Type de document : Original Article
Auteurs
1 Professeur de langue et littérature françaises, Université Tabriz, Tabriz, Iran
2 Étudiante en doctorante, Université Tabriz, Tabriz, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Marcel Aymé, moraliste ironique à la manière de Jean de la Fontaine, élevé dans la moyenne bourgeoisie de Province et appelé à vivre dans la bourgeoisie parisienne, s’est fait le peintre de cette classe importante de la société française du XXème siècle. Bien que Marcel Aymé n’ait nullement collaboré avec les occupants pendant la guerre au contraire de ses amis, comme Céline, on le présente souvent comme un réactionnaire. Le Passe-muraille, recueil de dix nouvelles, est d’inspiration réaliste, de telle sorte que tous les groupes humains, apparaissent sous les yeux du lecteur, dans un tableau du reste assez ironique, satirique et volontiers. En effet, son originalité réside dans ce mélange du fantastique, de l’absurdité des décisions administratives et de l’incongru qui constitue le trait spécifique de l’écriture ayméenne. Il veut démontrer l’aliénation de l’homme, autrement dit, l’état de l’individu qui par suite des conditions extérieures (économique, politique, religieuse), cesse de s’appartenir et devient esclave des choses. Sous une épaisse couche de conventions, de mensonges et d’hypocrisies qui couvrent la société, Aymé découvre la vraie nature de l’homme.
La liberté est toujours ressentie comme délaissée, abandonnée ou trahie: « Les valeurs et les systèmes de normes peuvent changer rapidement dans une société caractérisée par une division du travail et une spécialisation croissante» (Zima, 1985: 20). À cet égard, on va jeter un coup d’œil sur cette œuvre en tant que produit d’une société où les lois du marché dominent le travail humain et l’individu lui-même en tant qu’un objet d’échange. De plus, la sociocritique s’intéresse à la question de savoir comment les éléments sociaux et les bénéfices de groupe sont exprimés sous la forme sémantique, syntaxique et narrative. Cette sociologie est loin d’une « simple méthode d’analyse de textes ou une technique, se conçoit elle-même comme une critique de la société et en particulier de son état actuel » (Zima, 2011: 11). Mais comment une telle analyse sociologique de la France de la 1ère moitié du XXe siècle livre également un portrait de l’homme contemporain qui ne parvient jamais à maîtriser son destin et qui accepte le déterminisme social. Et pourquoi le réalisme fantastique ? On trouve dans une remarque de Peter Penzoldt[1] l’esquisse d’une réponse: « Pour beaucoup d’auteurs, le surnaturel n’était qu’un prétexte pour décrire des choses qu’ils n’auraient jamais osé mentionner en termes réalistes » (cité par Todorov, 1970: 146). En pratiquant l’approche proposée par Zima, d’abord, on va expliquer le phénomène majeur comme anomie intégrée dans cette sorte de société, on va chercher dans différentes étapes, le réalisme fantastique, l’anomie du temps et le croisement des mondes (réel et fantastique), et puis, le décalage latent des principes et la misère culturelle dans une société anomique et enfin, on essaie de répondre à cette question: quels sont les effets de la société anomique et le rôle des individus par rapport au concept d’aliénation? Le phénomène social d’anomie et la sociocritique sont l’objet de nombreuses recherches comme Mort à crédit de Céline (Djavari & Sadaghian, 2018). Cette étude est faite en 2018. A travers Le Passe-Muraille, notre but recherché réside dans le repérage des entrelacements du réel et du fantastique, grâce auxquels, Marcel Aymé met en scène des aspects inédits d’une société anomique qui est en voie de dégradation économique, sociale et humaine.
Le phénomène de l’anomie et les bases théoriques
Etymologiquement, l’anomie vient du grec « an », préfixe privatif, et « nomos », nom, loi, ordre et structure. Cette notion se réfère à la disparition des valeurs communes dans une société par un dérèglement dans tous les domaines. L’anomie absolue serait la négation de toute solidarité. L’anomie peut dérégler l’économie, paralyser la culture et rompre les cadres sociaux.
En sociologie, l’anomie est un concept formulé par Emile Durkheim (1858-1917) pour désigner certaines situations de dérèglement social, d’absence, de confusion ou de contradiction des règles sociales. Pour lui, l’anomie est une conséquence de la division du travail qui isole les individus et fait régresser la solidarité (Durkheim, 1893: 66). L’incapacité des règles sociales à limiter les désirs individuels engendre une déception croissante et le sentiment d’aliénation et d’irrésolution (Durkheim, 1897: 337). C’est pourquoi, c’est l’état d’une société ou d’un groupe sans règles, sans structures, sans organisation naturelle ou égale. L’anomie signifie alors le désordre social et le chaos. Les utilisateurs du terme ne cessent d’affirmer l’unité du concept.
Un autre sociologue qui aborde la notion d’anomie, Jean Duvignaud (1921-2007) analyse le rapport du théâtre et de l’anomie. Il insiste sur « les héros criminels, marginaux qui fascinent le public de Shakespeare, Lope ou Calderon transgressent certaines normes collectives, nient les valeurs sociales établies. » (Zima, 1985: 51)
Selon l’expression de l’anomie qui est développée par Jean Duvignaud, « les faits d’anomie constituent un passage d’une phase à l’autre, d’une structure systématique d’un langage à une non-structure qui abolit pour un moment toute congruence établie en ouvrant une béance, une illumination au milieu des discours institués » (Duvignaud, 1973: 86). Selon ces analyses, l’anomie se définit par la tension des deux forces complémentaires : l’une destructrice dans le présent, et l’autre reconstructrice dans le futur. On peut dire qu’il y a une rupture avec les conventions déjà établies dans une telle société, la séparation avec les mesures et les lois de l’univers contemporain, alors que, au sein de ce changement, il y aurait une ouverture vers un futur hypothétique. Mais « le trouble, élément névrotique, les actes incompréhensibles sont caractéristiques des dérèglements, autant de signes anomiques qui indiquent que l’homme continuait à vivre selon les valeurs périmées » (Duvignaud, 1999, 192). Ainsi, ce phénomène est engendré par un changement socio-économique accéléré. Sociologiquement et littéralement, l’anomie correspond à « l’émergence, à partir d’une trame collective, d’un phénomène individuel » (Duvignaud, 1973: 22).
Ainsi, dans son Manuel de la sociocritique, Zima considère l’anomie comme l’une des notions fondamentales de la sociologie. Il montre qu’un problème social peut « être sublimé, transformé en problèmes fictionnel, littéraire» (Zima, 1985: 49). Grâce aux théories de Pierre V. Zima et Jean Duvignaud, « ce concept trouve un terrain d’application à la fois sociale et littéraire » (Djavari & Sadaghian, 2018: 51). Selon Zima «Les anciennes normes et valeurs ne sont plus ce qu’elles étaient. Un individu découvre souvent que la situation sociale dans laquelle il se trouve le lui interdit et que la société lui applique l’étiquette de criminel » (Zima, 1985: 20). C’est pourquoi, on va démontrer que Marcel Aymé utilise la démarche du réalisme fantastique à travers lequel il met en œuvre les dérèglements sociaux par le mélange de la fiction et de la réalité. Rien n’est plus clair en définitive, de plus énigmatique que les fantaisies de M. Aymé. Les trois fonctions du fantastique se manifestent dans cette œuvre, selon Todorov :
« Premièrement, le fantastique produit un effet particulier sur le lecteur, peur ou horreur ou simplement curiosité, que les autres genres ou formes littéraires ne peuvent provoquer. Deuxièmement, le fantastique sert la narration, entretient le suspense : la présence d’éléments fantastiques permet une organisation particulièrement serrée de l’intrigue. Enfin, le fantastique a une fonction à première vue tautologique: il permet de décrire un univers fantastique, et cet univers n’a pas pour autant une réalité en dehors du langage, la description et le décrit ne sont pas de nature différente. » (Todorov, 1970: 98)
La société est ainsi caractérisée par la perte ou l’effacement des valeurs et associée à aliénation et à irrésolution. Cet état amène l’individu à une insatisfaction perpétuelle.
« Aymé inscrit néanmoins son œuvre parmi celles qui dénoncent la disparition de la liberté individuelle et la dégradation des rapports humains. Curieusement, ses ouvrages illustrent les thèses marxistes qui dénoncent les méfaits du capitalisme dans la société française du XIX et du XXème siècle. En effet, l’incommunicabilité entre les hommes, le peu d’importance accordée à la psychologie et la déshumanisation des rapports entre les êtres, sont autant d’arguments pour la célèbre théorie de la réification qui insiste aussi sur le développement de l’individualisme et la disparition de tout espoir de dépassement » (Sabbah et Weil, 1995: 412).
Le romancier met en scène une situation réelle et commune, mais en lui donnant un aspect fantastique et irréel. Il a traité les différents problèmes sociaux par un regard à la recherche des vérités incroyables de l’homme au cœur d’une société désordonnée.
Le réalisme fantastique
Le titre de ce recueil de M. Aymé est évocateur en tant que l’objet de sa première nouvelle. Selon Barthes, le titre (Sarrasine de Balzac) ouvre une question : « Sarrasine, qu’est-ce que c’est que ça ? Un nom commun ? Un nom propre ? Une chose ? Un homme ? Une femme ? » (Balzac cité par Evrard, 1997: 39). Mais Le Passe-Muraille est un titre thématique et énigmatique. Chaque association de titres cherche sa place parmi les associations qui sont connues. A travers ses titres, le romancier « donne la sensation du déjà-vu, du déjà-dit à mi-chemin entre l’expression populaire consacrée et le jeu de mot à sous-entendu freudo-surréaliste »(Blanchard, 1986: 18). Apparemment, Marcel Aymé part sur des données imaginaires, tout en ayant les visions réalistes. Cette nouvelle consiste en une série d’événements qui surviennent dans la vie de Dutilleul, simple employé de bureau qui se découvre un don, celui de passer à travers les murs, et qui s’en sert pour faire tout à sa guise, cambrioler des banques, s’enrichir, s’évader de prison à répétition pour finir par être emmuré, figé dans la pierre, après avoir pris des cachets afin de guérir un mal de tête. R. Caillois et T. Todorov, nous donnent cette définition, « l’irruption de l’irrationnel dans le quotidien est exprimée de manière naturelle et permet l’élaboration d’une logique d’apparence acceptable, alors que ses fondements n’ont rien de naturel » ( Todorov, 1970: 46). La nouvelle se termine sur l’image étrange de « la fin de sa glorieuse carrière et le regret des amours trop brèves » (Aymé, 1943: 19). Dès le début, l’auteur veut décrire un système d’administration malade. Le chef de Dutilleul a changé et le nouveau lui jette un regard plein d’humiliation et « le traite comme une vieille chose gênante et un peu malpropre » (Aymé, 1943: 8). Cela prouve un décalage entre les différents groupes dans la société, il l’a regardé de haut. L’atmosphère du ministère de l’Enregistrement lui devenait pesante. C’est une marque de la société anomique, il n’y a plus la solidarité entre les employés. Après avoir cambriolé plusieurs fois, il se donne le surnom Garou-Garou, donc, il avait deux identités en même temps: « sa métamorphose était si complète qu’il passait, glabre et lunetté d’écaille, à côté de ses meilleurs amis sans être reconnu » (Aymé, 1943: 16). La seule personne qui le connaissait, c’était le peintre célèbre Gen Paul qui s’est adressé à lui dans un langage argotique « je vois que tu t’es miché en gigolpince pour tétarer ceux de la sûre pige, ce qui signifie à peu près en langage vulgaire : je vois que tu t’es déguisé en élégant pour confondre les inspecteurs de la sûreté » (Aymé, 1943: 16).
La nouvelle ne trace pas l’accomplissement d’un destin, mais comptabilise les coups du sort et induit une fatalité, elle n’est que « le miroir d’un moment, si la fantaisie fait partie de cet univers, cet univers n’est pas un univers de fantaisie, un laboratoire du mystère ou de l’irréel » (Lecureur, 1985: 173). Au-delà de cette tâche, le romancier défend les principes qui lui tiennent à cœur. L’auteur nous entraîne dans l’imaginaire, en modifiant et en bouleversant des données immuables de notre univers.
Dutilleul, le personnage principal, vit dans une situation cruciale, en volant, il a mis en désordre la société. Il se sent dans un état insignifiant entre le réel et la fiction et « se sent progressivement glisser dans la folie et a le sentiment que sa perception du monde n’est plus fiable. Le va-et-vient constant entre la raison et le doute, qui s’accompagne d’une oscillation permanente entre la présence et l’absence, résulte du principe de rivalité mimétique » (Ozwald, 1996: 95). Ce personnage a commis des actes avilissants par lesquels il s’est fait remarquer. Dans une société où les hommes ont perdu le sens de la vie, il abuse de son don et cherche sa vraie identité. « Ainsi, l’essor de la folie, de la criminalité et du dérèglement psychique sont de plus en plus nombreux » (Zima, 2011: 124). Dans la nouvelle suivante, il y a le réalisme fantastique sous une autre forme, le romancier met aussi en scène une force transindividuelle.
Dans « Les Sabines », Marcel Aymé donne un tour humoristique à ce dualisme hyperbolique, les doubles donnent à leur tour naissance à des doubles d’eux-mêmes, et ainsi de suite. Les premières lignes de la nouvelle en énoncent clairement le principe: «… à Montmartre, elle pouvait à son gré se multiplier et se trouver en même temps, de corps et d’esprit, en autant de lieux qu’il lui plaisait souhaiter. »(Aymé, 1934: 20). Le don d’ubiquité est encore une indication structurelle du réalisme fantastique, dans la mesure où cette femme devient l’objet de dérèglements sociaux, par une multiplication de sa présence en soixante-sept mille exemplaires, devenu un artifice comique. Yves-Alain Favre[2] propose cette interprétation :
« Dans l’œuvre d’Aymé, le merveilleux possède deux caractéristiques principales. Il se trouve d’abord présenté avec beaucoup de naturel. Aymé introduit des événements étranges et surprenants avec une simplicité qui emporte l’adhésion. Le début des nouvelles les expose comme allant de soi. Les précisions arriment le récit sur le monde concret et nous amènent à accepter la suite comme naturelle » (cité par Scheel, 1960: 11).
L’intérêt de cette stupéfiante transformation ne réside pas cependant dans le fait de se trouver partout à la fois, mais d’être en même temps plusieurs, c’est-à-dire d’être multiple. Toutes les Sabines procèdent d’une même Sabine originelle. Selon Zima « dans un univers sémantique, où les différences et les oppositions cessent d’être pertinentes, où des dichotomies fidélité/infidélité, amour/ haine, justice/injustice perdent leur raison d’être, le fondement de la subjectivité est ébranlé » (Zima, 1958: 153).
Au fur et à mesure, Sabine est devenue soucieuse et mélancolique. On peut souligner le schéma célèbre défini par Lukacs, « sujet-médiateur-objet » comme le cas de Théorème, un des amants de Sabine, qui est arrivé à ses fins par l’intermédiaire de Sabine. Pour rembourser ses dettes, elle s’est mariée avec un vieil homme riche, elle se présente sans nom et sans prénom. Quand un personnage n’a ni le prénom ni le nom, c’est l’aliénation de l’homme, c’est l’individu contingent. Selon Zima « dans un contexte social où l’on considère l’individu du point de vue du marché (de la valeur d’échange) en faisant abstraction de toutes ses qualités personnelles, l’aliénation caractérise les rapports humains » (Zima, 1958: 28).
Ici, le mariage est considéré plutôt comme une affaire d’argent. En réfléchissant à un statut social plus élevé qui assure leurs intérêts économiques, ces femmes ne se marient pas selon leur cœur. Autrement dit, le mariage apparaît essentiellement comme une affaire lucrative. Bien que cette femme pense que le mariage était avant tout une union des âmes, elle était libre d’agir à sa façon et elle était devenue un modèle international de la prostitution. Au contraire de la conception du mariage donnée par Balzac, les bourgeois de Marcel Aymé ont oublié l’amour au profit du seul agent et du tendre sentiment. Lemurier regarde sa femme, en lui disant « tu es une sainte. Tu es la plus douce des saintes, la plus belle. Une sainte, une vraie sainte » (Aymé, 1943: 49). Cela, c’est une ironie à travers laquelle il met en cause la notion d’être saint, dans une société du marché où toutes les valeurs ont été déplacées et échangées contre quelque chose d’autre: « On peut douter que les événements surnaturels ne soient que des prétextes: le fantastique permet de franchir certaines limites inaccessibles tant qu’on n’a pas recours à lui comme l’amour à plusieurs ou une sensualité excessive. » (Todorov, 1970: 166). A cet égard, comme si le personnage était condamné à vivre dans un temps figé, où rien ne change: « Le personnage est muré dans une prison temporelle à laquelle il se heurte en vain, dans l’impossibilité qui est la sienne de faire jamais advenir un autre temps, c’est-à-dire, de voir jamais naître un instant nouveau. » (Ozwald, 1996: 83)
On voit les inégalités sociales, dans la nouvelle intitulée « Les bottes de sept lieues », le romancier met en scène, une famille sans père, un enfant gâté et une mère malheureuse qui a fait le ménage pour gagner sa vie. « Mme Frioulat qui avait toisé d’un regard peu engageant cette femme sans manteau, et sans homme, puisque sans alliance » (Aymé, 1943: 168). Elle était très pauvre au point qu’elle n’avait pas d’argent même pour prendre un taxi, elle a fait le trajet à pied. Après avoir eu un accident, l’enfant s’est alité avec les amis. Ce fils a rêvé d’avoir les bottes, malgré sa pauvreté, sa mère a fait tout son possible de les lui acheter, grâce au brocanteur et à son oiseau fabuleux. Aymé recourt à une force fabuleuse qui veut réduire la misère. Le romancier met en scène les aventures imaginaires qui lui permettent d’ironiser sur la réalité décevante et qui jouent un rôle compensateur. Dans la partie suivante, on jette un coup d’œil sur l’anomie propre à cette époque.
L’anomie du temps
On sait que le texte contient d’une part, les principes éthiques et politiques de l’époque et d’autre part, un caractère critique de la société. C’est pourquoi, selon Zima, on peut exprimer les structures munies d’une certaine idéologie. Outre les jeux avec l’espace et les formes, on retient surtout les libertés que l’auteur prend avec la notion du temps. Dans « La Carte », le texte propose une vision science-fictionnelle dystopique de la réalité; le narrateur rédige son journal intime dans un monde de plus en plus absurde où le temps est rationné: « Un bruit absurde court dans le quartier à propos de nouvelles restrictions » (Aymé, 1943: 59). Si le rendement de l’élément laborieux est réduit comme vieillards, retraités, rentiers, chômeurs, et autres bouches inutiles, ils étaient mis à mort. Autrement dit, « des consommateurs improductifs » (Aymé, 1943: 59) ont été mis au ban de la société. C’est l’occupation en France et il faut à tout prix éviter la misère et la faim. Insistant sur l’aspect lucratif de la société de marché, il y a la transformation des valeurs humaines à l’égard de l’utilité bénéfique. C’est pourquoi, « une transformation socio-économique peut provoquer des tensions, engendrer des frustrations et provoquer l’agressivité au sein de certains groupes » (Zima, 1985: 20). A cet égard, les Français subissent plus que jamais leur époque, démontrent la maîtrise de l’homme sur le temps. Il met en cause le système de bureaucratie tellement insignifiant pour résoudre les problèmes.
Certains auront « droit à tant de jours par mois d’existence, selon leur degré d’inutilité » (Aymé, 1943: 60) « l’utilité des écrivains n’est pas à démontrer, surtout, la mienne, …Or, je n’aurais droit qu’à quinze jours d’existence par mois » (Aymé, 1943: 60). Le statut déprécié et dévalorisé a été mis en cause par le romancier. Leurs jours raccourcissent automatiquement. La société leur impose une inégalité, même au niveau de leurs existences. Le narrateur trouve d’abord que « c’est une idée aussi heureuse que poétique » (Aymé, 1943: 60) mais, s’enfonçant de plus en plus dans cette irréalité aussi invraisemblable qu’implacable, il se dit un certain 34 juin « qu’il a enfin rencontré la femme de sa vie » (Aymé, 1943: 77) qui veut faire « impossible pourêtre rentrée avant le 60 juin » (Aymé, 1943: 77) mais le 5 juillet, il note qu’il « souffre comme un damné » (Aymé, 1943: 79) et les nombreux agents les traitent comme « un rebut d’humanité » le 6 juillet, alors que prend fin le décret « ça m’est indifférent » (Aymé, 1943: 79). Mais les hommes pauvres souffrent même de ce débris de leurs existences « un ouvrier malade, marié et père de 3 enfants qui voulait me vendre une partie de ses tickets de vie afin de pouvoir nourrir sa famille » (Aymé, 1943: 68). A cet égard, les couches sociales inférieures sont plus exposées aux dangers sociaux, parce qu’ils ont succombé devant la difficulté de leurs vies et de leurs situations. Zima dit: « en tant que cause principale de l’anomie, la division du travail explique donc le caractère violent et souvent criminel de l’univers dramatique de la Renaissance » (Zima, 1985: 52). A ce moment-là, le marché noir des tickets de vie est en train de s’organiser sur une vaste échelle comme une ville marchande. La richesse permet donc une puissance qui crée l’injustice et l’écrivain proteste, tout comme il souligne pour mieux blâmer le rôle corrupteur et dégradant de l’argent: « Durkheim appelle anomie cette situation dans laquelle les échelles de valeurs et de normes changent rapidement et deviennent indéfinissables » (Zima, 1985: 20). L’auteur dénonce la valeur sacro-sainte qu’on donne à l’argent dans la société. Les plus riches achètent des tickets auxquels ils n’ont pas droit et vivent ainsi des mois de 40 et 60 jours. Un autre dérèglement dans cette société anomique apparaît sous la forme de guerre.
L’histoire de la guerre hante Aymé tout le temps, jetant un coup d’œil sur les différentes parties de la ville. Une mauvaise mémoire a été restaurée, dans « Le Décret »: « c’était la guerre. La France était vaincue. Les Allemands occupaient Paris. Leur drapeau flottait sur le ministère de la Marine » (Aymé, 1943 :85). C’est un retour en arrière, un regard analeptique. L’ordre des événements ne suit pas celui du temps, les événements sont racontés au passé ou au futur. Selon Genette
« D’une part, par prolepse toute manœuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d’avance un événement ultérieur et par analepse toute évocation après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve, et réservant le terme général d’anachronie pour désigner toutes les formes de discordances entre les deux ordres temporels. » (Genette, 1972: 82).
Les événements s’enchaînent entre eux, le mouvement du train oriente la pensée vers le passé ou le présent, un flottement temporel jette aux yeux. Le déplacement dans l’espace entraîne un changement dans la représentation que le personnage se fait de lui-même. Le déroulement des temps et des kilomètres oriente la conscience du héros. De ce fait, cela occasionne un déplacement qui se fait grâce à cette contiguïté, du voyage matériel au vertige intérieur. Il est en quelque sorte pris, emporté par le train. Finalement, plus le train progresse, plus le présent se gonfle des souvenirs du passé. Mais ce processus n’est qu’un rêve, car, au cours d’un voyage dans le Jura, le narrateur réintègre son époque, c’est-à-dire en 1942. Alors,
« Le jeu avec la chronologie exprime les aspirations de beaucoup de français pendant l’occupation et il souligne combien le recours à l’insolite n’est pas toujours gratuit. Il nourrissait en effet, à l’égard du fantastique, des conceptions particulières qui lui faisaient retrouver le réalisme, même lorsqu’il suivait les inventions de son imagination » (Lecureur, 1985: 163).
En recourant au flottement temporel, le romancier veut s’enfuir de l’emprise du temps présent, tellement il est insupportable, et il se réfugie dans le passé. Dans la partie suivante, on va voir la fissure entre les individus et les normes et les valeurs de la société marchande.
Le décalage latent des principes dans une société anomique
La révolution française de 1789 a été celle de la bourgeoisie contre l’aristocratie. Au XXème siècle, la petite bourgeoisie satisfait son désir de puissance, et elle pousse ses fils ou ses filles vers l’enseignement, l’armée ou les professions libérales. Ces aspirations de toute une classe sociale, consciente ou non, apparaissent clairement dans l’œuvre de Marcel Aymé. Dans « Le Proverbe »;M. Jacotin donne en exemple à son fils Lucien, le jeune Béruchard, fils de l’un de ses collègues, dont les résultats scolaires sont dignes d’éloges et dont il est sûr qu’ « il ira loin ».
Dans cette nouvelle, Aymé met en scène une famille parisienne bien masquée qui a perdu sa vraie homogénéité et sa vraie identité, elle a en effet « des airs au-dessus de leur condition » (Aymé, 1943: 106). « Les deux filles, dix-sept et seize ans, employées de magasin à cinq cents francs par mois, pourtant vêtues comme des princesses, montres-bracelets, épingles d’or à l’échancrure » (Aymé, 1943: 106). Les filles feignent d’être les princesses, elles se déguisent. Les révoltes des personnages apparaissent dans leurs vies et leurs activités personnelles, c’est pourquoi, le sens collectif de la vie familiale leur est totalement étrange et ce manque leur fait subir un échec perpétuel. Selon Lecureur, « Aymé fait le procès de toute une époque et de toute une société. Mais il n’accuse pas les hommes en général ou la nature humaine en particulier. Quand on s’interroge sur les responsabilités des uns et des autres, l’on s’aperçoit que ses critiques visent une catégorie sociale bien définie : la bourgeoisie » (cité par Sabbah et Weil, 1995: 412).
M. Jacobin pense que son prestige en tant que père est en cause, il se sent humilié dans sa famille hétérogène et disparate.
En effet,
« Le système social est un ensemble de subsystèmes dont chacun reproduit la structure de la totalité englobante. Ainsi, la famille, considérée comme subsystème, peut être envisagée comme un « modèle réduit » de la société nationale….au sein de la famille, on peut distinguer une sphère politique (l’autorité des parents), d’une sphère économique (budget), culturelle ou sociale » (Zima, 1985: 16).
La perversion des institutions collectives a été exprimée à travers « La Légende Poldève ». Il se préoccupe de l’au-delà. Il y avait une vieille fille religieuse qui élevait avec les soins les plus tendres et les plus vigilants, son neveu orphelin. Mais dès qu’il est entré dans un lycée de l’Etat, il n’avait pas tardé à se pervertir: « Il n’y apprit le mécanisme des passions humaines que pour mieux s’asservir aux siennes et utiliser celles d’autrui. Il se mit à fumer, à boire et à regarder les femmes avec des yeux tout brillants d’une vilaine concupiscence » (Aymé, 1943: 124). Au lieu d’être le reflet fidèle de sa tante religieuse, il transgresse les règles qui sont devenues insignifiantes pour lui. Une certaine opposition existe entre ce personnage indifférent et l’idéologie préétablie par la société de marché.
Le titre même de la nouvelle « Le Percepteur d’épouses » est bien plein d’arrière-pensées négatives. Un percepteur, complice des rigueurs du fisc, avait une femme prodigue. Il a exprimé les nouvelles dispositions fiscales selon lesquelles il faut que les hommes versent leurs épouses au lieu de l’argent et ils doivent se résigner. Le percepteur Gautier-Lenoir, après avoir vu un jour sa femme poursuivre un jeune officier, s’imagine que le fisc la lui a prise et décide d’imposer la même manière à ses concitoyens. A cet égard, la valeur humaine est remplacée par la valeur d’échange. Lorsqu’il ne se soucie plus de réalisme, il se laisse aller par son imagination, ce qui lui permet d’échapper aux contraintes et aux servitudes quotidiennes. Il excelle dans l’insolite. Cela démontre le point culminant d’un despotisme et la férocité du fisc « une trentaine de couples faisaient la queue à la porte de la perception, chaque contribuable donnant le bras à l’épouse qu’il allait verser au guichet » (Aymé, 1943: 152). Dans une situation anomique, évidemment, « il ne s’agit pas de la disparition de toutes les normes, mais de l’impossibilité de leur définition univoque et stable » (Zima, 1985: 20). Cela décrit une époque cruelle où l’homme est égal à l’argent. Dans la société anomique, l’homme est dégradé au niveau des choses.
« Le ministre examinait le troupeau de femmes perçues et, considérant les plus jolies, songeait qu’il y avait là pour l’Etat une source de revenus peut-être importants. Il ne lui échappait non plus que beaucoup d’entre elles, par une inconséquence bien féminine s’étaient rendues à l’appel du percepteur avec leurs plus beaux bijoux » (Aymé, 1943 :153).
Après sa visite, il le promeut percepteur de première classe. Lecureur dit : « Ses personnages appartiennent le plus souvent à une humanité très moyenne qui ne se soucie pas d’affronter le destin et préfère plutôt s’y adapter ou s’y soumettre » (1985: 143). Ils étaient désabusés par la dégradation des valeurs dans une société corrompue. Duvignaud pense que « les œuvres dramatiques de la Renaissance doivent être expliquées par rapport à une conscience collective malade, dont le système normatif est en train de s’effondrer » (Duvignaud cité par Zima, 1985: 51).
Après avoir satisfait son goût pour l’inattendu, Aymé revient à des préoccupations plus réalistes avec une satire de justice. Dans « L’huissier », l’auteur met en scène un personnage qui était « si scrupuleux dans l’accomplissement de son triste ministère » (Aymé, 1943: 192). Il prétendait mourir sans devoir à personne et être plus ponctuel aux offices. Mais, il est confronté à des problèmes. Après avoir obtenu une nouvelle occasion pour revivre, il écrit ce qu’il a fait en deux groupes « mauvaises actions » et « bonnes actions ». Il va à la recherche des familles pauvres qui vivaient dans les bas quartiers. Au fur et à mesure, il est devenu un modèle de charité de la ville, « Bon comme Malicorne » ou « Bon comme un huissier ». Il voit la pauvreté qui est à cause de l’inégalité sociale. Enfin, l’huissier défendait une pauvresse contre la férocité de son propriétaire. Il a lutté contre l’investissement. Il y a deux pôles principaux qui se répartissent en les propriétaires et les locataires dans la société. Dans la dernière nouvelle « En Attendant », on découvre une ironie mordante au nom des différents groupes sociaux qui a fait un portrait de l’insignifiance de la vie dans ce type de société.
L’effet de la société anomique: « l’attente de la mort »
Le romancier est déçu par une société où personne ne respecte des valeurs essentielles comme la vérité, la justice et la liberté. En tout état de cause, il découvre de plus en plus son monde intéressé par l’économie et l’argent. De nombreuses combinaisons sont possibles et les narrateurs se multiplient très diversement, sans mener parfois à de certaines extrémités. Cette nouvelle est construite à partir d’un argument narratif très simple : quatorze personnes qui font la queue en attendant à la porte d’une épicerie pendant la guerre 1939. Ils espèrent obtenir quelques provisions et se plaignent à tour de rôle de leur condition. Chacun résume l’atrocité du monde actuel dans lequel il vit. Cela constitue selon Hervé Le Boterf[3] :
« le tableau le plus significatif des angoisses, de la misère, de la peur, de la colère du petit peuple de Paris, sans l’avoir pressenti, ajoute-t-il, l’auteur de cette nouvelle réaliste le plus authentique et le plus bouleversant des documents d’actualité auquel tous les historiens de la vie des Français sous l’occupation se réfèreront légitimement par la suite» (1975: 284).
Ce sont donc treize narrateurs, le quatorzième venant à succomber, qui se succèdent, se disputent en quelque sorte le droit de parole et uniquement préoccupés de leur propre situation. Il semble avoir déclaré la guerre à l’esprit de lourdeur et surtout il a « démystifié » quelques basses ou cruelles manœuvres cachées sous les enseignes les plus flatteuses. On définit :
« Le roman comme la recherche de valeurs authentiques qu’un héros problématique mène dans un monde dégradé. Une telle recherche se manifeste à la faveur d’un élément de « médiation ». Or, il se trouve que pareille structure narrative présente une homologie rigoureuse avec la structure économique de la société marchande individualiste. Celle-ci est également un monde dégradé où la valeur qualitative des choses a été subordonnée à la valeur quantitative de l’argent et où les individus problématiques sont tiraillés entre l’une et l’autre.» (Goldamann cité par Dirkx, 2000: 71).
L’omniprésence de l’argent s’explique par la crise économique qu’a connue la société française à partir de 1930. Aymé s’intéresse aussi bien à l’évolution des prix qu’à celle des salaires ou des loyers; son monde est celui de la vie quotidienne aux prises avec les préoccupations les plus prosaïques. Il y avait d’abord, un vendeur qui a travaillé pendant 40 ans, mais rien ne lui reste au moment où il parlait. Il se plaignait du manque de l’argent, de la pauvreté, et de l’insuffisance du revenu mensuel: « Question de manger et la dépense, l’avenir s’annonçait difficile…..Les prix montaient mais la rente viagère, elle, ne bougeait pas » (Aymé, 1934: 208). Selon Zima, la sociocritique devrait être évoquée comme une critique de discours. La réciprocité dialogique et critique entre des classes sociales; est envisagée par la construction sociolinguistique qui décrit comment les questions sociales ou des éléments particuliers s’insèrent dans les structures du texte. Aymé critique directement les institutions sociales :
« Des fois, je peux pas, j’ai pas la force….Par-dessus ça, mettez pas de chauffage, par le froid, et la semaine passée, le gaz coupé huit jours, rien de chaud à leur mettre dans le ventre. M’arrive d’aller à la Mairie réclamer un bon de supplément, un bon de ceci, un bon de cela. Je devrais pas, je sais ce qui m’attend, mais quand je vois mes gosses toussoteux, maigrefoutus et rien au ventre, c’est plus fort que moi, je m’en vais réclamer » (Aymé, 1943: 212).
Les phrases sont plus courtes et à travers l’oralité et le langage parlé, il prouve l’authenticité des réalités: « Récit raconté, la nouvelle comporte fréquemment des marques d’oralisation » (Grojnowski, 2000: 7). Donnant à chacun des personnages le vocabulaire et les constructions de phrases qu’il emploierait dans la réalité, il se distingue des autres. C’est la pauvreté et la situation cruciale des familles françaises. Cette femme a démontré l’agression des employés soit par geste soit par mots articulés. Ils ne respectent pas les classes inférieures. Il y a un grand décalage entre eux: « Un fonctionnaire à son guichet, c’est le chien des riches et des grossiums »(Aymé, 1943: 212). Les agents ont toisé les hommes et ils ne veulent que se débarrasser d’eux. Ce sont comme des gardiens des biens des riches. En voyant un pauvre, il montre les dents. Aucune communauté sociale n’a pris la responsabilité de la vie des citoyens. Selon Lecureur: « Il aspire à une société où l’on se préoccuperait avant tout du respect de l’individu, de la paix, de l’honneur, de la vérité, de la justice et de la liberté. Or, ses contemporains négligent ces principes, quand ils ne les bafouent pas ouvertement, afin d’obtenir avant tout de l’argent » (1985: 115). La femme est même mécontente de convoquer ses enfants dans un monde sans préparer une situation d’équilibre:
« Pendant que mes enfants meurent de faim, pour ces cochons-là, c’est des œufs à 20 francs la pièce, viande à tous les repas, beurre à quatre cent francs, poulets, jambons à s’en faire éclater le gilet. Et les habits, et les souliers, et les chapeaux, leur manque rien, soyez tranquilles. Les riches, ils mangent plus qu’avant la guerre, ils se forcent même à manger, peur d’en laisser aux malheureux »(Aymé, 1943: 213).
Selon Zima, « A l’instar de Durkheim, Duvignaud part de l’idée que, dans une société individualiste, la solidarité sociale est progressivement affaiblie par la division du travail qui entraîne la transition de la solidarité mécanique à la solidarité organique ou fonctionnelle » (1985 : 52). Dans la société industrielle, la solidarité n’est pas fondée sur des normes et des valeurs communes mais sur une dépendance réciproque des rôles et des fonctions. La situation économique était très précaire, mais cela était dommage pour les classes pauvres au moment où la guerre était partout, les riches étaient indifférents et vivaient tranquillement: « j’invente pas. Parlez-moi des riches. Tous assassins, tueurs d’enfants, voilà ce que c’est…A coups de galoche dans la gueule, que je les tuerai, et je mettrai du temps, je veux qu’ils souffrent » (Aymé, 1943: 213). Il faut se venger des riches, on aura des comptes à régler, pour qu’ils souffrent comme les pauvres. «Les cochons », ce sont les riches auxquels elle s’adresse. Elle incite son mari à voler quelque chose comme les riches le font dans une société où personne ne pense qu’à soi-même, il faut rester en vie à tout prix. Le marché noir et l’investissement injuste ont poussé les gens à concurrencer dangereusement. On voit que la recherche du profit accapare principalement les esprits et les détourne des préoccupations véritablement humaines. Les valeurs marchandes ont détrôné les valeurs authentiques et l’individu problématique ne l’accepte pas, ou, du moins, il se soumet difficilement à ce nouvel ordre. Comme Marx qui souligne que « les institutions politiques, juridiques et culturelles sont déterminées par l’infrastructure socio-économique » (Marx cité par Zima, 1985: 21).
Une vieille fille se plaignait des trois manières strictes pour entrer au marché noir, il faut être une grosse légume ou un homme riche ou un élément de l’ensemble, sinon, vous serez mis au ban de la société. Elle a bien insisté sur l’emploi des mots polis avant la guerre, des « Bonjours, Mlle Duchet » mais, aujourd’hui, les commerçants ne connaissent que l’argent. Les préoccupations pécuniaires ont été longtemps un souci permanent. Le désespoir est un des leitmotive de la nouvelle. L’auteur nous donne un exemple d’une famille alcoolique, ils étaient tous dépendants du vin, même son gamin qu’on avait soigné, jamais le vin ne lui avait manqué, « à l’âge de 3 ans, il avalait déjà son verre de rouge à tous les repas » (Aymé, 1943: 219). Maintenant il est obligé de boire de l’eau. C’était la composante fragile des familles françaises, des habitudes irréparables dès l’enfance, le regard froid et indifférent du père devant son enfant, c’est une alarme angoissante.
Il y a une comparaison entre Paris avant et après la guerre, avant, il y avait un tas de mondes dans les rues, et le bruit dans les magasins. On parlait haut, on riait et on criait. Les agents étaient très aimables et ils offraient à tout le monde des fleurs. Des mots à la mode étaient amour, cœur, demain. En marchant, on jetait un coup d’œil sur les presses qui les attiraient. Le ciel avait des reflets roses, les arbres gardaient leurs feuilles en toute saison. Mais maintenant, tout le monde a été tué à la guerre ou ils étaient prisonniers. Les rues étaient vides. En hiver, les arbres étaient nus.
« Et enfin, une jeune femme de prisonnier venait de mourir, son mari prisonnier, trois enfants, la misère, l’angoisse et la fatigue. Il n’y avait plus de cercueils pour enterrer les gens du 18ème arrondissement » (Aymé, 1943: 221). Mais enfin, la Mairie avait reçu des cercueils, ils l’ont enterrée. Et ensuite, on leur sert un ticket de cent grammes de pain, un sandwich aux topinambours. Une période pleine de pénurie a pénétré dans tous les niveaux de la vie parisienne. La dernière nouvelle décrit minutieusement la société au moment de la guerre.
L’aliénation: perte de l’identité
Les personnages ayméens nous apparaissent très différents, ils perdent même leurs vraies identités, car la société s’est profondément transformée. S’ils se montrent prisonniers de la spirale du destin, c’est qu’ils expriment l’un des aspects essentiels de l’homme du XXe siècle. Le développement du machinisme et celui des économies modernes, présentés tout d’abord comme des sources de libération pour l’individu, l’ont, en fait, transformé et plutôt asservi. A l’exception d’être un grand financier ou industriel, l’homme pourrait changer le monde plutôt comme un simple rouage qu’un être libre et autonome. A la suite de ces changements imposés à l’homme, « le roman est cette épopée bourgeoise moderne » (Hegel cité par Zima, 1985: 98) qui manifeste l’écart entre l’individu et le monde. Selon cette idée, dans la société moderne, bourgeoise, harmonie immémoriale entre la connaissance et le monde, entre le sujet et l’objet a disparu. C’est pourquoi, l’homme problématique et marginal est en proie à la réification et à l’aliénation dans une société individualiste qui est aux prises avec des valeurs authentiques. Selon Goldmann, « la suppression de toute importance essentielle de l’individu et de la vie individuelle à l’intérieur des structures économiques et à partir de là, dans l’ensemble de la vie sociale » (Goldmann, 1964 : 290); démontre la dissolution de l’individu problématique.
« Le roman moderne est marqué par la séparation entre l’homme et le monde ; par l’aliénation » (Zima, 1985: 58). Alors que Balzac dépeint un monde essentiellement fixe dans lequel il est possible de définir les bourgeois-types, le romancier met en scène des individus tous différents les uns des autres. Son monde est en perpétuel mouvement et décrit les manifestations individuelles sans avoir des personnages typés ni les archétypes universaux. Ils ont seulement un souci commun qui se résume dans l’argent. Selon Lecureur, « On s’aperçoit ainsi que des hommes en font de leur existence. L’argent aurait donc un pouvoir maléfique»(1985: 109).
Les êtres sont devenus inhumains, la femme déteste le mari, le fils éprouve de la haine pour le père, les chefs dominent leurs fonctionnaires. Il insiste sur l’argent comme source d’injustice et de corruptions.
« Avec le surréalisme et l’œuvre d’un Céline, le langage a été soumis à rude épreuve. Le bien parleur, ou le beau parler, encore en honneur au début du XXe siècle s’est vu contesté, détruit et remplacé. Marcel reconsidère la fonction même du langage. Chez lui, on ne voit pas ni les néologismes pittoresques ni les décompositions de la phrase. » ( Lecureur, 1985: 223)
Mais Aymé veut introduire la diversité dans le langage, un véritable réalisme, par un langage parfaitement naturel adapté à tous les personnages mêmes secondaires.
Conclusion
Toutes les dix nouvelles provoquent l’étonnement, la surprise, la néfaste destinée de l’homme causée par la pauvreté, la guerre et la société malade. Elles comportent des circonstances particulières auxquelles elles doivent leur couleur locale et leur saveur propre. En quelques phrases, elles évoquent les relations de voisinage, les accidents de travail, les incidents, les drames de la vie quotidienne, les mœurs d’un pays, d’une région et d’un groupe social ou éthique. En s’intéressant, de plus, aux principales classes sociales, le romancier fait œuvre de sociologue. En écrivant ce recueil, il donne une étude sociale avec un vocabulaire précis pour chaque type humain. Son langage est riche et plein de différents registres: argot, patois régional franc-comtois, soutenu et anglais phonétiquement francisé.
Dans les nouvelles (Le Passe-muraille, Les Sabines, La Carte, Les Bottes de sept lieues), le phénomène anomique apparaît soit sous la forme du réalisme fantastique, soit à travers les décisions administratives absurdes (Le Décret, Le Percepteur d’épouses, La Carte), les inégalités sociales et la misère culturelle (Les Bottes de sept lieues, L’Huissier, La carte, En attendant, Le Proverbe), la guerre (La Légende Poldève). Toutes les nouvelles pénètrent au cœur des problèmes sociaux. Le personnage ayméen paraît écrasé et heurté aux difficultés d’une humanité moyenne qui doit travailler pour vivre dans un monde concret suivant une voie tracée par les sociétés du XXe siècle, s’il vient à se révolter contre son destin, il échoue et connaît l’amertume, la folie ou la mort. Le souci de l’argent occupe une place considérable, à l’image des réalités vécues, le mariage est avant tout une affaire d’argent et une étape vers la réussite. Selon Marx « tout est l’argent et tout dépend de l’argent. » (Marx cité par Zima, 1985: 22) D’autre part, Lecureur dit: « Ni Camus, ni Malraux, ni Giraudoux n’ont accordé à l’argent autant de place que Marcel Aymé » (1985: 107).
Chez Aymé, le réalisme fantastique devient une dimension du réel. On est témoins de l’étrange faculté de chaque individu qui lui permet de prendre une revanche sur son sort. Le plus souvent lorsqu’il nous entraîne dans le monde imaginaire, il n’oublie pas, pour autant, ses préoccupations d’homme confronté à une société qui le déçoit. D’une part, ils comportent de vives critiques envers certaines idées comme la notion de guerre juste et les faiblesses de la société. D’autre part, son monde merveilleux est débarrassé des injustices naturelles et sociales et l’irréel lui permet la revanche de l’inférieur hiérarchique sur son supérieur, vivre la liberté à laquelle il aspire. Il est donc vain de vouloir opposer le réalisme à l’irréel dans l’œuvre de Marcel Aymé, les deux aspects sont indissociables. En ce qui concerne sa méthode, commencer par le réel, le transformer en irréel et ressurgir le réel sans que l’on sache