 :58).
Conclusion
Les théories de Kristeva nous montrent comment Duras bénéficie des concepts tels que la mélancolie, la perte ou le deuil pour conduire son œuvre vers l’expression d’une créativité symbolique. Ainsi l'écriture devienne-elle un moyen efficace pour se libérer de la souffrance mélancolique de la vie. Dans notre recherche, il semble qu’Anne, la protagoniste de Moderato cantabile, soit perçue comme un exemple palpable de femme en deuil de son corps et de son image maternelle. Selon Kristeva : « la mère et son petit garçon apparaissent comme pur amour dévorant» (Kristeva, 1987 :253). Il est certain qu’il y a un fort désir de sauvegarder l’enfant entant qu’un objet de valeur mais à la fin de l’histoire, elle réussit à surmonter cette douleur en confrontant son deuil. Malgré la profondeur de sa dépression elle ne se suicide pas, elle fait preuve d’énergie et elle repart vers la vie. Les mères durassiennes éprouvent toujours des difficultés à dépasser une phase de la mélancolie. La scène de l’assassinat, la fleur de magnolia, la classe de piano et la musique, le vin et tous les autres éléments symboliques du roman font allusion au vécu d’une perte, elle-même symbolique, soit la perte de l’enfant, qui ne représente au fond que le processus de la séparation de l’objet de valeur. Un long procès qui ne peut s’achever qu’à travers une période de deuil apparemment irrémédiable. Comme nous avons déjà mentionné ce n’est qu’à travers l’analyse de l’interaction et de la confrontation des trois processus symbolique, sémiotique et biophysiologique que nous pouvons retracer le schéma de l’apparition d’un sens dissimilé dans le discours du dépressif. Après avoir analysé notre corpus et repéré les points tournants et les moments décisifs du déroulement de l’histoire, on peut dire que c’est le corps et l’âme sémiotisés et réduits de notre protagoniste par des forces sémiotisantes (comme celle de la société ou de la famille mais surtout celle d’une séparation irréfutable) qui dans une démarche imaginaire et puis symbolique se libèrent finalement, grâce à un discours multidimensionnel, d’un état de dépression et nous révèle le Sens. Seul le langage et le discours aident notre protagoniste à se dépendre de sa relation fusionnelle avec son enfant et à se libérer du deuil sans fin qu’elle vit à l’intérieur. Elle prononce son mal et s’en débarrasse ainsi. Ce langage grâce auquel elle se sauve n’est pas uniquement basé sur les mots mais s’appuie sur toutes les possibilités d’expression, y compris les gestes et les comportements, les rythmes et les tonalités, bref, sur tout un tas de signes qui font sens et encapsulent en leurs seins l’ennuie qui l’écrase. Une scène de séparation qui met fin à une relation fusionnelle déclenche sa volonté de notre protagoniste pour battre sa dépendance même s’il faut tuer et faire le deuil. Mais comment tuer son enfant ? Elle le fait par le biais du symbolique, du langage. Elle se met à parler, à ex-plorer, ex-primer et à ex-poser tout ce qu’il faut faire pour regagner sa liberté et son indépendance. La répétition du préfixe « ex-» pour insister sur la notion de la projection mise en valeur par la romancière aussi qui opte le futur simple au moment le plus important dans l’ordre de l’évolution de son personnage. Un emploie bien calculé qui redouble l’effet de l’ordre du symbolique. Duras retrace dans le monde fictif de son roman, l’imaginaire d’une femme qui relate son devenir. Un devenir qui n’est autre que le devenir du roman, mieux vaut dire, la genèse d’une œuvre d’art. Basé sur le schéma bipolaire de la mort-résurrection, Duras fait descendre sa protagoniste dans le noir du deuil d’une séparation symbolique pour qu’elle en ressorte au jour de sa libération. De même, Duras doit se séparer de son objet de valeur : sa création artistique. Un long procès qui commence irréfutablement dans la mélancolie primordiale de la perte. Une mélancolie inhérente à toute création artistique dont l’auteur peut se débarrasser par l’écriture et le langage et par la suite par la publication qui n’est que l’équivalent d’une poubellisation.