Type de document : Original Article
Auteur
Maître assistant, Département de Français, Université de Tabriz, Tabriz, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Le conflit, la dispute et la violence sont effectivement à l’origine de la production du sens dans le théâtre phénoménal de Koltès, dans les années quatre-vingt du XXème siècle, comme une poétique de la voix qui, malgré l’amenuisement du verbe dans le nouveau théâtre des années cinquante, accorde une place primordiale à la parole qui est vue comme « mode de catégorisation de toute théâtralité [où] la voix coïncide avec l’action » scénique, (Bernadet, 2003 : 165). Il sʼagit dʼune dramaturgie parlante et expressive[1] qui, revêtant plusieurs couches linguistiques et niveaux hétérogènes à caractère polémico-pragmatique, condamne dans une visée cathartique et purgative, toutes les violences et brutalités du monde de fin du siècle de nature psycho-sociale. Bien sûr, le point remarquable dans le travail de Koltès est la mise en représentation de scènes de rapports de force tenus entre les personnages qui ne sont d’accord sur rien d’autre dans un monde où tout sent la haine, la désagrégation, la dispute, la violence, le crime, etc. D’où le sens de dispute et de conflit verbal au sens propre du terme dans une frappante visée argumentative du discours chez l’homme koltésien ; sachant que ce dernier a effectivement du mal à supporter le poids (tragique) de la vie, malgré le grand besoin d’avoir l’Autre à sa disposition. Mais c’est bien étrange que cet Autre même est à l’origine de la controverse au sens plus large encore dans un monde désenchanté qui a « toute sa fatigue sur la gueule du personnage» (Koltès, 1999 : 41).
Effectivement, l’action théâtrale et le langage vont de pair chez Koltès qui pense que le théâtre signifie pour lui « l’action, et le langage-en-soi, [je m’en sers] comme d’un élément de l’action », (Koltès, 1999: 13). C’est bien compréhensible que l’auteur souligne l’importance accordée à la voix qui est au service de l’espace et l’action scéniques. Car, après tout, la fonction de dialogue koltésien est par excellence, favorisant le terrain d’étudier les personnages[2] entre eux, surtout dans leurs rapports interhumains, vu qu’ils s’affrontent en particulier en matière de leur vision du monde :
« C’est le dialogue qui représente le mode d’expression dramatique par excellence. C’est en effet par le dialogue seulement que les individus en action peuvent révéler les uns aux autres leur caractère et leurs buts, en faisant ressortir aussi bien leurs particularités que le côté substantiel de leur pathos, et c’est également par le dialogue qu’ils expriment leurs discordances et impriment ainsi à l’action un mouvement réel » (Hegel, 1953, cité par Hage, 2011 : 7).
C’est cette «dialectique éristique [argumentative]», selon S. Hage (2015 : 66), qui produit, chez Koltès, la base d’une philosophie de la controverse qui intéresse le lecteur koltésien, initié déjà au concept de théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, dont l’idée philosophique majeure est développée dans Le Théâtre et son double en 1938. Chez lui, qui pense excellemment à « en finir avec cette idée des chefs-d’œuvre réservés à une soi-disant élite, et que la foule ne comprend pas » (Hage, 2015: 115), à l’instar de l’homme beckettien ou adamovien, c’est l’existence qui fait souffrir et qui fait parler sur la scène de représentation. Evidemment, cʼest dans cette optique qu’il faut rappeler le mot d’E. Ionesco (1966 : 182), qui pense que l’objectif majeur d’une œuvre de théâtre est de « refléter l’inquiétude de notre époque. Rien ne peut l’empêcher d’être aussi l’expression des inquiétudes de toujours ». En ce sens, le théâtre de Koltès, donnant beaucoup de matières à penser, est engagé ; car il met en scène, comme un Sartre, ou un Camus, la douleur et l’inquiétude d’être. C’est immanquablement « le problème de la condition humaine dans son ensemble qui engage [l’auteur contemporain]», (Ionesco, 1966 : 193).
Or, notre objectif est en gros de traiter de manière discursive de ‘la parole conflictuelle’ dans le dialogue koltésien ; c’est le cas de Roberto Zucco et Le Retour au désert qui racontent toutes les deux, d’un langage conversationnel, les scènes d’affrontement verbal et d’obstacles en face à face entre deux ou plusieurs personnages, « comme si c’était vrai », martèle Jean-Pierre Ryngaert (1991 : 88). Nous allons alors approcher entre autres les problématiques suivantes sous l'approche énonciativo-discusive : se venger de l’Autre dans une dimension argumentative ; la controverse comme la dynamique de l’action et la parole théâtrales ; le conflit et le comique de tour de parole dans le rapport avec l’autre ou l’inanité du discours koltésien ; la montée de violence ou la mise en dérision de banalité et absurdité de la condition humaine.
Recherches précédemment effectuées
Sur le théâtre de Koltès les seules recherches effectuées dans les revues universitaires iraniennes sont à S. Mehdi Heydari et R. Zoghi (2017) où les auteurs approchent réciproquement la notion de la dispute au sens général et l'intégralité du théâtre koltésien chez cet auteur novateur des années quatre-vingt. Dans ces travaux, ils se sont penchés sur l'aspect omniprésent du conflit du langage sous l'œil socio-politico-idéologique.
Se venger de l’Autre dans une dimension argumentative
Le discours accusateur réciproque entre frère et sœur, dans Le Retour au désert (Koltès, 1988), c’est justement une scène de controverse à caractère judiciaire où on est témoin de l’affrontement verbal entre les membres de la famille Serpenoise dont le père est mort, il y a un moment. Effectivement, l’arrivée imprévue de la fille de famille-Mathilde d’Algérie en guerre est en vue de revendiquer tout d’abord sa part de l’héritage à son frère-Adrien qui possède maintenant la maison familiale, appartenant en principe et en titre à la sœur. Ensuite, elle voudrait réaliser son projet de vengeance[3] contre Adrien et son ami Plantières, l’actuel préfet de police qui, sous l’impulsion du frère, l’avait faussement accusée- ayant tondu sa tête et l’a condamnée à l’exile, il y a plus d’une quinzaine d’années- de « complaisance avec l’ennemi » allemand ( Koltès, 1988 : 31) pendant la 2ème guerre mondiale, dans la province française de Metz à l’est. Et maintenant la présence intruse et rancunière de l’autre (la sœur), qui ne plaît pas du tout à Adrien, c’est pour Mathilde révoltée l’heure de régler les petits comptes ; «je viens porter la guerre ici, dans cette bonne ville, où j’ai quelque vieux comptes à régler » (Koltès, 1988 : 13). Soit la scène suivante :
(1). ADRIEN.- Je le savais : tu viens ici pour faire du mal. Tu te venges de tes malheurs. Tu as toujours eu des malheurs pour pouvoir te venger ; tu attires le malheur, tu le cherches, tu cours derrière le malheur pour le plaisir de la rancune. Tu es dure et tu as le cœur sec.
MATHILDE.- Adrien, tu te fâches. Si tu ne m’as jamais fait de mal, pourquoi voudrais-je me venger de toi ? Adrien, nous ne nous sommes toujours pas dit bonjour. Essayons encore.
ADRIEN.- Non, je ne veux plus essayer. (Koltès, 1988 : 15) // [Nous soulignons.]
Par cette scène, nous sommes aux premières pages de la pièce, où le mot vedette ‘la vengeance’, tel qu’on constate, est le discours de haine qui embrase là l’ambiance familiale. Cette idée de vengeance provient de l’ancienne haine. En effet, une fois revenue d’Alger où Mathilde avait été exilée, son retour imprévu ne serait dans une bonne intention, dont la preuve c’est l’interrogatif (rhétorique) dans la scène d’exposition «Es-tu [Mathilde] venue avec de bonnes intentions ? (Koltès, 1988 : 12)» d’Adrien qui en doute et qui laisse voir ici le versant négatif des choses. Mais le doute d’ouverture est tout de suite transformé en une crainte méritée qu’il attend depuis. L’affirmatif prophétique dans (1) « Je le savais » exprime clairement la peur du frère qui n’en croit pas ses yeux, puisque la sœur est venue lui « faire du mal », en « se vengeant de [ses] malheurs » vécus dans la même maison paternelle en sa jeunesse. D’ailleurs, c’est une fille «dure, ayant le cœur sec » qui cherche des aventures, en « cherchant le malheur» ; car après tout «[elle] a toujours eu des malheurs pour se venger», dit-il, étant fâché.
La riposte de Mathilde ouvre le procès judicaire par sa question qui désabuse son frère «Adrien, si tu ne m’as jamais fait de mal, pourquoi voudrais-je me venger de toi ?» Cette interrogation, à caractère rhétorique et donc de valeur argumentative (Anscombre & Ducrot, 1981 : 19), montre que Mathilde en est déterminée à se venger de son frère. Du même coup, c’est inutile de «se fâcher», puisque c’est lui-même qui a été dur et méchant avec sa sœur qui en parle autrement, si on voudrait paraphraser l’énoncé interrogatif ironique de Mathilde en ces mots, «Adrien, tu sais bien que tu m’as fait de mal, et moi je n’ai rien oublié » et ‘me-[voilà]-maintenant-ici’ - rappelant la formule énonciative d’E. Benveniste (1966 : 258-266), en matière de « de la subjectivité dans le langage », par la corrélation discursive entre les pronoms je et tu, au moment de l’énonciation- bien prête pour me venger de toi mes malheurs et mes souvenirs amers du passé. Ceci revient à dire que si Mathilde est là en ce moment, c’est parce qu’elle veut se venger, il n’y a nul doute là-dessus.
En ce sens, suivant A. Ubersfeld (1999 : 64-66), la critique du théâtre contemporain, pour une qualification du Retour au désert comme «le retour de souvenirs, de sentiments violents, […] C’est le retour aux sources, dans la haine ». La même idée est suivie et attestée par l’essayiste de Koltès, Catherine Douzou (2014 : 59). Assurément, il s’agit d’un retour aux souvenirs infernaux auprès d’un personnage, en l’occurrence Mathilde, qui est « l’image même du déraciné [qui en] incarne le théâtre koltésien, un art nomade, de l’éphémère et du non-lieu». Mathilde est revenue posséder la maison qui lui appartient par l’héritage, mais tout en réglant les petits comptes. Toutefois, ce qui est encore pire dans ces départs infernaux entre frère et sœur qui « ne se sont toujours pas dit bonjour », c’est que toute tentative ou volonté de réessayer de serrer la main pour accueillir l’autre serait impossible et même immédiatement bouclée[4], puisqu’après tout Adrien « ne veut plus » essayer de saluer l’arrivée de sa sœur qui est revenue dans une mauvaise intention. La négation Ne … plus d’Adrien en dira long dans les scènes conflictuelles qui viennent. Nous assistons à la scène d’accusation suivante où Maame Queuleu, la vieille bonne, intermédiaire entre Mathilde et son frère, et essayant de garder le ‘juste milieu’, les appelle à réconcilier, mais c’est en vain :
(2). MAAME QUEULEU.- Adrien, votre sœur est prête à vous embrasser.
ADRIEN.- Je l’embrasserai plus tard.
MAAME QUEULEU.- Pourquoi pas tout de suite ?
ADRIEN.- J’ai deux mots à dire, d’abord. Elle me fâche avec mes amis, elle les insulte, elle les brutalise, et eux n’osent plus venir ici et me font, quand je les croise, une tête pleine de reproches. Pourquoi me reprocher à moi les folies de cette femme ? Je ne veux plus payer pour elle.
MATHILDE.- Tout m’agace, chez eux, Maame Queuleu, je n’y peux rien. D’ailleurs, tout m’agace chez Adrien. Le bruit de ses pas dans le couloir, sa manière de tousser, le ton avec lequel il dit : mon fils ; leurs petites réunions secrètes où les femmes ne sont pas admises. On me ferme la porte d’une pièce pendant des heures dans ma propre maison ? On complote à côté de moi ? Je ferai ôter toutes les portes de cette maison, […].
MAAME QUEULEU.- Mathilde, vous avez promis.
MATHILDE.- Tout à l’heure Maame Queuleu.
ADRIEN.- On raconte en ville qu’elle se promène nue sur le balcon.
[…]
MAAME QUEULE.- On raconte n’importe quoi.
ADRIEN.- Si on raconte qu’elle se promène nue sur le balcon, c’est comme si je l’avais vue. On ne raconte pas cela de moi, ni de vous, Maame Queuleu. […].
(Koltès, 1988 : 34) // [Nous soulignons.]
Dans la scène ci-contre qui est en pleine discursivité, le lecteur-spectateur est témoin de la vanité du dialogue entre membres de famille où la fraternité s’est métaphoriquement transformée en «une lutte fratricide […] au sens communautaire du vivre ensemble dans une société» (Hage, 2011 : 41) colonisatrice[5] et raciste française où le rapport avec l’Autre est devenu problématique. En l’occurrence, l’exclue-intruse Mathilde, a maintenant du mal à être intégrée dans sa propre ville ; c’est là, la question. À chaque appel à la réconciliation parti de la part de Maame Queuleu, «Adrien, votre sœur est prête à vous embrasser » Adrien, se montrant hostile « je l’embrasserai plus tard », rejette sa sœur. La raison de cette expulsion ? C’est, soi-disant, agressivité et brutalité de comportements de la sœur qui «le fâche avec [ses] amis et les insulte », pourquoi payer donc les folies de cette femme ? C’est la prise de distance qui a lieu de manière effective, c’est l’arrivée de négation linguistique polémique «je ne veux plus payer pour elle », laissant entendre qu’« elle n’est plus ma sœur et qu’elle reparte », en y mettant une question éthique, « elle se promène nue sur le balcon », ‘on’ le raconte, énonce-t-il. C’est le truc langagier (une rumeur ?) par lequel Adrien se défend et repousse sa sœur le matin de son arrivée dans sa propre maison paternelle. J’accuse donc je suis. Tel est le cas d’Adrien.
Mais le discours accusateur d’Adrien est ranimé par la réplique défensive de Mathilde qui ne rejette pas l’accusation de son frère, quand elle commence à le disqualifier, parce que la maison est devenue insupportable avec Adrien et sa famille « tout l’agace chez Adrien ». Elle y rajoute que son frère y « tient des petites réunions secrètes où les femmes ne sont pas admises ». Ce n’est absolument pas du tout admissible ! Et «comment est-ce possible qu’« on [lui] ferme la porte d’une pièce pendant des heures dans [sa] propre maison ?» Elle le lui reproche verbalement. Ne serait-ce pas là, une question idéologique et donc ‘dialogique’ (Mikhaïl Bakhtine, 1970), quand deux voix ou deux visions du monde s’affrontent. Suivant l’interrogatif rhétorique de Mathilde dont la réponse va de soi, (Anscombre & Ducrot, 1981 : 14), «On me ferme la porte d’une pièce pendant des heures dans ma propre maison ?», précédé de l’énoncé « des réunions secrètes où les femmes ne sont pas admises», par lequel elle s’en prend aux clichés culturels-langagiers d’Adrien. Ensuite, par son énonciation défensive et à la fois accusatrice, elle laisse entendre qu’elle est propriétaire de la maison et en cela elle « fera ôter toutes les portes de cette maison, je veux tout voir quand je le veux ; je veux pouvoir entrer partout à l’heure que je veux». S’agissant bien «d’un système d’oppositions structurales [métaphorique] au niveau [social] et au niveau des personnages [sur scène], représentée ici entre le frère et la sœur» (Grewe, 1994 : 187), le feu d’accusations est bien réchauffé. Chacun cherche à rejeter par n’importe quel moyen la faute sur l’autre, pour dire que «moi, je suis bien dans mon droit » :
«Tout sujet qui, dans un discours ou un débat, implique une controverse, contient une question à propos d’un fait, d’une dénomination, de la qualification d’un fait ou de l’action judicaire. Nous appelons donc cette question, d’où naît la cause, l’état de la cause. Cet état est le premier conflit entre les deux thèses et il se produit quand on repousse l’accusation. Par exemple : ‘‘Tu as fait cela’’ - ‘‘Non, je n’ai pas fait’’ ou ‘‘J’étais dans mon droit’’» (Cicéron, De l’invention, traduit par Guy Achard-Bayle, 1994 - texte cité par S. Hage, 2016 : 46).
Tel est le pitoyable état de rapport entre ces deux personnages, un frère et une sœur, qui n’arrivent pas à « se dire bonjour » tout simplement, même si Maame Queuleu s’efforce de les assoir, étant l’arbitre du jeu langagier-judicaire, chacun à sa place, en appelant à la paix : « [à Adrien] on raconte n’importe quoi », c’est-à-dire ‘ton accusation est sans fondement’ et «[à Mathilde], vous avez promis » de vous embrasser, sous-entendant « arrêtez ». M.-C. Hubert (2013 : 49) énonce que Le Retour au désert est passé auprès de la critique contemporaine pour la « version moderne de la tragédie de vengeance».
La controverse comme la dynamique de l’action et la parole théâtrales
La parole contestataire et violente de Koltès – qui défie un « système sociopolitique au bout du souffle», (Hage, 2015 : 66)- en constitue dans la macrostructure aussi bien que la microstructure, d’une pièce à l’autre, la composante essentielle de son théâtre et ça devient auprès de la critique de sa dialectique éristique-ironique « le moteur de l’action. Ce ressort se manifeste à un niveau très explicite, au travers des sujets tels que le meurtre, le viol ou le suicide », au sens de Richard et Van Roeayen (2017 : 18). De fait, la violence figurant dans cette dramaturgie phénoménale est le reflet du réel qui passe du niveau de la parole à celui de la vie[6], évoquant métaphoriquement en particulier dans les deux pièces de notre corpus, l’occupation allemande et la guerre d’indépendance algérienne, étant qualifiée de «guerre fratricide» (Brun, 2004 : 97). Dans la scène suivante, Adrien et Mathilde se défient d’un ton vif, l’un l’autre :
(3). ADRIEN.- Tu crois, pauvre folle, que tu peux défier le monde ? Qui es-tu pour provoquer tous les gens honorables ? Qui penses-tu être pour bafouer les bonnes manières, critiquer les habitudes des autres, accuser, calomnier, injurier le monde entier ? Tu n’es qu’une femme, une femme sans fortune, une mère célibataire, une fille-mère, […] Pour qui te prends-tu, pour qui nous prends-tu, pour sans cesse nous maudire et nous défier ?
MATHILDE.- Eh bien, oui, je te défie, Adrien ; et avec toi ton fils et ce qui te sert de femme. Je vous défie tous dans cette maison, et je défie le jardin qui l’entoure et l’arbre sous lequel ma fille se damne, et le mur qui entoure le jardin. Je vous défie, l’air que vous respirez, la pluie qui tombe sur vos têtes, la terre sur laquelle vous marchez ; je défie cette ville, chacune de ses rues et chacune de ses maisons ; […] Et, si je le fais, c’est parce que je sais que je suis plus solide que vous tous, Adrien.
(Koltès, 1988: 38-39) // [Nous soulignons.]
La dispute langagière, telle qu’on remarque, à travers l’exemple sous (3), est déclenchée d’habitude par Adrien qui avance ici une parole offensive à laquelle va répliquer Mathilde par un contre-discours, s’attaquant à la personne d’Adrien et non à ses stratégies argumentatives. En passant à l’analyse énonciative de cet extrait, le discours accusateur-humiliant-provocateur d’Adrien est, sauf un énoncé affirmatif-descriptif, pleinement argumentatif par la haute présence de questions rhétoriques qui toutes trahissent la colère du locuteur, cherchant à disqualifier son adversaire. La charge d’accusation en est alourdie dans le premier interrogatif, surtout par la présence du verbe contre-factif «croire» et l’adjectif axiologique «folle» qui rendent la conversation d’Adrien de plus en plus subjective.
En effet, par le contre-factif croire, à côté d’autres verbes axiologiques tels « s’imaginer, se figurer, penser et prétendre »[7] qui tous indiquent la fausseté d’un fait, ensuite par l'adjectif « folle» le locuteur-Adrien s’attaque doublement à la «pauvre folle» Mathilde qui «croit pouvoir défier le monde ». Alors, le «Tu crois ?» et « pauvre folle », étant fort évolutifs, parce que l’un souligne ‘la fausseté’ et d’ailleurs ‘l’impossibilité’ de capacité psychique, par le modal pouvoir, de son adversaire pour « pouvoir défier le monde et tous les gens honorables », et l’autre la traite d’être déjà « folle », si elle aurait voulu penser pareillement. Car, pour Adrien, qui est «un homme honorable, parmi les autres honorables de la ville [!]», Mathilde, la folle, n’y peut rien, puisqu’enfin « elle n’est qu’une femme, une femme sans fortune, une mère célibataire, une fille-mère». Par les injures et les gros mots, dont Adrien fait l’inventaire dans son discours, il est en train de discréditer et harceler son adversaire-Mathilde, celle-ci étant après tout « nulle » pour « bafouer les bonnes manières et critiquer les habitudes des autres ». Enfin, pour qui se prend-telle ? C’est la question provocante par laquelle le frère, l’homme de la tradition, calomnie la sœur qui s’est révoltée contre la société et ses bonnes manières !
Cependant face à l’acte d’accusation-diffamation avancé par Adrien, Mathilde se présente plus vive que son frère. Si pour Adrien qui a verbalement écrasé sa sœur et l’a traitée d’«une femme, une femme sans fortune …» qui est incapable de ne rien faire contre les bonnes manières des autres et l’ordre social établi, de retour et par contre le pouvoir (psychique) de Mathilde va au-delà de son acte dʼénonciation. Sa réponse à la crainte d’Adrien est «Oui ». Elle dit qu’elle est capable de tout faire ! Évidemment elle est revenue «défier [d’abord] Adrien avec sa famille et son entourage », ensuite elle peut bien « défier cette ville, chacune de ses rues et chacune de ses maisons …», avec sa nature et son atmosphère. Et si elle le fait, c’est « parce qu’elle est plus solide » que tout le monde dans la maison. Ce qui est encore au début et au terme du discours de Mathilde aussi intéressant que les autres termes agressifs, cʼest la présence significative du ʻterme dʼadresse[8]ʼ dans «Eh bien, oui…, Adrien » qui a, outre sa valeur émotionnelle, «une fonction ironique », par sa charge de vouloir «humilier lʼinterlocuteur», explique André Petitjean, (2014b : 219-232).
Reste à savoir le dessous des mots ; le fait que Mathilde veuille ʻdéfier le monde entier̕, c’est l’autre facette de maux qu’elle a déjà subis. Être femme ou ne pas être, ça fait payer pour Mathilde. Mais ce qui attire l’attention du lecteur-spectateur encore plus qu’autre mot vif dans la première partie de ‘discours de défi’ chez Mathilde, c’est qu’elle a intentionnellement réifié Marthe par sa prise de parole, la femme d’Adrien qu’elle n’aime pas du tout, parce qu’elle est sans qualité et toujours ivre, « Je te défie ; et avec toi ton fils et ce qui te sert de femme ». Cʼest nécessaire de rappeler que cette dernière a succédé à sa sœur, Marie, la première épouse d’Adrien. Mathilde, humilie Marthe, la chosifiant[9] partout et à chaque circonstance, « Adrien est-il vrai que tu as épousé ceci [Marthe]? /Adrien.- Quoi donc ? […] /Mathilde.- Tu es resté un singe, Adrien. Épouser cela après avoir épousé la sœur !» (Koltès, 1988 : 16-17). Ainsi quʼon constate, la dispute généralisée et la parole conflictuelle est chez l’homme koltésien la force dynamique (de fiction théâtrale) qui crée l’objet, engendre le mot, structure la syntaxe et produit finalement le (non)sens, la communication logique ayant échoué.
Le conflit et le comique de tour de parole dans le rapport avec l’autre ou l’inanité du discours koltésien
Le conflit fait, tel quʼon a lu jusque-là, partie intégrante du discours théâtral des protagonistes de Koltès, si bien que tout naît de controverse et revient même en son cheminement au conflit verbal, qui est en principe lʼenjeu de cette poétique de la controverse. Son langage est considéré comique, certes étant émaillé du tragique, parce que la (non)communication du personnage ne parvient plus à dire le monde, ayant perdu sa valeur de signe et «ne correspondant pas à la logique», (Hage, 2014 : 162). Ne serait-ce là quʼune crise de langage, au sens beckettien et au sens large du terme dont lʼincarnation mise à jour est B.-M. Koltès ? Pour ce dernier dont la parole théâtrale est née du versant de dispute qui amoindrit et épuise le langage dans sa tâche de communication, si on en rejoint Jean-Marie- Domenach pour son excellent mot, «la tragédie ne revient pas du côté où on l’attendait, où on la recherchait vainement depuis quelque temps - celui des héros et des dieux -, mais de l’extrême opposé, puisque c’est dans le comique qu’elle prend sa nouvelle origine, et précisément dans la forme la plus subalterne du comique, la plus opposée à la solennité tragique : la farce, la parodie», (1967 : 260). A notre sens, le comique (mordant), venant dans la littérature extrême contemporaine de la misère humaine et penché à « lʼhumour noir» (Hage, 2014 : 155) chez Koltès, cʼest donc lʼautre facette du conflit-tragique langagier qui mène au néant et au vide de signification. En effet, le conflit verbal dans la fiction littéraire de Koltès, cʼest lʼexpression de déception et dʼangoisse de lʼhumanité. La scène suivante se montre bien touchante :
(4). Dans le jardin public. [Zucco a pris en otage une dame élégante et son fils âgé de 14 ans quʼil tue contre les clés de la voiture de sa maman.]
ZUCCO [à la Dame].- Donnez-moi les clés. (Il sort le pistolet, le pose sur ses genoux.)
LA DAME.- Vous êtes fou. On ne joue pas avec ces engins-là. […] (Criant à son fils :) Fiche le camp. Rentre à la maison. Débrouille-toi tout seul.
Le fils s’approche, la femme se lève, Zucco lui met le pistolet sur la gorge.
LA DAME.- Tirez donc imbécile. Je ne vous donnerai pas les clés, ne serait-ce que parce que vous me prenez pour une idiote. Mon mari me prend pour une idiote, mon fils me prend pour une idiote, la bonne me prend pour une idiote – vous pouvez tirer, ça fera une idiote de moins. Mais je ne vous donnerai pas les clés. […]
ZUCCO [à l’enfant].- N’approchez pas.
UN HOMME.- Regardez comme il tremble.
ZUCCO.- N’approchez pas, nom de Dieu. Couche-toi par terre.
UNE FEMME.- C’est l’enfant qui lui fait peur.
ZUCCO.- Et maintenant, les mains le long du corps. Approche-toi.
UNE FEMME.- Mais comment veut-il qu’il rampe avec les mains le long du corps ?
UN HOMME.- C’est possible. C’est possible. Moi, j’y arriverai. […]
Zucco s’approche de l’enfant en poussant la dame, avec toujours, le pistolet sur son coup. Puis il pose le pied sur la tête de l’enfant.
UNE FEMME.- Ah, mon dieu, les enfants en voient de belles, de nos jours.
UN HOMME.- Nous aussi, on en a vu de belles, quand on était gamins.
UNE FEMME.- Parce que vous avez été menacé par un fou, vous aussi ? [Ils se disputent.]
UN [autre] HOMME.- Vous croyez vraiment que c’est le moment de vous disputer ? Un peu de dignité. Nous sommes témoins d’un drame. Nous sommes devant la mort.
LES FLICS (de loin). – Nous vous ordonnons de lâcher votre arme. Vous êtes cerné. (L’assistance éclate de rire.) / (Koltès, 1989 : 56-65) // [Nous soulignons]
Le conflit est à lʼœuvre dʼun bout à lʼautre dans cette scène de prise dʼotage, où on qualifierait les énoncés de protagonistes de ʻcomiqueʼ, puisque dans une situation meurtrière pareille certains personnages témoins de violence et de crime, «Un Homme & Une Femme», au lieu de sauver la dame et son fils échangent de contradictions comiques, en se disputant. En revenant à lʼétude rapide de certains énoncés significatifs de cet extrait, la dame prise en otage, dont le fils sʼapproche de Zucco pour sauver sa mère, rejette par «Tirez donc imbécile. Je ne vous donnerai pas les clés [de la voiture]», les présupposés de celui-ci qui la menace « Donnez-moi les clés», par son pistolet mis «sur la gorge» ; lʼordre du preneur en otage nʼayant pas été pris en considération. De fait, le rejet de la dame par son négatif, à caractère fort polémique, va bien au-delà de la menace effective de Zucco, parce quʼil «[lʼ]a prise pour une idiote», comme son mari, son fils, la bonne dans la demeure, enfin tout le monde. Et si on tire sur elle, « ça fera une idiote de moins», dit-elle ! Et elle reformule son refus par le connecteur argumentatif mais, suivant la formule linguistique-argumentative P Mais Q (J.-M. Adam, 1984 : 114), qui en relie lʼordre de Zucco « Donnez-moi les clés [P]» à son rejet-négatif « [même si tu tires] mais, je ne vous donnerai pas les clés [Q]», où la conclusion non-C est attendue ; cʼest la résistance de la dame. Car enfin, elle se sent humiliée dans la vie ; et ainsi quʼon remarque, ce connecteur énonciatif-argumentatif en dit long dans la prise de parole de la dame qui en défie «lʼimbécile», le fou tueur impassible (en série) quʼest Roberto Zucco[10]. Cet acte est tragiquement comique.
Dans ce jeu ultra véhément, les discours dʼautres personnages anonymes qui examinent et évaluent les évènements de la scène de prise dʼotage, se veut comique. Car dans une situation tellement dramatique, au lieu dʼaller secourir la pauvre dame et son innocent fils, ils discutent en toute indifférence si c’est «l’enfant qui lui [à Zucco] fait peur» ou cʼest les policiers qui lui font peur, et finalement, analysant drôlement la culpabilité du tueur, "Ils se disputent", quand ce nʼest absolument pas du tout le moment, alors qu’Un autre Homme leur rappelle l’indignité et la vanité de leur dispute, qui tourne en dérision, par son interrogation rhétorique-ironique, «vous croyez vraiment que c’est le moment de vous disputer ? Un peu de dignité. Nous sommes témoins d’un drame.» Ça devient encore plus comique, quand les policiers donnent lʼordre à Zucco de «lâcher son arme». Ce mot fait rire le public ; soit la didascalie, «L’assistance éclate de rire», quand il faut en pleurer ! Le déclenchement du rire est dû aussi dans cet énoncé didascalique à l’indifférence et la passiveté de lʼautre[11], cʼest les policiers qui donnent seulement des ordres, "de loin", au lieu dʼagir immédiatement. Cʼest là, le sens d’inanité du discours théâtral de Koltès, ce dernier laissant le lecteur-spectateur, face aux rires de lʼassistance, dans une situation tragi-comique, «sʼinterroger sur la signification dʼune mort gratuite et insignifiante», (Hage, 2014 : 163), dʼun enfant innocent à venir.
La montée de violence ou la mise en dérision de banalité et absurdité de l’existence humaine
La présence de violence, cʼest lʼexpression existentielle de la douleur dʼêtre. Le personnage koltésien est délaissé dans «un monde de solitude, monde glacé [et effrayant], dans lequel toute rencontre est source de violence, [où] toute parole menace», remarque M.-C. Hubert (2013 : 50). Tel est le destin fatal de la plupart de protagonistes de Koltès dans une société corrompue et oppressante où «personne ne sʼintéresse à personne [et] il nʼy a pas dʼamour», asserte Zucco, (Koltès, 1989 : 49). Cette situation est douloureusement tragique. Cʼest la raison pour laquelle Zucco veut quitter ce monde pourri, dans une visée suicidaire, pour «aller ailleurs, en Afrique», peut-être (Koltès, 1989 : 48). Là, nous voudrions analyser une des scènes bien remarquables au début de Roberto Zucco, qui, ayant déjà tué son père, tue ensuite, lʼaprès-midi même, sa mère. A-t-il déraillé ?
(5). La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée.
ZUCCO. – […] Ouvre-moi.
LA MERE.- Jamais. […]
ZUCCO.- Je suis venu chercher mon treillis.
LA MÈRE.- Ton quoi ?
ZUCCO.- Mon treillis : ma chemise kaki et mon pantalon de combat.
LA MÈRE.- Cette saloperie d’habit militaire. Qu’est-ce que tu as besoin de cette saloperie d’habit militaire ? Tu es fou, Roberto. […]
ZUCCO.- Bouge-toi, dépêche-toi, ramène-le moi tout de suite.
LA MÈRE.- Je te donne de l’argent. […]
ZUCCO.- Je ne veux pas d’argent. C’est mon treillis que je veux.
LA MÈRE.- Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins.
ZUCCO.- Je veux mon treillis. […]
LA MÈRE. - Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue […]. Je m’en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m’approche pas, Roberto. Je porte encore le deuil de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ?
ZUCCO.- N’aie pas peur de moi, maman. J’ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi ? […]
LA MÈRE.- Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j’oublie que tu as tué ton père ? […]
ZUCCO.- Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat même sales, même froissés, donne-les-moi. Et puis, je partirai, je te le jure.
LA MÈRE.- Un train qui a déraillé, on nʼessaie pas de le remettre sur ses rails, on lʼabandonne, on lʼoublie. Je t’oublie, Roberto, je t’ai oublié.
[…]
Il s’approche, la caresse, l’embrasse, la serre ; elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée. Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.
(Koltès, 1989 : 13-18) // [Nous soulignons]
Par la scène tragique ci-contre, on constate dʼun côté lʼeffondrement de la famille et de valeurs familiales et de lʼautre lʼincommunicabilité des êtres, de sorte quʼon dirait que la violence et lʼincommunicabilité se sont reliées entre elles. La parole qui émane de cette situation ultra dramatique où la mère et le fils ne sʼentendent pas, est dérisoire, outre sa fonction tragique ; parce quʼelle ne guérit plus rien dans la scène de vie qui est devenue invivable et quʼelle met ainsi en dérision la banalité et lʼabsurdité de lʼexistence humaine :
«La violence se banalise au point de devenir le principe essentiel sur lequel repose toute la pièce [Roberto Zucco]. La brutalité de Roberto n’est finalement qu’une réaction de peur face à l’agressivité du monde qui l’entoure : elle est le résultat d’une absence d’amour et d’une angoisse proprement existentielle», exprime Charlotte Richard (2017 : 16).
Zucco, ce héros tragique-expulsé de littérature contemporaine française[12], va se révolter, dans lʼextrait sous (5), contre lʼordre du monde ignoble, comme un «saint paradoxal» (Faerber, 2006 : 57), pour arracher ses victimes à lʼenfer de la vie ! En effet, il a déjà tué son père, en a été arrêté et ayant fui la prison lʼaprès-midi même du meurtre, il est venu chercher son « treillis » à la maison. Pourtant, «endeuillée encore» par la mort de son mari, la mère ne veut pas du tout le voir ni lʼouvrir. Car enfin, pourquoi et comment laisser entrer un parricide qui est complètement «fou et qui fait [même] peur [à sa mère] ?!» Mais Roberto est redoutable et il sʼest dégradé ; la mère par son énoncé syllogistique «un train qui a déraillé, on nʼessaie pas de le remettre sur ses rails, on lʼabandonne, on lʼoublie» met bien en correspondance lʼacte criminel de son fils ; signifiant que lui aussi « a déraillé» et quʼelle le renie et lʼa déjà oublié. Nous constatons que le sentiment dʼoubli est renforcé par le terme dʼadresse « mon pauvre vieux » (Petitjean, 2014 : 232) dont la fonction est ironique.
Dans cette scène violente, tel quʼon vient de lire, la tension se manifeste surtout sur le plan linguistico-énonciative. Il sʼagit de dysfonctionnement du langage ; quand sa mère ne lui a pas ouvert la porte à son insistance, Zucco la défonce et entre, ayant promis de prendre vite son treillis et repartir aussitôt, « je le jure». Cʼest alors que, violant «la loi conversationnelle de qualité» de H.-P. Grice (1979 : 61), les didascalies disent le contraire de lʼacte de promesse de Roberto qui nʼest pas sincère dans son acte de promesse, nous appuyant sur la théorie de la performativité langagière du philosophe-linguiste analytique britannique J.-L. Austin (1970 : 50-55). Effectivement, entrant dans la maison, il a juré de ne pas sʼapprocher de sa mère. Mais il nʼa pas tenu pour autant à sa parole, lorsque au point du départ, «il s’approche [dʼelle], la caresse, l’embrasse, la serre ; elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée.» Il tue sa mère de sang-froid dans une étreinte, lʼembrassant ! Cet acte est absurde, rappelant le personnage du Professeur dans La Leçon dʼIonesco (1951). Dʼailleurs, outre le meurtre que commet Zucco, son comportement langagier est qualifié dʼabus et ensuite de mensonge, (Austin, 1970). Mais sur le plan socio-philosophique, la présence de la mort dans le texte de Koltès justifierait ce point important, cʼest que « la mort apparaît, aux yeux des personnages, comme le moyen le plus sûr d’apaiser les tensions qui les animent, les tensions qui se manifestent entre eux comme en eux», écrit F. Bernard (2013 : 76).
Conclusion
Lʼétude de ce travail nous a favorisé lʼespace et lʼoccasion dʼobserver en général que le personnage koltésien, dégoûté de vie (innommable), hait le monde qui lui est hostile, il en défie la société de ses congénères, en se révoltant, ou en tuant ; entre autres comme Mathilde (Le Retour au désert) ou Zucco (Roberto Zucco). Effectivement, lʼexpulsé-déraciné koltésien subit le poids de son destin fatal, marqué du sceau dʼamertumes et de tensions qui lʼopposent aux divers obstacles, malgré son désir à vivre aux côtés de lʼautre qui le repousse, en lui refusant lʼamour et lʼaffection fraternels : « Ils ont envie de vivre et en sont empêchés ; ce sont des êtres qui cognent contre les murs. Les bagarres [verbales] justement permettent de voir dans quelles limites on se trouve, par quels obstacles la vie se voit cernée. On est confronté à des obstacles – c’est cela que raconte [mon] théâtre», (Koltès, Entretien avec Véronique Hotte, 1988 : 110). Cʼest donc la solitude, la brutalité de rapports interhumains régis par le conflit et la violence, et en un mot lʼabsurdité de la condition humaine que met en parole lʼhomme koltésien.
Dans une approche énonciative à travers les extraits textuels mentionnés, les protagonistes de Koltès, se servant dʼun langage communicationnel-métaphorique, représentent sur la scène de théâtre lʼexpressivité de notions existentielles de lʼinsignifiance de vie et lʼincommunicabilité des êtres humains. Dans lʼunivers conflictuel de Koltès, «où les mots ont valeur dʼacte» (Ubersfeld, 1999 : 163), ainsi que nous lʼavons vu plus haut, les interlocuteurs se sont dotés du discours éristique, chacun de son côté, pour boucher la porte de conciliation, en altérant et dégradant la logique conversationnelle jusquʼau bout ; dʼoù la haute priorité accordée à la parole qui est une arme tranchante aux mains du personnage pour dire lʼindicible dans son rapport à lʼautre. Dans cette optique, le lecteur-spectateur koltésien est dʼaccord là-dessus sur le fait que Mathilde et Zucco sont, dans ces deux pièces, clairs et conscients de leur langage violent, sachant quʼils cherchent pleinement et volontairement à ouvrir le débat polémique, se défendant, se vengeant, voire sʼen prenant à lʼadversaire. Ils se sentent étrangers chez eux, comme un Meursault de Camus (1942),), et en perturbent lʼordre du monde (pourri) des ʻgens honorablesʼ (Koltès, 1988 : 38)! Or, le langage polémique, permettant de matérialiser les sentiments de personnages, est un élément dramatique par excellence au service de lʼaction scénique dans la fiction théâtrale de Koltès qui laisse parler le désespoir de notre monde contemporain.
[1] Ce serait bien sûr, par rapport au nouveau théâtre des années cinquante, une des raisons de pénurie des didascalies chez Koltès, car la scène, lui servant d’espace du discours, est devenue plus qu’ailleurs le lieu par excellence de «combat de voix, de bagarre verbale» entre deux personnages, entre un frère et une sœur, une mère et un fils etc., propose Louise Vigeant (1990 : 37). Du coup, l’absence de silence, contrairement au nouveau théâtre des années cinquante qui a fort tendance à l’épuisement de la parole et la défiguration du langage théâtral, en faveur des didascalies, dans cette dramaturgie est du à ce que les rapports entre les gens, comme « des [scènes d’] histoires de vie et de mort » (Vigeant, 1990 : 37)) ont lieu et se font expliquer avant tout par les mots (crus). Dans un discours bruyant, Koltès lui-même qualifie son théâtre disputant de ces mots, « effectivement, mes personnages parlent beaucoup ; le langage est pour moi l’instrument du théâtre ; c’est à peu près l’unique moyen dont on dispose : il faut s’en servir au maximum», comme un moyen communicatif-discursif et qui en est excellemment l’élément de l’action théâtrale (1999 : 131). Avec Koltès, il est grosso modo question de la mise en énonciation de situations de dispute verbale et de scènes de controverse. Mais ce qui est intéressant, pour la critique koltésienne, c’est qu’il y a un excellent retour au « langage parlé qui [l’] intéresse » qui agit en contexte d’énonciation (Koltès, 1999 : 31). De fait, Koltès laisse dire ses personnages « le renversement des valeurs, les déclassés de la société […] et les ténèbres de l’humanité (Rauer, 2013 : 337)». C’est l’affrontement dans le rapport de force, étrangeté et hostilité du lieu etc., manifestant tous l’indicible et « le non-dit qui constitue le véritable ressort dramaturgique de l’action (Starak, 2006 : 82)» dans ce théâtre phénoménal de la fin de siècle où « la primauté accordée au texte littéraire (Starak, 2006 : 78) » est une évidence.
[2] C’est, dans cette optique et selon la critique koltésienne, qu’on dirait que « la co-relation entre la parole et l’action [(scénique) ouvre la voie chez Koltès] à l’analyse du statut du personnage », constate S. Hage (2011 : 197).
[3] Pour la critique de l’œuvre koltésienne, Marie-Calude Hubert (2013 : 53), Le Retour au désert est vue «comme une tragédie de la vengeance». Effectivement, cette rencontre agressive et brutale entre le frère et la sœur évoque d’une certaine manière métaphorique la violence indicible des années de guerre d’indépendance d’Algérie qui a fort marqué Koltès à sa jeunesse : «J’ai tenu à […] montrer comment, à douze ans, on peut éprouver des émotions à partir des événements qui se déroulent au dehors. En province, tout cela se passait quand même d’une manière étrange : l’Algérie semblait ne pas exister et pourtant les cafés explosaient et on jetait les Arabes dans les fleuves. Il y avait cette violence-là, à laquelle un enfant est sensible et à laquelle il ne comprend rien. Entre douze et seize ans, les impressions sont décisives ; je crois que c’est là que tout se décide.», (Dans un Entretien avec Michel Genson, 1988).
[4] Koltès met en scène par sa parole éristique une réalité sociale dans un monde «déstructuré, désenchanté et implacable, [où] toute l’alliance est impossible » entre les membres de la famille aussi bien qu’entre les citoyens à l’échelle sociale, énonce Marie Scarpa (2014 : 671). Quand les personnages koltésiens se rencontrant entre eux, ils se mesurent ; et c’est bien là l’avènement de la dispute.
[5] C’est une allusion à la guerre d’Algérie, par la peinture de ravages de ladite guerre Koltès essaie de « nous montrer comment rendre intelligible la guerre qui sert de toile de fond à la pièce. Le Retour au désert cache mal ses intentions politiques et didactiques, puisqu’elle renvoie constamment à une réalité supposée représentable et avouable », (Mounsef, 2005 : 156).
[6] Cʼest effectivement, aux dires du théoricien du genre théâtral, Pierre Larthomas (1980 : 47-48), quʼon est bien dʼaccord là-dessus que «le théâtre est avant tout le domaine de la parole, de la parole en action. C’est cette parole qu’il faut analyser. [Et] la parole est toujours intimement liée à la ‘Vie’», la vie en toute sa banalité dans lʼunivers koltésien.
[7] Voir à ce propos plus largement C. Kerbrat-Orecchioni (1980 : 113-134) & M. Mohammadi-Aghdash (2017 : 198-199).
[8] Pour C. Kerbrat-Orecchioni, (dans Charaudeau & Maingueneau, 2002 : 30), au sujet dʼemploi de termes dʼadresse dans une conversation, « on entend, par les termes dʼadresse, l’ensemble des expressions dont le locuteur dispose pour désigner son allocutaire (alors que les appellatifs peuvent désigner aussi bien le délocuté, voir le locuteur). Ces expressions ont très généralement, en plus de leur valeur déictique (exprimer “la deuxième personne” […]), une valeur relationnelle, servant à établir entre les interlocuteurs un certain type de lien socio-affectif.»
[9] La chosification et réification du personnage littéraire est un phénomène dans le nouveau théâtre des années cinquante et ceci devient le socle morphologique dans le théâtre de Koltès dans les années quatre-vingt. Pour plus d'infos voir, Mohammadi-Aghdash, M. & Assibpour, M. (2019 : 164, 169 & 177).
[10] Il est intéressant de savoir que Zucco, en réponse au policier qui lui demande qui il est, vers la fin de la pièce, quand il est enfin arrêté pour ces actes criminels, se présente en ces termes : « Je suis le meurtrier de mon père, de ma mère, dʼun inspecteur de police et dʼun enfant. Je suis un tueur », (Koltès, 1989 : 89), et il jure quʼ«il nʼa rien à foutre de [sa] vie», (Koltès, 1989: 68). Pour Koltès, Zucco est « conforme à lʼhomme de notre époque», (Koltès, 1999 : 109).
[11] Quand le sérieux manque et le dérisoire sʼavère, cʼest le rire qui sʼy substitue. Ce rire est pour autant de valeur ironique et il «fait inquiéter», selon C. Brun (2004 : 94), au lieu de soulager, dans une situation pareille.
[12] Jean-Pierre Ryngaert, le théoricien du théâtre moderne, propose que Roberto Zucco est l’esclave de ses propres instincts, «[ce] fils révolté, a une parenté certaine avec des personnages tragiques, mais du côté d’un tragique contemporain, aux personnages à l’identité peu marquée, qui agissent sans motifs et sans mémoire. Une sorte d’« impersonnage» ? […] En rupture avec les valeurs familiales et sociales, séduisant, romantique, seul, rejeté, incompris [il est] comme archétype de la réussite par l’échec » (2006 : 33).