Type de document : Original Article
Auteurs
1 Doctorant, Département de langue et littérature françaises, Faculté de langues et littératures étrangères, Université de Téhéran, Téhéran, Iran
2 Professeur, Département de langue et littérature françaises, Faculté de langues et littératures étrangères, Université de Téhéran, Téhéran, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Le nombre limité des ouvrages de science-fiction dans la littérature persane pourrait être interprété comme l’absence de réflexion sur le statut de la technoscience dans la société. Or, les rares œuvres écrites dans ce genre prouvent le contraire, en particulier pendant la première moitié du 20e siècle lors de la rencontre brutale des Iraniens avec la technoscience. Cette question intéresse notamment Abdolhossein Sanati Kermani dans son roman de 1933, Rostam au 22e siècle, et Sadegh Hedayat dans sa nouvelle de 1932, S.G.L.L où ils examinent la question de la technoscience et sa relation avec la vie, la mort et les situations apocalyptiques, thèmes qui demeurent d’une actualité urgente malgré le siècle qui nous sépare.
Dans l’univers imaginé par les auteurs en question, l’enchevêtrement de la politique avec la technoscience donne lieu à l’émergence des phénomènes qui bouleversent le cours de la vie normale. L’apparition des êtres inattendus dans l’un et l’apparition d’un état léthargique massif dans l’autre posent la question de la capacité des technosciences à répondre aux défis qu’elles ont engendrés en premier lieu. Présentée comme l’unique moyen de survie, la technoscience s’avère facilement manipulée par les plus forts, notamment l’Etat qui, utilise les scientifiques pour contrôler et assujettir le peuple.
A travers leurs récits, ces deux romans emploient les potentiels narratifs et imaginatifs de la littérature pour dessiner une certaine image de la science et du scientifique ainsi que de la technique et du technicien[1], image qui continue d’exister aujourd’hui bien que sous une forme évoluée : d’une part, les sciences de la vie sont vues comme la source des menaces existentielles ; et d’autre part, les techniques et la mécanique sont présentées comme le moyen par lequel l’homme peut assurer sa survie. Selon ces écrivains, afin de prendre les rênes des sciences de la vie, l’homme doit recourir d’une part à une régulation juridique et de l’autre aux capacités de la mécanique. Ils imaginent des solutions pour concrétiser ces propositions.
Dans l’article présent, nous tenterons, dans un premier temps, de repérer les contours de cette image. Nous définirons les deux divisions des branches scientifiques : d’une part, les sciences mécaniques et informatiques, et de l’autre, les sciences du vivant, la biologie et la chimie. Cette division contribue à la création de deux types de scientifiques : le technicien, homme de la société contribuant au bien-être général, et l’homme de la science, cloîtré dans son coin et provocant la destruction. La formation de cette image influence la perception générale des innovations scientifiques. Cette perception sera étudiée grâce à la théorie de la construction sociale de Ian Hacking concernant les objets nouveaux ou les novums au sens de Darko Suvin.
Curieusement, le médecin, associé de par la nature de son travail à la biologie, est conçu, nous le verrons, comme un technicien. Dans un deuxième temps, ce paradoxe –motif récurrent de la littérature iranienne, moderne ou traditionnelle– est mis à l’épreuve du concept de l’individu pur de Simondon. Apparaissant sous la figure du sauveur, le personnage scientifique[2] – qui est aussi doté de pouvoir et d’aspiration politiques – hérite des récits shiites ses caractéristiques d’homme sage, pieux, ascète, altruiste et désintéressé (Ebrahimnejad, 2013 :87-95).
Ces aspirations politiques et les complications provenant des excès scientifiques poussent ces auteurs à imaginer des cadres juridiques. Dans un dernier temps, Nous explorerons ces cadres en démontrant comment, loin d’être critiquée, cette image de la technoscience est renforcée par les systèmes sociaux et juridiques de ces mondes imaginaires.
TECHNOSCIENCE EN TANT QU’OBJET LITTERAIRE
Le constructivisme social soutient que tous les phénomènes relatifs à l’homme sont des constructions sociales, dans le sens où ces « objets », à priori issus des facteurs naturels, sont refaits ou contrôlés par des facteurs socio-culturels. Cette proposition est traitée en profondeur par Ian Hacking et Bruno Latour concernant un phénomène d’une objectivité prétendument pure, c’est-à-dire la science (et la technologie qu’elle engendre). Si cette proposition nous intéresse, c’est qu’il est possible d’en trouver une esquisse dans les romans étudiés. En effet, que ce soit le constructivisme social, la pensée de Hacking ou de Simondon, ou les romans de Hedayat ou Sanati, on peut détecter un présupposé unique : notre compréhension de la science n’est pas inévitable. Et cette inévitabilité est, selon Hacking, la condition principale pour croire en le caractère socialement construit d’un phénomène :
« Les travaux de construction sociale critiquent le statu quo. S’agissant de l’élément X, les constructivistes sociaux ont tendance à soutenir que : (1) X n'a pas besoin d'avoir existé, ou n'a pas du tout besoin d'être tel qu'il est. X, ou X tel qu'il est actuellement, n'est pas déterminé par la nature des choses ; Il n'est pas inévitable. Très souvent, ils vont plus loin et insistent sur le fait que : (2) X est assez mauvais tel qu'il est. (3) Nous serions beaucoup mieux si X était supprimé, ou du moins radicalement transformé[3] » (Hacking, 1999 : 6).
Et c’est ce que nos écrivains tentent de faire : vivant au début du 20e siècle (sous l’influence évidente des expositions universelles et du positivisme à l’Auguste Compte (Basanj & Shobeiry, 2011: 47), ils profitent de « la distanciation référentielle » caractéristique de la science-fiction, moins pour explorer les alternatives, que pour révéler les dérapages futurs du chemin actuel de la science (Langlet, 2006 : 28). Ils adoptent donc la position n° 3 : effectivement, ils critiquent le statut quo et souhaitent le transformer. Et ce, malgré le caractère caricatural et parfois grotesque de leurs œuvres – justifiable compte tenu du contexte historique et géographique des écrivains.
De ce point de vue, ces œuvres sont ce que Dominique Viart définit comme « littérature déconcertante, « en contre-courant aux canons imposés, réfléchit sur elle-même et sur son objet (Viart in Tabet Aoul, 2002 : 52). En lisant les ouvrages en question, nous constatons que les événements sociaux qui entourent les innovations nouvelles (novum dans le langage de Darko Suvin[4]) ne se limitent pas à elles : tout phénomène transformatif suscite des réactions sociales semblables. Ce qui est remarquable, c’est que les projections des écrivains prédisent des réactions qui ne pouvaient pas exister à leur époque.
Dans l’œuvre de Sanati, dont le titre, Rostam au 22e siècle, peut faire croire incorrectement qu’il s’agit d’un pastiche : Jankas, professeur d’université au 22e siècle, ramène à la vie le héros iranien, Rostam, son valet, Zangiano et plus tard, Coré. Les brefs descriptions et explications avancées par Jankas concernant le fonctionnement de son invention, machine à vie évocatrice de l’histoire islamique d’Abraham, ne viennent qu’à la marge des conséquences sociales de cette innovation et son utilisation.
Tramées au travers des pages, ces conséquences sont de trois ordres différents : la position du public face à cette innovation ; la réaction de la politique ; et la position du scientifique même.
Cette division est observée dans la nouvelle de Hedayat, S.G.L.L. Evoquant l’esprit et les images créées par l’expressionnisme allemand, cette nouvelle mélange les descriptions urbaines avec l’exposé de l’état psychologique et les pensées philosophiques des personnages. Ces derniers vivent dans un monde où le besoin et le manque n’ont plus de sens. Tout est régulé et mécanisé au point où la population urbaine ne prend plus de plaisir à la vie et décide collectivement de la terminer.
Cependant, une tribu appelée Naktkulturler, groupe nudiste vivant dans la nature, ne se soumet pas à cette décision et fait échouer la tentative des populations urbaines de mettre fin à cette vie devenue insupportable à cause de sa monotonie. C’est alors que l’un des scientifiques avance l’idée, adoptée par les autres scientifiques, que la source des maux est la passion. Conséquemment, la solution est le Sérum Gegenliebensleidenschaft qui éteint le pouvoir d’aimer et de vouloir chez l’homme et le prive de la capacité de procréer.
L’insistance des auteurs, surtout Sanati, sur les événements survenant en marge de l’innovation, montrent qu’ils sont conscients de la façon dont l’image de l’innovation est en train de se construire, presque indépendamment de l’objet innové, de l’idée qui le sous-tend et du scientifique qui les a conçus.
Nous pouvons constater la même modalité dans d’autres fictions. Comme l’on a vu, l’ensemble de ces représentations donne lieu à une construction sociale particulière de la science médicale et de la science informatique, d’une évaluation des branches scientifiques, d’une dichotomie qui sépare la science médicale de la science informatique et atteste, spécieusement, de l’inaptitude des sciences médicales et de l’efficacité des sciences informatiques.
L’écho de ce discours se fait entendre dans les ouvrages étudiés ici. Le professeur Jankas de Sanati ressuscite nos personnages mythiques grâce à une « machine » qu’il a inventée. Cependant, sa spécialité est la biologie (Sanati, 1933 : 8-10) ; de même, chez Hedayat, c’est un sérum, produit généralement associé à la biologie, qui paraît sous la figure de panacée aux maux de la population. Alors que dans toutes les deux œuvres, d’innombrables descriptions dessinent un confort paradisiaque, rendu possible par les sciences informatiques et mécaniques.
La circulation automatisée et exempte d’embouteillage, les bâtiments mécanisés, l’abondance des produits agricoles, la prépondérance des médias visuels et des techniques radiophoniques constituent la toile de fond des deux histoires (Sanati, 1933 : 49, 87, 50, 237). Ainsi, le contraste entre les deux branches est d’autant plus accentué que la biologie vient perturber l’ordre établi par la science mécanique.
L’invention de la machine à vie par Jankas provoque la frénésie médiatique et les suppositions populaires. Cet épisode est évocateur de notre présent : lorsque l’aviateur chargé du transport de Rostam et son valet se rend compte de ce qui se passe, il vend cette information à un journal, l’annonce de cette nouvelle transforme l’état économique du monde et les gens commencent à émettre des hypothèses :
« l’un disait que Jankas avait déclaré qu’à l’aide de son étrange machine, il tournerait en cendre quiconque parmi les agents de l’ordre l’approcherait. L’autre affirmait que cette machine avait été inventée par Jonkas depuis longtemps et qu'il avait ressuscité des millions de morts sans que personne ne s'en aperçoive et qu’il berçait d'étranges fantasmes pour l'avenir de la science » (Sanati,1933 : 47 - 48)
et ainsi de suite.
Ce genre d’hypothèses sert à critiquer l’habitude des gens de l’époque qui voyait en tout événement inhabituel un complot et une magie. Le public qui suit « par la radio » (source d’informations : invention mécanique) l’actualité de Dr. Jankas désigne la machine à vie (source de menace : objet biotechnologique) comme une arme susceptible de lui fournir une armée des revenants/tueurs. Ici, l’auteur emprunte à l’imagination populaire qui est imbibée de projections apocalyptiques, d’une image dont un discours social particulier a emballé les sciences.
Dans cet extrait, le moteur et le vecteur de ces suppositions sont largement ignorés : les médias et l’informatique. Sous sa plume, la biologie et ses conséquences se placent au centre de la réflexion critique au sujet des règles qui doivent gérer la recherche scientifique. Certaines questions sont posées et certaines règles juridiques sont proposées qui ne sont pas sans rappeler les règles méthodologiques présidant aux sciences dures.[5] De la sorte, il contribue à reproduire et, en même temps, reformer l’image de la science dans la société iranienne : toutes les sciences et recherches, particulièrement la biologie, s’intéressant au vivant et, surtout, à l’humain est soupçonnées de porter le malheur et le chaos tandis que la science mécanique et informatique, dans la mesure où elle reste à l’écart des expérimentations sur le vivant, apparaissent comme la source de confort et de progrès. La méfiance par rapport à la biologie est contrebalancée par la fascination pour l’informatique, même si dans les faits et aux laboratoires cette séparation n’existe pas, comme l’a montré Bruno Latour en forgeant la notion de « réseau »[6].
Cette image se reproduit chez Hedayat. Cependant, à travers la philosophie avancée par les personnages, le statut de la biologie apparaît sous un jour plus compliqué dans cette nouvelle. La mort étant glorifiée et présentée comme une libération, la biologie se présente comme le chemin de cette libération. Le monde mécanisé et « plein de bonheur » de l’histoire ne satisfait guère les deux personnages qui, malgré la prise de position opposée, finissent par se mettre d’accord sur le fait que le suicide est la voie du bonheur et, finalement, ils le commettent ensemble en avalant du protoxyde d’azote, gaz réputé hilarant ! Ici, la chimie et la biologie se superposent pour devenir le moyen d’atteindre le bonheur qui est ici synonyme de mort volontaire.
Dans cet univers, il semble qu’il y a un consensus, au moins parmi la population urbaine, que la mort est la seule sortie. D’abord, les sciences mécanique et informatique sont le moyen privilégie par l’Etat qui, suivant le vote du collège électoral, va mettre fin à la vie humaine avec du gaz ou de l’électricité. La biologie et la chimie apparaissent comme une alternative douce : le Sérum Gegenliebesleidenschaft (dont le sigle est l’éponyme de la nouvelle) est censé mettre fin à la vie humaine en évitant la reproduction de la génération suivante. Les deux répugnent au personnage principal et féminin de l’histoire. Artiste, elle cherche avant tout à décider de son bonheur elle-même. Observant du haut de son appartement hypermoderne et pluri-forme, la vie quotidienne et mécanisée de la population urbaine, elle désire prendre plaisir à la vie à sa façon en évitant les modes, son bonheur consistant à créer une sculpture énigmatique. Ainsi, que la mort vienne par l’électricité, le gaz, le S.G.L.L, tant qu’elle n’est pas le produit de cette artiste, elle n’est pas différente de la vie réglementée de son monde.
Autre dichotomie dans la philosophie de Hedayat : la science et la technologie sont profondément opposées à la nature, et la société ne peut trouver le bonheur qu’en mettant fin à cette séparation de l’homme et de la nature. Ici, cet objectif est atteint avec la destruction des urbains et la survie des Naktkulturler. Néanmoins, avec le retrait des armes mécaniques des choix de la destruction, la chimie et la biologie constituent l’arme privilégiée à cet effet.
Ainsi, malgré les philosophies et l’objectif différents des écrivains, l’image qu’ils présentent des deux sciences mécanique et biologique souligne la séparation présumée et associe respectivement l’un au confort et l’autre au danger et au chaos, voire à la destruction[7]. Celle-ci est aussi le destin de Rostam et des autres revenants chez Sanati où le chaos vient à son terme lorsqu’ils « retournent au monde des mortels » dû à l’action de la même personne et de la même machine qui les avaient ranimées.
On peut donc poser que dans la littérature, tout comme dans la réalité, la biologie est associée de près à la destruction tandis que les sciences mécaniques sont la cause du confort physique – même si ce confort n’apporte pas un bonheur véritable.
En outre, cette séparation a fini par muer les objets techniques et les procédures scientifiques en magie et alchimie. Pour les masses, ce sont des connaissances ésotériques, capables de réaliser des choses extraordinaires et inexplicables. En effet, Rostam en tant que symbole de la « masse inculte » (Simondon, 2005 : 520) s’étonne ainsi de voir la lune projetée sur le plafond de sa chambre par un télescope : « j’ai vu leurs astuces terrestres ; et les voilà les astuces célestes ! » (Sanati, 1933 : 180). Si l’on croit Simondon, ces individus dépendent des techniciens, individus purs, pour établir une relation avec la nature, les techniciens jouant le rôle de médiateur entre la nature et la communauté[8]. Et la gadgetisation de la science cache les modalités du fonctionnement des objets techniques. Dans l’œuvre de Hedayat, la « télé »-technique est le facteur constant : Radioélectrique, radio-vision, etc. sont autant de techniques dont le fonctionnement est caché aux yeux de l’utilisateur. Le technicien apparaît, à première vue, comme le médiateur, le seul relai entre la vérité de la nature et le monde humain. Mais cela cache le fait que les objets techniques sont en vérité le produit d’un ensemble de connaissances de diverses branches scientifiques et techniques et rares sont les techniciens qui maîtrisent vraiment ce fonctionnement.
Néanmoins, dans cette équation et sous la pression du public, le scientifique et le technicien se croient le « sauveur » de la communauté, et de ce fait, l’éthique et le moral deviennent l’une des préoccupations majeures de ces figures. Lorsque Jankas demande à Rostam si sa nouvelle vie dans le confort lui plaît, c’est dans le souci d’évaluer les conséquences de ses actes sur la vie de son (ou ses) « objet(s) ». Il est donc tout naturel si la réponse négative de Rostam le déstabilise.
Parallèlement, cette question est aussi le signe d’un souci plus général : le scientifique cherche la reconnaissance publique de son service de « sauveur »[9]. Animé par l’envie d’innovation et de découverte, le scientifique n’est pas moins motivé par le succès social. Les motivations internes entrent souvent en conflit avec les motivations externes, ce qui accentue le déchirement moral du personnage. Ce dernier est en proie à des conflits intérieurs, tiraillé entre son désir de reconnaissance et l’appréhension des conséquences de ses activités. Ces constats nous obligent à reformuler, au moins dans le contexte iranien et le cadre de nos histoires, le portrait simondonien des médecins, des techniciens, et plus généralement, des « individus purs ».
PORTRAIT DE LA TECHNOSCIENCE EN JUGE IMPARTIAL
D’après Simondon :
« Le médecin est, dans les poèmes homériques, considéré comme équivalent à lui tout seul de plusieurs guerriers (poellos antagios esti), et particulièrement honoré. C’est que le médecin est le technicien de la guérison[10] ; il a un pouvoir magique ; sa force n’est pas purement sociale comme celle du chef ou du guerrier ; c’est sa fonction sociale qui résulte de son pouvoir individuel, et non son pouvoir individuel qui résulte de son activité sociale ; le médecin est plus que son intégration au groupe ; il est par lui-même ; il a un don qui n’est qu’à lui, qu’il ne tient pas de la société, et qui définit la consistance de son individualité directement saisie. Il n’est pas seulement un membre d’une société, mais un individu pur ; dans une communauté, il est comme d’une autre espèce ; il est un point singulier, et n’est pas soumis aux mêmes obligations et aux mêmes interdits que les autres hommes » (Simondon in Duhem, 2008).
Cette définition presque nietzschéenne (Duhem, 2008) du technicien et de l’éthique qui préside à son comportement risque de causer les mêmes complications décrites dans les ouvrages étudiés ici, complications sociales et individuelles qui incitent certains scientifiques de l’univers de Sanati à proposer des « lois » encadrant leurs activités :
«Quiconque a inventé un [objet] ou résolu l'un des mystères de la nature n'est pas autorisé à mettre son invention en pratique sans tenir compte des intérêts et du bien-être humains, car les inventions sont en principe de plusieurs types :
Le premier concerne les inventions que le grand public utilise. La création de ces inventions dépend de l’approbation et du consentement du public.
Le second concerne les inventions impliquant à la fois des avantages et des inconvénients. Dans ce cas, les aspects de ses avantages et inconvénients doivent être mesurés au préalable. Si les avantages l’emportent sur les inconvénients, l’inventeur pourra en jouir.
Le troisième concerne les inventions qui ne font que nuire aux individus. Dans ce cas, il incombe à tous d'éradiquer ce type d'invention avant qu'il ne popularise, de façon à effacer toute trace de l'inventeur et de son invention » (Sanati, 1933 : 52-54).
Aux yeux de Sanati, le rôle de médiateur que Simondon attribue aux techniciens n’est donc pas toujours un rôle éthiquement (au sens de l’éthique de la vertu dont relève l’éthique de Simondon[11]) défensable. D’après Sanati, il semble possible d’apporter deux nuances à la définition simondonienne : 1. L’attribution du titre de médecin (et de scientifique/technicien) dépend du contexte situationnel. Des fois le médecin qui s’exprime n’est pas l’auteur de l’invention, il n’est pas le médiateur dans la circonstance particulière qui est en jeu mais un simple observateur. 2. La médecine et le médecin sont soumis aux règles de la construction sociale que nous avons évoquée auparavant.
Vu ce qui précède, on peut se demander si la définition de Simondon concerne autant le scientifique qui endosse le rôle du personnage principal que les scientifiques commentant les événements. Cependant, si dans une lecture oblique de la théorie de Simondon, on considère ces derniers comme des individus impurs, on sera amené à ignorer les avertissements de ceux parmi ces érudits et scientifiques de premier plan qui
«pensaient à l'avenir de la vie avec un étonnement ineffable, [ceux qui] qualifiaient [la machine à vie de Jankas] de trahison du monde humain et affirmaient que si les morts pouvaient être ressuscités, une personne sans scrupule pourrait utiliser la machine pour ramener à la vie des centaines de milliards de morts qui ont vécu dans ce monde il y a des milliers de siècles et les libérer au milieu du monde, privant le grand public de confort et de commodité. De plus, dès que les gens réaliseraient qu'il n'y a plus de mort, ils deviendraient avides et s'opposeraient à cent pour cent à eux, et ils s'intéressent à une vie qui ne les détournera d'aucun crime. Et la fin des affaires du monde sera aussi stagnante que la mer gelée, et la vie humaine sera en danger étrange » (Sanati, 1933 : 58-60)
Vu sous cette optique, l’optimisme ou le pessimisme des scientifiques observant l’invention ne traduiraient pas objectivement les événements. C’est-à-dire qu’ils sont eux-mêmes influencés par l’imagination sociale. Et comme l’on a vu auparavant, leur image est, elle aussi, formée au travers des débats et des discours sociaux, entre autres facteurs culturels.
Nos auteurs cherchent justement à déconstruire cette image en explorant les conséquences d’une telle acception du rôle social du scientifique. Les longues discussions sur la relation entre l’âme et le corps dans les deux œuvres soulignent ce qui est de la compétence de la science et ce qui ne l’est pas. Et finalement, il semble que pour les personnages, les scientifiques peuvent procurer un confort tel que le paradis décrit par les religions, mais ils sont incapables d’offrir le bonheur qui est de l’ordre de l’âme. Les habitants de l’univers de Hedayat décident de se suicider lorsqu’ils réalisent que malgré les avancées technologiques, ils sont incapables de trouver un bonheur véritable : la seule partie de l’âme que la technologie peut manipuler, c’est sa continuité.
Les crises sanitaires mettent les scientifiques au premier plan de la lutte et sur un pied d’égalité avec les hommes politiques : les uns en charge de la santé physique, les autres en charge du bien-être. Le conflit entre les deux, la discorde sur la manière de gérer la situation, change la position de ces agents sur l’échiquier du pouvoir. Les images des deux évoluent. Peut-on attendre qu’à la suite de ce changement, la médecine, la science, et les scientifiques changent de direction ? Qu’en est-il des hommes politiques et des juristes qui déterminent la relation de la population avec la science et le scientifique ?
ENCADREMENT IMAGINAIRE DE LA TECHNOSCIENCE
La sensibilité de l’objet des sciences du vivant attisant les préoccupations éthiques des auteurs a fait en sorte que ces sciences aient été plus problématiques, et ce depuis Mary Shelley et son Frankenstein, que ce soit en termes de recherche et d’innovation comme Frankenstein de Mary Shelley –qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler Rostam de Sanati– ou de production en masse comme les clones d’Aldous Huxley.
Nous avons vu qu’il y a dans la littérature une opposition entre :
D’une part, les limites imposées à la recherche dans le domaine des sciences de la vie empêchant la prévention ou une réaction rapide et efficace contre les situations critiques. Le financement de ces recherches fondamentales dépend presque entièrement du scientifique qui doit se tenir dans les cadres éthiques qu’il s’impose à lui-même. Comme dans le monde de Sanati où les cadres légaux sont presque inexistants, laissant Jankas œuvrer dans un vide juridique auquel l’Etat ne vient apporter une réponse qu’après la panique générale. Les mesures prévues par l’Etat ne vont principalement pas au-delà d’une pénalisation de toute recherche sur le corps vivant.
De l’autre, les recherches en sciences mécanique et informatique sont quasiment dérégulées. Dans ces domaines, le respect des normes éthiques est chose acquise, les machines étant capables de devenir juge des litiges entre les hommes. Les scientifiques et les machines deviennent dans ces récits les bienfaiteurs qui décident s’ils vont poursuivre une idée novatrice ou non, décision prises en dépit des calculs égoïstes. Et les concurrences entre les différents pays sont axés sur la préservation de la société technologique et démocratique contre les menaces posées par les sociétés arriérées et autocratiques.
Il semble que le chaos causé par l’invention scientifique, imputé autant au corps qu’aux dirigeants politiques[12], convainc les auteurs de la nécessité d’imaginer des cadres juridiques pour les sciences. En pleine crise, les personnages de Sanati et de Hedayat se réunissent pour trouver une solution technologique à un problème causé en premier lieu par la technoscience.
Au début du 20e siècle, Sanati imaginait une justice mécanique, capable d’éliminer toute erreur judiciaire ou abus de pouvoir, en plaçant une statue sur le banc du juge et en cachant les juges robotisés dans des endroits éloignés :
« Il n'était aucunement possible de voir le jury. En face du demandeur et du défendeur, s’érigeait le statut en bronze d’un vieil homme […]. Les vrais juges entendaient de l’affaire depuis des chambres séparées et éloignées à l’aide de la radio. Les parties ne savaient pas quel juge traitait leurs affaires, ce qui éliminait toute possibilité de collusion des juges avec les parties. […] Les juges étaient choisis parmi les pupilles de l'orphelinat[13] qui n'avaient ni parents, ni famille, ni amis, ni connaissances. Depuis leur naissance jusqu’à la mort, ils n’avaient aucun refuge que l’Etat qui les préparaient spécifiquement pour se charger des affaires judiciaires. [...] ils n'avaient pas de maison, sauf celle que l’Etat leur avaient assignée » (Sanati, 1933 : 133).
C’est cette cour mécanisée et robotisée qui entend des problèmes causés par l’invention de Jankas. L’image mécanique des juges témoigne de la tendance à survaloriser les sciences dures et renforce l’idée d’un scientifique cloîtré dans son coin et détaché du monde.
Pour Sanati, sous l’influence du positivisme tardif de son époque, la solution consistait à adapter les règles des sciences expérimentales à l’éthique qui les régit. L’idée de la séparation des branches scientifiques, d’abord signalée et ensuite décriée par la littérature de SF, est artificielle. Même si Sanati et Hedayat se différencie dans leur diagnostic, les deux affirment que la physique rencontre, à l’instar de la médecine, des questions qui échappent à la conception ordinaire des sciences dures.
Conclusion
Ayant nuancé le concept de la construction sociale au sens d’Ian Hacking en l’articulant à la pensé de Simondon, nous avons appliqué la méthode résultante au contexte iranien. Notre postulat présuppose que certains « objets » naturels sont plus informés par des facteurs socioculturels que par la nature, le but étant de montrer que la subjectivité de l’homme a une influence dans la perception de ce genre d’objets.
Ainsi l’image de la science en tant que panacée à tout-va et indéfectible qui s’affirme de plus en plus après la Renaissance est plus l’œuvre de l’imagination humaine que la nature de la science. Cette image formée et cultivée en partie par la littérature en devient l’objet des critiques depuis le début du 19e siècle, le plus notoirement sous la plume de Mary Shelley. Cet abord critique est aussi la position de certains auteurs iraniens qui surpassent les attentes et défient le bon sens dès le début du 20e siècle et la fascination commune pour les merveilles de la technoscience. En effet, Sanati et Hedayat imagine des mondes où la technoscience règle tous les aspects de la vie : les machines fournissent le chaud stable de la maison aussi bien que la justice indiscutable de la cour.
L’intérêt de ces univers fictifs réside, comme nous l’avons montré, dans le discours employé pour représenter la technoscience : contrairement à l’image « popularisée » de la technoscience, celle-ci est chez Sanati et Hedayat aussi imprévisible que le scientifique, la machine et la nature. La figure de la science et des machines en tant qu’outils stables et autonomes s’avère aussi erronée que l’image du scientifique comme une personne intègre, impartiale et indépendante. L’incohérence de ce type de représentation est révélée à travers l’ambiguïté des positions des auteurs relativement aux sciences de la vie et à la mécanique, ambiguïté manifeste notamment dans l’imparable débat intérieur des personnages principaux, déchirés entre leurs obligations morales et leurs intérêts personnels ainsi que dans l’organisation des récits.
La critique des auteurs concernant la construction sociale de la technoscience se manifeste plus clairement dans les figures mythiques, comme celle du sauveur qui auréole les médecins et plus généralement les scientifiques, en imaginant des sociétés dirigées par les médecins, ou pour remanier la formule de Platon, par les médecins-rois. Néanmoins, les ouvrages que nous avons examinés ici laissent à d’autres l’initiative d’approfondir cette question. Bahram Sadeghi, Gholam-Hossein Sa’edi, Abou-Torab Khosrawi et Hamed Esmaïlioun contextualise et actualisent l’image auréolée du médecin/politicien, que nous avons tenté de déconstruire dans le contexte du début du 20e siècle. L’examen de l’évolution de cette figure à travers le temps aura l’intérêt de révéler non seulement la manière dont la littérature décortique la représentation officielle et le statut social des médecins et ingénieurs mais aussi le potentiel d’offrir des propositions utiles à la vie réelle.
[1] Nous employons ces termes dans le sens établi par La Recommandation de l'UNESCO concernant la science et les chercheurs scientifiques: « (i) le mot " science " désigne l'entreprise par laquelle l'être humain, agissant individuellement ou en groupes, petits ou grands, fait un effort organisé pour découvrir et maîtriser la chaîne des causalités, les relations ou les interactions, au moyen de l'étude objective de phénomènes observés et de sa validation par le partage des résultats et des données et de l'évaluation par les pairs ; rassemble les connaissances ainsi acquises, en les coordonnant, grâce à un effort systématique de réflexion et de conceptualisation ; et se donne ainsi la possibilité de tirer parti de la compréhension des processus et phénomènes qui se produisent dans la nature et dans la société ; (ii) le terme " les sciences " désigne un ensemble de connaissances, de faits et d'hypothèses pouvant faire l'objet de constructions théoriques vérifiables à court ou à long terme ; il englobe dans cette mesure les sciences ayant pour objet les faits et phénomènes sociaux ; (b) le mot " technologie " désigne les connaissances qui ont un rapport direct avec la production ou l'amélioration des biens et des services ». Il est à noter également que les sciences informatiques et mécaniques sont mises dans une même catégorie, tout comme la biologie, la chimie et les sciences du vivant.
[2] Selon Ebrahimnejad, cette image a acquis de nouvelles dimensions à l’époque Qadjar suite à la rencontre avec la médecine moderne et la transformation de Hakim en Docteur.
[3] La traduction est de nous.
[4] Le fait que ces œuvres appartiennent au genre de la science-fiction n’est pas l’objet de cet essai. Cette question est traitée dans ma thèse du doctorat. Ici, nous supposons que ceci est acquis car même si le novum de Suvin exige la plausibilité scientifique et la description qui manquent souvent aux œuvres iraniennes, ces dernières ne relèvent pas de la fantasy. Ces œuvres utilisent les novum comme des gadgets autonomes, soit : l’utilisation de la distanciation référentielle (cognitive estrangement) les place au rang des œuvres de science-fiction car ils affrontent la réalité en adoptant une position distanciée (estranged) (Suvin, 1979 : 24).
[5] Ces questions seront explorées davantage dans la partie suivante, consacrée à la relation entre la science et la législation.
[6] Voir la note 19, p.464 de Terry Shinn, « Formes de division du travail scientifique et convergence intellectuelle : La recherche technico-instrumentale », Revue française de sociologie, Jul.- Sep., 2000, Vol. 41, No. 3 (Jul. - Sep., 2000), pp. 447-473.
[7] A cet égard, Céline est peut-être l’un des premiers à décrire les horreurs des « machines » dans les guerres, sans oublier les atrocités des armes chimiques.
[8] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, J. Million (Krisis), 2005 p. 510-518
[9] Voir infra. Le mot sauveur et médiateur sont liés dans les cultures religieuses. Mahdi et Jésus assument les deux rôles.
[10] Nous soulignons.
[11] La conception optimiste de Simondon sous-entend un engagement personnel du technicien à faire le bien. Sur la question du perfectionnisme et l’éthique de la vertu, voir notamment Alasdair MacIntyr, After Virtue: A Study in Moral Theory ; Notre Dame, Ind: University of Notre Dame Press, 1984.
[12] Il est intéressant de noter que pendant les chaos, les figures scientifiques occupent autant l’espace publique que les politiciens.
[13] Soit dit en passant que le père de Sanati a fondé et dirigé le premier orphelinat de la ville de Kerman.