Type de document : Original Article
Auteurs
1 - Associate Professor of French Language and Literature, Shahid Beheshti University, Tehran, Iran
2 PhD Candidate of French Language and Literature, Shahid Beheshti University, Tehran, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Le monde dans lequel nous vivons, « le village global » (Appadurai, 2005: 65), en raison du développement des médias de masse, du déplacement des populations et des facteurs économiques est issu des interactions entre les nations aussi bien qu’entre les cultures : monde transnational où se croisent, se négocient et s’articulent les signifiants culturels, avec pour résultats le brouillement des frontières entre les nations et les cultures. Dans ce monde, bien que l’homme déterritorialisé souhaite pouvoir préserver son identité culturelle, tout en étant en contact avec les habitants du pays d’accueil, il finit par comprendre qu’il doit s’adapter aux règles de la société d’accueil pour pouvoir survivre. Ainsi, redéfinissant les notions de la nation et de la culture, il s’inscrit dans le cadre de l’hybridation culturelle et identitaire. La littérature, se nourrissant de ce monde sans frontières, narre l’histoire de l’immigration ou mieux l’histoire des migrants et des exilés. De ce fait, comme l’écrit Bhabha, l’étude de cette littérature-monde nous permet d’étudier la façon dont les différentes cultures se croisent et s’articulent, afin de créer une culture hybride :
« Là où la transmission des traditions nationales était autrefois le thème majeur d’une littérature mondiale, il nous est permis de suggérer aujourd’hui que les histoires transnationales des migrants, des colonisés ou des réfugiés politiques (…) pourraient être le terrain de la littérature mondiale. Le cœur d’une telle étude ne serait ni la souveraineté des cultures nationales, ni l’universalisme de la culture humaine, mais ses bizarres déplacements sociaux et culturels que Morrison et Gordimer représentent dans leur fiction de l’inconfortable » (Bhabha, 2007: 45).
Bhabha est ici très clair: il ne s’agit pas d’un rapport de domination, mais d’hybridation. La notion de mouvement est centrale dans le concept de « littérature-monde » : comment les valeurs issues d’une culture transitent-elles dans une autre culture, comment sont-elles détournées ou au contraire obérées ? Comme l’expliquent Michel Le Bris et Jean Rouaud, la littérature-monde, tout en représentant le monde dans lequel nous vivons, cherche à « renouer le lien entre la littérature et le monde » et également à dépeindre cette réalité selon laquelle dans le monde d’aujourd’hui « Je est un autre » (Pattano, 2010: 131). Cette littérature, en représentant le croisement des cultures, des langues et des gens d’origines distinctes et notamment « l’enfantement d’un monde nouveau », fait voir « l’idée d’une hybridation des langues, des cultures ou des formes » (Mouginot, 2014: En ligne). En somme, loin d’un modèle unique, la multiplicité des situations, encore augmentée par le développement exponentiel des migrations modernes[1], favorise l’émergence d’une hybridité à mille facettes.
Les ouvrages de Dany Laferrière sont des exemples remarquables de cette littérature, en ce qu’ils peignent bien ce monde transculturel et transnational. Lui-même issu d’une culture hybride (Haïti fut une île de peuplement amérindien, colonie espagnole pendant 200 ans, puis française pendant 120 ans avant son indépendance politique en 1804, par ailleurs fortement peuplée de descendants d’esclaves noirs en leur temps arrachés à leur Afrique natale), Laferrière se confronte à la culture canadienne, dont l’hybridité originelle n’est pas à démontrer. Dans ce cas précis de figure, notre choix de cet auteur s’explique par le fait que nous avons voulu expérimenter la valeur des assertions de Bhabha et Appadurai (voir ci-dessous) en les passant au crible d’une application à un auteur éminemment hybride. Conséquemment, nous avons choisi certains romans de Laferrière, Le Goût des jeunes filles (2017), Le Cri des oiseaux fous (2015), Le Charme des après-midi sans fin(2016) et Chronique de la dérive douce (2012), à propos desquels, d’emblée, nous avons pu soulever un certain nombre de questions, déduites non d’un a-priori méthodologique, mais bien de la matière même des textes. La problématique initiale nous est donc apparue comme suit : quelle sorte d’identité Laferrière met-il en scène dans ces différents ouvrages ? Pour apporter des éléments de réponse, des questions subsidiaires s’imposent alors, que nous allons traiter successivement dans notre étude: en premier lieu l’attachement aux racines et à la nation haïtienne (nation elle-même hybride, nous avons relevé plus haut ce point important) est-il dépendant des figures maternelles, telles qu’elles apparaissent dans Le Charme des après-midi sans fin, Le Goût des jeunes filles et Le Cri des oiseaux fous. Ensuite, comment le personnage exilé de Chronique de la dérive douce, expérimente-t-il une vie interstitielle dans le pays d’accueil ? Comment ce personnage exilé choisit-il un mode de vie sans frontières qui l’aide et le protège dans la réalisation de son choix de vie ? Et enfin, comment peut-il s’exprimer dans ce monde ? Pour y répondre, nous avons fait le choix de nous appuyer sur l’approche postcoloniale, désormais classique d’Arjun Appadurai et d’Homi Bhabha. Nous verrons si elles peuvent nous aider à résoudre notre problématique.
De quelques généralités
Pour rappel, les études postcoloniales se sont simultanément élaborées dans deux domaines littéraire et anthropologique (Collignon,2007 : 1), avec les travaux de certains intellectuels comme Stuart Hall, Paul Gilroy, Édouard Glissant, Frantz Fanon, Homi Bhabha et Arjun Appadurai. Visant à constituer un modèle d’un monde sans frontières, ces deux derniers théoriciens, l’un sur le plan littéraire et l’autre sur le plan anthropologique, ont créé des théories qui décryptent l’hybridité culturelle et historique du monde, pour eux: la notion d’hybridité englobe l’hybridité spatio-temporelle, identitaire, et culturelle, à savoir le brouillement des frontières, y compris les frontières nationale, culturelle, identitaire, et même le regroupement des sphères temporelles ou la superposition des lieux distincts.
Dans le domaine littéraire, de nombreux romanciers tels que le français Azouz Begag, les catalans Najat el Hachim et Agnès Agboton, et l’iranien Kayvân Arzâghi, peignent bien, dans leurs ouvrages, ce monde transculturel. Il y a donc un peu partout de nombreuses études sur cette littérature[2] dont De la résistance à l’intégration, Redéfinir l’hybridité culturelle dans les romans d’Azouz Begag d’Hasheem Hakeem (mémoire soutenu en 2014), L’hybridité dialogique dans Hizya de Maissa Bey de Zina Boumaraf (mémoire soutenu en 2017), « Andrée Chedid et la recherche identitaire d’une voix de la francophonie » de Nazanin Sandjari et Dominique Carnoy-Torabi (2016), etc. S’agissant de Dany Laferrière, lauréat de plusieurs prix littéraires : prix Médicis, Grand Prix du livre de Montréal, et membre de la prestigieuse Académie Française, les études foisonnent à l’étranger, alors que cet écrivain – et c’est aussi une des motivations de notre choix – est très peu connu en Iran. Nous citons comme exemples, Le roman migrant au Québec et en Scandinavie, performativité, conflits signifiants, et créolisation d’Émile Ollivier (2013), Littératures migrantes du nouveau monde : exils, écritures, énigmes chez Ying Chen, Dany Laferrière et Wajdi Mouawad de Julia Farrah Foreste (thèse Soutenue en 2015), « L’Hybridité dans Éroshima et Je Suis un Écrivain Japonais de Dany Laferrière » de Dominique Carnoy-Torabi et Marzieh Khazâï (2019-2020), « Dany Laferrière: Le maître du jeu » d’Anne-Josée Cameron (2008), « Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ou une dénonciation du racisme à travers la baise » d’Aurélien Boivin (2003), et en particulier « La culture haïtienne au Québec : interaction ou confrontation ? Étude de la réception critique de l’œuvre de Dany Laferrière » de Nathalie Courcy (2002). Ce dernier souligne spécialement la simplicité du style et l’humour de l’écriture de Laferrière comme certaines caractéristiques spéciales de ses ouvrages. Notons que pour dépeindre certaines réalités telles que le racisme et l’inégalité qui peuvent profondément blesser les lecteurs, Laferrière emploie majoritairement l’ironie ou l’humour, parce que ces astuces, en permettant en dégager des aspects plaisants, réduisent leurs effets négatifs. Du fait que ce sujet n’est pas l’objet d’étude de ce travail, sans entrer dans les détails et pour l’expliquer brièvement, nous prenons le cas de ce livre intitulé Cette grenade dans la main d’un jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?, notamment là où le narrateur essaye de révéler l’hypocrisie des Américains qui restent implicitement racistes, tout en feignant de reconnaître et d’accepter un droit aux différences culturelle et ethnique dans l’égalité. Ici, Laferrière, en recourant à une langue humoristique et ironique, la révèle bien : « La plupart des gens du sud sont loin d’être racistes, alors que le même sud reste violemment raciste. (…) Ce pays raciste où personne n’est raciste, cela demeure un mystère pour moi » (Laferrière, 2003: 90).
Suivant la problématique que nous avons définie plus haut, la présente étude s’efforcera de montrer comment la littérature-monde, telle que celle de Laferrière en est un exemple, et en tant que représentante des réalités du monde sans frontières, dépeint l’hybridation culturelle. Nous espérons qu’elle nous permettra d’expliquer comment un individu exilé, connaissant ses différences dans son rapport à l’autre, arrive à ce point où il décide de s’approprier une identité mouvante, adaptée à cette vie sans frontières. Par les exemples tirés des œuvres de Laferrière, nous montrerons premièrement le rôle de la femme en tant que mère dans le processus d’identification du sujet qui aboutira à la construction d’une identité liée à la famille et à la patrie. Puis, dans une seconde partie, nous verrons comment le sujet exilé décide de superposer une identité mouvante à cette identité primaire liée aux origines pour pouvoir survivre et s’exprimer dans le contexte migratoire.
La constitution d’une identité liée à la famille et à la patrie
Homi Bhabha explique en trois étapes le processus d’identification, selon le désir du sujet de répondre aux attentes de l’autre dans un contexte migratoire : la connaissance de l’existence de soi en relation avec l’autre, et celle de sa propre différence par rapport à lui (Bhabha, 2007: 91-92, 300) ; le désir d’occuper la place de l’Autre « tout en gardant sa place » (Bhabha, 2007: 116-118) ; l’acceptation du masque de l’autre, et la reproduction d’un soi partiel (Bhabha, 2007: 332 et 349-353). Pour théoriser cette idée, Bhabha a utilisé les théories de Lacan (Collignon, 2007: 3) sur le processus d’identification, notamment le stade du miroir (Bhabha, 2007: 286). Selon Lacan, l’enfant se connaît pour la première fois lorsqu’il « reconnaît […] son image dans le miroir » (Lacan, 1966 : 93). C’est l’autre, à savoir la mère, qui agit comme un miroir pour le sujet (Lacan, 1966: 181). Et c’est en assumant l’image de cet autre à l’aide de l’imaginaire que le moi se met au jour (Lacan, 1966: 112-113). Ainsi, ce moi se connaît et connaît l’autre (la mère), tout en découvrant la différence qui le distingue de lui. Mais, pour pouvoir se caractériser dans ce monde, où il est entré, il a besoin de se lier à certaines notions comme la famille et la nation.
Ainsi, la mère assume le rôle d’un sage qui guide et protège l’enfant dans sa quête de découverte de lui-même et du monde qui l’entoure. Laferrière nous montre dans ce rôle la grand-mère de Marie-Erna, amie du narrateur du Goût des jeunes filles. Cette vieille dame bonne et souriante agit en tant que sage, apte à guider sa petite-fille, Marie-Erna et son amie, Choupette (Laferrière, 2017: 142) : en sa présence, les deux jeunes filles, rebelles et désobéissantes, « se condui[sent] comme [des] sage[s] petite[s] fille[s] » (Laferrière, 2017: 142). Parallèlement, l’image de cette femme rassurante et sage, sa mère, est liée à l’amour absolu, comme l’écrit le narrateur du Cri des oiseaux fous:la voix de sa mère, parlant au téléphone avec son père, est, pour lui, « la voix de l’amour absolu » (Laferrière, 2015: 17-18), et c’est ce qu’il recherche chez les filles avec qui il partage des sentiments amoureux (Laferrière, 2015: 18). C’est ainsi que la mère lie aussi le sujet à ses racines et lui fait connaître sur un autre plan la notion de nation, ce que nous allons étudier un peu plus loin.
Haïti : la terre des mères
Appadurai, parlant du « primordialisme », explique qu’il se caractérise par les « liens du sang, l’ancrage au territoire, et la langue » ; et que cette sorte d’identification, débouchant sur la séparation des groupes humains (Appadurai, 2005: 12-13), finit par mettre au jour la notion de nation. Pour se connaître donc comme membre d’un groupe humain, lui-même présenté en tant que nation et dont les racines, les histoires et les cultures sont communes, il faut que l’homme connaisse bien les liens qui unissent ces différents éléments. C’est ici qu’apparaît l’importance du rôle des parents, notamment celui de la mère, dans le processus d’identification du sujet, car comme l’explique Lacan, elle se retrouve aussi au sein de la métaphore paternelle (cité dans: Assoun, 2015: 49). Le sujet connaît donc non seulement son père « comme Nom » par « la parole maternelle » (Lacan, 1966: 906), mais aussi ses origines. Ainsi, la femme en tant que mère agit chez Laferrière comme celle qui lie activement le sujet à ses origines et à sa terre natale.
Pour le personnage-narrateur du Charme des après-midi sans fin, un petit garçon dénommé Vieux Os qui passe son enfance chez sa grand-mère à Petit-Goâve, la mère n’est pas seulement celle qui l’éduque, mais aussi celle qui l’attache à ses origines, à sa terre natale. Ainsi, Da lui présente ses propres origines, tout en parlant de sa propre mère, bisaïeule de Vieux Os. Voilà pourquoi il déclare : « […] quand Da parle de sa mère. J’ai l’impression que cela remonte jusqu’à l’origine du monde » (Laferrière, 2016: 143). De la sorte, bien que ces histoires vraies de « guerres sanglantes, de terribles famines, de voyages interminables […] (Laferrière, 2016: 143) » soient tristes, il les préfère aux contes fantastiques et imaginaires de l’amie de Da Cornélia (Laferrière, 2016: 143). Parallèlement, du fait qu’il est un enfant exilé qui vit avec sa grand-mère loin de ses parents, et que son père est exilé politique, il ressent dans sa chair et ses os les réalités amères de la vie des Haïtiens. Ainsi, ce voyage interminable, l’exil, est en effet l’histoire de « cette génération de fils sans père [comme lui] qui ont été élevés par des femmes » (Laferrière, 2009: 57). C’est la raison pour laquelle les personnages des livres de Laferrière passent leur enfance sur une terre, Haïti, présentée comme le pays des femmes : sous la dictature Duvalier, les hommes sont contraints à l’exil (Laferrière, 2015: 98, 312), Papa Doc emprisonnant les hommes qui osent une critique (Laferrière, 2015: 167) : « il y a si peu d’hommes et tant de femmes dans ce pays » (Laferrière, 2015: 259). Ce pays est donc la terre des mères d’où les pères sont absents. L’absence, comme l’écrit Lacan, fait entrer le père dans sa dimension symbolique et favorise ainsi la connaissance du père par « la parole maternelle » (Lacan, 1966: 906). C’est ainsi que le personnage-narrateur de L’Énigme du retour ne connaît son père que par la voix de sa mère qui narre son père et ses histoires, tout en lui montrant une photo (Laferrière, 2009: 34-36). De même, du fait que le narrateur se remémore son père par l’intermédiaire d’une photo, un signifiant qui s’est substitué à son père, son père réel, proposé comme le manque, se représente aussi comme le père imaginaire (Lacan, 1966: 515). Pourtant, ce père, qu’il soit symbolique ou imaginaire, comme l’explique le personnage de L’Énigme du retour, ne peut éviter queson « visage (…) ne peut s’animer sans la voix de [la] mère » (Laferrière, 2009: 36). La mère se représente ainsi comme une clé qui permet l’accès à la connaissance du père et celle des origines.
Bien que ces femmes, comme la mère, ne s’intéressent pas à la politique, elles réagissent pourtant contre l’injustice, protégeant des opprimés (Laferrière, 2016: 153). À titre d’exemple, Da sauve courageusement le paysan de Deuxième-Plaine qui avait été sauvagement battu par les Tonton-Macoutes, et le soigne jusqu’à ce que ses frères viennent l’emmener (Laferrière, 2016: 152-155). Ici, on remarque explicitement l’image protectrice et révoltée de la femme en tant que mère. C’est sous l’égide d’une telle femme que l’une des préoccupations du sujet devient la situation intérieure de sa patrie et les conditions de vie de ses compatriotes. Ainsi, le narrateur enfant du Charme des après-midi sans fin, narrant les événements de sa vie quotidienne, évoque l’oppression du dictateur (Laferrière, 2016: 136-159) et la famine (Laferrière, 2016: 186). Le narrateur adolescent du Goût des jeunes filles et notamment le jeune personnage-narrateur du Cri des oiseaux fous entrent pleinement dans cette optique, puisque le premier parle de l’injustice sociale et de la pauvreté en Haïti (Laferrière, 2017: 86, 88), et que le deuxième, racontant l’histoire de l’assassinat de son ami journaliste, Gasner, parle de la censure et du manque de liberté d’expression (Laferrière, 2015: 23) sous la dictature des Duvalier, de la résistance des Haïtiens (Laferrière, 2015: 75), et de la raison de son exil (Laferrière, 2015: 158), qu’il vit comme une mort (Laferrière, 2015: 161). Ainsi, cette préoccupation personnelle des personnages des romans de Laferrière concernant les conditions sociales et politiques de leur pays provient bien de ce fait qu’ils ont été éduqués par des mères comme Da, la grand-mère du personnage du Charme des après-midi sans fin. Elle reçoit chaleureusement ses compatriotes dans son petit café, près de sa maison. Elle les écoute, les console, les aide à résoudre leurs problèmes, et même les protège en cas de danger (Laferrière, 2016: 55-57, 124-129, 173-175, 184-186). Et pour engager son enfant dans cette responsabilité vis-à-vis des autres, ses compatriotes, la mère l’invite à participer. Par exemple, Da demande à Vieux Os « d’aller voir ce qui se passe chez le notaire Loné », l’ami de Da, dans le but de l’aider à fuir les Tonton-Macoutes, qui veulent l’arrêter (Laferrière, 2016: 124-129). Cette responsabilité suggérée aux enfants par les mères, leur permet d’entrer dans un corps social, d’une part, et de se reconnaître d’autre part comme membre d’un groupe humain : le sujet peut se reconnaître ici comme Haïtien.
En définitive, ce qui révèle bien l’importance du rôle de la mère dans la constitution de l’identité primaire du sujet (l’enfant), c’est que ce dernier se reconnaît par l’intermédiaire de la mère, notamment dans le contexte haïtien où les pères, exilés ou emprisonnés par le dictateur, sont absents. Ainsi, c’est la mère qui aide le sujet à découvrir lui-même et le monde, et qui le protège des dangers. C’est également elle qui lui présente ses origines. De même, comme nous l’avons constaté dans L’Énigme du retour, l’enfant connaît même son père par la voix de sa mère. De la sorte, agissant comme un guide spirituel, la mère conduit les personnages des livres de Laferrière à connaître le monde, ses racines et l’amour, et ainsi à se constituer une identité liée à la famille et à la patrie. C’est ainsi que le sujet peut se présenter enfin comme un membre d’une nation, comme un Haïtien. Cependant, les notions d’identité et de nation peuvent changer de sens, d’après le lieu où vit le sujet et la culture à laquelle il s’associe. Ainsi, lorsque l’homme s’expatrie, ou émigre, il s’associe à une nouvelle culture et à une nouvelle nation autre que les siennes. Nous allons par la suite montrer comment l’installation dans un monde transnational pousse le sujet à redéfinir non seulement la notion de culture et de nation, mais aussi celle d’identité.
Une vie interstitielle, dans l’entre-deux
Nous expérimentons des doubles vies dans le monde transnational en raison des « voyages de migrations et [des] installations dans le diasporique » (Bhabha, 2007: 325). Ainsi, les déplacements de population et la vie dans un nouveau pays influencent l’imagination des immigrés et font évoluer leur perception du monde (Appadurai, 2005: 31). Le travail de l’imagination permet donc la création d’un espace dans lequel les gens de différentes cultures s’entrecroisent et représentent des hybridités culturelle et identitaire issues de cet entrecroisement et de l’articulation des cultures différentes (Appadurai, 2005: 32) : cet espace est nommé le tiers-espace par Bhabha (2007: 340), et l’ethnoscape par Appadurai, (2005: 16). L’État-nation moderne, comme ses habitants, est conséquemment devenu diasporique et de moins en moins lié aux notions de frontières nationales(Appadurai, 2005: 238). Dans cette perspective, le cadre spatio-temporel de ce monde s’approprie de nouvelles caractéristiques.
L’immigré est simultanément lié à son passé national et articulé à sa contemporanéité, son présent en tant qu’immigré (Bhabha, 2007: 235). De ce fait, le temps de ce monde, où il vit, est un temps « double et clivé » (Bhabha, 2007: 230). Ce temps hybride issu de l’articulation entre le passé et le présent, marquant l’espace interstitiel de ce monde (Bhabha, 2007: 328), produit un espace culturel où est possible la négociation des différences, ce qui permet aux minorités de montrer leur existence (Bhabha, 2007: 332).
Cet angle d’analyse s’applique-t-il à notre auteur ? Il est clair que le narrateur exilé de Chronique de la dérive douce vit dans un monde parallèle, il ressent son existence à la fois dans son pays d’origine, Haïti, et dans le pays où il a choisi de vivre depuis son exil. Il habite apparemment à Montréal, mais sa pensée et ses rêves le ramènent continuellement à Haïti, son pays natal. Ainsi, son présent d’exilé et son passé de Haïtien se superposent pour lui rappeler qu’il est étranger dans ce nouveau pays : « Ce passé, que j’ignore, est si récent qu’il talonne encore le présent. Et se mêle parfois à la conversation (Laferrière, 2012: 21) ». Au demeurant, la chaleur du soleil et le bruit des « coureurs du marathon » dans la rue lui rappellent le soleil d’Haïti et les chants créoles (Laferrière, 2012: 24). Ainsi, vivant dans un cadre spatio-temporel clivé et dédoublé, il se trouve simultanément à Montréal et à Port-au-Prince : il vit physiquement à Montréal, alors qu’il se sent à Port-au-Prince. De ce fait, le sujet déclare franchement qu’il ne sait plus où il se trouve : « Je ne sais pas où je suis, […] » (Laferrière, 2012: 33). Clivé entre le passé et le présent, expérimentant une vie dans « l’entre-deux des temps et des lieux » (Bhabha, 2007: 250), lorsqu’il est en train de marcher dans la rue, il a l’impression de marcher « dans deux villes [Montréal et Port-au-Prince], dans deux vies [comme un Haïtien d’autrefois, et un Canadien d’aujourd’hui] » (Laferrière, 2012: 101).
D’un autre côté, il vit aussi entre deux cultures. Dès son arrivée à Montréal, le narrateur découvre les différences culturelle et identitaire entre les Canadiens et les habitants de son pays d’origine. Par exemple, les Canadiens qui apprécient le silence se distinguent des Haïtiens qui préfèrent bavarder et communiquer (Laferrière, 2012: 35). Ou encore, du fait que Haïti est « un pays d’été » où vivent les Noirs, et que le Canada est « un pays d’hiver » où vivent les Blancs (Laferrière, 2012: 131-132), les deux pays se distinguent fortement sur le plan du climat et de la couleur de peau des habitants. Donc, la comparaison souligne bien leurs différences culturelles et ethniques, et conduit le sujet à une nouvelle connaissance de lui-même et de l’autre, et ainsi à connaître un manque intérieur. Souhaitant pouvoir masquer ce manque et désirant occuper simultanément sa place et celle de l’autre, il se dirige finalement vers l’emprise d’une identité sur l’autre : se recréer lui-même comme un autre. De la sorte, un soi partiel et double se mettra au jour (Bhabha, 2007: 47), en expérimentant une vie interstitielle : une vie entre deux temps, deux espaces, deux cultures, et même deux langues.
Comme le Canada est un pays bilingue, les noms des rues sont indiqués en deux langues (Laferrière, 2012: 19). Le personnage-narrateur vit donc entre deux langues, dont l’une est néanmoins proche de sa langue d’origine[3]. De surcroît, se proposant comme un espace international, composé de plusieurs quartiers où vivent des gens de nations distinctes, comme le quartier des Chinois (Laferrière, 2012: 25), et celui des Italiens (Laferrière, 2012: 52-53), Montréal représente un tiers-espace qui favorise la négociation des différences : la constitution des quartiers dénommés chinois ou italien au sein du Canada, soulignant l’inscription de l’existence des migrants italiens ou chinois sur cette terre d’accueil, révèle bien cette réalité selon laquelle l’hybridation est une relation réciproque. La vie dans le quartier italien à Montréal et le travail dans une usine près de la ville, permet au narrateur de Chronique de la dérive douce d’acquérir une nouvelle connaissance de lui-même et de l’autre, notamment en fréquentant Maria, une jeune Italienne, et son père Antonio (Laferrière, 2012: 53), Vicky, une jeune Canadienne, le célèbre musicien américain de jazz Dizzy Gillespie (Laferrière, 2012: 59-60), etc. La rencontre des individus de nations et de cultures distinctes, et la négociation de ces différences dans la société hôte, lui donne enfin la possibilité d’expérimenter la vie dans un monde où les frontières entre le pays d’origine et le pays hôte se brouillent et sont « devenues si floues » qu’il ne sait à quel pays il appartient (Laferrière, 2012: 62-63). Néanmoins, encore attaché à son pays natal, il hésite à s’approprier une nouvelle identité propice à cette nouvelle vie. C’est la raison pour laquelle, se comparant avec un tueur à gage qui a témoigné « contre son boss », il avoue qu’il ne sait pas « sous quel nom il passera le reste de ses jours » (Laferrière, 2012: 75).
Compte tenu de ce qui précède, le Canada se propose pour le narrateur comme un tiers-espace où sont possibles la rencontre des populations de nations différentes, la connaissance des différences culturelles et identitaire et enfin la négociation et l’articulation de ces différences. Bien que le personnage de ce roman soit encore hésitant, la vie dans ce monde le mènera au choix d’un mode de vie sans frontières.
Un mode de vie sans frontières
L’un des signes spécifiques de ce monde transculturel est l’immigration ou le déplacement de populations (Appadurai, 2005: 42). Voyager à l’étranger suscite l’inconfort en raison du déracinement et de la nécessité de s’enraciner dans un nouveau pays ; ainsi, « Être dans l'inconfort » signifie ici l’invitation à l’introduction à un rite transculturel (Bhabha, 2007: 41). Dans cette société basée sur la différence culturelle, la diversité culturelle fait de la culture un objet de savoir empirique, par lequel on se connaît différent de l’autre (Bhabha, 2007: 76). La culture se caractérise ainsi en tant que « connaissable » et objet adéquat à la « construction de système d’identification culturelle » (Bhabha, 2007: 76). C’est ainsi que deviennent possible l’articulation et l’échange de signes culturels (Bhabha, 2007: 77), et se développent toutes les formes de l’hybridation, en particulier l’hybridation culturelle.
L’articulation du sujet dans un nouveau corps collectif (le Canada), où il est simultanément étranger à lui-même et à ce nouveau pays, révèle la différence culturelle en tant que « production de [l’]identité (Bhabha, 2007: 32)» nationale. Dans ces conditions, le narrateur exilé de Chronique de la dérive douce, qui veut simultanément « les livres, le vin, les femmes, la musique (…) » (Laferrière, 2012: 57), cherche à découvrir la femme canadienne, cette « autre » qu’il ne connaît pas (Laferrière, 2012: 76-77). C’est la raison pour laquelle il profite de son temps libre pour « regarder passer les filles (Laferrière, 2012: 52) » dans la rue, ou pour fréquenter les femmes (Laferrière, 2012: 22, 31-32, 38, 43, 53). Pour mieux découvrir cette autre, il compare les Haïtiennes, les femmes de son pays natal, avec les Canadiennes, les femmes du pays d’accueil (Laferrière, 2012: 31-32). Ainsi, comme l’Haïtienne vit dans une ambiance familiale, et qu’elle est donc dépendante de la famille, dès qu’elle a rencontré un homme, elle doit « se trouver un endroit [privé] pour être à l’abri du million de paires d’yeux qui ne [la] lâchent pas une seconde » (Laferrière, 2012: 31-32). En revanche, les Canadiennes, vivant indépendamment et ainsi placées hors du milieu familial, invitent leur compagnon chez elles (Laferrière, 2012: 31-32). De la sorte, contrairement à ce qui se passe au Canada, la relation entre les femmes et les hommes en Haïti est limitée. Nous pouvons lier ceci à la situation des femmes en Haïti qui sont caractérisées comme « une propriété » de l’homme (Toyo, 2010: [En ligne : non-paginé]). Haïti éduque généralement la femme pour qu’elle soit « la mère, l'épouse, […] », et enfermée dans sa maison (Toyo, 2010: [En ligne : non-paginé]). Elle est donc toujours sous la tutelle d’un homme : celle de son père lorsqu’elle est célibataire (Bouchereau, 1957: 120), et après le mariage, celle de son mari (Bouchereau, 1957: 110). Au demeurant, étant donné que « la morale chrétienne » domine la société haïtienne, « toute expérience réellement sexuelle » y est blâmée, notamment chez la femme (Louis-Juste, 2008:[En ligne : non-paginé]). Ce fait limite donc toute possibilité de relations libres entre hommes et femmes avant le mariage.
Sur un autre plan, la femme est l’être en qui coexistent Éros et Thanatos. Se définissant par «la pulsion de vie », Éros représente l’idée de l’amour charnel, tandis que Thanatos représente la « pulsion de mort » (Marchand, 1982: 343). Freud, refusant explicitement la polarité entre ces deux pulsions (Gabriel, 1993: 66), explique qu’Éros et Thanatos, sans jamais se tenir à l’écart, « apparaissent toujours intimement mêlés » (Gabriel, 1993: 66-67) : ils sont ainsi aptes à constituer une notion hybride. Chez Laferrière, nous pouvons constater la coexistence de ces deux pulsions réunies dans la personne des femmes. Ainsi, l’adolescent narrateur du Goût des jeunes filles, exprime que la seule chose qui lui permette de se « sentir vivant », c’est le fait de penser aux filles (Laferrière, 2017: 169). Les femmes sont donc, pour lui, sa raison de vivre, et l’ardeur de la vie. Néanmoins, lorsqu’une femme essaye de lui montrer son attirance, comme c’est le cas de Marie-Flore, cousine de Miki, l’amie du narrateur, (Laferrière, 2017: 173-175), elle devient, pour lui, cause de mort et se définit comme « l’ange de la mort » qui fait littéralement perdre « connaissance » (Laferrière, 2017: 174-175). Par conséquent, bien qu’Éros et Thanatos coexistent en chaque femme, le narrateur encore ancré dans son ancienne vie préfère classer les femmes selon les deux pulsions de vie et de mort, femme pour l’amour et femme pour le corps. Cependant, l’installation dans un monde transculturel en tant qu’exilé, et la rencontre des Canadiennes, lui permettra de gagner une nouvelle connaissance sur la femme, sur lui-même et le monde : c’est ce que nous expliquons dans la partie suivante.
La femme pour le corps
Sous l’effet de la vie dans un nouveau pays et de la connaissance d’une nouvelle culture, le narrateur de Chronique de la dérive douce, suit des filles, les regarde, et apprécie leur apparence physique et leur charme (Laferrière, 2012: 76-79). Ainsi, il fait sienne une double vie d’infidélité. Il construit une relation avec Nathalie, car elle est, pour lui, « une fille de feu », volage, et pleine de discrétion (Laferrière, 2012: 101). Elle tient du paradoxe : alors qu’elle fréquente facilement les hommes et qu’elle établit aisément des relations avec eux, elle se présente pleine de réserve lors des relations intimes (Laferrière, 2012: 101), attitude qui provoque chez le narrateur « un plaisir inattendu » (Laferrière, 2012: 105).
Parallèlement, comme cet espace international donne au sujet la possibilité de vivre dans ce présent ambivalent qui ne représente ni présent ni passé, mais un entre-deux, et de se proposer comme un sujet clivé, le narrateur avoue qu’il a « deux vies en parallèles », tout en pensant à Julie et à Nathalie, ses bien-aimées (Laferrière, 2012: 121). En réalité, la partie radieuse de sa vie en exil « se passe entre une fleuriste [Nathalie] et une étudiante en littérature [Julie] » (Laferrière, 2012: 121). Selon lui, « Julie c’est pour le cœur. Nathalie c’est pour le sexe » (Laferrière, 2012: 122) : ses sentiments et ses sensations l’attachent à Julie, et son esprit, qui ne pense qu’aux relations bien concrètes, l’attache à Nathalie (Laferrière, 2012: 125). Ainsi, ne pouvant choisir, il les veut toutes les deux. Enfin, le narrateur déterritorialisé de ce roman, qui a acquis une identité hybride par la conjonction des normes de deux pays (Canada et Haïti), se dégageant des contraintes nationales, va être dirigé vers l’expérience d’une nouvelle vie sans frontières.
La femme pour l’amour
Pourtant, Julie est, pour lui, simultanément douce et tragique (Laferrière, 2012: 181-182). Elle est douce comme l’amour, et tragique car, en raison de la différence culturelle, il y a toujours un malentendu entre elle et le narrateur sur le chapitre des relations physiques (Laferrière, 2012: 182) : ils se fâchent en discutant sur ce sujet. En conséquence, bien que le narrateur adore Julie, et qu’il souhaite l’avoir pour toujours, si elle décide de se séparer de lui, il ne se mettra pas à sa recherche (Laferrière, 2012: 182). Parce qu’il ne sait pas où il pourrait la trouver (Laferrière, 2012: 182), d’une part, et que c’est elle qui lui a fait connaître ce nouveau monde inconnu, en lui donnant « des nouvelles d[e ce] monde dont [il n’a] aucune idée (Laferrière, 2012: 95)», d’autre part. Après toutes les histoires qu’il a eues avec des femmes, c’est la première fois avec Julie qu’il éprouve des sentiments amoureux (Laferrière, 2012: 81). De ce fait, il décrit poétiquement Julie comme une jeune fille « habillée dans la baignoire avec un bouquet de lilas à la main » (Laferrière, 2012: 79-80). Sous cet angle d’analyse, nous pourrions conclure que le narrateur vit ses premières émotions amoureuses avec cette jolie jeune fille. Avec Julie, il vit non seulement en toute tranquillité d’esprit, dans la satisfaction totale et le bonheur (Laferrière, 2012: 87), mais aussi elle l’attache à un nouveau monde et à une culture sans frontières. Ce sont les raisons pour lesquelles en dépit de tous les malentendus et bien que Julie le quitte enfin, il l’espère toujours et l’attend (Laferrière, 2012: 182).
Tout bien considéré, la vie au Canada, et la connaissance d’une nouvelle culture qui permet aux femmes de communiquer librement avec des hommes, autorise le narrateur de Chronique de la dérive douce à expérimenter une vie amoureuse liée plutôt au corps qu’aux émotions. Ce changement de mode de vie provient plutôt d’une reproduction culturelle qui apparaît à travers la substitution d’un signifiant culturel à l’autre, tout en acceptant les signes culturels et identitaires du pays d’accueil (Bhabha, 2007: 118). À pouvoir survivre dans ce monde sans frontière où s’entrecroisent les frontières identitaire et culturelle, ce sont les femmes, les bien-aimées, qu’elles soient pour le cœur ou pour le corps, qui aident le sujet. Comme des mères, elles le nourrissent, le soignent, le protègent contre la pauvreté et la solitude de la vie en exil (Laferrière, 2012: 119-120) et lui permettent ainsi de pouvoir choisir un nouveau mode de vie en harmonie avec le pays où il a décidé de vivre. C’est notamment Julie qui l’aide à parcourir son chemin dans ce monde, et à trouver son chemin dans la vie, tout en lui faisant connaître ce monde et la femme. C’est ainsi qu’il se dirige vers le choix d’un mode de vie sans frontières qui l’autorisera à reproduire partiellement lui-même comme un autre, tout en acceptant le masque (les signes culturels) de l’autre.
Conclusion
Nous rappelons ici notre problématique initiale, formulée dans l’introduction : quelle sorte d’identité Laferrière met-il en scène dans ces différents ouvrages ? Avons-nous pu y répondre en suivant les analyses de Bhabha et Appadurai ? Il apparaît que oui. En effet, le monde postmoderne produit une culture transnationale en tant que stratégie de survie (Bhabha, 2007: 269). De ce fait, à l’opposé de ce qui se passait autrefois où l’identité se déterminait par les notions de sol et de nation, aujourd’hui « l’identité et l’identification (…) ne tournent plus qu’autour […] des images de lieux » (Appadurai, 2005: 234). Dans ce monde, l’immigration ne signifie pas une perte d’identité, ou une « absorption pure dans » une culture globale (Appadurai, 2005: 15), mais la reconstitution d’une culture et d’une identité hybrides issues du croisement des cultures différentes. De la sorte, l’ethnoscape ou mieux le tiers-espace constitué par les migrants, les réfugiés et les exilés politiques, établit un monde transnational et sans frontières qui rend possible la vie entre les frontières, à savoir « entre passé et présent, dedans et dehors, sujet et objet » (Bhabha, 2007: 379).
Dans cette optique, le personnage principal des livres de Laferrière, qu’il soit enfant ou adolescent, se connaît et connaît le monde grâce à la protection, l’éducation et la direction de sa mère, qui le lie à sa nation à l’aide de la narration des histoires de ses ancêtres. Mais, après l’exil, le personnage principal de Chronique de la dérive douce, en relation avec l’autre, tout en s’installant dans un acte d’énonciation, se connaît différent de l’autre, et se clive. Se divisant entre le pays d’origine, Haïti, et le pays hôte, le Canada (Laferrière, 2012: 21, 101), entre le passé et le présent (Laferrière, 2012: 33), il se trouve comme « un étranger autrefois, désormais un ami » (Bhabha, 2007: 25). Il vit aussi entre deux langues (Laferrière, 2012: 19) et, au niveau de la vie privée, entre deux femmes (Laferrière, 2012: 121). De surcroît, l’exil se présente, pour lui, comme un moyen de connaître non seulement lui-même, mais aussi un nouveau monde où il a la possibilité de vivre comme un homme libre. Cela change totalement ses pensées, sa vision du monde, et l’aide à choisir un nouveau chemin à parcourir. Dans ce monde sans frontières, c’est encore une femme, en qui se réunissent Éros et Thanatos, qui protège, soigne et dirige le sujet. La première femme de sa vie, sa mère, à qui il doit son identité primaire, lui a fait apprendre la manière de vivre dans un pays sous contrôle d’un dictateur, où la population a la moindre liberté, voire au niveau de sa vie privée. En revanche, la rencontre dans ce tiers-espace, Montréal, de Julie et de personnes issues de nations différentes, l’autorise non seulement à connaître la différence culturelle et à négocier cette différence, mais aussi à connaître la femme, chose qui était difficile à connaître dans son pays d’origine, en raison des limites imposées par la société haïtienne. Tout cela, notamment la rencontre de Julie, l’attachant à un monde libre et plein de nouveautés et l’aidant à modifier sa vision du monde et ainsi à la rendre plus vaste, lui fait connaître cette réalité selon laquelle aucune culture n’est complète. La meilleure culture est donc celle qui est issue du croisement et de l’articulation de différentes cultures.
De la sorte, en dépit de son attachement à son pays natal, il décide de modifier ses codes culturels, tout en s’accordant aux règles du pays d’accueil afin de pouvoir s’y exprimer. Par conséquent, la vie dans un pays politiquement libre lui donne la possibilité de se dégager des contraintes imposées par sa société d’origine, et de se reconnaître comme un homme libre qui peut construire son avenir selon ses choix. Donc, étant donné qu’il est avide de nouveautés, tout en découvrant ce nouveau monde qui lui offre la liberté ainsi que la chance de reconnaissance de soi et de l’autre, il décide de choisir un mode de vie sans frontières et de se reconstituer librement une nouvelle identité : une identité hybride qui mettra fin aux dichotomies entre ici et ailleurs, soi et l’autre. Ainsi, son identité primaire liée à sa nation et constituée selon les valeurs culturelles de son pays natal va pâlir au profit de sa nouvelle identité qui se reconstituera continuellement en raison du choix d’un mode de vie libre et sans frontières, et par l’articulation des valeurs culturelles de deux pays : le pays d’origine et le pays hôte. D’où, afin de pouvoir s’exprimer comme un homme libre essayant d’être soi-même dans un monde transnational, qui l’invite à franchir des frontières, il va écrire un roman dont les inspiratrices seront les femmes: ses enseignantes de l’art de vivre (Laferrière, 2012: 185-186). C’est par son roman qu’il va en effet inscrire le signe de son existence sur la terre d’accueil, le Canada, qui lui a offert des nouveaux codes culturels. De cette façon, il sera simultanément hybride et, sans réellement renier ou obérer ses origines, entraînera également l’hybridation du pays d’accueil.
[1] Il pourra être intéressant d’analyser ultérieurement l’impact éventuel de la pandémie de COVID et de ses freins au déplacement transnational.
[2] Il n’est pas dans notre propos d’en faire un inventaire exhaustif, qui serait de toute façon hors de notre sujet et sans aucun intérêt critique.
[3] En effet, et pour ajouter à la complication, français québécois et créole haïtien sont deux langues issues du français de la métropole.