Métamorphose transsubstantielle du Je, et différenciation de l’identité narrative dans l’écriture d’Annie Ernaux

Type de document : Original Article

Auteur

Maître-assistant, département de français de l’Université Hakim Sabzevari, Sabzevar, Iran

Résumé

Les œuvres d’Ernaux fournissent des exemples typiques de l’autobiographie contemporaine dans lesquels même si le Je de l'auteur, du narrateur et du personnage principal n’en font qu’un seul et unique, mais c’est un Je transpersonnel qui recouvre plusieurs identités. En effet, à travers le récit de la vie du père et de la mère, et à partir de la célèbre formule « Je est un autre », Annie Ernaux se donne à une tentative de dénoncer l’inacceptable, d’exprimer l’inexprimé, d’où, le reniement des origines. L’inculturation, l’indigénisation et la conversion sont à cet effet, les mots d’ordre de l’écriture ernausienne. À fin d’échapper à une expression directe de « Soi », l'auteur décrit, avec minutieux, l’itinéraire de la vie de ses parents et l’évolution que cette existence malmenée avait subie au cours du temps, à travers laquelle elle parvient, par le biais de l’écriture blanche, à définir la position du « Soi » et la métamorphose du « Je ».
Notre travail porte en grande partie sur les stratégies employées par l'auteure pour consolider, ou fragiliser, le rapport entre soi et les autres, pour en venir à une différence de systématisation de l’expression de soi. Pour ce faire, il est souhaitable de suggérer que le style choisi, les titres des œuvres, le réseau intertextuel dans lequel sont-elles ancrées, les déclarations de l'auteure, son parcours et ses objectifs, sont autant d'éléments cruciaux pour saisir la profondeur et la complexité du rapport entre je et les autres.
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Mots clés

Sujets principaux


Dans l'autobiographie, Soi, qui est représenté à la première personne, via le pronom du « Je », se réfère à la personne de l'auteur qui cherche à enregistrer sa vie dans l’histoire de la littérature en y conférant une historicité littéraire. La définition du concept de Soi peut être associée à la réalité ou à la fiction. L'auteur de l’autobiographie cherche à restituer, par le biais de son imaginaire, la réalité de son existence, cela en vue de se définir tel qu’il est, et non tel qu’il parait être.

Parmi ces écrivains, illustre Annie Ernaux, une grande écrivaine contemporaine d’origine française, qui est l'une des plus célèbres à avoir reçu plusieurs prix littéraires pour sa production abondante en autobiographie. Le prix littéraire Marguerite Duras en fait partie. Elle a passé son enfance et son adolescence dans un milieu pauvre de la classe inférieure où le travail manuel est associé au sens de l’existence. Dans ses œuvres, elle cite surtout sa déchirure sociale et sa rupture conflictuelle avec le milieu dont elle est issue, et ainsi commence à s’aventurer dans le genre de l’autobiographie.

A cet effet, elle essaie d’investir le cheminement douloureux de son déracinement afin de se redéfinir en pratiquant l’écriture plate, la seule écriture capable à retranscrire la réalité de la honte qu’elle a vécue vis-à-vis du contexte normatif de son milieu d’origine, et par contre, le sentiment de la culpabilité à l’égard de ses parents qui faisaient l’objet d’une grande ingratitude. Les abus et les duretés qu’elle avait approuvés envers ses parents, font d’ailleurs l’objet d’une honte secrète qui ne se comble qu’à travers l’écriture de soi.

Ce type d'écriture se catégorise à la rubrique des récits de filiation. Il s’agit d’une nouvelle forme d’écriture de soi dans laquelle le sujet enquête et questionne son histoire, pour saisir ce dont il a hérité, et s’apercevoir de ce que sa singularité doit à son héritage du passé. Ces récits se forment autour de l’hypothèse que la mémoire individuelle peut aussi être la mémoire de ceux qui l’ont précédé, la mémoire des autres avant Soi. Le récit se fonde donc sur une quête qui concerne tous les individus d’une même génération qui s’interroge sur elle-même, sur ses origines, sur son héritage et sa transmission.

En pratiquant un style d’écriture dépouillée configuré par un « Je » transpersonnel, elle essaie de réduire la tension de la dimension autocentrée de l’autobiographie, pour se donner à une sorte d’auto-analyse qui ne se fait qu’à travers d’un passage du moi à l’autre.

Les questions de recherche se forment autours de ces interrogations primordiales: Quel est l’objectif d’Ernaux d’avoir écrit sur sa famille, c'est-à-dire des personnes autres que soi-même, au cœur même de l'autobiographie? La conscience du « Je », est-elle, dans la perspective du récit à la première personne, unidimensionnelle ou multidimensionnelle? Quels sont les éléments qui ont contribué à la métamorphose du «Je» dont ils ont fait non seulement le référent direct de la personne de l'auteur, mais aussi le Co-référent indirect de ses parents, en en faisant une manifestation à multiples facettes? Quelles sont les visées de l'auteur d’avoir relaté ce genre de métamorphose?

Pour que la femme apprenne à penser à son propre passé et analyser sa propre personnalité, elle devait parcourir un itinéraire en se rendant compte qu'elle ne peut pas se permettre d'accepter un rôle passif. Cela constitue le grand souci de l’entreprise ernausienne.

 

Présentation succincte du cadre méthodologique

Cette recherche tient compte du grand souci d’Ernaux d’écrire sur elle-même, au même titre, sur ses parents, et en même temps, au-delà du récit de cet égo féminin pluridimensionnel, de sa tendance à renier ses origines et démontrer le labour d’un passé honteux qui, selon elle, ne semble pas lui appartenir, par là, à dépeindre la rupture profonde et conflictuelle qui est tenue entre elle et ses aïeuls. La méthodologie adoptée reflète les objectifs de ce travail. Le souhait d'étudier les différents visages de la première personne est associé à une analyse des textes variés écrits par Ernaux.

A cet effet, les théories de la fonction de l’écriture autobiographique élaborée par Philippe Lejeune, et de l’autofiction selon l’optique de Serge Dubrovski, servent de base théorique à l’approche adoptée. C’est Philippe Lejeune qui décrit minutieusement les traits distinctifs du dédoublement quant à l'écriture autobiographique. Lejeune sujette la nature de l’autobiographie à une triple égalité entre «l'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage » (Lejeune, 1975: 15).

En effet, l’autobiographique, parmi d’autres genres de prose, est le seul qui est attaché à la problématique de dédoublement, configurée par la dialectique entre 1'écriture de soi et l'abîme qui se creuse à ce propos. C'est en parlant du choix discursif entre la première et la troisième personne que Lejeune appelle «Je est un autre ». (Lejeune, 1980: 18).

Ce même questionnement sur l’écriture sur soi est abordé par Philippe Vilain qui affirme: « le Je ne se voit pas, il se voit en même temps qu'il est vu, il regarde son double à proportion que son double le regarde » (Vilain, 2005: 22).

D’ailleurs, selon Foucault, l’autobiographie, en général, et l’autofiction en particulier, est un investissement de la «culture de soi» dans laquelle les rapports possibles de soi à soi, de l’individu à lui-même, sont valorisés, ce qui s’exprime comme «se rendre culte à soi-même» (Foucault, 1984: 60).

Effectivement, l'écriture, chez Ernaux, incombe dans une certaine mesure, un sens de fragilité car dans sa tentative pour s’auto-redéfinir, il lui arrive parfois de se perdre au milieu de multiples représentations qu’elle s’en fait.[1] Cette écriture de discontinue, qui traduit les défaillances de la mémoire de l’auteur, est qualifiée par Sébastien Hubier d'autofiction: « Voilà peut-être, d'ailleurs, un des traits communs à toutes les autofictions: le « je » ne renvoie plus à une réalité permanente, mais au contraire à une multiplicité fragile qui ruine la croyance en une quelconque profondeur psychologique et ébranle du même coup l'idée de vérité unique dont on a vu qu'elle fondait le projet autobiographique » (Hubier, 2003: 122).

 

Une expression pluri référentielle de soi chez Ernaux: la différenciation de l’identité narrative

Les récits d’Ernaux prennent des formes variées, proposent des innovations littéraires et réinvestissent souvent la question du déracinement, du fossé culturel, bref, de l'écart générationnel. Ils interrogent, à partir d'une expérience personnelle, les questions collectives, offrent l'occasion de réfléchir à sa génération en la confrontant à celle qui l’a précédé. Cela se pose donc par la tension qui s'instaure dans la vie des narratrices entre les valeurs individuelles et les valeurs collectives. 

Dans l’œuvre d’Ernaux, on témoigne donc d’une forme nouvelle de l’écriture de soi dans laquelle le sujet enquête, questionne sa place, pour comprendre sa condition par rapport à son milieu, à sa génération et à son passé. Ces récits s’inscrivent dans un projet d’écriture d'auto-socio-analyse et reflètent les contrastes d’un moi pluridimensionnel qui vacille entre la tendance à maintenir et à rester fidèle à son héritage culturel imposé, et une volonté constructiviste qui mène à une tendance à rompre avec les spécifiés de sa culture d’origine. Or, il faudrait trancher si cette identité est un fait de nature ou de culture.

Le clivage entre « Je » narrant et « Je » narré, illustré par l’emploi du monologue intérieur, se redouble d'un clivage entre les différents langages dont le sujet dispose. Le sujet s’expose donc à une immensité de fragments vis-à-vis du contexte normatif, ce qui contribue à la fragmentation de son Je: « Ne plus serrer les mains sur du vide, ou crier que mes parents sont des cons devant l'armoire à glace, vivre mon roman à moi » (Ernaux, 1974: 130) C’est dire que le Je d’Ernaux n’est nullement un Je individuel parce qu’il s’inscrit dans sa portée sociale de « Nous »: « J’ai parfois l’impression de vivre sur deux plans à la fois, celui de la vie et celui de l’écriture » (Ernaux, 2003: 119).

Une femme, représente le plus typiquement possible l’évolution du Je d’Ernaux et l’ambivalence de ses sentiments à l’égard de sa mère, des sentiments tels que l’amour, la haine, la tendresse et la culpabilité se mêlent dans un élan anormal qui lui demeure hermétique car il revêt une double tendance inconciliable: tendance à renouer avec ses origines et rester donc fidèle au principe de filiation, et tendance à rompre avec ses racines culturelles, ce qui mène à la trahison contre le prolétariat dont elle a hérité le misérabilisme. Effectivement, elle vacille entre deux attitudes en contraste: soumission ou démission face à son milieu d’origine.

C’est dans La Place et Une femme que le Je d’Ernaux est dépositaire du Je de son père et sa mère, et à travers, de toute une classe dont la voix ne s’entend pas: « À travers mon père, j’avais l’impression de parler pour d’autres gens aussi, pour tous ceux qui continuent de vivre au-dessous de la littérature et dont on parle très peu» (Ernaux, 1995: 10).

Si elle écrit sur ses parents, ce n’est pas uniquement pour donner une image saisissante et lucide de la classe dont ils font partie, ce qui lui permet de mener bien à terme son projet d’écriture de soi et d’accomplir son entreprise d’auto-socio-analyse, elle y cherche plutôt à reconnaître une place digne et appropriée, et un caractère bien défini dans l’histoire de la littérature pour ceux qui en sont dépourvus hors du monde littéraire, dans l’Histoire de l’humanité: « Je n’entendrai plus sa voix. J’ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue » (Ernaux, 1988: 78).

Son père fait partie, en le devenant progressivement, de « la catégorie des gens simples » (Ernaux, 1983: 72), avec qui les échanges et l’entente mutuelle deviennent limités, voire absents. Son grand aveu se fait donc en ces termes: « On n’avait plus rien à se dire », avoue-t-elle (Ernaux, 1983: 75). A ce niveau, il paraît que la crainte de séparation n’est aucunement décelable, en elle, se déploie une ferme volonté de quitter son milieu.

Le mariage de la narrée accentue ce passage du moi à l’autre. Elle adopte, de plus en plus, le mode de vie bourgeois au point qu’elle consent à revenir seule visiter de temps en temps ses parents, d’autant plus qu’elle accepte l’indifférence de son mari à leur égard: « j’ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor », avoue-t-elle (Ernaux, 1983: 87).

Cependant, même si elle a délibérément choisi ce parcours, elle n’en apparaît pas pour autant satisfaite, car elle avoue: « Je me sentais séparée de moi-même » (Ernaux, 1983: 88). Cette liberté de choix l’entraîne à vivre les situations qu’elle considère comme le soubassement d’une morale d’action. En même temps qu’elle se sent exclue du monde dont elle est issue, elle sent en elle un fossé lacunaire, un vide abîmé qui la pousse à la nécessité d’en parler via l’écriture. Le processus de décharge par l’écriture, lui parait donc compensatoire. A cet effet, elle écrit à la page 20 de La Place: « Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi ».

Chez Ernaux, recours à l’écriture, en terme d’un moyen d’expression, se traduit en fonction du privilège et de l’authenticité de la plume corrélatif à l’expression de soi. D’ailleurs, le choix de l’écriture du journal, chez notre écrivaine, se fait un modèle d’écriture sur soi dans la postériorité des événements vécus par l’auteure. Les textes, généralement datés, parfois même nommés, sont tous fragmentaires, ce qui traduit chez Ernaux le détachement et la discontinuité, et signifie, par là, la sélection du libre cours de la mémoire. Dans cette configuration dispersée, la cohérence est rétablie par l’énonciation du « Je » (Vadean, 2007: 42).

On pourrait bien se rendre compte de cette métamorphose du Je (qui se diffère quelque part du Moi écrivant de l’auteure) qui, selon Serge Doubrovsky, est postulé dans l’autofiction par « l’impossibilité d’une pleine compréhension de soi et la déconstruction du sujet traditionnel » (Doubrovsky, 2003: 68).

L’image que donne Annie Ernaux de soi est marquée par la dissolution de sa personne et engendre un rapport plus ou moins dialectique entre soi et l’autre. Cette image ne représente plus alors un type humain ni support d’une manifestation des sentiments exaltés, par contre, elle est l’écho des aspirations profondes, des nostalgies informulées, qui sont perçues non seulement dans son aspect apparent, mais aussi dans les impulsions secrètes, les désirs et les sentiments inavoués: « L'individu et la société ne sont pas séparés, nous vivons une ère de conflits radicaux où l’individu est opposé à la société, son moi autonome paraît chancelé, et une telle écriture autobiographique, au lieu de rassembler, recréer le moi, le dissout» (Vilain, 1997: 147).

Cette tentative de dénoncer l’individualisme, se fait en vue de refléter, via l’expression de soi, une expérience commune à toute une classe sociale, notamment dans La Place et dans Une Femme, ce qui l’aide à sortir de la solitude et de l'avatar de l’individualisme, par la découverte d’une signifiante plus générale qui situe sa condition sociale dans son histoire.

En tout cas, quoi que ce soit l’image du personnage dans les œuvres de cette romancière, il représente tantôt celui qui va à l’extrémité de lui-même et qui reste fidèle à sa nature et ses ambitions, tantôt une création originale désindividualisée.

Proust a analysé la différence entre celui qui écrit et celui qui vit en tant que tel nous prétendons connaître: «Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir » (Proust, 1954: 136).

Dans son essai philosophique intitulé Loin de moi, Clément Rosset, propose une approche intéressante en ce qui concerne la différenciation de soi et la distinction entre le moi personnel et le moi social. Il considère que l'identité personnelle est invariable, tandis que l'identité sociale est toujours la première à subir des changements parfois même immédiats selon les situations où elle se trouve. Il souligne donc: « Je ne suis pas un autre, je ne suis jamais un autre, voilà ce qu'affirme la conscience commune contre la formulation contraire de Rimbaud. Autrement dit: je suis moi et je suis toujours moi, de la naissance à la mort. Je puis naturellement paraître autre; mais alors c'est le moi social qui change » (Rosset, 1999: 12).

 

Emergence d’un « Je » transpersonnel au cœur même de l’autobiographie

L’intérêt du travail réside dans la manière selon laquelle l’expression de Soi ne se fait pas seulement à travers l’expérience d’un « Je » personnel, mais aussi à partir d’un Je transpersonnel et multiforme qui, se créé en écrivant, et qui se caractérise dans l’être de l’autre. L’itinéraire évolutif suivi par le « Je » d’Ernaux, coïncide avec le Je de son père dans La place, et de sa mère dans Une Femme. Telle est la conceptualisation des métamorphoses qui se font au niveau de‌ la perspective narrative.

« J’ai besoin d’une autre existence que la mienne », cette phrase de Jacques Rivière citée par Annie Ernaux approuve expressivement l’existence d’un « Je » transpersonnel au cœur même de l’autobiographie. Sur le plan synchronique, ce « Je » est la manifestation des espérances et des angoisses de ses parents et de tous ceux qui partagent avec Ernaux, la même existence malmenée. A ce propos, elle souligne: « Les lecteurs se reconnaissent dans mes récits. Ils ont le sentiment que je raconte leur propre histoire. Il s’agit d’une expérience partagée qui est à la base de tout ce que j’écris. Souvent, il me semble que les gens s’approprient mes propres livres. J’ai alors autant l’impression de donner que de recevoir » (Ernaux, 1997: 3-4).

Mais le « Je » transpersonnel caractérise, plus particulièrement et sur un plan diachronique, « le basculement qui s’est opéré entre une France archaïque et une France moderne »1, entre son existence d’hier et d’aujourd’hui, d’autant plus qu'elle précise, d'ailleurs, « Je » est une autre. Dans une approche particularisante, la voix du « Je » est la voix de toute une génération des femmes sous-estimées, mais dans une approche globalisante, il s'adresse à l'individu en tant que foyer de toutes les considérations anthropocentristes.

Cette phrase contient également la confirmation de la problématique du sujet, il s’agit d’un certain passage de l'identité à l'altérité laissant ainsi une rupture conflictuelle des cadres existentiels (Ernaux, 2003: 44). La recherche de l'altérité constitue bien l'un des objectifs d'Ernaux, comme elle l'a noté: «Au fond, le but final de l'écriture, l'idéal auquel j'aspire, c'est de penser et de sentir dans les autres, comme les autres - des écrivains, mais pas seulement - ont pensé et senti en moi » (Ernaux, 2003: 3).

En ce qui concerne le concept d’identité narrative, qui est de nature discursive et évolutive dans l’écriture ernausienne, Kaufmann pense de façon suivante: «La question identitaire a historiquement résulté de la désintégration des communautés, libérant un individu contraint de s’auto-définir» (Kaufmann, 2004: 58).

C’est dire que même si le « Je » d’Ernaux n’est pas unifié, puisqu’il est doté d’un arrière- plan substantialiste « Il doit se représenter avec constance, sans hésitation, et être immédiatement identifiable par autrui. En d’autres termes, il doit avoir une identité » (Kaufmann, 2004: 30, 55).Cette vision lui impose donc de choisir sans cesse entre ses différents soi possibles.

En effet, la multiplicité des voix féminines chez Ernaux (fille d’un ouvrier, mère de deux enfants, épouse d’un avocat, bien-aimée d’un inconnu) s’accumule tantôt dans son moi personnel, tantôt se glisse hors de soi fissuré. La pertinence des liens entre expérience individuelle et trajectoire sociale collective, dont l’écriture littéraire pourrait permettre de rendre compte, paraît être évidente: « Mes livres répondent certes, au désir personnel que j’avais de faire entrer mes parents dans la littérature. Mais avec eux, c’est aussi toute une classe sociale que j’emmène. Je pense, et c’est une de mes raisons d’écrire, que dans le destin individuel est contenu le social. C’est le social qui prime dans l’individu » (Ernaux, 1995: 75).

Du coup, dans l’autobiographie, c’est l’identité narrative qui se met en perspective alors que l’autofiction est du côté de l’identité immédiate. On peut ainsi parler dans l’autofiction d’une manifestation de figures de soi, autrement dit, c’est écrire en explorant des soi possibles, pour ainsi pouvoir devenir autre que soi.  A cet effet Ernaux précise : «Pour moi, la vérité, est simplement le nom donné à ce qu’on cherche et qui se dérobe sans cesse » (Ernaux, 1997: 30).

C’est dans cette même perspective que Thibaudet prétend que « le romancier authentique crée ses personnages avec les trajectoires infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec l’unique itinéraire de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible » (Thibaudet, 1938: 171).

Par exemple, dans L’usage de la photo, la manière de mettre le monde en mots est exemplaire et retrace un nouveau mode d’écriture dans lequel le «elle» se substitue au «Je», l’initiative d’une forme nouvelle de l’autobiographie impersonnelle et collective.

Selon Ernaux, la littérature est « un domaine de réalisation des soi possibles de l’écrivain, qui s’y aventure en tant qu’un immigré. En ce qui concerne la plateforme autobiographique, il en fait l’expérience d’un « immigré de l’intérieur». A ce propos, le passage du milieu d’origine dont elle est issue (un monde mi-paysan mi-ouvrier), au monde bourgeois, fait de cette immigrée de l’intérieur, une « transfuge de classes » qui nous interpelle à découvrir son Je transpersonnel à multiples facettes dont l’écriture de soi fait la démonstration.

Dans la même optique, dans un article paru dans une revue anglaise, elle précise : « Le Je dans mon œuvre n’est pas tant le dépositaire d’une individualité ou d’une vision particulière, par contre, il est l’enjeu d’une expérience générale, partagée en commun par un grand nombre de personnes» (Ernaux, 1989: 54). De même, elle révoque cette vision globalisante en affirmant: «Je suis imprégnée d’émotions, marquée par des faits qui ne m’appartiennent pas en propre. Il n’y a pas de moi, de personne en soi, d’individu. On est le produit de différentes histoires familiales, de la société » (Ernaux, 1997: 46).

L’œuvre d’Ernaux accorde une importance particulière à la multiplicité référentielle d’une subjectivité en désarroi. A travers la multiplicité des voix, Ernaux semble enrichir le genre autobiographie en en redéfinissant les limites suivant la perspective foucaldienne qui consiste en « un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout» (Foucault, 2001: 237).

C’est à partir de ce même postulat que Barbara Havercroft prétend que «l’un des maillons importants de cette chaîne de femmes, c'est le Je textuel qu'Annie Ernaux qualifie de transpersonnel, un déictique pluri référentiel qui laisse s'exprimer les voix des autres à travers la sienne » (Havercroft, 2004: 136).

En effet, Ernaux semble élaborer une telle forme d’expression de soi, signifiant d’un Je transpersonnel, pour passer du particulier au général, de l’individuel à l'universel. A ce propos, elle affirme dans L’évènement: « pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps, il me fallait une existence capable d’être lieu de passage des générations, une existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres»  (Ernaux, 2000: 124).

Dans son ouvrage Une femme (1988:65), Ernaux avoue: « Je ne rêvais que de partir ». La citation fait état des heures successives que la narratrice passait alors qu’elle s’abandonnait à la rêverie d’un ailleurs utopique où elle se sentirait mieux. Enfin, elle s’achemine vers Rouen, puis s’en va à Londres.

Dans tous les cas, le but est de « vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le sien », comme le dit la narratrice des Armoires vides (Ernaux, 1974 : 72).

Elle affirme ainsi que le label « récit transpersonnel consiste en une forme impersonnelle, quelque chose entre une parole de l’autre et une parole de moi, c’est-à-dire personnel, autobiographique, mais pas individuel, ça a une valeur générale, une validité pour tous » (Ernaux, 1994: 38).

 

L’inconfortable état de l’entre-deux

D’ailleurs, Ernaux est bien « une auteure de l'entre-deux », toujours partagée entre la culture dominée et la culture dominante (Thumerel, 2004: 27-28). La coexistence conflictuelle, dans son œuvre, de deux cultures séparées, n’est guère de nature fusionnelle, mais fissionnelle, et confirme sa double appartenance à deux milieux radicalement bien distincts.

Pourtant, un dédoublement de personnalité se fait sentir dans ce processus de la socialisation. Dans Les Armoires vides, la conscience politique de la narratrice reflète incontestablement les visions de l'auteure. Quand Denise s’intègre, grâce aux études, au milieu dominant, elle pense pouvoir s’écarter de son milieu d'origine qu’elle considère comme «une classe de gens qui n'est plus la sienne, des étrangers dont elle peut parler objectivement» (Ernaux, 1974: 174). C’est dire qu’elle se sent dans une situation de l’entre-deux, ce qu’elle résume en ces termes: «J’ai été coupée en deux » (Ernaux, 1974:181).

Janine Altounian a problématisé dans l'œuvre d'Ernaux cet état de l'entre deux, qu’elle qualifie, elle-même, d’inconfortable situation des déportés sans place, et qui se traduit, chez Ernaux, par la rupture qu'elle a vécue dans le passage d'un monde sans culture intellectuelle (dont elle est issue), à un monde cultivé (Altounian, 1990: 69).

Ce vécu de l’entre-deux demeure, d’ailleurs pour autant, une démarche compensatoire visant à retranscrire la réalité de sa vie dans l’espace virtuel de l'écriture: «écrire est devenu une façon d’exister» (Ernaux, 2003: 147).

 

L’ambivalence de « Je et/est l’Autre »: du contraste du moi au pluralisme du « Je »

La spécificité autobiographique d'Annie Ernaux se caractérise par un « Je » coefficient d'un moi qui rassemble son identité individuelle et sociale et dépasse un simple Je du narrateur.

L’œuvre d’Ernaux représente des récits autobiographiques dont la trame est constituée des événements pivots de sa vie, à titre d’exemple son adolescence dans Ce qu’ils disent ou rien (1977), la maladie et la mort de sa mère dans Une femme (1988) et Je ne suis pas sortie de ma nuit (1997), son avortement dans L’événement (2000). Ces textes, imprégnés des émotions intimes, mettent en perspective son « Je » d’une façon ouverte et explicite. Mais cela n’est pas tellement évident à l’époque moderne qui voit naître une autobiographie qui est proche de pseudo-autobiographie dans laquelle le Je n’est pas un vrai, mais un simple pronom personnel qui relève de pseudo-vérité, et qui représente un appât de gain pour les lecteurs insensibles qui cherchent, dans l’acte de la lecture, la découverte de l’inexprimé, voire de l’inexprimable, et dans les œuvres littéraires, des dimensions cachées et des aspects encore inaperçus.

Dans son projet d'écriture, le récit de son existence est mis en un contexte sociohistorique que ses lecteurs peuvent également partager. Elle qualifie ce processus comme tel: « mes livres répondent, certes, au désir personnel que j'avais de faire entrer mes parents dans la littérature. Mais avec eux, c'est aussi toute une classe sociale que j'emmène» (Ernaux, 1995: 63).

A cet effet, les titres génériques des ouvrages (Une Femme, La Femme gelée, Ce qu’ils disent ou rien etc.) sont pertinemment choisis, ce qui paraît être l’emblème de la technicité de son projet d’écriture et qui place ses œuvres sous le signe du général et non du particulier. Dans son entretien, Ernaux parle d’un ton sarcastique à propos du milieu dont elle est issue: «C'était comme dans l'enfer, on connaissait tout le monde» (Tondeur, 1995: 41).

Cette citation, qui nous réfère au formule sartrien «L'enfer, c'est les autres » (Sartre, 1998: 93), fait état de la pertinence du lien qui existe entre Je et les autres. En effet, la formulation de Sartre relate l’importance de l’impact que la présence d’autrui exerce sur la découverte de soi. Lorsque cette interdépendance est trop grande, les jugements que les autres portent sur soi, peuvent mener aux relations malsaines, à un malaise existentiel selon la formule de Sartre, ce qu’il nomme «l'enfer». En revanche, la découverte de soi est consécutive aux connaissances que les autres possèdent sur soi mais aussi au genre de relations avec eux. Ce rapport paradoxal qui relève du rôle essentiel d'autrui dans la formation de soi, est considérablement efficace pour saisir la nature ambivalente des rapports que les narratrices d'Ernaux entretiennent avec les autres.

D’ailleurs, Michèle Bacholle constate que cette ambivalence se trouve, dans l’œuvre d’Ernaux, dans les attitudes et les intérêts radicalement divergents du couple parental, dont les contours sont repérés par la dualité du moi de l'auteur. (Bacholle, 2002: 27-33) En outres, la plupart des narratrices des récits d’Ernaux partagent cette dualité ambivalente entre le  dominant et le dominé dont elles sont issues, ce qui retrace la divergence et l’incompréhension chez les parents, dont, les mères, à titre d’exemple, sont arides de la lecture et du beau langage, dotées d’une ambition et des passions définies que les figures paternelles ne possèdent pas. Ces derniers souffrent donc des lacunes intrinsèques mais ne déploient aucun effort qui puisse combler leurs besoins et satisfaire l’absence d’esprit d’entreprise. Ils se contentent souvent de leur place dans la société, sans être honteux de leur manque de savoir (Ils sont doués d’un savoir en défaut selon l’expression de Pierre Bourdieu) et de capital culturel, dû à leur appartenance au milieu populaire.

Ernaux confère à ses récits autobiographiques une dimension toute collective, d’abord parce qu’elle cherche à objectiver ses expériences et sensations, en plus, cette dimension collective lui permet de reconnaître chez les autres des comportements qu’elle partage à son tour: « Je crois que j’écris parce que je ressemble à tout le monde. C’est la partie de moi qui ressemble à tout le monde qui veut écrire» (Ernaux, 1997: 81).

Cette approche globalisante est particulièrement repérable dans ses deux journaux qualifiés d’«extimes»[2]: Journal du dehors et La Vie extérieure, dans lesquels, Ernaux suit une démarche inverse par rapport aux ouvrages tels que La Place et Une femme: dans ces derniers textes, Ernaux cherche à reconnaitre, à travers le récit d’elle-même, des traces des autres, son père, sa mère et ses aïeuls. C’est alors que dans les premiers, elle cherche à trouver chez les autres des traces d'elle-même. C’est dire que dans ses récits, Ernaux réalise un double passage de soi à l’autre, et de l’autre à soi. C’est du glissement imperceptible de l’identité à l’altérité, et vice versa, qu’il s’agit donc ici. À travers cette démarche, le sujet de l'analyse devient objet et vice-versa. Elle n’est donc plus exclusivement l’objet de remise en cause, mais sujet à remettre en cause. A cet effet, Marina Ionesco expose dans un article intitulé Journal du dehors d'Annie Ernaux, un commentaire sur la célèbre formule « Je est un autre »:

« Au fur et à mesure qu'elle s'engage dans sa quête du réel, l'écrivain ethnologue se rend compte que la croisée de l'Autre déclenche en elle des émotions qui menacent l'objectivité de son discours. À la différence de beaucoup d'ethnologues qui présentent l'altérité en termes d'opposition, Annie Ernaux établit un rapport intéressant entre le Moi et l'Autre: l'Autre s'avère être le dépositaire d'une partie de notre propre histoire, tout comme le Moi détient une partie de l'histoire de 1'Autre » (Ionesco, 2001: 934-936).   

Ernaux cherche en effet à explorer les possibilités de Co-fusion entre le Je et les autres. Ce processus de côtoiement généralisé, dans l’œuvre d’Ernaux, est décrit par Régine Robin en ces termes: «elle chercherait à faire jouer tous les autres qui sont en soi, se transformer en autre, laisser libre cours à tout processus de devenir-autre, devenir son propre être fictif ou, plus exactement, s'attacher à expérimenter dans le texte fictif de l'identité» (Robin, 1997: 16-17).   

Denise Lesur, la narratrice des Armoires vides, expose un double ressentiment paradoxal, fait d’un mélange de mépris et d’admiration, envers ses camarades. Lors des cours de rédaction, elle a l’impression d’avoir mené la même vie que ses camarades. Son grand souci consiste donc à faire comme les autres, son but, à «devenir autre » (Ernaux, 1974: 134).

La célèbre formule « Je est les autres » véhicule une triple distanciation qui se répercute, en vis-à-vis, entre soi et l’autre: il s'agit, en primo, d'une mise à distance concernant n’importe qui dit ou écrit Je, se reculant ainsi à l’égard de soi. Ensuite, se produit une distance entre Je, déterminant la première personne du singulier, et les autres, déterminant la troisième personne du pluriel, et par là, la distance notable entre le connu et l'inconnu, configurée par ailleurs entre l'intérieur et 1'extérieur. Enfin, la fusion qui se crée par l’emploi du verbe « est » dépositaire d’une dimension ontologique qui sert à définir la nature du Je. D’ailleurs, ce verbe engendre un dédoublement frictionnel entre Je et soi car Je ne suis pas, par contre, Je est. C’est le « Je » qui se détache de lui-même pour s’attacher aux autres. Le concept de « l’inquiétante étrangeté », qui consiste en un trouble dans la vie quotidienne d’un ou plusieurs composants dont la singularité est familière ou dont la familiarité est étrangement singulière, est lancé par Freud qui cherchait à définir la relativité de la fusion entre Je et les autres (Freud, 1988: 63).

En outre, selon Julia Kristeva, grand lecteur des théories de Freud, cette observation fait l’objet d’une phénoménologie de l’inné, et semble donc être intrinsèque à chaque individu: «L'autre est en nous. Et lorsque nous fuyons ou luttons contre l'étranger, c’est en effet contre notre propre inconscient que nous lançons le défi. L’existence de l’autre interpelle constamment la nôtre» (Kristeva, 1988: 283).

Chez Ernaux, cette interpellation existentielle entre Je et les autres, entraîne, dans une autre échelle, une interdépendance vis-à-vis des autres, et aboutit parfois à une relative causalité antagoniste entre Je et les autres. Ce constat est relevé dans Se perdre: « Tout mon drame est là, mon incapacité à oublier l'autre, à être autonome, je suis poreuse aux phrases, aux gestes des autres et même mon corps absorbe l'autre corps» (Ernaux, 2001: 27-28).

L’un des aspects de la relation entre Je et les autres, est la nature des sentiments qu'éprouvent Annie et sa mère en vis-à-vis. Cette relation s’organise selon un modèle de fusion pendant l'enfance, et de fission, due à son passage au milieu scolaire, pendant l’adolescence, pour enfin s’acheminer vers un état de fusion reprise à la suite de l’apaisement de la rage des narratrices. La citation «J'étais partie d'elle» (Ernaux, 1977: 128), fait état de la pertinence du lien fusionnel entre Annie et sa mère avant et après la rupture conflictuelle qui lui arrive à l’adolescence, l’épreuve qui dépend en grande partie aux dialectiques socioculturelles et générationnelles. Cette fusion est d’autant plus pertinente qu’elle demeure incontournable chez Ernaux, même après la mort de sa mère, lorsqu’elle avoue: « Ma mère, elle est partout. Maintenant depuis son décès, elle est en moi» (Ernaux, 1988: 146).

Ernaux exerce, elle-même, les possibilités de maniement concernant l'ambivalence fusion/fission en affirmant: « ce rejet n'était pas vraiment un rejet » (Ernaux, 1997: 74).

 

Modalité différentielle des entités représentatives du « Je »

Selon George Mead, psychologue et philosophe, trois entités distincts contribuent à la formation de l’identité: le « moi », le « je » et le « soi ». Ce dernier est l’association entre le « moi », qui se forme par l’intégration des normes sociales, et le « je », soit le support des actions spontanées (Ruano-Borbalan, 1998: 28).

D’après ce modelage distinctif, le « soi » d’Ernaux n’apparait pas être unifié, le résultat en est que son « moi » et son « je » n’arrivent pas à se compléter, puisque chacun se rattache à un milieu différent et s’oppose radicalement à l’autre.[3] C’est donc l’identité du sujet qui est totalement désorientée: « j’ai laissé mon vrai moi à la porte et dans celui de l’école je ne sais pas me conduire », avoue la narratrice des Armoires vides (Ernaux, 1974 : 58).

En fin de compte, un « soi » fissuré aboutit à la solitude. Or, se sentant divisée, la narrée se trouve dans une situation de l’entre-deux où elle doit faire son choix sinon elle est condamnée à un état plus tiraillé: « Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir » (Ernaux, 1974: 181). Entre le milieu familial et le milieu scolaire, Annie choisit le second.

D’après George Mead, le « moi » social d’Ernaux, une étudiante diplômée, ne parvient pas à dissimuler son « je » de fille d’un peuple démuni. Le résultat de cette discordance, est le façonnement d’un « soi » tiraillé qui manifeste seulement une « mobilité sociale » apparente, car au fond, Annie se sent profondément liée au monde populaire.

D’ailleurs, c’est son « moi » qui est menacé. Ce « moi », détaché de son « Je », ne coïncide guère avec le « Soi » partagé entre deux idéologies: égocentrisme et ethnocentrisme. C’est ce contraste du « moi » profonde (contaminé par l’image du Je des actions spontanées) et du « moi » social (forgé par intégration des normes sociales) qui cause le détachement des racines. Presque toutes les narratrices d’œuvres d’Ernaux souffrent de ce détachement, signe de l’écart, et en même temps elles l’envient. Mais toutes ces femmes sont fissurées entre un Je personnel, forgé dans la famille, et un moi social poussé vers le développement et l’ascension sociale.

Qu'elle représente son père ou sa mère dans la littérature, Ernaux souhaite combler un vide en donnant à ses parents, et à la classe qu'ils représentent, une valeur à la fois historique et littéraire. Dans cette mesure, elle essaie de résoudre le paradoxe selon lequel « Une Femme est l'histoire d'un être qui en serait dépourvu » (Récatala, 1994: 127).

L’effet de différenciation face aux procédés normatifs de sa culture familiale, l’amène à une fuite du temps et de l’espace, de soi-même.

Il s’agit donc ici d’une sorte de déshumanisation, et même d’aliénation qui hante l’esprit de l’auteur et caractérise la métamorphose de son Je. Mais ce genre d’aliénation ne fait pas l’objet de l’aliénation du moi, comme le pensait Marx, non plus de l’aliénation du pour soi dans l’en soi, pour citer la théorie sartrienne, mais, au contraire, de l’aliénation par rapport au monde (Cauliertet et Rousseau, 2009: 40). 

A une époque moderne, retracer ce processus de déshumanisation de l’individu, par une tendance peut-être excessive de transcendance au niveau social et culturel, et la formation d’une existence unique et immédiate, et l’illusion d’une conscience libre de soi vis-à-vis de l’autre, par le biais du phénomène littéraire qui est lui-même cet autre monde fissuré, entraine bon nombre des écrivains contemporains, dont fait partie Ernaux, à écrire sur la femme d’aujourd’hui et son évolution spirituelle et morale suite à une mise à l’écart transgressive de ce qui porte l’adjectif traditionnel: «L'exploration du moi par l'écriture de cette façon peut être rapprochée du désir de créer ou d'entrer dans une communauté de lecteurs, tout comme le désir d'écrire sur des inconnus dans le métro peut être vu à la fois comme une quête de sa propre identité et un désir d'être plus proche des autres êtres humains, et de cette façon, d'être moins seule et moins factice » (Ernaux, 1988: 106).

Et pourtant, avant toute autre considération, il faut dire clairement que tout, dans l’œuvre d’Ernaux, ne s’énonce pas à l’aide du « Je ». Et cela est d’autant plus surprenant dans le cas des textes qui reçoivent la forme du journal intime (Rejchwald et Rachwalska, 2007: 71-78).

Dans son processus évolutif de transformation à l’autre, ce Je collectif, presque insaisissable et transsubstantiel (Boyer, 2004: 10), peut se reconnaître, en le devenant, dans l'autre autant que l'autre le peut en lui: « cette transsubstantiation ne s'opère pas d'elle-même, elle est produite par l'écriture, la manière d'écrire, non en miroir du moi mais comme la recherche d'une vérité hors de soi » (Ernaux, 2003: 155).

La difficulté d’une telle écriture c’est qu’elle nous confère une grande réserve qui est constituée du paradoxe de chercher, hors de soi, ce qui en soi doit rester discrètement dans l'ombre: « Je voulais écrire un livre dont il soit impossible ensuite de parler », écrit la narratrice dans l’incipit de La Place. D’ailleurs, elle affirme vouloir toujours écrire des livres « où je sois absente ».

D’ailleurs, la dialectique entre le moi social, le moi intime et le moi représenté n’est pas forcément toujours de nature paisible. Ces trois entités différentes constituent autant de types représentatifs du « Je ».

Cette modalité différentielle est percevable dans presque tous les livres d'Ernaux dans lesquels la narratrice apporte des éléments nouveaux comme jugement ou connaissance, au je du personnage, et au-delà, au récit.

La preuve en est qu’elle s’empêche de confirmer sa présence dans le récit, décrit via l’écriture. Elle raconte des moments de troubles, de crises; qui ne semblent pas lui appartenir. Par contre, à travers l’écriture, elle retrace les médiocrités et le misérabilisme du milieu parental. Par ailleurs, elle cherche également à dresser une image presque idéale des moments prestigieux et des attitudes glorieuses d’un mode de vie différent auquel elle aspire tant.

S’inventerait-elle donc un « roman familial » où se situent un père, une mère, et un mode de vie qu’elle partage, plus conformes à ses désirs. La notion de roman familial ou de récit de filiation, qui est déjà analysée par Sigmund Freud dans Névrose, psychose et perversion, (Freud, 1973) est d’ailleurs reprise par Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman (Robert, 1972).

Il s’agit, en fait, d’une sorte de fiction dans laquelle l’auteur s’invente des parents idéaux, et une famille dotée des attributs meilleurs que la sienne, ce qui lui reconnaît une généalogie plus digne de prestige et dont elle serait fière si elle existait vraiment. En effet, elle se réfugie dans l’illusion d’un monde réel en vue de combler sa réfraction et pouvoir ainsi échapper à un réel plus ou moins décevant. Cette approche inventive est corolaire d’une identification idéaliste qui se formule ainsi: « Je m’identifiais aux artistes incompris, ceux  qui veulent changer le monde parce qu’ils y sont insatisfaits, mais qui se heurtent aux critiques des autres et aux obstacles érigés par ceux-ci » (Ernaux, 1988 : 65).

 

La conclusion

L’écriture féminine, chez Ernaux, est porteuse d’une découverte de soi lui permettant de s’affranchir de certaines dépendances, et d’acquérir ainsi par là, un moyen d’auto-redéfinition. Lors de la quête d’identité, certains auteurs se replient vers l'intérieur. Dans ce genre d'écriture, on témoigne tantôt d’un double héritage de la retenue de l’égo féminin et tantôt d’une tendance féministe poussée davantage vers une littérature séparatiste de l'espace intérieur pour enfin conduire à un humanisme.

En fait, il s’agit d’une littérature dont fait l’objet l’écriture de l'expérience vécue et de la révolte personnelle de l’auteur. C’est au rythme d’une expression de soi que ce genre d’écriture jaillit du vécu intime et social de l’auteur. Les écrivaines contemporaines cherchent à franchir cette étape. Il s’agit donc à travers les textes d’Ernaux d’interroger l’expérience individuelle ou la mobilisation d'un inconscient féminin singulier. Cette écrivain-femme retrace, dans ses écrits, l’itinéraire de la condition de la femme en en faisant l’aventurier de sa propre histoire ou l’explorateur du continuum l’inexprimé / l’inexprimable.

L’œuvre d’Ernaux offre une narration fluide qui véhicule, sans extravagance, les problèmes sociaux, en particulier les difficultés d’être femme, par l’expression de soi, porteur d’un « Je » transsubstantiel à qui le lecteur s’identifie parfaitement. Ses héroïnes reflètent divers soucis de femmes. En effet, Ernaux transpose le moi de femme française dans son moi d'écrivain.

Dans son écriture, Ernaux explore des frontières en constante évolution entre l'espace privé du récit personnel et intime qui comprend tout un élan lié au domaine de la famille, et l'espace public, extérieur, qui est décrit dans Journal du dehors et La vie extérieure. Il s’agit là d’un grand souci de nouveauté dans la littérature, d’une initiative formelle qui nourrit la notion de littérature en prêtant un regard tout neuf sur la nature même d’un Je autobiographique revêtant ainsi la forme d’un Je transpersonnel». Or, l’originalité la plus marquante de l'écriture chez Ernaux tient à son Je relative et collective comme citation de Rousseau qui souligne: « notre vrai moi n’est pas tout entier en nous» (Rousseau, 2001: 813).

Ainsi, on peut affirmer que la production autobiographique d'Ernaux dépasse la démarche rétrospective d'une narration ultérieure à la manière de Proust dans l’intention de revivre ou réviser les sensations du passé. Par contre, l’entreprise élaborée par Ernaux consiste plutôt à traiter sa déjà-vécue de manière à en émerger un moi collectif et ultra-autobiographique.

La métamorphose de ce Je collectif est de l’ordre conflictuel car elle retrace la bipolarité du continuum Continuisme / Différencialisme. Elle est donc le résultat complexe du contraste entre Continuisme  de l’héritage culturel et Différencialisme dû aux rencontres, conflits et ruptures. En outre, elle manifeste le paradoxe entre la tendance à l’hybridation de l’identité, de pensée et des formes de vie, et la tendance à l’homogénéisation des représentations visant à une identité constante.

Dans presque tous ses récits, le Je d’Ernaux suit le même schéma évolutif: situations initiales où elle tente à crier contre la famille par un langage grossier de l’adolescence, ensuite, surviennent une période revancharde durant laquelle une grande méfiance apparait à l’égard de la classe sociale dominante à laquelle elle s’intègre plus tard. Au cœur même des périodes de rancœurs, il existe des moments de repentir où, réconciliée avec son milieu d’origine, elle transmet les voix réchappées de la classe dominée avec laquelle elle décide de réconcilier (passage du renoncement à la reconnaissance de la dignité de son milieu d’origine).

Le milieu occupe donc une double fonction dans la formation de l’identité de l’auteur: d’un côté, il véhicule l’être à soi, de l’autre, il façonne l’être pour soi. Le premier est subsumé par son milieu familial, le deuxième est modelé par son milieu social. D’ailleurs, le premier est porteur de l’inné, côté instinctif de sa personnalité, qui est en partie constant et invariable; mais le deuxième, est dépositaire de l’acquis, faculté volontariste à acquérir quelconques de comportements, et qui subit constamment des transformations dues aux impactes sociales et relations avec les autres, ce qui le façonne comme étant en perpétuel évolution. Ces deux entités participent à la formation de génotype (sous l‘influence de l’hérédité) et phénotype (sous l’influence du milieu) forgeant le dynamisme du développement cognitif et comportemental de l’individu. Or, les contrastes des milieux social et familial exercent un impact direct sur elle. Dans l’œuvre d’Ernaux, le contraste entre deux milieux reste de nature inconciliable, et affecte la performance de la narratrice. Le clivage du sujet est percevable dès Les Armoires vides. De ce mal fonctionnement du système de conduite, naît la crise. Puisque l’individu ne peut pas rester longtemps en crise, il s’adonne donc à la métamorphose.

Elle est donc complètement déchirée entre son milieu parental et le milieu scolaire. Ce conflit radical s’exacerbe à l’adolescence. Se sentant incomprise à la maison comme à l’école, honteuse et ne pouvant confier sa peine à personne, la jeune fille se réfugie dans un monde imaginaire qu’elle se crée à la mesure de ses rêves déçus.

Cette dialectique des milieux familial et scolaire, débute son exil intérieur. Ernaux se replie sur elle-même en choisissant la voie irréversible de l’évasion à travers la fiction où elle espère se sentir mieux. Réalité et fiction constituent en fait les deux faces d’une même médaille, qui ne sauraient exister l’une sans l’autre. Lorsque le réel est décevant, l’imaginaire constitue un refuge, une échappatoire, un remède contre le mal de vivre.

 

[1] Il est d’ailleurs souhaitable de repérer que selon certains analystes et essayistes tel Dominique Viart, au niveau de l’étude générique des œuvres d’Annie Ernaux, on peut parler de « l’Autobiographie fictionnelle » dans laquelle l’autobiographie est mêlée à la fiction. Ce genre d’Écriture de Soi est intimement lié au registre de « l’Autobiographie imaginaire » et/ou de la « Fiction de l’Autre » qui, à travers une approche quasiment distanciée vis-à-vis de l’Autofiction, sont caractérisées dans Le Roman français au xxe siècle (Dominique Viart, 2010).

[2] L'expression «journal extime » vient de Michel Tournier et s'oppose à l'expression «journal intime». À la question «tenez-vous un journal intime», voici un extrait de sa réponse : « Cela donne bien une sorte de journal, mais tout opposé au genre intime, 'extime' plutôt, je veux dire tourné vers le dehors, primaire, extraverti [ ... ].» ln L'Autobiographie en procès, ed. Ph. Lejeune (Nanterre: Cahiers RITM 14, 1997)

[3] Cité par Kianidust, M. (2019). Étude du complexe d’infériorité dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Université d’Isfahan: Revue des études de la langue française (no de série 21).

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