Type de document : Original Article
Auteurs
1 Maître de conférences, Département de Langue et Littérature Françaises, Université de Tabriz
2 Département de Langue et Littérature françaises, Université de Tabriz
3 Maître assistant, Département de Langue et Littérature Françaises, Université de Tabriz
4 Doctorante en langue et littérature françaises, Département de Langue et Littérature françaises, Université de Tabriz
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Le texte romanesque forme le lieu par excellence de la représentation mimétique des conflits intérieurs dès qu’il fournit la verbalisation des affects et des réflexions qui ne sont généralement pas articulés dans le contexte du monde réel : « si la réflexivité est à la mode, cela tient à la multiplicité des niveaux où elle intervient » (Rabatel, 2005a : 95). Dans l’approche de la linguistique énonciative, la subjectivité intériorisée est figurée sous la perception de l’instance énonciative dont le point de vue (désormais PDV) est retracé par de multiples autres. En effet, le PDV constitue « une posture cognitive et psychosociale, qui porte l’individu à se mettre à la place de l’autre, voire de tous les autres, pour mieux pouvoir faire retour sur la sienne » (Rabatel, 2008 : 20). Il s’ensuit que tout texte est fondamentalement interactionnel et qu’il adopte une nature essentiellement dialogique structurée par « de représentations des « langages », des styles et des conceptions concrètes inséparables du langage » (Bakhtine, 1968 : 132). Dans cet espace intersubjectif, l’instance de prise en charge, ou ce que la linguistique énonciative connait pour le sujet modal, s’approprie une position énonciative déterminée à travers les rapports qu’elle entretient avec le monde de référence, et avec d’autres énonciateurs, soit explicitement présentés dans le texte, soit déduits du texte par inférence.
Dans un roman à modalité autoréflexive, comme c’est le cas d’Harmonie nocturne (1996), le texte garde d’un bout à l’autre le PDV du narrateur-personnage (désormais N-P). Même les PDV représentés sont contaminés par la vision cauchemardesque de l’instance narratoriale qui, lui-même, prend diverses postures énonciatives en fonction de sa contribution dans la construction du savoir (Rabatel, 2004b : 30). Traduit en français par Jean Flores (2001), l’œuvre de Reza Ghâssemi, musicien et romancier iranien, met au centre de perspective un artiste peintre iranien, exilé à Paris, qui, en proie à un malaise intérieur, entretient des rapports étranges avec ses voisins. Un ancien immeuble parisien des années quatre-vingt-dix avec une mêlée de diverses cultures sert de fond au récit. Cet espace clos représente un monde déchu et projette, dans une certaine mesure, la tension intérieure d’un exilé de quarante ans dont le développement social et émotionnel est interrompu à la suite de la perte d’une première figure de la femme aimée à l’adolescence.
Doté d’une structure labyrinthique, le livre est écrit sur l’alternance des chapitres objectifs et subjectifs : des chapitres impairs sont consacrés à la description objective des événements de la vie quotidienne du personnage qui se passe essentiellement au sixième étage d’un immeuble appartenant à Éric-François Schmidt. Dans les chapitres pairs où le déroulement de l’histoire est interrompu, le personnage, déjà victime d’un meurtre brutal, assiste aux investigations des deux agents surnaturels, Faust de Murnau et Acolyte-Latéral, lesquels sont mobilisés à scruter soigneusement les relations interpersonnelles du narrateur dans le contexte d’avant-violence, avant de décider de sa condition d’après-mort. Cette image décalée de la réalité, permet au narrateur de contrebalancer la description objective des banalités de la vie quotidienne par des images hallucinatoires.
Même si dominé par la perspective de l’instance narratoriale, le récit adopte également une variété des points de vue secondaires. La réalisation discursive de la langue est donc passée sous le crible de plusieurs énonciateurs par rapport auxquels le narrateur prend des positions variées. En ce sens, l’instance narratrice se positionne en co-énonciateur, dès qu’il participe à la co-production d’un PDV partagé ; en sur-énonciateur, lorsqu’il fait prévaloir son PDV, surplombant, sur le PDV autre ; et en sous-énonciateur dès qu’il se fait l’agent de « l’expression interactionnelle d’un point de vue dominé, au profit d’un surénonciateur » (Rabatel, 2004a : 10). En effet, la structuration des rapports intersubjectifs, les rapports qu’entretient le ‘je’, en tant que centre de perspective, avec d’autres référents énonciatifs est significatif dans la détermination de sa conception du monde.
Dans la même visée, le présent article porte sur les rapports de place, mis en scène à travers les représentations intériorisées du ‘je’ dans Harmonie nocturne. Les fragments choisis sont soit marqués par les traits de l’argumentativité (directe ou indirecte) contenus dans les relations autodialogiques, qui permet au ‘je’ « de multiplier les angles de vue (au sens spatial, temporel ou notionnel) pour mieux prendre la mesure du complexe » (Rabatel, 2017 : 259) ; soit caractérisés par les effets de l’effacement énonciatif qui servent à des fins persuasives.
Avant d’entrer dans le cœur du travail, nous allons établir un cadre méthodique basé sur les orientations nouvelles en linguistique énonciative et plus particulièrement sur les théories du PDV développées depuis 1997 par Alain Rabatel. Inspiré notamment par les travaux de Ricoeur et de Ducrot, Rabatel engage une discussion sur le concept des focalisations, proposé par Genette. Il exprime vivement son désaccord à l’égard de la définition genettienne des perspectives narratives et met en cause l’idée de la focalisation zéro. Au sens de Rabatel, dans un récit narratif, tout énonciateur même si anonyme est, soit l’instance du narrateur, soit l’instance du personnage (Rabatel, 2008 : 22-23). Même, la notion de la focalisation externe paraît simplificatrice au linguiste du fait qu’il est révélateur « soit d’un point de vue du personnage soit d’un point de vue du narrateur ‘en vision externe’, c’est-à-dire limité à la description d’un aspect ‘externe’ d’un objet, telle la description d’un habillement, d’un objet, et exprimée dans des énoncés objectivants, avec énonciation historique, et surtout sans traces manifestes de subjectivité » (Rabatel, 2008 : 22-23). En effet, les travaux de Rabatel sur la construction du PDV, servant de support pertinent aux préoccupations de la linguistique énonciative, ont favorisé le développement des théories d’analyse du récit dans les deux derrières décennies.
Présentation du cadre théorique
Dans l’étude des postures énonciatives et des changements de perspective sur le plan textuel, le problème de départ passe par l’identification des multiples sources du PDV, susceptibles de marquer le discours, et ensuite par la détermination du niveau de leur intervention dans la reconstruction de l’espace intersubjectif.
Le présent article favorise l’étude du positionnement de l’instance narratoriale dans ses rapports avec les sources énonciatives distinctes, visant à éclairer l’orientation argumentative du sujet modal. L’analyse des axes de ce que Rabatel connait pour la topique énonciative (co-énonciation, sur-énonciation, sous-énonciation) (Rabatel, 2004b : 9) permet d’appréhender comment l’énonciateur primaire, en tant qu’instance de prise en charge, se positionne par rapport au PDV de l’énonciateur second, « instance de validation » (Rabatel, 2012 : 26), par son accord, désaccord ou par neutralité envers le PDV de e2 (Voir Rabatel, 2012, pour plus de détails sur les postures de l’énonciateur). Les exemples choisis tout en révélant les marquages caractéristiques et les traits saillants de la vie intérieure du personnage ghâssemite, créent la possibilité de décrypter les sous-énoncés inhérents aux variantes discursives de la PI. Les trois modèles textuels choisis, traversés en même temps par les traits du premier plan et du second plan, sont d’une importance significative dans l’étude des rapports de place entre les multiples référents énonciatifs, lesquels permettent au narrateur de développer une conception dynamique du réel.
Effets d’effacement énonciatif et posture de sur-énonciation
Dans Harmonie nocturne, l’espace intersubjectif se caractérise fondamentalement par sa dimension argumentative qui permet à l’instance narratrice d’amender ses jugements de valeur grâce à un langage réflexif, et d’imposer implicitement sa conception du monde en se jouant des rapports de place. En ce sens, la posture de sur-énonciation prend une envergure particulière chez le narrateur, étant donné qu’elle favorise « l’expression interactionnelle d’un point de vue surplombant dont le caractère dominant est reconnu par les autres énonciateurs » (Rabatel, 2004a : 9). Un passage clé du roman nous permettra d’éclairer mieux les effets de ce sur-positionnement du narrateur par rapport aux autres référents énonciatifs. Pour clarifier les points du changement de perspective, nous avons divisé les exemples à travers certains chiffres, selon leur nature énonciative ou leur valeur syntaxique.
L’énoncé initial, [1], met en place une subjectivité représentée dans un contexte passé où le ‘je’ du narrateur (L1/E1), celui du temps de l’écriture, fait une interprétation de l’état d’âme du ‘je cité’ (E1'), dans un moment donné de son existence. Dans l’approche de la linguistique énonciative, le pronom personnel de 1ère personne du singulier-Je peut prendre une identité linguistique, à part sa valeur grammaticale, et assumer différents rôles énonciatifs selon son fonctionnement dans le texte. Il peut désigner le « je » du narrateur auquel Rabatel attribue le titre du je-narrant, et le « je » du personnage présenté par le linguiste comme le je-narré (Rabatel, 2001a : 86); les notions que Genette connait pour le narrateur et le narrataire, ou « sujet d’énonciation et sujet d’énoncé » (Genette, 1991 : 14).
Dès le départ, l’effet mimétique du discours est suggéré par l’adverbe de négation « Non » qui indique une certaine expressivité, évocatrice des mouvements intérieurs du personnage. L’énoncé met en défaut une hypothèse elliptique axée sur l’éventualité de faire face à une image que le ‘je’ a confondu avec la sienne. En fait, il s’agit d’une expérience hallucinatoire qui se produit dans un état entre le sommeil et l’éveil, évoqué à la fin du texte, où l’instance narratrice prétend avoir ouvert la porte à un garçon « ressemblant trait pour trait à la dernière image [qu’il avait vue de soi] dans le miroir » [17]. La proposition négative sera suivie d’un discours intérieur, [2], appartenant au je-narré qui tente de scruter le visage du nouveau venu. En tant que locuteur/énonciateur secondaire, (L1'/E1'), il s’interroge sur la véracité de son hypothèse à travers une tournure impersonnelle où les verbes à l’imparfait (l’indicatif ‘se pouvait’ et le subjonctif ‘fût’) prennent une valeur déictique, et présentent une subjectivité pré-verbalisée. Proférant un mouvement continu de pensées, cette parole intérieure (PI) est marquée par l’anonymisation totale du discours citant (Rosier, 2004 : 68). En effet, l’énoncé peut être paraphrasé ainsi : « je me demandais s’il se pouvait que … ». Même si l’incise introductrice est effacée, le je-narré se trouve, par inférence, au centre de la parole et de la réflexion.
Le texte prend une dimension descriptive du premier plan, en [3], comme c’était aussi le cas en [1], où la perception du je-narré, l’énonciateur enchâssé (Je sentis), est représenté par le je-narrant. Le décalage temporel entre les sentiments perçus et ceux transmis au lecteur est exposé plus particulièrement à travers le passé simple (PS) et l’imparfait (IMP), verbes dotés d’une valeur anaphorique. Dès l’énoncé [4], le texte se situe sur le deuxième plan où se déclenche un « compte rendu direct libre de pensée », appartenant au je-narré qui, mis en italique dans le texte, s’étend de [4] à [16] ; le ‘je du personnage’ va parcourir le reste du chemin pour présenter ses « productions psychiques verbales non extériorisées » (Philippe, 1997 : 23) avant de céder l’énonciation, en [16] et [17], au ‘je’ du narrateur. Parallèlement, le texte se rapproche du discours direct libre (DDL)[5] où la reproduction mimétique du moment sert au transfert vraisemblable de la vie intérieure :
« On parle de « discours direct libre » parce qu’il n’y a pas de subordination syntaxique (comme ce serait le cas dans le DI), et de « discours direct libre » parce que les repérages déictiques restent ceux du discours cité. Cette « liberté » est une émancipation à l’égard des contraintes typographiques (tiret, guillemets, italique) communément associé au DD » (Maingueneau, 2010 : 189).
Les propositions contenues dans le monologue intérieur du je-narré sont marquées par une alternance entre la modalité assertive et celle interrogative, qui met en jeu un état de suspense interne. Chaque assertion est créatrice d’un nouveau problématique, d’un nouveau ‘si’ qui permet à l’instance énonciative de revenir sur ses idées. Cette révision se fait :
Dans une croisée de pensées et d’impressions, le je-narré propose une série de conclusions associées à une question existentielle importante, communiquée spécifiquement sous forme des propositions interrogatives : l’homme, en soi, n’est pas en mesure de déterminer le fil ténu entre la folie et la raison. Afin de faire admettre cette idée au lecteur, il introduit un effacement énonciatif partiel en [8] et en [10], se cachant derrière le pronom nous, qui présente selon le texte, « tous ceux dont l’équilibre psychique est perturbé » :
« L’effacement énonciatif constitue une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il "objectivise" son discours en "gommant" non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable » (Robert Vion cité par Rabatel, 2003b : 51).
Même si le personnage a généralisé sa propre vision du monde en l’attribuant à un sujet collectif mais la part du ‘je’ en ‘nous’ est indéniable. L’énoncé suggère donc la coproduction de la pensée transmise par le je-narré et par tous ceux qui partage son état. Dans ce cas, le locuteur trouve une posture énonciative particulière par rapport aux autres énonciateurs : celle de « sur-énonciateur » (Rabatel, 2008 : 577) qui lui permet de renforcer son idée chez le lecteur.
Même si le ‘je’ du personnage fait semblant de se retirer de l’acte de l’énonciation, il ne réussira pourtant pas de passer inaperçu. Les marquages du PDV, les modalisateurs, y compris, locutions adverbiales « sans doute » en [7] et « par conséquent » en [13], des propositions impersonnelles « est-il possible que … » en [13], et « il est vrai que » en [14] et enfin l’omniprésence de la conjonction « mais » ([6], [8], [10], [16]), et l’emploi de la préposition « malgré » en [15], ne cessent d’attirer l’attention sur la présence d’un énonciateur impliqué.
Co-énonciation : PDV et dynamique de l’empathie dans le contexte intersubjectif
L’analyse de l’extrait ci-dessus favorise la compréhension des deux notions-clés à la théorie de l’énonciation, celles de la co-énonciation et de l’empathie, du fait qu’elle démontre comment les deux points de vue appartenant à des sources énonciatives différentes peuvent coexister et comment cette coénonciation peut se rapporter au « processus d’empathisation sur un tiers, dont on adopte le point de vue » (Rabatel, 2002 : 64).
Le premier énoncé, [1], se situe sur le deuxième plan où la subjectivité du personnage est assurée par le narrateur, celui avec qui il partage un complexe affectif et cognitif au sujet de la mort. L’énoncé met en place le je-narré, L1/E1, dans un tableau rétrospectif où sont repérables les marquages caractéristiques de la relation anaphorique ainsi que le verbe au passé simple, (« fus ») et l’adverbe du temps du passé (« ce soir-là »). Le personnage qui prétend avoir, au départ, une expérience de mort imminente, pose, en l’occurrence, une nouvelle appréhension du fait, lui permettant de soulager sa frayeur. Le verbe du procès mental, « se dire », en [2], nous situe au niveau de la subjectivité représentée et le discours direct qui s’ensuit révèle le changement du sujet parlant, du je-narrant au je-narré. Le passage du premier énoncé au deuxième s’accompagne d’un changement de modalité de la proposition, d’assertive à interrogative, où le sujet modal (Bally, 1965) renforce son étonnement face au nouveau plaisir éprouvé, par une répétition sémantique de sa nouvelle découverte dans le cadre des énoncés interrogatifs. Le présentatif « c’est » (apparu sous forme inversée : « est-ce ? ») s’emploie, du point de vue sémantico-discursif, comme un élément de « spécification d’identité » (Rabatel, 2001b : 111), en l’occurrence, celle de la mort, révélateur du PDV de l’énonciateur enchâssé (je-narré).
L’énoncé [3] se rapproche du DDL proférant un mouvement de pensée où l’effet mimétique du discours est plus spécifiquement suggéré par le moyen de l’interjection « Las ! ». Le je-narrant en tant que « centre de perspective » (Rabatel, 1996 : 99) préserve son statut de L1/E1, et affirme le primat cognitif sur le je-narré par une mise en doute de ses idées : « Las ! Mes rêveries de ce soir-là, comparées à ce qui advint pour de bon ! » L’emploi de l’adverbe modalisateur « Las », tout en mettant le narrateur à la source de la réflexion, sert à transcrire le remords, et donc à insinuer un changement de conception.
Par la suite de cette nouvelle tendance à la mort, l’instance narratrice (L1/E1) adhère au PDV de Bernard, énonciateur enchâssé, et dénonce ses pensées les plus intimes à travers un monologue intérieur (mis en italique dans le texte) : « Bernard avait raison de m’accuser […] d’autodestruction ». Le lecteur assiste à la superposition de la subjectivité du narrateur et celle de Bernard. En ce sens, l’hypothèse est celle d’une co-énonciation, c’est-à-dire, la « co-construction d’un énoncé assumé par les deux locuteurs [qui] partagent le même point de vue » (Morel et Danon-Boileau (1998); cité par Rabatel, 2002 : 53-54). Par le sentiment de l’empathie qu’il éprouve envers Bernard, le narrateur partage un PDV commun avec ce dernier, ce qui lui permet d’atteindre une meilleure appréhension de sa propre existence. Ici, nous allons emprunter à Tisseron (2010) l’idée de « l’empathie extimisante » qui consiste à « reconnaître à l’autre la possibilité de m’éclairer sur des parties de moi-même que j’ignore. » (Tisseron & Bass, 2011 : 21). C’est grâce à Bernard que le N-P arrive à reconnaitre la source génératrice de sa déchéance, c’est-à-dire la tendance autodestructive. La co-énonciation est, en l’occurrence, suivie par une sur-énonciation où l’instance narratoriale « tout en modifiant à son profit le domaine de pertinence du contenu ou son orientation argumentative » (Rabatel, 2012 : 35), essaie de justifier ses comportements autodestructifs en les mettant sur le compte d’un pseudo-double menaçant, de son ombre.
Révélateur de la fusion de l’intériorité du narrateur et de celle du personnage, Bernard, ce qu’on connait en linguistique pour co-énonciation, le dernier fragment, [6], se prolonge à la suite d’un PDV embryonnaire appartenant à Bernard et présente une co-énonciation plus forte que la précédente, attribuant le droit absolu à Bernard, « c’est ton droit ». Pourtant, en réaction au jugement porté par Bernard, le N-P essaie d’accréditer son choix du mode de vie, le rapportant à une perte initiale. La perspective empathique sera contrebalancée, à la fin du compte, par un contre-argument lancé à la suite de la conjonction « mais » en [7].
Sous-énonciation et sa potentialité critique
Dans l’étude des rapports de place entre les diverses sources du PDV, une dernière position prise par l’énonciateur appartient à la posture de sous-énonciation définie comme « la coproduction d’un PDV 'dominé', L1/E1, le sous-énonciateur, reprenant avec réserve, distance ou précaution un PDV qui vient d’une source à laquelle il confère un statut prééminent. » ( Rabatel, 2012 : 36). L’exemple suivant constitue un modèle textuel pertinent de la subordination de l’énonciateur primaire au PDV autre. Un entrelacement étroit est évident entre le premier plan et le second plan.
Ne confie pas de secret à personne : trop souvent j’ai découvert en l’intime un espion.
Un autre :
Ne médis pas au pied d’un mur : trop souvent j’ai découvert que, par derrière, se tenait quelqu’un qui écoutait.
Le troisième :
Ne jette pas de pierre par-delà l’enceinte d’une muraille : trop souvent il est arrivé qu’on ripostât.
Un quatrième :
N’érige pas de maison sur le cours d’un torrent.
Un cinquième :
Ne te laisse pas tenter par la pomme de cette fossette : un puits profond t’attend sur le chemin.
Un sixième :
Ne sois pas dur envers toi-même.}
[8] E1' Que je vous rassure : ce n’étaient que conseils. Qu’interdits. [9] E1'+ e2 Personne, au reste, ne dit ce que je devais faire. [10] E1'+(l2/) e2 Quant à celui qui laissa échapper :
Toi qui en es capable, fais quelque chose avant que de ne plus pouvoir rien faire,
[11] E1' du diable s’il m’indiqua positivement une ligne de conduite! [12] E1' C’est ainsi que je n’ai rien appris, encore moins à résister, notamment » (Ghâssemi, 2001 : 19-20).
Les premiers énoncés situent le lecteur sur le deuxième plan et présente un commentaire perceptif intériorisé de pensée (Rabatel, 2008 : 465), du fait que les perceptions de l’énonciateur second (e2), Faust Murnau, et celles du je-narré sont commentées et reformulées par un narrateur impliqué, le je-narrant. En [1], la perception de Faust Murnau, l’énonciateur enchâssé, qui consiste à « parcourir un carnet et en examiner un point » sera réévalué par le L1/E1 dont la position sur-énonciative est signalée à travers certaines formules, mises en italique dans le texte. Or, l’énoncé [3] constitue le point du changement de la perspective dans ce dialogue entre soi et soi (Rabatel & Masi, 2020 : 229), dès que le je-narré se fait l’instance de prise en charge. En tant que sujet modal, il essaie de « mimer des points de vue autres » (Rabatel, 2003a : 366) et de faire des prédications sur les pensées et les mouvements ultérieurs de Faust Murnau. En même temps, il met en question certaines de ses hypothèses afin d’en formuler de nouveaux ; ce changement de perspective est surtout représenté par des conjonctions « mais », et « ou bien », qui introduisent chacune une nouvelle éventualité.
Le deuxième paragraphe sera débuté par la locution adverbiale « en vérité », laquelle en tant que modalisateur d'énonciation, met le je-narrant en charge du PDV. L’adverbe de renforcement, il suggère la valeur absolue de l’idée présentée et affirme, de la sorte, la dominance cognitive de l’instance narratrice. Cette assertion développée dans le premier plan constitue en fait la proposition introductrice au discours intérieur du je-narré, développé dans la suite du texte, où le ‘je’ du personnage (L1'/E1') prend en charge la parole et le PDV afin de justifier ses étrangetés de comportements auprès du public lecteur, par l’évocation d’une série d’exigences sociales qui lui sont imposées dès son plus jeune âge.
Les fragments soulignés en [6] sont du discours indirect libre que rapporte le je-narré. Ces obligations formulées par un e2 indéterminé (on) sont surplombantes: en ce sens, e2 est présenté comme un sur-énonciateur, correspondant à une sorte de surmoi social, « le locuteur premier [L1'] ayant beaucoup de peine à faire entendre son propre point de vue, face aux dires d’autrui » (Rabatel, 2002 : 54). Autrement dit, le « Je » est soumis à un surmoi imposé par ‘on’ », par la voix autre, qui pourrait désigner les parents, l’école, la société, etc. Même si les énoncés sont articulés par le je-narré (L1'/E1') mais leur impérativation par le biais de l’adverbe exclamatif « que » placé en début de la phrase, situe au centre de la perception un autre énonciateur (en l’occurrence, le sujet indéfini « on ») qui s’exprime à travers les énoncés stéréotypiques. Cette nouvelle instance énonciative (on) se positionne en sur-énonciateur du fait qu’il émet un PDV dominant et imposant par rapport à l’énonciateur primaire/citant (E1') : « Il en résulte que [E1'] manifeste par la scénographie énonciative adoptée sa situation de subordination ou d’inégalité envers e2 : dans ce cas, il semble préférable de dire que [E1'] s’affiche en situation de sous-énonciation envers e2. » (Rabatel, 2002 : : 53).
Remarquons d’emblée que la façon dont E1' rapporte les dires d’autrui est distanciée, donc en sous-énonciation, et que cette distanciation revêt une fonction critique. On imagine en fait que les discours directs originels peuvent se formuler ainsi : « Tu ne dois pas le contrarier! » « Tu ne dois rien faire pour lui briser le cœur », et ainsi de suite. Le choix du ‘il’ introduit une distance entre les deux instances énonciatives. Le texte met donc en scène une série de citations du type discours indirect libre (DIL) représenté par L1'/E1' qui dévoile la nature exigeante du schème comportemental qui est en même temps imposé au narrateur et critiqué par celui-ci. Une distance critique est prise envers certaines exigences culturelles qui ont mis en défaut la compétence sociale du personnage et entrainé de l’insécurité affective dans ses relations interpersonnelles.
Les citations représentées en discours direct (DD) et réunies en [7], appartiennent en fait aux grandes figures culturelles persanes, Sa'di et Hâfez dont les instructions s’opposent à la « vérité fondée en [L1'/E1'] » (Rabatel, 2002 : : 36). Les propositions [8], [9], [11] et [12] constituent un « commentaire perceptif intériorisé prolongeant une […] « post-verbalisation » » (Rabatel, 2001a : 89) et témoignent d’une « discordance énonciative » (Rosier, 2000 : 24) entre l’énonciateur primaire (E1') et e2. L’emploi des locutions « ne … que » en [8] (négation restrictive), « du diable si » en [11] et la négation « ne … rien » en [12] renforcent encore la déficience des techniques de la formation qui sont impliquées au personnage. Certes, le contre-argument que le personnage développe envers la sagesse véhiculée par ces deux poètes messagers de la joie[9], se trouve en harmonie avec sa vision pessimiste du monde.
La conclusion
Harmonie nocturne constitue, à bien des égards, un modèle exemplaire de la mise en œuvre romanesque de la parole intérieure. La mise en texte des fluctuations de la pensée intime est, en fait, une pratique socio-discursive à travers laquelle se révèlent les multiples aspects caractérisant la vie de l’individu. Dans cet espace intersubjectif où l’ego dialogue avec soi ou avec les autres, l’image présentée du réel se lie étroitement aux diverses positions prises par le ‘je’ à l’égard des autres subjectivités : tantôt, il se fusionne avec son allocutaire dans l’objectif de cocréer le sens; tantôt il se positionne en sur-énonciateur pour réaffirmer son statut prééminent par rapports aux autres, plus particulièrement grâce à « l’effacement rigoureux de toute référence à l'instance de discours » (Genette, 1966 : 160)[10] ; et tantôt il se trouve en posture de sous-énonciation subordonnée au PDV d’un énonciateur imposant. La dominance des verbes de pensée et de perception, l’emploi des modalisateurs, ou encore la temporalité qui est centrée essentiellement sur le présent, font également référence à une intrasubjectivité, « déconnecté du moment de l’énonciation » (Rabatel, 2003a : 367).
Exploités, en l’occurrence, dans les extraits du discours intérieur, les enjeux des postures énonciatifs procurent l’accès à la construction du sens chez le narrateur-personnage et permettent d’appréhender, en certaine mesure, son expérience mi-hallucinatoire du réel. Comme souligné auparavant, le présent article est fondamentalement axé sur l’analyse des paramètres linguistiques. Pourtant, la structure argumentative du texte est implantée sur un soubassement psychique important que nous préférons laisser ouvert à la discussion.
[1] « Dans des œuvres romanesques, l’opposition des plans, correspondant en fait à la distinction action/perception […] ou à la différence réflexions successives/contenus des réflexions, pourra se trouver utilisée pour traduire le point de vue d’un personnage » (Combettes cité par Rabatel, 2008 : 85).
[2] « La problématique de la voix autre dans le roman ouvre automatiquement la voie à la question de la modalisation » (Mohammadi-Aghdash, 2017 : 189).
[3] « Il y a un discours dialogique, au sens où le locuteur entre en dialogue avec une image de lui-même qui s’érige en interlocuteur, soit un dialogue entre [E1] et une autre image de [E1], [E1'], correspondant certes au même sujet parlant, mais étant la source d’un point de vue différent, dans un autre espace ou une autre temporalité ou encore activant des valeurs, des savoirs, distincts de ceux de [E1]. » (Rabatel & Masi, 2020 : 198).
[4] Il subit de multiples troubles psychiques, présentés, dans le roman, à titre d’« autodestruction », de « pannes de continuité » (perte du sens du temps dans certaines situations) et de « syndrome du miroir » (la disparition du reflet de l’homme dans le miroir).
[5] Voir Laurence Rosier, Le Discours rapporté, Bruxelles, Duculot, 1999.
[6] « Dans le redoublement, L1/E1 revient sur un de ses dires/PDV antérieurs et le confirme (ou s’en dissocie ou réserve son jugement) ; il fait de même dans les cas de dédoublement, qui peuvent le conduire à manifester son accord, son désaccord ou à marquer sa neutralité envers (l2)/e2. » (Rabatel, 2012 : 32-33)
[7] Jules Supervielle (1991), Gravitations (Le Survivant), Paris : Gallimard.
[9] Pour de nouvelles idées sur l’œuvre de Ghâssemi, étudiez Esfaindyar Daneshvar, 2018, La littérature transculturelle franco-persane : une évolution littéraire depuis les années 80.
[10] Cf. Revue Langages, 38e année, n° 156, sur l’effacement énonciatif et discours rapportés, 2004.