Le statut de la femme à travers Nulle part dans la maison de mon père d'Assia Djebar et La Bohémienne près du feu de Moniru Ravanipur (étude sociocritique)

Type de document : Original Article

Auteurs

1 Professeur agrégé de langue et littérature françaises, Département de langue et littérature françaises, Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran

2 Doctorant de langue et littérature françaises, Département de langue et littérature françaises, Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran

Résumé

Nulle part dans la maison de mon père, roman autobiographique d’Assia Djebar, représente la condition des femmes de l’Algérie vers les années 1940-50. D’autres écrivaines francophones ont traité certainement de tels sujets, mais le point de vue de Djebar est remarquable.
De même, la littérature persane voit surgir une file de romancières qui traitent dans leurs œuvres la condition féminine en Iran de leur temps. La protagoniste de La Bohémienne près du feu, roman de Moniru Ravanipur, symbolise d’une certaine manière les femmes de son temps.
Dans la recherche présente, pour mieux cerner le statut de la femme de manière contrastive et nous attarder sur l’univers social du texte, on se propose de recourir à l’approche sociocritique s’efforçant de déceler la socialité de l’œuvre littéraire à travers l’analyse des niveaux textuels. Appuyée sur le rôle intermédiaire de la langue, cette méthode aide à relever dans le texte littéraire les traces de la situation sociale contemporaine à l’œuvre.
En nous référant à la méthode sociocritique préconisée par Pierre V. Zima, nous procédons à l’analyse des deux romans pour y clarifier le statut de la femme par rapport à l’homme et chercher les racines de cette position dans les circonstances sociales extérieures.

Mots clés

Sujets principaux


Introduction

La « sociocritique » englobe une gamme de perspectives distinctes et parfois divergentes. Eu égard à l’idée marxiste selon laquelle la société a des impacts sur le contenu littéraire, la sociocritique s’apparente à la « sociologie de la littérature » tout en lui reprochant de négliger l’importance de la matière composante de la littérature, c’est-à-dire le langage. Ainsi, les disciples de cette approche convergent sur le rôle intermédiaire du langage entre le texte littéraire et le contexte socio-historique. Ils se réfèrent d’ailleurs aux approches linguistiques, sémiotiques, narratives et structuralistes pour traiter la socialité dans le texte littéraire.

La condition de la femme, en tant que sujet social, est le thème principal d’une majorité des œuvres littéraires. Nombreux sont les romanciers français et persans qui ont abordé le statut social de la femme dans une période donnée de l’histoire de leur pays. Cependant, le regard des femmes romancières sur ce sujet est remarquable. Il s’agit en fait d’une écriture par la femme et pour la femme, qui s’illustre tardivement sur la scène littéraire du monde mais se consacre une partie indéniable de la critique littéraire des années récentes.

Assia Djebar, dans son roman Nulle part dans la maison de mon père (2007), décrit l’adolescence aventureuse d’une fille arabo-musulmane aux années 1940-50 en Algérie. Par le regard de sa jeune protagoniste, l’écrivaine nous fait assister à une fresque de la condition socio-culturelle des femmes de l’Algérie, pays occupé d’alors par l’Etat français mais régi par un traditionnaliste patriarcat séculaire. Dans la littérature iranienne, la figure de Moniru Ravanipur se distingue vu sa part dans la dénonciation de la mauvaise condition sociale de la femme iranienne. Elle nous fait suivre, à travers La Bohémienne près du feu (1999), le drame de vie de sa jeune héroïne, celle qui représente sans doute les femmes de sa tribu et celles de la société environnante.

Le présent travail, s’appuyant sur la démarche critique de Pierre V. Zima, se propose d’étudier le rapport texte-contexte à travers une analyse de la langue sociale, mise en discours par le roman. Cette analyse se déploie sur les trois niveaux langagiers de lexique, sémantique et syntaxique. L’objectif de cette recherche consiste donc à offrir une réponse à la question suivante : quel est le statut de la femme dans la situation sociale où sont nés ces deux ouvrages et comment les circonstances sociales marquent-elles l’écriture de ces deux romans ?

Notre article débouche donc sur une présentation de nos deux écrivaines, la thématique de leurs œuvres et la situation socio-historique qu’elles ont vécue. Ensuite, nous offrons une introduction de notre méthodologie de recherche, suivie de la partie analytique.

 

Djebar et Ravanipur, figures de transgression

D'une vue générale, l'œuvre de Djebar est un va-et-vient constant entre le récit de l'Histoire de l'Algérie, la colonisation et la guerre d’indépendance d'une part, et le récit de la vie de l'auteure, tout comme celle des femmes arabo-musulmanes de l’Algérie d'autre part. Djebar, en parallèle avec la chronologie historique perce les murs qui enferment les femmes depuis des siècles pour représenter leur vie et leur cri. 

Tout en affirmant que la figure de la femme est « le fondement même » de l’œuvre djebarienne (Gubinska, 2014 : 31), nous précisons qu’il ne s’agit plus de l’image traditionnelle de la femme passive de naguère, représentée surtout dans l’écriture masculine, se laissant exploiter, corps et âme, ou étiqueter comme sage, fidèle, soumise, sans autorisation de sortir de la prison séculaire, bâtie par les idées rétrogrades des hommes au nom de mœurs ou de vertus. Nous rencontrons chez Djebar non plus l’image d’une « femme-objet » (Mosteghanemi, 1985 : 135), mais celle de la femme-sujet.

S’élaborant du sujet d’énoncé vers le sujet d’énonciation, la protagoniste djebarienne parle et sa voix s’entend à travers les voiles, les rideaux et les murs. Dans L’Amour, la fantasia (1985), Djebar recourt aux histoires orales, racontées par les femmes, sur les guerres d’indépendance de l’Algérie, auxquelles elles ont participé en tant qu’assistantes ou maquisardes. De même, dans Loin de Médine (1991) nous assistons à une chronologie oralement donnée par les femmes des premiers temps de l’Islam. Ce roman-ci, selon Segarra, « propose donc une première opposition, entre l’écriture (historique), en général réservée aux hommes car elle est instrument de pouvoir, et l’oralité (diseuse de souvenirs), apanage des femmes » (1995 : 36). Antérieurement auxdits romans, Djebar fait figure de transgression lorsqu’elle s’adresse, dans Femmes d’Alger dans leur appartement, à ses compatriotes et leur demande de sortir, de parler sans cesse, de s’exprimer et de regarder hors des murs (1980 : 68). S’attribuant le droit d’expression (orale), les femmes réussissent à « lever les nombreux voiles de silence et de violence qui recouvrent [leurs] vies » (Mehta, 2014 : 4).

D’ailleurs, eu égard à la thématique, Djebar prend très tôt ses distances avec les lieux communs de l’écriture féminine « saganienne » d’après le mot de Gubinska (2014 : 32) et cible dans son œuvre les sujets sérieux et moins traités avec courage, force et fermeté. Elle se soucie de la problématique féminine en général et se penche notamment sur la condition de vie et le statut social de la femme.

Dans Nulle part dans la maison de mon père, Djebar raconte les souvenirs de son adolescence dans un village de l’Algérie où l’on interdisait aux filles d’aller à l'école. Grâce à son père, elle continue ses études dans une cité voisine, et se réjouit d’une vie différente d’avec celle de la plupart des jeunes filles arabes d’alors. Cette liberté accordée de la part d’un père strict et intransigeant, ayant une origine arabo-musulmane mais un esprit européen, encourage la protagoniste à franchir le seuil d’autres interdits. S’habillant à l’européenne, elle mène une vie d’internat à Alger et lie une relation d’amitié avec un étudiant arabe. Contrariant le tabou de la société musulmane, la protagoniste, avant d’être « convoquée au tribunal du père », se juge précocement condamnée et « dépossédée » de la faveur paternelle (Djebar, 2007 : 405-409). Elle préfère donc mourir que s’emmurer ; par conséquent, elle cherche à mettre fin à sa vie. Toutefois la tentation manquée de suicide, à la fin du récit, lui donne la chance de se lancer dans l’écriture et de « clamer [cette décision] à tous vents » (Djebar, 2007 : 405-409).

Un ébauchement hardi dans la transgression des interdits, un drame affreux qui en résulte et une délivrance finale obtenue en s’abritant dans l’art et la littérature : les personnages-femmes de Ravanipur parcourent le même itinéraire. Auteure persane, géographiquement éloignée de Djebar, s’approche de celle-ci en raison des expériences vécues et des préoccupations à l’égard de la condition subordonnée des femmes.

Ravanipur présente dans son répertoire littéraire trois romans. La protagoniste du Cœur d’acier (1990)est une écrivaine qui n’abandonne pas sa carrière contre tous les problèmes qu’elle subit « sous l’emprise des préjudices et des sarcasmes visant les écrivaines », « sous la loupe d’un monde littéraire établi, légiféré, jugé surtout par les hommes » (Karimian, 2016 : 147-148). De même, l’héroïne de La Bohémienne près du feu soulage son âme blessée sous le regard méfiant de la société, en s’abritant dans l’art de la peinture.

Dans son premier recueil de nouvelles, Kanizu[1] (1988), Ravanipur reproche à la famille de défendre et de renforcer les préjudices figés et les croyances rétrogrades qui vont notamment contre les femmes (Karimian, 2016 : 131-150). Ce livre, en raison de sa prise de position à l’égard de la structure traditionnaliste de la société de son temps, n’est publié que sept ans après la fin de sa rédaction. Mirabedini déclare à ce sujet que « l’écriture féminine en Iran, visant à traiter les sentiments et les tentations de la gent féminine d’une façon qui va à l’encontre de la structure clichée, fait face à de nombreux problèmes, car ce courant littéraire aborde inévitablement les sujets problématiques et douteux » (1998 : 1110). Ravanipur cible en majeure partie les sujets tels la prostitution, le mariage forcé des jeunes filles, le patriarcat rigoureux et le traditionalisme rétrograde.

En somme, l’idée d’une comparaison entre l’écriture des deux auteures surgit ainsi dans la mesure où elles s’accordent sur certains points communs : l’historicité, la socialité, la guerre, les bouleversements politiques, la question de la terre et de la langue natales, l’invasion des étrangers, la colonisation et l’exploitation d’une part, l’effroi, la brutalité humaine, l’instabilité et la précarité de la condition féminine, l’hégémonie du discours traditionnaliste et du patriarcat séculaire d’autre part, l’ensemble des deux aspects ne quitte guère le pivot des œuvres de ces deux écrivaines contemporaines qui s’illustrent dans les domaines divers.

Ravanipur, par sa plume piquante, attaque directement les traditions encombrantes et condamne la famille étouffante, la société oppressante, les carcans stérilisants des coutumes, des superstitions ennoblies au nom de religion, de doxa, etc. Sa vision du monde féminine s’éloigne en ce sujet de celle de Djebar qui, selon Mosteghanemi, « ne contient ni haine, ni hargne, ni amertume […] [mais s’affiche] sans préjugés, sans complexes » (1985 : 284).

Un autre point de convergence de l'œuvre de Ravanipur avec celle de Djebar est la question de la (ré)apparition du discours féminin dans le roman. La littérature persane, tout comme celle de l’Afrique du nord, reconnaît tardivement l’écriture féminine dans le sens de l’ensemble des œuvres littéraires créées par les femmes, non seulement sur les questions purement féminines, mais aussi sur les sujets socio-historiques graves concernant toute l’humanité.

L’écriture féminine ne se penche au début que sur les clichés narratologiques, car le sujet féminin n’est pas encore le sujet d’énonciation. Dans le roman Souvachoun (1969) de Simine Daneshvar, que l’on considère comme le premier roman persan écrit par une femme, la protagoniste n’est pas l’instance narrative du récit. La narration de ce roman reste de type traditionnel extradiégétique (Genette, 1972 : 225-227)à focalisation zéro (Genette, 1972 : 206-211). Autrement dit, l’écrivaine de ce roman « s’efforce de traiter un événement socio-historique du point de vue d’une femme, tandis que celle-ci ne possède aucune vision du monde ni idée indépendantes » (Mirabedini, 1998 : 1109). La protagoniste ne fonctionne donc ni linstance narrative (Genette, 1972 : 225-227) ni le personnage focal (Genette, 1972 : 206-211). L’indépendance du sujet féminin ne se réalise que plus tard, dans les romans des écrivaines de la troisième génération de la littérature contemporaine de l’Iran. Ainsi, Ravanipur et quelques autres font-elles figures de transgression en raison de l’introduction de la narratrice intradiégétique et apparait-il alors le personnage focal féminin dans la littérature féminine persane.

Ce que nous venons de dire à propos de la figure novatrice de Djebar et Ravanipur dans la sphère littéraire de leur époque, concerne plutôt la dimension thématique de leurs œuvres et le contenu que celles-ci portent en grande partie. Quant à leur écriture et les fonctionnements techniques qu’elles ont mis en marche, nous procédons d’une lecture sociocritique pour dégager la socialité mise en discours dans le texte de leurs ouvrages.

 

La sociocritique : perspectives théoriques

Pour répondre à la question permanente du rapport du littéraire avec le social, la sociologie du texte ébauchée vers 1970 par Zima, recourt à l’idée formaliste de Tynianov déclarant que « [la] corrélation entre la série littéraire et la série sociale s'établit à travers l'activité linguistique, la littérature a une fonction verbale par rapport à la vie sociale » (Cité in Todorov, 1965 : 131-132). Ainsi, la sociologie du texte se distingue-t-elle de la sociologie (marxiste) de la littérature, qui « s'obstinait à réduire aux concepts les textes et à établir des rapports univoques entre ces concepts et les référents sociaux » (Zima, 2005 : 10) sans tenir compte du rôle du langage et du mot en tant qu’éléments constitutifs de la littérature. Celle-ci est « un art du langage dans lequel la signification se lie arbitrairement à la forme des mots. D’où l’importance du langage et de la forme dans le contenu du texte en particulier et de la littérature en général » (Karimian & Alaei, 2017 : 4-5).

En fait, s’inspirant de la sémantique structurale et de la sémiotique narrative, Zima propose une socio-sémiotique qui « étend son champ de recherches à toute la textualité en tenant compte des idéologies, des théories, des littératures, des textes commerciaux et spécialisés » et «se conçoit elle-même comme une critique de la société et en particulier de son état actuel » et s’intitule conséquemment comme sociocritique (Zima, 2005 : 11-12). 

Selon Zima, l’objectif essentiel de cette méthode consiste à « représenter l'univers social comme un ensemble de langages collectifs […] absorbés et transformés par des textes littéraires » (2000b : 117). Ces langages de groupe, ces sociolectes, se caractérisent par des « unités lexicales, sémantiques et syntaxiques [qui] articulent des intérêts collectifs et peuvent devenir des enjeux de luttes sociales, économiques et politiques » (Zima, 2000b :121).

D’ailleurs, la sociocritique tient beaucoup à Bakhtine qui se penche sur l’idée (contre saussurienne) de la dynamicité de la langue et la socialité du signe (Bakhtine, 1977 : 59). Il déclare que « ce ne sont pas des mots que nous prononçons ou entendons, ce sont des vérités ou des mensonges, des choses bonnes ou mauvaises, importantes ou triviales, agréables ou désagréables, etc. Le mot est toujours chargé d'un contenu ou d'un sens idéologique ou événementiel » (Bakhtine, 1977 : 102-103). Les contenus connotatifs et les valeurs possibles des mots se décryptent donc sur la structure sémantique du sociolecte et de son discours émanant, celui-ci étant « une structure narrative fondée sur un modèle actantiel et une structure profonde à caractère logico-sémantique » (Zima, 2005 : 14). Ainsi s’établit-il un rapport d’intertextualité entre le texte littéraire et le contexte de situation sociale ; de même qu’un rapport d’interdiscursivité se fixe entre le discours narratif du sujet d’énonciation du texte avec les discours théoriques, idéologiques ou scientifiques de son temps.

Au niveau lexical, il s’agit de l’ensemble des mots qui concernent spécifiquement le sociolecte absorbé par le texte littéraire. Au niveau sémantique, le sujet d’énonciation procède à une classification du vocabulaire qu’il a relevé à l’étape précédente. Cette taxinomie se réalise d’après une pertinence, aboutissant elle-même à un code sémantique particulier. A ce sujet, Zima explique que « la pertinence, peut être définie comme un point de vue [linguistique] permettant d'effectuer certaines distinctions sémantiques et de les préférer aux autres » (Zima, 2005 : 29). La théorie de pertinence mise en avant par Sperber et Wilson aborde la même idée en insistant sur la logique de la relation effort-effet au cours d’une communication langagière (Cf. Sperber & Wilson, 1989).

Les structures sémantiques du langage « articulent les intérêts collectifs et en même temps déterminent la direction du parcours narratif » (Zima, 2005 : 15).  Faisant recours au schéma actantiel, préconisé par Propp et développé par Greimas, nous pouvons établir le parcours narratif de chaque discours. La distribution des actants reflète donc des hiérarchies sociales. « Il est possible de construire, à partir de codes et de répertoires lexicaux relativement homogènes, des discours assez différents [eu égard au plan narratif] qui peuvent même se contredire sur certains points » (Zima, 2000b : 135).

Le discours idéologique se distingue donc du discours non-idéologique par l’attitude du sujet d’énonciation à l’égard de ses choix sémantiques. Le sujet d’un discours idéologique considère ses classifications comme « naturelles » et « universellement valables » (Zima, 2000b : 135) et cela l’empêche d’accepter toute sorte d’(auto)critique et d’entendre toute voix autre que la sienne. D’ailleurs, il « prend comme point de départ la dichotomie, le dualismeabsolu et cherche à supprimer l'ambivalencedialectique » (Zima, 2000b : 137). Ainsi, le discours idéologique s’approche-t-il d’un discours de dictature, intégriste et intransigeant, s’efforçant d’étendre son hégémonie sur ses rivaux en leur imposant sa propre « représentation discursive de l’objet (du référent) » (Zima, 2000b : 137), du réel social.

Aussi importe-t-il alors de signaler qu’en la matière et dans la situation sociolinguistique contemporaine à Djebar et Ravanipur, en raison de l’attitude manichéiste de son sujet, le discours masculin apparaît comme un discours idéologique, et le seul. La perspective sociocritique nous permet de mettre donc à l’épreuve, par le prisme de l’analyse des niveaux langagiers, l’hypothèse d’infériorité du statut de la femme non seulement dans la société correspondante à chacune des deux auteures, mais aussi dans leurs textes, dans leur langage.

 

La situation sociolinguistique : la sexuation du langage

Etant donné que la sociocritique cible « des intérêts sociaux transformés en textes » (Zima, 2000a : 17), toute analyse sociocritique doit premièrement placer le texte dans une situation sociolinguistique conçue comme un lieu intermédiaire « entre le texte et les structures socio-économiques qui l’ont engendré » (Zima, 2000a : 17). En se référant à Bakhtine qui considérait le mot « toujours chargé d’un contenu et d’un sens idéologique et événementiel » (1977 : 102-103), Zima précise qu’en dehors du cadre du discours émanant d’un sociolecte, il est impossible de charger le mot des valeurs idéologiques. Ainsi, introduit-il la notion de la situation sociolinguistique comme une « constellation historique, dynamique de langages dont chacun articule des intérêts de groupe particuliers en interagissant de manière affirmative ou critique avec les autres » (Zima, 2011 : 39).

Dans ce sens, la situation sociolinguistique est « historiquement délimitée » (Zima, 2011 : 19) puisqu’elle concerne une durée précise « vécue par l'auteur en question et par les écrivains qu'il connaissait, critiquait ou appuyait » (Zima, 2000b : 143). D’ailleurs, elle est dynamique et « ouverte sur l’avenir » (Zima, 2011 : 19), car, au cours du temps, elle exerce des modifications sur les codes sémantiques et les plans discursifs ultérieurs.

Les situations sociolinguistiques vécues par les deux romancières lors de la création de leurs romans respectifs sont similaires sur deux points essentiels. Tout d’abord, Djebar et Ravanipur viennent toutes les deux des pays où règne un vieil patriarcat traditionnaliste, cherchant, au nom de la religion, à justifier ses croyances superstitieuses et à imposer des lois explicites ou implicites contre toute une société, surtout contre les femmes. Le refus de l’émancipation féminine, la restriction de son entrée sur la scène politique, la réticence envers son engagement social, de même que l’imposition du mariage de convenance aux filles, dès bas âge, se présentent comme d’autres coercitions qui prétendent les protéger des perversions. Cette attitude de la société envers la gent féminine, affecte certainement la langue et la rend sexuée.

La situation politique d’Algérie et d’Iran est un autre élément primordial exerçant des influences sur la langue. Pays colonisé depuis des années, l’Algérie a enduré des souffrances pour atteindre l’indépendance politique. Les femmes de l’Algérie, longtemps emmurées par l’ancien système, prennent des armes aux années 1950 jouant les maquisardes sur les fronts. En 1958, elles obtiennent le droit de vote pour la première fois. Mais très tôt elles sont « obligées de retourner à la sphère privée lorsque l’on n’eut plus besoin de leur service ‘public’ » (Mehta, 2014 :11) et de leur vote. Cette fois-ci, elles prennent des plumes et occupent le devant de la scène littéraire, essayant d’offrir une nouvelle fresque de l’Histoire de leur pays et de l’histoire de leur vie intime. De même en Iran, les infrastructures politiques et culturelles sont de sorte que les femmes parviennent tardivement à une liberté officiellement admise sur la scène socio-politique. Suite à ces bouleversements socio-politiques, surgit un sociolecte traditionaliste, à tendance idéologique, dont les discours masculin et féminin se rivalisent sur le plan de la syntaxe narrative, en tenant le modèle qu’ils offrent chacun de la réalité sociale pour le seul modèle valable.

En ce sens, par souci de clarté et afin de mieux cerner la question, il convient au préalable d’étudier le lexique et la structure sémantique du sociolecte traditionaliste.

 

L’univers sémantique : le spectacle du pouvoir sociolectal

Au niveau lexical, les termes comme valeur, tradition, loi, mœurs, respect, rite, interdiction, transgression, tabou, corps, honte, pureté et tant d’autres mots qui foisonnent à plusieurs reprises dans les romans de Djebar et Ravanipur, font partie du vocabulaire concernant le sociolecte traditionnaliste et fournissent parallèlement leurs structures sémantiques.

Les structures sémantiques sont bâties à la suite d’un « faire taxinomique » (Greimas cité dans Zima, 2011 : 55), effectué par le sujet de l’énonciation de chaque texte et consistant à subdiviser les mots-clés en classes différentes et / ou opposantes. Ainsi, le sujet peut attribuer aux mots, des connotations positives ou négatives selon le code sémantique qu’il respecte. D’ailleurs, les choix sémantiques du sujet « se manifesteront au niveau actantiel où ils régissent le parcours narratif » (Zima, 2000b : 123).

Au cœur du sociolecte traditionnaliste, les « concepts fondamentaux » (Zima, 2000b : 133) se répètent et forment par leur répétition des isotopies sémantiques différentes, et le cas échéant, opposantes. Le discours masculin y apparait comme un discours idéologique, « régi par le dualisme (la dichotomie) » (Zima, 2011 : 55). Nous distinguons ainsi dans notre corpus les binômes exclusion/intégration, péché/innocence, pureté/impureté, obéissance/désobéissance, attachement ou respect (aux/des valeurs) /transgression, liberté/interdiction, émancipation/enfermement, gent féminine/gent masculine, autochtone/étranger, voilement/dévoilement, etc. Cette bipolarisation est due à l’attitude manichéiste du sujet du discours masculin qui domine la situation.

Dès le début de Nulle part dans la maison de mon père, nous voyons une distanciation, voire une opposition, entre les idées de la protagoniste -la narratrice homodiégétique du récit- et celles de son père. Celui-ci étant, malgré ses quelques aspirations modernistes et séculières, le porte-parole et le défenseur d’un traditionalisme séculaire en vigueur, tient un discours idéologique, qui, se servant d’une taxinomie sémantique dualiste, s’efforce d’étendre son pouvoir sociolectal.

Le livre s’ouvre sur un après-midi, lorsque la narratrice, qui avait à peine six ans, marchant à côté de sa jeune mère, se rend compte de la distinction qui existe entre les habits et la conduite de celle-ci et ceux de toute une communauté masculine qui l’entoure :

« [Ma mère], ensevelie […], enveloppée de pied en cap dans un voile de satin blanc […], elle dont on ne pourra apercevoir que les chevilles et, du visage, les yeux noirs au-dessus de la voilette d’organza tendue sur l’arête du nez […], a besoin de ma main. Moi, à trois ans peut être, puis à quatre, à cinq, je sentirai qu’une fois dehors mon rôle est de la guider, elle, […] regard fixé au sol […] ou se portant au plus loin […], devant les regards masculins. […]. Les regards des hommes –boutiquiers dressés, badauds assis ou simples curieux – se posent sur nous deux […], je pressens déjà qu’ils nous jugent, qu’ils nous guetteront, méfiants et circonspects… » (Djebar, 2007 : 14-15).

 

Ce sentiment d’embarras par les regards examinateurs des hommes est dû au fait d’être la jeune mariée du seul instituteur de l’école française du village, ayant habillé sa petite fille à l’européenne. La narratrice apprend la raison quand une jeune fille s’exclame dans une réunion familiale : « Elle est habillée comme une petite Française ! » (Djebar, 2007 :17). Ailleurs, elle entend des propositions remarquant que « son père » est le responsable d’une telle liberté vestimentaire. Elle se trouve soudain, dès sa tendre enfance, non seulement étrangère au milieu des proches et des voisines, mais aussi éloignée de sa famille et surtout de son père : « Je me tais, je me sens soudain étrange, étrangère à cause de ces menus commérages. […] Soudain alarmée par cette remarque, je me sens "la fille de mon père". Une forme d’exclusion – ou une grâce ? » (Djebar, 2007 : 17-18).

Ainsi, la dichotomie sémantique de ce roman est-elle déclenchée par le binôme exclusion/intégration qui se représente sous diverses formes au cœur d’un traditionalisme mis en discours par la communauté masculine ainsi que par toutes les femmes qui en partagent les idées. L’héroïne du récit se décide donc à prendre ses distances par rapport à ceux qui la prennent pour « une intruse », ceux dont le monde « ne sera jamais le [s]ien » (Djebar, 2007 : 25-26).

De même, dans La Bohémienne près du feu, nous assistons au spectacle du pouvoir du sociolecte traditionnaliste exposé au niveau sémantique dans les choix taxinomiques des sujets masculins (et, étrangement, féminins s’étouffant devant le patriarcat hégémonique). Ainsi, Ayeneh, l’héroïne du roman, à l’instar de la protagoniste djebarienne, se sent-elle très tôt étrange et étrangère parmi ceux qui l’entourent : sa tribu, sa famille et son père. Celui-ci, représentant toutes les valeurs et les lois tribales, oblige sa fille, selon la coutume, à danser le soir sous les tentes de bohème où il accueille des hôtes qui payent bien : « Il parait que la loi de la tribu s’assouplit à mesure que l’on s’éloigne de la grande tente, et c’est pour cela peut-être que le père gardait Ayeneh éveillée pendant les soirées de la tribu pour qu’elle reste somnambule la journée » (Ravanipur, 2014 : 14). La tribu, dont le discours dominant est un discours traditionnaliste et masculin, intègre Ayeneh à condition que celle-ci lui reste fidèle, mais dès qu’Ayeneh se décide à ne plus respecter « la loi absurde de la tribu », on l’expulse impitoyablement (Ravanipur, 2014 : 14).

Le deuxième binôme sémantique qui s’expose dans notre corpus, c’est le binôme respect / transgression des valeurs. Dans le contexte ébauché ici, les sémèmes tels que rites, convenances, mœurs, codes, contrats et lois font tous partie du classème « valeur » qui est un concept fondamental dans le sociolecte traditionnaliste.

La narratrice de Nulle part dans la maison de mon père remarque, aux premiers pages du roman, qu’elle habitait dans une cité « où les rites andalous se déroulaient, immuables » (Djebar, 2007 : 13). Ailleurs, elle se rappelle-t-elle la « société de femmes restées immobiles, avec des codes les maintenant inchangées depuis au moins trois générations » (Djebar, 2007 : 43). Elle ajoute ensuite que ces femmes « devant leurs maris et leurs fils, faisaient semblant de croire que ceux-ci restaient les maîtres… du moins dans la cour de leurs maisonnettes » (Djebar, 2007 : 44). En fait, il y a une relation logique, de cause à effet, entre la domination de la gent masculine, d’une part, et l’immobilité et l’immuabilité des règles et des codes qui s’exercent notamment contre la femme, d’autre part.

La narratrice se souvient de la première fois qu’elle fait l’expérience de la rigueur d’un ordre paternel. Le père, revenant de l’école, voit sa fille montée à vélo s’efforçant de conduire celui-ci à l’aide d’un garçon français. Le père contrarie furieusement : « Il m’a appelée par mon prénom. Sans plus. […] C’était vraiment un ordre ! Surprise, déçue, je suis descendue du vélo […]. [Il] s’exclame […] : […] Je ne veux pas que ma fille montre ses jambes en montant à bicyclette ! » (Djebar, 2007 : 54-55). Cet ordre blessant, lancée au cœur d’une fille qui adorait toujours son père, pousse la narratrice à se demander pour la première fois : « Mon père est-il le même ? Peut-être devient-il soudain un autre ? » (Djebar, 2007 : 55). Et c’est un autre éclat du décalage de la protagoniste avec son père et le système de valeurs que celui-ci partage profondément. Remarquons en passant que le silence de la mère au vif de tels épisodes peut signifier ou bien un accord implicite avec le père, ou bien le reflet de la peur de se braver devant le patriarcat en vigueur. En tout cas, la narratrice s’éloigne de ses parents.

La protagoniste de Ravanipur, à l’instar de toutes les femmes de son entourage, doit respecter ce que l’on reconnaît comme « loi de la tribu ». Il s’agit en fait d’un ensemble de valeurs qui touchent le mode de vie de toute la tribu :

« - Mère, pourquoi ils ont des maisons ?

-          Parce que leurs pères avaient des maisons…

-          Mère, bâtissons, nous aussi, une maison.

-          La loi de la tribu ne le permet pas, Ayeneh » (Ravanipur, 2014 : 10).

 

Cette même loi force la mère de dépenser toute sa jeunesse et sa santé pour la tribu, notamment pour son époux. Elle dansait. Mais lorsqu’elle vieillit, s’épuise et devient paralytique finalement, la tribu permet au mari de se remarier avec une jeune fille, de l’âge de sa propre fille, et de fêter la cérémonie devant les yeux de la mère agonisante. Celle-ci consigne en cachette à sa fille de n’obéir dans sa vie qu’à sa volonté, d’écouter la voix de son cœur. Ayeneh, dominée par un cœur amoureux, se laisse conquérir, le corps et l’âme, par un homme étranger. La tribu la condamne et l’expulse sans merci. Le père, déchiré entre les valeurs tribales et l’amour paternel, fouette sa fille (selon la coutume) mais lui laisse clandestinement une somme d’argent pour survivre : « Ô père, toi aussi, tu as désobéi à la loi de la tribu pour l’amour ? » (Ravanipur, 2014 : 33).

Le troisième binôme, pureté/impureté, concerne plutôt le corps de la femme et l’image sacrée que celle-ci est censée refléter par sa virginité et son intégrité. Ainsi, la narratrice djebarienne trouve une « obscénité verbale » (Djebar, 2007 : 58) dans l’ordre paternel lui interdisant de montrer les jambes sur le vélo. Elle entend par cet ordre que « tout garçon, tout adulte, tout vieillard est forcément un voyeur lubrique devant l’image nue de deux jambes de fillette, séparées du reste de son corps et pédalant dans une cour ! » (Djebar, 2007 : 58). Le diktat paternel, déclaré d’un ton sévère et âpre, est alors comme « un fer chauffé à blanc sur [s]on corps entier » (Djebar, 2007 : 58).

De même, dans La Bohémienne près du feu, le corps est parti intrinsèque à l’âme de toute femme qu’il faut protéger des regards vagabonds. Ayeneh transgresse cet interdit dans une fin de journée lorsqu’elle s’éloigne de la grande tente :

« Elle prit une outre. Parcourut les tentes et arriva à la palmeraie. Derrière un palme corpulent, elle se déshabilla ; ouvrit l’outre et la tint en haut, délaissa le goulot et respira sous l’eau fraiche qui versait sur son corps nu. Elle sentit la chaleur d’un regard qui l’épiait derrière les palmes ! […] Elle permit à ces deux yeux noirs, peu importe à qui appartenaient-ils, de se rassasier. La malignité lui fit oublier la honte […]. Effrayée, elle remit ses habits, ferma rapidement l’outre, et hésita ! Si l’on la regardait, Rahyar et les autres ? Elle eut l’impression qu’elle avait perdu quelque chose, comme si une partie manquait à sa vie, à son âme, elle se mordit les doigts » (Ravanipur, 2014 : 14-15).

 

Finalement, le binôme sur lequel s’appuie en majeure partie le sociolecte traditionnaliste est l’opposition liberté/interdiction encombrante une gamme de formes diverses, de la liberté de mouvement à la liberté vestimentaire en passant par la liberté de penser entre autres.

Dans le roman de Djebar, nous lisons que l’on ne permet pas aux femmes de se présenter ni sur les lieux publics comme les marchés, ni dans le Hammam spécifiquement féminin. A ce sujet, nous remarquons encore qu’il s’agit plutôt du refus de la nudité féminine et de son exposition devant les regards indiscrets, même ceux d’autres femmes. La protagoniste, en relatant les souvenirs des jours du hammam où elle participait avec sa mère, car elles en avaient la permission, se souvient de la tenue de bain de certaines qui ressemblait plutôt à un vêtement de plage européenne : « j’ai, moi aussi, plusieurs « robes de plage » qui ne sont pas de plage, [mais] seulement pour le hammam » (Djebar, 2007 : 71).

Reprenons l’épisode de la montée à vélo qui, d’une brave tentation de vaincre la peur, se transforme, à cause de la fureur paternelle, en un « trauma » permanent (Djebar, 2007 : 59) pour la narratrice, même après plus d’un demi-siècle, au moment où elle évoque ce souvenir :

« Il me hèle encore à présent. Il me convoque au tribunal ancestral de l’interdit contre la gent féminine, de l’âge de cinq ans – ou de trois, ou de quatre – jusqu’à la puberté, jusqu’à la nuit de noces, pour alors céder ce droit si lourd au premier époux, à un second au besoin, mais il pourra enfin souffler, le père – chaque père –, déposer l’obscur, l’obscène charge du devoir d’invisibilité – dans mon cas, celle de mes petites jambes désireuses d’actionner les roues d’une bicyclette » (Djebar, 2007 : 61-62).

 

Parallèlement, le puritanisme du père censeur marque aussi le roman de Ravanipur. Bien que le père d’Ayeneh expose sa fille pour gagner de l’argent, il ne consent pas à la marier aux convives qui la désirent : « […] comme un objet de valeur, […] toujours elle était célibataire » (Ravanipur, 2014 : 14). Parfois le père exagère dans ses gestes et demande à sa jeune fille de boire une goutte de vin pour raviver le spectacle et charmer davantage le public :

« […] lorsqu’il a un convive riche, il donne des spectacles, il brise les chaînes[2]… sauf la dernière chaine[3] qu’il tient rigoureusement […] Ne lui fais jamais confiance, il te solde de loin, mais ne te confie à personne… » (Ravanipur, 2014 : 18).

 

Après avoir été expulsée, blessée et ruinée, Ayeneh, toute seule, part pour la ville. Contrairement aux femmes de la ville qui se méfient d’elle, les hommes sont, apparemment, gentils. Ils poussent un soupir de regret lorsqu’ils voient Ayeneh errer sur les rues et se rappellent les soirées sous les tentes de bohème :

« La ville était gentille avec elle. La ville ne s’endormait pas la nuit. Les jeunes rêvaient de jouer le rôle de son sauveur. […] Ils arrivaient à temps pour tuer le traitre anonyme […]. Puis, ils rendaient Ayeneh, effrayée mais sauvée, à son père, […] baissaient la tête et s’enfuyaient hâtivement, avec le souvenir du regard chaleureux et amoureux d’Ayeneh qui montrait sa gratitude » (Ravanipur, 2014 : 46).

 

Plus tard, nous comprenons que la gentillesse des hommes vient d’un besoin charnel. Le chauffeur du camion, qui la conduit à une ville portière à la recherche de son amant, lui propose un mariage temporaire, sous prétexte d’offrir à la jeune un lieu de séjour provisoire : « le temps est changé et il faut que je t’épouse » (Ravanipur, 2014 : 132).

L’analyse de la structure sémantique nous permet de dire que la taxinomie exercée dans le sociolecte traditionnaliste est de sorte que la gent masculine soit représentée par les termes à connotations positives signalant la force physique, la puissance mentale et le statut social supérieur. L’homme, en effet, se caractérise comme le magistrat ; il prescrit des diktats et domine tout ; sa liberté va de pair avec son pouvoir de censure et d’interdiction. L’importance quantitative des isotopies que nous avons relevées dans le texte des deux romancières s’avère significative au niveau sémantique pour constater que les coercitions et les restrictions contre la femme l’emportent largement sur ses libertés, du moins celles que la gent masculine lui accorde (Karimian, 2016 : 140).

Le discours masculin est décisif, tout puissant et tout présent. Il édifie la société de sorte que celle-ci accepte que la gent féminine ne soit jamais innocente ni digne de liberté. Cette idée se renforce davantage par l’analyse du niveau narratif du langage, où il s’agit de la mise en discours des classifications sémantiques.

 

La structure narrative : du sujet exclu au sujet résolu

Zima, ayant recours aux schémas actantiels de Propp-Greimas, analyse le syntagme narratif du texte littéraire et le définit comme la mise en discours des langages sociaux et de leurs intérêts collectifs. La structure sémantique d’un texte narratif est responsable de la distribution des fonctions actantielles (Zima, 2000b : 122).

Nous résumons d’abord les deux romans, pour préciser ensuite leurs schémas actantiels respectifs, et pour conclure enfin sur un modèle commun qui sert de synthèse à notre étude :

Nulle part dans la maison de mon père raconte l’adolescence d’une algérienne villageoise. Son père, seul instituteur indigène de l’école, franchissant le seuil des mœurs rigoristes de la région, lui permet de continuer ses études en Alger et de s’habiller à la française. La narratrice, se souvenant des libertés que son père lui avait accordées tardivement et partiellement, se rappelle cependant les angoisses qu’elle éprouvait et les pressions qu’elle subissait au cœur d’un sévère patriarcat, basé sur les codes figés. L’atmosphère pesante de sa famille et l’attitude partiale de la société contre la femme, font naître chez elle une méfiance et une soif d’émancipation. Ayant finalement transgressé le grand tabou, elle se lie d’amitié avec un étudiant arabe. La peur d’être condamnée au tribunal paternel pousse l’héroïne à une tentative hâtive de suicide, échu, qui lui permet de se retrouver, de se réveiller et de se lancer dorénavant dans le travail d’é-cri-ture, celle-ci lui servant de cri de libération.

Dans ce récit, le père, à part la figure d’intellectuel et d’avant-garde qu’il représente dans l’Algérie d’alors, reste le symbole d’un patriarcat ancestral qui va à l’encontre de l’instinct libérateur et émancipateur de sa fille. De même, la protagoniste de ce roman (qui s’identifie à l’instance narrative et à l’auteure) représente toute (ou presque) la communauté féminine de l’Algérie d’alors. Le schéma actantiel correspondant à ce récit est comme le suivant :

Sujet …                        L’héroïne ;

Objet …                       La liberté ;

Destinateur …              L’instinct humain ;

Destinataire … L’héroïne ;

Opposant …                 Le père (la société traditionnaliste) ;

Adjuvant …                 Le savoir, l’intelligence et l’écriture.

 

L’histoire de La Bohémienne près du feu se déclenche lorsque la jeune bohémienne Ayeneh, s’aventure dans une relation interdite et entache ainsi l’honneur familiale et tribale. Aveuglément soumise aux traditions et aux lois non écrites, la tribu procède à fouetter la pécheresse pendant cinq jours dans le but d’obliger celle-ci à révéler le nom du traître. Mais Ayeneh résiste et se plonge dans le mutisme. On l’expulse donc, l’abandonne et lui impose une vie de vagabonde. D’une ville à l’autre, Ayeneh s’efforce de goûter à la liberté de mouvement et de s’émanciper du cadre restreint que l’on lui impose sous prétexte de la protéger. La société se montre violente à son égard : on abuse d’elle et lui dérobe la sécurité et la sérénité, on la stigmatise, on la juge et enfin on l’accuse de perverse. Et finalement, Ayeneh, se réfugiant dans l’art, devient une peintre de renom et se venge ainsi. Elle retrouve sa tribu, sédentaire, et son père, agonisant, qui l’attend.

Le schéma actantiel de ce récit se conforme au modèle suivant :

Sujet …                                    L’héroïne ;

Objet …                                   La liberté ;

Destinateur …                          L’instinct humain ;

Destinataire …             L’héroïne (la femme) ;

Opposant …                             La narratrice (le père, la famille, la tribu, la société traditionnaliste) ;

Adjuvant …                             L’art et la peinture.

 

Ces deux schémas se conforment au plan narratif du discours féminin représenté dans les deux romans. Mais le discours masculin, en discréditant ce modèle, lui substitue le sien qui parait tout à fait différent. L’objet de recherche dans son modèle n’est pas la liberté, mais c’est le bonheur et celui-ci ne se réalisera que par l’attachement à un système de valeurs traditionaliste que la société (légiférée par les hommes) a présenté. C’est dire que la femme, vue par le système patriarcal, n’est capable d’atteindre une fin heureuse sinon qu’elle reste soumise au patriarcat et ses codes figés. 

Nous esquissons, du point de vue du discours masculin, un schéma commun pour les deux récits en question :

Sujet …                        La gent masculine ;

Objet …                       Le bonheur ;

Destinateur …              La société ;

Destinataire … La femme ;

Opposant …                 La liberté et la transgression des lois ;

Adjuvant …                 La doxa et la domination masculine.

 

Ainsi, selon le discours masculin, la femme doit-elle s’attacher aux valeurs traditionnelles sans pour autant penser/chercher à s’émanciper personnellement, ni s’évoluer. Elle n’a ni de liberté de se conduire à sa guise, ni celle de choisir ses habits, sans parler de liberté de décider pour sa vie.

Dans une situation dominée par le traditionalisme, la langue prend un caractère idéologique et procède à une classification bipolaire dans laquelle les deux discours féminin et masculin se rivalisent. Le discours masculin enlève à son rival toute possibilité de proposer sa version du fait social. Par conséquent, le discours féminin, rejeté à un statut inférieur cherche d’autres voies de s’exprimer et de s’exposer, telles la peinture pour l’héroïne de Ravanipur et l’écriture pour celle de Djebar.

En fouillant les couches profondes de sa mémoire, en se référant aux souvenirs d’une adolescente incessamment menacée d’exclusion, la narratrice-protagoniste de Djebar conclut d’é-cri-re. Elle écrit, ce qu’elle crie : « Dépossédée ? Vraiment, et quel aiguillon vous incite à l’écrire ? Pourquoi vouloir ainsi le clamer à tous vents ? » (Djebar, 2007 : 405). La réponse est donnée par Brinda J. Mehta lorsqu’elle remarque que « l’écriture fournit le vecteur qui permet de lever les nombreux voiles de silence et de violence qui recouvrent les vies de femmes, en particulier par l’usage de leur ‘sang-voix’ dénonçant l’injustice, l’inhumanité et la triple culpabilité colonialiste, nationaliste et intégriste » (2014 : 4). « Sang-voix », cet excellent jeu de mots à retenir, non qu’il insiste seulement sur le mutisme imposé aux femmes en les étouffant (sans-voix), mais il souligne de même que toute revendication se récompense par la vie, « le sang » et la mort de la contestataire des traditions figées.

De même, la protagoniste de Ravanipur, voulant d’abord échapper au cadre du récit ainsi qu’à toutes clôtures physiques et mentales, s’incline enfin devant l’art. Devenue peintre célèbre, elle se venge ainsi de la tribu qui l’a reniée et de la société qui n’a cessé de la condamner. Dans les tableaux de l’héroïne, le Messie est une femme et la Sainte Vierge est mise en croix (Ravanipur, 2014 : 200-201). C’est une allusion métaphorique en rappelant non seulement que les femmes sont accusées par erreur par leur société et les fausses croyances à l’instar de la Madone, mais aussi en insinuant que le sauveur de toute l’humanité, celle qui rachète les péchés des hommes, sera indubitablement le sujet féminin.

Conclusion

Dans cette recherche, nous avons essayé de concevoir la socialité du texte littéraire par la fouille des éléments textuels qui nous guident vers le contexte de la situation. Les romans de notre corpus ont été rédigés dans une situation historique quasi semblable compte tenu de la dominance du traditionalisme sur les structures socio-culturelles ainsi que sur la structure langagière de leur milieu.

Ainsi le texte littéraire absorbe-t-il (digère-t-il ou critique-t-il) le sociolecte dominant qui se présente dans un ensemble de lexèmes, répartis selon un ordre sémantique dans les classes différentes, sinon opposantes. De cette catégorisation des sémèmes dérive une distribution des fonctions narratives, c’est dire qu’il y a un schéma actantiel particulier et spécifique à chaque discours. Cela disant, nous pouvons conclure que l’opposition du discours masculin au discours féminin, vient-elle de l’opposition de l’attitude de leurs sujets envers la classification et la schématisation.

De plus, le discours masculin s’efforce de s’attribuer toute liberté, en interprétant volontairement les lois. D’ailleurs, selon sa version, les femmes ne sont pas en mesure d’atteindre le bonheur, sous réserve de rester fidèle au modèle que le système patriarcal leur impose de force. L’infériorité du statut du discours féminin résulte de celle du statut social subalterne de la femme.

Après avoir présenté une fresque de la situation sociale dans laquelle les voix féminines ont été longtemps étouffées, les deux romancières trouvent l’issue de leur clôture séculaire dans la création artistique, leur laissant enfin la parole, l’occasion de s’exprimer. Cela veut rappeler en dernier lieu que quand il n’y a guère moyen d’agir, la transgression se fait par l’Art.

La tendance féminine depuis les années 70 se justifie par une véritable envie de prise de pouvoir et d’émancipation pour transformer la créativité en un art activiste. Ainsi les artistes-femmes cherchent-elles à destituer la domination patriarcale par un moyen de combat pour leur visibilité, leur droit à l’égalité par rapport à la gent masculine. Cette version militante s’efforce d’exposer, puis de minimiser leur silence et leur exclusion de la société par leur expérience féminine et leur talent artistique ; d’où le foisonnement de tant d’œuvres depuis cette époque qui témoignent des thèmes et du corps féminins, du vécu du « deuxième sexe ».


[1] Le mot signifie en français une femme esclave et soumise.

[2] C’est-à-dire qu’il exagère dans ses actes pour attirer l’attention des convives.

[3]  Allusion à la morale publique que le père ne viole jamais.

 
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Sitographie
http://www.moniruravanipur.com