L’étude de la narration fantastique dans : La Peau de Chagrin, La Cafetière, La Vénus d’Ille, Sylvie, Aurélia, Les Diaboliques et le Horla

Type de document : Original Article

Auteurs

1 Doctorante en Langue et Littérature Française, Département De Français; Faculté Des Langues Etrangères, Université Azad Islamique: Branche Centrale De Teheran, Téhéran, Iran

2 Professeur Assistant, Département De Français, Faculté Des Langues Etrangères, Université Azad Islamique: Branche Centrale De Teheran, Téhéran, Iran

Résumé

Créé sur l'irrationnel et le doute, le genre fantastique essaie d'ancrer dans un cadre réaliste, des événements surnaturels. Ce genre en vogue dès le début du XIXe siècle a subi des modifications du point de vue de structure, et dans la manière de l'apparition du surnaturel. Dans cet article, nous avons entrepris l'étude de certaines œuvres placées dans la lignée de ce genre littéraire. Notre but était de répondre à des questions telles que: - Au XIXe, comment ces écrivains ont-ils présenté le surgissement du fantastique dans leur écriture ? -À quelles techniques narratives ont-ils eu recours pour faire plonger le lecteur dans le doute et l'hésitation entre la réalité et le rêve ?
Nous avons considéré les deux approches générique et structuraliste comme complémentaires. Dans le cadre d'une étude narratologique, en nous appuyant sur les théories de Gérard Genet, nous avons remarqué à quel point la structure narrative, les instances narratrices et focales, le cadre spatio-temporel et les personnages pourraient être importants et garants du caractère fantastique.
Ce regard analytique, nous a montré les évolutions que ce genre a subies au cours du siècle. Bien que certaines particularités du genre- comme le cadre réel et l’instance narratrice à la première personne du singulier qui préparent l'avènement du fantastique- restent intactes, toutefois la narration fantastique se diffère complètement de Balzac à Maupassant. Vers la fin du siècle, les auteurs ont brouillé de telle manière les pistes que pour le lecteur la distinction du réel de l’imaginaire paraît difficile, voire impossible.

Mots clés

Sujets principaux


Introduction

Définir le genre fantastique n’est pas tellement facile, surtout qu’il est un genre littéraire protéiforme. Lévy explique qu' "il sera toujours impossible de définir globalement le concept du fantastique, trop riche, trop fondamental pour que le discours le cerne définitivement " (Lévy, 1972: 249). L’histoire fantastique prend place dans un monde réaliste. Le monde dans lequel se trouvent les personnages du récit fantastique ressemble au nôtre, cependant la présence du surnaturel dans un lieu où logiquement c’est impossible, crée de l’angoisse. Une angoisse qui engendre du doute et de l’hésitation chez le personnage et aussi chez le lecteur. Todorov, qui étudie le fantastique comme un genre, précise: « le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. » (Todorov, 1970: 29).

La question qui se pose dans un récit fantastique est la suivante: «Ce qui se passe est-il réellement en train de se produire ? Ou bien c’est une hallucination ou un cauchemar ?». En fait, Abkeh insiste : « le réalisme est une condition à laquelle le fantastique doit se soumettre et leur union ne relève nullement du paradoxe » (Abkeh, 2009: 7).

En réalité, le fantastique en littérature est « à proprement parler une dimension intermédiaire entre l’étrange et le merveilleux «  (Viegnes, 2002: 24). P.G. Castex le définit comme « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle »  (Castex, 1951: 8).

 Du point de vue narratif, le fantastique est surtout employé dans le cadre du récit, afin de brouiller les frontières entre le rêve et la réalité, le monde rationnel et irrationnel ; l’agencement du récit se présente de sorte qu’il mêle le monde de la vraisemblance raisonnable à l’univers du surnaturel ou celui de la folie. En fait, Bellemin–Noël explique dans son œuvre qu’il est « malaisé de rendre compte du phénomène fantastique dans le langage du vraisemblable » (Bellemin–Noël, 1971: 114). 

Au cours de cet article, nous considérons donc les deux approches structurale et générique comme complémentaires et nous examinerons la structure aussi bien que l’agencement du fantastique comme genre dans l’œuvre de certains auteurs français du XIXe siècle: La Peau de chagrin de Balzac, La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée, La Cafetière de Théophile Gautier, Sylvie et Aurélia de Gérard de Nerval, Les Diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly et le Horla de Guy de Maupassant. Au début du siècle, la fascination pour le fantastique chez les écrivains du XIXe siècle provient essentiellement de leur admiration pour le roman gothique et le genre fantastique hoffmannien, notamment Les Fantaisies à la manière de Callot (1814-1815) et Les Contes nocturnes (1816-1817), ainsi que le roman gothique anglais du XVIIIe siècle qui a pris naissance à partir de 1764 avec Le Château d’Otrante (1764) d’Horace Walpole alors qu’à la fin du siècle, le regard de certains auteurs fantastiques devient de plus en plus positiviste et s’éloigne du fantastique romantique proche des contes gothiques pour se concentrer plutôt sur le narrateur-personnage qui devient lui-même énigmatique.

Les ouvrages cités comprennent un ensemble de récits fantastiques de cette époque dont le rapprochement et la confrontation semblent être propres à la reconstruction d’une notion littéraire complexe. C’est la raison pour laquelle, il nous a paru intéressant de faire une analyse critique des procédés et des techniques narratives investis dans l'écriture de la mystification de ces récits en nous basant sur Figure III de Gérard Genette. Nous avons l’intention de savoir, une fois la crédibilité du narrateur installée et toute apparence de réalité donnée au texte, à l'aide de quelles techniques narratives la mystification a-t-elle eu lieu dans ces ouvrages. Ces techniques varient-elles d'un récit à l’autre ? Pourquoi et comment ? De même, nous voudrions comprendre comment ces écrivains du XIXe siècle ont pu utiliser les techniques narratives les plus complexes pour donner l’apparence de réalité à une vision. Nous voudrions savoir où pourrait se tracer la frontière entre une évolution générique/historique, et une singularité stylistique. Dans ce but, nous allons tout d’abord situer le problème de la voix narrative et chercher à savoir qui raconte ces récits. Ensuite, nous allons examiner la position du narrateur dans son rapport avec l'histoire et observer la question des niveaux narratifs et son effet sur la narration fantastique. Et enfin, nous allons étudier les techniques narratives de la théorie de Gérard Genette ainsi que les diverses modalités de perception dans ces récits fantastiques.

 

La recherche de la voix narrative dans le récit fantastique: quelle instance narratrice domine-t-elle ?

Dans Figures III, Genette (1972) développe sa théorie en insistant sur le fait que chaque récit est une forme verbale « développée », qui d’après les catégories grammaticales est réduite à trois classes essentielles : la catégorie du temps, qui parle des relations temporelles entre récit et histoire ; la catégorie de la voix, qui évoque les positions possibles des instances narrateur et narrataire ; et la catégorie du mode, qui traite les modalités de la représentation narrative. Il ne faut pas oublier que le récit exige aussi une narration, faute de quoi, il n'y aura pas d'énoncé narratif.  D’après Gourdeau (1993) dans la démarche analytique la question « qui raconte quoi » se place après la question de « qui raconte quand », cela pour inventorier les couches diégétiques et comprendre que c’est dans quel genre de configuration que les instances narratrices interviennent. Cela signifie qu'il faudrait discerner qui parle dans chaque séquence de l'histoire.

L'étude de la voix prend place dans le seul univers diégétique, à savoir l'univers de fiction. En somme dans un texte narratif, il convient d'établir une distinction entre les trois instances qui sont: l'auteur, le narrateur et le personnage. Effectivement, nous avons tendance à assimiler la voix narrative à celle de l'auteur du texte. Surtout lorsque le "je" du narrateur intervient entre le lecteur et l'histoire.

La littérature fantastique est, du point de vue poétique, une littérature de limites: limites de la narration, de la focalisation, du réalisme, du vraisemblable, de l'acceptable, etc. (Prince, 2008: 65).  Comme le fantastique est basé sur une rhétorique de l'irréel, sur un désordre inexplicable, il serait donc indispensable pour l'auteur fantastique de pouvoir introduire son histoire dans le réel. Dans ce but, de grands écrivains tels que Balzac, Maupassant, Nerval ou Mérimée se sont servis de plusieurs techniques, y compris: la présentation du récit comme un témoignage vraisemblable et encore le recours à la première personne. Pour cette technique, nous pouvons prendre l’exemple du Horla de Maupassant où au début de l’histoire, le narrateur-personnage commence son récit sous forme d'un journal intime. " 8 mai. – Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre. […]" (Maupassant, 2003 : 31). Le cadre de l'histoire et le personnage-narrateur sont présentés comme réels. Dans cette dernière version du Horla, il semble que ce narrateur autodiégétique soit l'auteur même du récit. Toutefois, il ne faut pas négliger que le Horla de Maupassant est une fiction littéraire.

Dans cette technique, l’écrivain utilise un «je» qui parle. Ainsi grâce à un narrateur qui fait partie de l’histoire et qui se présente comme une personne qui a réellement vécu les faits racontés, l’auteur établit apparemment une sorte de pacte de vérité avec son lecteur. Celui-ci aura l'impression que le narrateur-personnage veut partager ses sentiments et que les faits qu'il raconte ont réellement eu lieu ; cet effet du réel prête la force nécessaire au fantastique. Un autre exemple d’un personnage-narrateur du récit fantastique qui essaie de proposer son histoire comme crédible, c’est dans l’œuvre de Nerval. Gérard de Nerval écrit Sylvie à la première personne et présente son œuvre sous forme de récit autobiographique, même si la réalité est sublimée. De même dans Aurélia, un récit à la première personne, Nerval mêle à sa biographie- l'évocation de son enfance dans le Valois et la mort de J. Colon-Aurélia- les deux phases de sa crise ; ce qui le bascule entre visions et retour au réel. Ici, nous avons donc affaire à un récit à la première personne, à savoir, à une technique littéraire dans laquelle, le «je » est le personnage qui rend le récit homodiégétique. Nous pouvons trouver un autre exemple dans La Vénus d'Ille de Mérimée: où le narrateur, après la mort de M. Alphonse, ressent une frustration grandissante causée par l'irrationnel et son esprit rationnel, objectif et logique jusque-là, commence à douter. C'est à ce moment-là que nous retrouvons l'état de transformation dans le récit fantastique. Par exemple quand le narrateur explique: "[…] Passant et repassant devant la statue, je m'arrêtai un instant pour la considérer. Cette fois, je l’avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique […]" (Mérimée, 2004: 52). En fait, le lecteur a l’impression que le narrateur raconte tout ce qui s’est passé dans le récit comme tout ce qu’il a réellement vécu ; le narrateur est alors homodiégétique. De même dans La cafetière de Gautier, largement inspiré par Hoffmann, le narrateur qui s'exprime en "je" est aussi le personnage principal du récit qui raconte l'histoire. L'incipit du récit présente une histoire qui évolue dans un espace clos et qui renforce la présence d’un narrateur homodiégétique et même autodiégétique. Celui-ci prend en charge la narration, la présentation et l'interprétation de l'histoire. Ce qui est démontré dès la première phrase du récit qui commence par "je": "L'année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades d'atelier, […]". (Gautier, 2009: 7).

Ainsi en général dans ces récits fantastiques, c'est l'instance narratrice « je » qui domine et qui permet de présenter un point de vue essentiellement subjectif.

 

La position du narrateur dans son rapport avec l'histoire dans les récits fantastiques

Ce qui paraît aussi être important à étudier, c'est la question des couches diégétiques ou des niveaux narratifs dans ces récits fantastiques. Certaines fois, les récits sont très complexes et comportent de multiples niveaux narratifs, parfois emboîtés les uns dans les autres. Pour examiner la voix, il convient de distinguer l'instance qui prend en charge le récit de chacune des diégèses. Plus exactement, on doit savoir que le narrateur est alors intradiégétique (narrateur), extradiégétique (narrateur-personnage), ou métadiégétique (personnage-auteur). Ces termes précisent la position du narrateur dans son rapport avec l'histoire. En tenant compte du fait que l'instance narratrice ne soit pas l’un des protagonistes qui raconte l'histoire, ou bien qu'elle fasse partie de l'histoire ou qu'elle soit le héros principal, nous aurons l'instance narratrice hétérodiégétique, homodiégétique ou autodiégétique. Genette a défini ainsi la différence de ces niveaux diégétiques dans Figures III: " Nous définirons cette différence de niveau en disant que tout événement raconté par un récit est à un niveau diégétique immédiatement supérieur à celui où se situe l’acte narratif producteur de ce récit " (Genette, 1972: 238).

La typologie narrative est concentrée sur la narration dans ses rapports avec le récit et avec l’histoire, et donc avec les acteurs, elle peut varier d’un récit à l’autre et même à l’intérieur de chaque récit.

En fait, au début de La Peau de chagrin, nous avons un narrateur inconnu qui raconte l’histoire et qui nous informe progressivement sur les sentiments et les sensations les plus immédiates du personnage. Le type narratif est alors hétérodiégétique. Le récit est raconté à la troisième personne, « il », et le narrateur a aussi le rôle d’interprète, donc le narrateur est auctoriel et guide le lecteur à entrer dans le monde romanesque. Mais au cours du récit le narrateur change, interviennent des dialogues qui font parler le personnage principal. Ainsi après le début de l’histoire qui ne précise pas la situation exacte de Raphaël, un retour en arrière explicatif du personnage nous informe sur son passé. Dans La Peau de chagrin de Balzac, le récit raconte l'histoire de la découverte d'une peau, qui est un talisman, par Raphaël, chez un antiquaire. Balzac présente la peau en tant qu'une réalité matérielle, cependant on peut douter qu'elle soit vraiment réelle. Pierre Laforgue l’explique ainsi: " […] Clairement il y a une contradiction qui ne peut être résolue ; elle rend le texte lui-même impossible, et, au bout du compte, jette la suspicion sur le support matériel constitué par la peau"  (Laforgue, 2017: 161-171). En fait, peu de temps après, Raphaël le dénonce comme une chimère, et avoue qu'il appartient à la mythologie. Dans ces parties du récit, le type narratif devient homodiégétique, car Raphaël est le personnage-narrateur ou le narrateur-acteur. Le narrateur est donc actoriel. Raphaël est un parfait narrateur balzacien puisqu’il est présent et fait entendre sa voix. Au niveau formel, Balzac utilise donc différents types de parole ; le fonctionnement de cette parole proliférante devient primordial, toutefois elle n’est pas homogène.

Dans La Vénus d'Ille, Prosper Mérimée a introduit des événements étranges qui causent le trouble non seulement chez le narrateur, mais aussi chez le lecteur. Un narrateur-personnage relate l'histoire et pendant tout le récit, il cherche une explication rationnelle aux éléments troublants qui surviennent. Tenant compte du fait que ce narrateur-personnage remplit la fonction d'interprétation, et qu’il est le centre de l'orientation du lecteur en conséquence, le type narratif se détermine par la position imaginaire du lecteur dans le monde romanesque, nous pouvons préciser que le type narratif de ce récit est donc auctoriel. Ainsi, le narrateur est extradiégétique et la narration de cette histoire est homodiégétique: " J'étais recommandé à M. de Peyrehorade par mon ami M. de ***[…]",. " […] nous entrâmes à Ille, et je me trouvais bientôt en présence de M. Peyrehorade" (Mérimée, 2004: 19). Dans ce récit, le personnage victime, ainsi que le lecteur hésitent sur ce qui se passe et se trouvent dans la même situation que le narrateur.

Dans La Cafetière de Gautier, dès le début de l'histoire, l’écrivain veut insister sur la présence d'un narrateur qui sera le maître du récit, alors que facilement il pouvait se servir du pronom "nous" pour montrer le personnage principal et ses amis. Donc, nous pouvons conclure que la structure du récit est basée sur un narrateur extradiégétique de type narratif auctoriel, et la narration est homodiégétique. Cependant, nous n'avons aucune information sur le narrateur, ni l'apparence de son personnage, ni sur ses traits extérieurs. Ce n’est que beaucoup plus tard que le lecteur connaîtra le nom du narrateur-personnage, et cela grâce à la cafetière animée et personnifiée en image d’Angela qui, pour la première fois a prononcé le nom de Théodore:" […] Quand l'aiguille sera là, nous verrons mon cher Théodore" (Gautier, 2009: 12). De plus, nous n’avons pas d'informations sur le passé, ni sur l'avenir du narrateur-personnage. On dirait qu'ainsi l'auteur voulait renforcer le caractère mystérieux et fantastique du récit.

La première lecture de Sylvie et d'Aurélia pourrait dérouter le lecteur. Dans Sylvie, nous trouvons une suite de rêveries et de souvenirs qui se suivent jusqu'au chapitre 8 de l'œuvre. Toutefois après, le récit s'inverse et c'est le retour à la réalité. Cette nouvelle écrite à la première personne pourrait tout d’abord paraître comme un récit autobiographique. L'auteur essaie d'y révéler son moi secret et faire lier la réalité à ses rêves: "Je sortais d'un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant. […]"  (Nerval, 1972: 129). Le premier chapitre s'ouvre sur un temps qui semble correspondre à celui de la narration. D’ailleurs, le narrateur se présente en situation et joue aussi le rôle d'un acteur. Ainsi, nous pouvons discerner que l'auteur a choisi un narrateur extradiégétique de type narratif auctoriel, du fait qu'on pense que le narrateur raconte une histoire qui paraît être celle de sa propre jeunesse. A vrai dire, le "je" narrant et le "je" narré représentent une même personne, et l'instance narratrice est homodiégétique.

Quant à Aurélia, le titre rappelle la figure féminine qui tourmente la vie de Nerval. Aurélia aussi est racontée à la première personne et démontre le désordre qui a affecté la vision du narrateur-auteur: " […] Cette Vita nuova a pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première. – Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. […]". (Nerval, 1972: 292). Les études faites sur Aurélia dévoilent que cette œuvre renferme plus que Sylvie des mystères et des obscurités. Certes, les hallucinations et les rêves du héros, cités dans le texte, renforcent l'étrangeté de cet ouvrage: "Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pour moi-même est restée obscure. […]". (Nerval, 1972: 302). Tout au long du texte, nous trouvons des expressions telles que: "je crus voir", "il me semblait que" (Nerval, 1972: 335) ; ce qui brouille les frontières entre le réel et le rêve. Tous ces signes présents dans le texte, plus le thème du double et de la femme aimée qui est morte, sont assez de preuves pour placer Aurélia parmi les récits fantastiques. Djavari, Afkhami et Daftarchi affirment : « Aurélia de Gérard de Nerval est un exemple vif qui représente un univers fantastique par excellence » ( Djavari, Afkhami et Daftarchi, 2013: 26). Pourtant, il existe une différence entre le récit de Nerval et ce genre littéraire: dans le genre fantastique, c'est le lecteur qui hésite sur la rationalité des événements qui apparaissent, tandis que dans Aurélia, l'hésitation est perçue par le narrateur-personnage, dans ses visions. Toutefois, entre délire et lucidité, tout reste toujours flou. Le récit glisse de l'état de veille vers celui du rêve ; c’est pourquoi, Nerval souligne au début de l'œuvre: "Nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence" (Nerval, 1972:  291). A vrai dire, Aurélia nous trace un passage magique vers le rêve, du fait que l'instance narratrice est homodiégétique: le narrateur est le héros, le personnage, ainsi que l'auteur même du récit, donc il est extradiégétique (narrateur-personnage) et métadiégétique (personnage-auteur). De plus, le type narratif est un mélange des deux types narratifs actoriel et auctoriel.

Quant au Horla de Maupassant, dans la deuxième version, dès le début de l’histoire, un narrateur-personnage commence son récit sous forme d'un journal intime. L’instance narratrice paraît donc homodiégétique et le niveau narratif est extradiégétique ;  il semble que le narrateur est l'auteur même du récit. En fait, le narrateur-personnage-auteur paraît en proie au dédoublement, toutefois le Horla de Maupassant  est un conte fantastique écrit pour créer chez son lecteur une expérience de  peur et coïncide avec les premières crises de folie de l'auteur.

Dans Les Diaboliques, l'absence de leçon morale, ou au moins d'informations, rapproche cette œuvre à un genre particulier de conte qui est le conte cruel, très en vogue au XIXe siècle. Les Diaboliques est une œuvre rédigée sous forme de dialogues ou à vrai dire, comme une histoire que quelqu'un raconte, un récit enchâssé ; c’est pourquoi le niveau narratif dans certaine partie est intradiégétique. Nous pouvons citer deux points qui prouvent que l'auteur a accordé une importance privilégiée au narrateur. D'abord le fait qu'il semble que le narrateur ait été confondu avec l'auteur: " […] moi qui ai vu Brummel devenir fou" (D'Aurevilly, 2005: 12). Ensuite, le fait qu'il y a parfois plusieurs narrateurs dans le récit. Partout dans l'histoire, on voit un ou plusieurs narrateurs internes et des destinataires. Le plus bel amour de Don Juan est un bon exemple pour montrer cette pluralité de narrateurs. D'abord le narrateur raconte l'histoire de Don Juan, qui lui en fait le récit: " […] je les tiens de Ravila lui-même, qui, fidèle à l'indiscrétion traditionnelle et caractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir, de me les raconter […]" (Barbey D'Aurevilly, 2005: 81). En bref, Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly est un recueil qui comporte des récits de type narratif auctoriel.

Ainsi, nous remarquons que dans La Peau de Chagrin, Balzac utilise l’instance narratrice homodiégétique et hétérodiégétique et il en va de même pour D’Aurevilly. Dans Les Diaboliques, on se trouve quelques fois face à plusieurs narrateurs: ce qui entraîne davantage la subjectivité d’une narration où le narrateur est parfois extradiégétique et d’autres fois intradiégétique. En effet, les points de vue variés adoptés dans des récits comme Les Diaboliques ou La peau de chagrin  seraient peut-être un moyen supplémentaire pour donner du crédit à une histoire fabuleuse. Alors que dans La Vénus d’Ille, La Cafetière, Sylvie, Aurélia  et Le Horla, l’instance narratrice est  plutôt homodiégétique et le narrateur est extradiégétique ; on parle donc d’un narrateur-personnage. De plus, dans Sylvie, Aurélia et Le Horla, le narrateur se confond parfois avec l’auteur et cela crée des doutes et du soupçon chez le lecteur ; ce qui ajoute aux caractères fantastiques de ces œuvres.

 

Les différentes étapes du schéma narratif de ces récits fantastiques

A part son contenu qui crée de l'ambiguïté et de l'hésitation, le récit fantastique du XIXe siècle se distingue des autres genres littéraires par la forme et la mise en écriture de l'événement fantastique raconté. Les différentes étapes du schéma narratif des récits fantastiques de notre étude peuvent être les suivantes:

- la situation initiale: Par exemple, La Peau de chagrin est présentée dans un cadre spatio-temporel précis: "un après-midi d'octobre 1830", "dans le jardin du Palais Royal, à Paris". Ce récit met en scène le personnage principal décrit par un narrateur inconnu. Le Horla  de Maupassant met en scène au début du récit, le narrateur qui se repose dans son jardin, tout en précisant le cadre spatio-temporel: l’histoire se passe en Normandie, au printemps. Dans La Vénus d'Ille, le narrateur – personnage se rend chez M. De Peyrehorade, et apprend l'existence d'une statue de bronze et la nouvelle du mariage de son fils, Alphonse. Dans Sylvie, la situation initiale montre la sortie du narrateur-personnage du théâtre où joue Aurélie dont il est amoureux ; il se rend dans un cercle d'amis et la lecture d'un journal annonce une fête dans le Valois. Lors d'un voyage en diligence, dans Le Rideau cramoisi  D'Aurevilly, deux hommes se rencontrent.

- L'élément perturbateur représente dans ces récits le surgissement du surnaturel: Raphaël perd son dernier sou dans La Peau de chagrin et décide de mettre fin à sa vie. Il veut attendre la nuit et c'est en ce moment qu'il arrive à un magasin d’antique où l’antiquaire lui propose une peau magique. Alphonse passe la bague du mariage au doigt de la statue dans La Vénus d'Ille. Dans La Cafetière, Théodore voit les meubles bouger et les personnages des tableaux s'animer et danser au rythme des violons. Dans un cadre réel, Gérard de Nerval met en scène dans son récit, un narrateur –personnage, envahit soudain par les souvenirs, qui décide aussitôt de prendre la route.  La diligence tombe en panne devant un immeuble dans Le Rideau cramoisi. Le narrateur et Brassard assis dans la diligence, observent le rideau cramoisi. Le narrateur malade dans Le Horla se sent envahi par une mélancolie inexplicable.  Il sent la présence d’un être surnaturel qui perturbe sa vie.

Nous voyons bien que dans l'œuvre de Balzac et de Nerval, les éléments perturbateurs paraissent  plus réels. Alors que chez  Barbey d'Aurevilly, c’est plutôt le mystère qui règne et dans Le Horla de Maupassant, le lecteur pense aussi à la folie probable du narrateur.  

- Les péripéties montrent la trame des récits étudiés. Par exemple, dans La Vénus d'Ille, les différentes péripéties sont les suivantes: la statue casse la jambe d'une personne, elle rejette un caillou, M. Alphonse oublie sa bague au doigt de la Vénus, il ne peut plus retirer la bague de la statue, car lorsqu'il veut reprendre la bague, le doigt de la Vénus est replié.

- La résolution ou l'action: Face aux éléments perturbateurs qui se démontrent dans des péripéties citées, la résolution ou l'action sera l'étape suivante des schémas narratifs proposés pour les récits étudiés. Nous remarquons la passion, la tragédie, le désespoir et le fantastique mêlés au réalisme ; la présence du talisman qui rétrécit constitue cette étape pour La Peau de chagrin. Dans La Vénus d’Ille, le mariage a lieu, mais Alphonse est retrouvé mort dans son lit le lendemain matin. Le doute envahit le lecteur qui cherche à savoir si c'est la statue qui l'a tué. Dans La Cafetière, l’hôte reconnaît le portrait de sa sœur, Angéla, morte deux ans auparavant d’une infection, après un bal. La rêverie du narrateur de Sylvie s'achève au chapitre VIII ; Sylvie évoque la mort d'Adrienne. Dans Le Rideau cramoisi, Brassard va chez le colonel de son régiment pour lui demander ce qu’il devait faire et le colonel l’envoie dans une autre garnison. Et enfin, Maupassant présente son personnage engagé dans un dialogue avec lui-même par sa supposée folie. Le héros entreprend différents voyages, croyant que cela apaisera ces visions.

- La situation finale: Dans le cadre de notre étude, nous pouvons voir que La Peau de chagrin se termine par la mort de Raphaël qui comprend deux aspects: origine surnaturelle due au pouvoir du talisman, origine naturelle due à la tuberculose. En ce qui concerne La Vénus d'Ille, la fin du récit montre comment le pouvoir surnaturel de la statue a apporté du malheur: M. de Peyrehorade, obsédé par cette statue, décède quelques mois après son fils ; sa femme est qualifiée de folle et la statue est fondue en cloche. Théodore dans La Cafetière comprend qu'il ne rencontrera plus le bonheur sur Terre. Quant à Sylvie de Gérard de Nerval, le récit prête au narrateur la figure du soupirant qui n'a pas su vieillir. Le Rideau cramoisi finit en montrant Brassard et le narrateur encore assis dans la diligence. Le règlement de l'affaire par le colonel reste un mystère pour Brassard. Et Le Horla finit par l'aliénation du narrateur qui l'accepte dans deux sens: il lui semble être l'esclave d'un autre et en même temps devenir fou.

Ces exemples sont les preuves de cette affirmation de Genette qui explique que la narration est "l'acte narratif producteur et, par extension, l'ensemble de la situation […] fictive dans laquelle il prend place" (Genette, 1972: 72). L'apparition du fantastique se fait en général dans la deuxième partie du schéma, en tant qu'élément perturbateur, ce qui aidera à la succession des événements cités dans la péripétie et qui formera l'ensemble du récit. L'étude de ces récits nous a montré comment selon les intentions de l'auteur et les exigences de l'histoire, les étapes se sont réunies et comment elles peuvent être présentées sous un seul schéma narratif.

 

Les techniques narratives de la théorie de Gérard Genette dans ces récits fantastiques

Nous savons parfaitement que d’après Genette, le romancier parvient à raconter le récit grâce à trois types distincts de focalisation: la focalisation externe, la focalisation interne, la focalisation zéro. Au prime abord, il ne faut pas négliger que l'instance narratrice n'est pas toujours celle qui perçoit, et celui qui perçoit n'est pas non plus le lecteur qui est en train de lire. L'événement qui surgit dans le texte crée cette distance entre ces deux instances. Dans un sens profond qui concerne l'étude narratologique, la focalisation ou le point de vue désigne le foyer de la perception de l'univers narratif, à savoir l'angle de vue avec lequel le narrateur, ou plutôt l'auteur, raconte l'histoire et les événements. Cet angle de vue est la perspective narrative du narrateur qu'il ne faut pas confondre avec l'auteur du texte. Bref, nous pouvons dire que la focalisation représente le rapport entre la perception, l’agent qui perçoit – le focalisateur-, et l’objet perçu – le focalisé, tout en prenant en compte la distance, car on ne sait pas si cet œil qui « voit » est placé loin ou proche par rapport à l’objet focalisé.

Dans La Peau de chagrin, comme dans maints incipits balzaciens, le récit commence par un narrateur inconnu et une focalisation externe :"Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient […]" (Balzac, 2004: 9). Très tôt, dans le deuxième paragraphe, nous aurons un passage à la focalisation interne, avec le pronom anaphorique "lui" prononcé par un vieillard: "- Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, […]" (Balzac, 2004: 8). La focalisation interne est surtout employée dans les récits introspectifs où on a un narrateur-personnage homodiégétique. Il est évident que la multiplicité de la parole entraîne la multiplicité des points de vue dans le récit. L'histoire débute sur la description d'un jeune homme faite par un narrateur avec un point de vue externe: cela nous démontre que Balzac avait l'intention de montrer l'étrangeté de son personnage principal. C’est à partir du deuxième paragraphe que nous aurons un déplacement du foyer focal et la focalisation devient interne. En fait, dans l'ensemble, la focalisation interne est le point de vue dominant dans cette histoire fabuleuse.

Un autre exemple, c'est La Vénus d'Ille où le narrateur est le personnage du récit et le témoin qui raconte l'histoire: "Je descendais le dernier coteau du Canigou, et, bien que le soleil fût déjà couché, je distinguais dans la plaine les maisons de la petite ville d’Ille, vers laquelle je me dirigeais" (Mérimée, 2004: 19), donc le point de vue est subjectif et limité. Cette nouvelle fantastique centrée sur la statue bronze présente un point de vue limité du narrateur de l'intérieur vers l'extérieur. L'histoire est donc narrée jusqu’à la fin à travers le point de vue d’un seul personnage qui n’arrive pas à déchiffrer le mystère de la statue. C’est, à vrai dire, cette hésitation que tout récit fantastique exige et que Mérimée suggère à son lecteur.    

Par ailleurs, La Cafetière est l’exemple d’un récit de type narratif intradiégétique qui commence par un « je » narrateur qui est aussi l’instance focalisatrice. Cette structure narrative impose alors la focalisation interne. Le narrateur –personnage qui raconte son voyage cède ensuite la place à un narrateur qui rapporte les paroles de celui-ci. Le passage de la focalisation interne à la focalisation externe favorise dans le récit l’apparition du fantastique qui est vu et raconté par une instance narratrice et focalisatrice placée hors du récit, sans aucune information donnée au lecteur.

Quant à Sylvie, l’instance narratrice et l’instance focalisatrice restent une même personne jusqu’à la fin du récit, car un personnage-narrateur raconte ses souvenirs du passé en employant un « je » qui rend le récit de type narratif autodiégétique. La focalisation interne dans cette œuvre de Gérard de Nerval, renforce cette affirmation qu’il s’agit d’un récit introspectif. Dès l’incipit, le narrateur met en scène sa propre pensée et sa parole sous forme du discours direct ou du monologue intérieur qui prouve encore que le foyer de perception est celui du personnage-narrateur du récit. Dans un cadre tout à fait proche du réel, Nerval fait alors surgir un fantastique complètement différent de la norme commune dans ce genre littéraire qui fait son originalité même.   

Nous avons déjà dit que Le Rideau cramoisi de Barbey D'Aurevilly est un récit enchâssé qui comprend deux instances narratrices, par conséquent les instances focales aussi se diffèrent. Le récit commence lors de la rencontre de deux personnages, à savoir le narrateur et le colonel Brassard qui raconte l'histoire de sa relation avec Albertine. Les premières pages mettent en scène un passage de la focalisation externe à la focalisation interne, tout en relayant le rôle du narrateur au second narrateur. Mais il ne faut pas négliger le rôle principal de Brassard qui, à part prendre en charge la narration, est aussi un personnage du récit, de ce fait nous pouvons dire qu'il y a encore une focalisation interne qui anime le texte. Parayre explique ainsi cette transition du regard:" Cette transition du regard est mise en évidence dans la longue introduction qui présente Brassard dans ses moindres détails. Le narrateur y indique ses traits de caractère ainsi que les faits significatifs de sa carrière. Cette partie de l'histoire, qui sert de cadre à la narration de Brassard lui-même, constitue un moment crucial dans la narration […]" (2017: 33). Albertine est décrite par le regard de Brassard. L'histoire racontée par ce second narrateur est de façon qu'elle montre Albertine en tant qu'un personnage mystérieux, et captive. C'est le pouvoir de la focalisation interne qui donne à Brassard, en tant que narrateur et personnage majeur du récit, la possibilité d’approfondir le mystère de cette jeune fille et de la présenter ensuite comme une jeune fille extraordinaire.

Enfin dans la deuxième version du Horla, le choix du "je" narratif anonyme qui, certes est l’unique observateur, ou à vrai dire, l’instance focale de ce récit et la description de l'incipit faite sous le regard du narrateur-personnage dans l'intention de représenter le cadre spatio-temporel montrent que le protagoniste est seul. Jacobée-Biriouk confirme le type de point de vue interne dans Le Horla en prétendant que:

"[…] Le narrateur du Horla se demande ainsi à plusieurs reprises s’il devient fou. Vit-il la réalité, certains phénomènes anormaux se déroulent-ils dans son dos, ou a-t-il perdu la raison ? Le lecteur doute à son tour, adoptant son point de vue. Le choix de la focalisation interne sert merveilleusement bien ce projet, puisque tout est vu par les yeux du personnage lui-même, racontant ce qui lui est arrivé" (Jacobée-Biriouk, 1995: 11).

Maupassant utilise certaines stratégies narratives, y compris la structure et la forme du récit, afin de renforcer le réel et la crédibilité du narrateur auquel le lecteur s'identifie automatiquement grâce à la subjectivité de ce récit intradiégétique. La narration subjective et le discours indirect libre employé dans ce récit manifeste l'enchaînement des pensées, donc la logique de l'instance narratrice ou focale tout en offrant au narrateur-personnage l'occasion de partager son angoisse avec le lecteur ; ainsi le lecteur comprend bien comment l'esprit de celui qui raconte et de celui qui voit fonctionne. La scène de la carafe est un bon exemple pour voir comment le narrateur-personnage montre la peur qui l'envahit progressivement: "Ayant enfin reconquis ma raison, j’eus soif de nouveau ; j’allumai une bougie et j’allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevais en la penchant sur mon verre ; rien ne coula" (Maupassant, 2003: 41).

Nous remarquons ainsi que l’instance narratrice joue un rôle décisif dans le choix du foyer focal. Après l’étude de ces nouvelles, nous pouvons affirmer que quel que soit le point de vue qui narre l’histoire, le fantastique est à vrai dire le récit de ce regard errant, de ces délires subjectifs et de ces inquiétudes de la psyché.

 

 

Conclusion

En bref, dans l'intention de mieux saisir les techniques narratives et les évolutions des récits fantastiques au cours du XIXe siècle dans cet article, nous avons choisi un corpus qui commence par La Peau de chagrin de Balzac et qui finit par Le Horla de Maupassant. Au cours de cette étude, même si nous avons pu identifier des ressemblances du point de vue technique dans la présentation et l'écriture de la mystification, les différences étaient nombreuses. Nous avons vu que ces écrivains avaient chacun leur propre vision du surnaturel.

Dans un espace parfaitement réel, et un temps qui paraissait connu pour le lecteur, Balzac a eu recours au mythe, à une peau magique qui fait revivre chez nous les contes merveilleux. De plus, le passage de la focalisation externe à la focalisation interne a renforcé le caractère étrange de l'écriture balzacienne.

L'apparition du fantastique est faite dans La Vénus d'Ille de Mérimée dans un espace réel et un cadre temporel limité de quelques jours, en ayant recours au type narratif auctoriel, un narrateur extradiégétique et une narration homodiégétique. Ainsi, Mérimée a réussi à créer une même hésitation du réel chez le personnage-narrateur témoin et le lecteur. Dans ce récit fantastique, le regard est celui du narrateur témoin, qui est l'antiquaire, donc il s'agit d'une focalisation interne fixe. C’est le point de vue d’un « je » qui ressemble beaucoup à celui de Mérimée lui-même.

Inspiré des contes de Hoffmann, Gautier a écrit La Cafetière dans l'objectif de mettre en scène un fantastique déréglé, avec un "je" narrateur tourmenté par la monotonie du monde dans lequel il habitait. Grâce au surgissement du fantastique, il aurait l'occasion de vivre un moment de bonheur dans un paradis rêvé. Dans ce but, l'auteur a organisé un passage de la focalisation interne à la focalisation externe. Il a mis en scène un narrateur intradiégétique de type narratif auctoriel ; ce qui a imposé une narration homodiégétique.  

Au fur et à mesure qu'on avance et qu'on s'approche à la fin du XIXe siècle, les évolutions dans ce genre littéraire se font de plus en plus jour. Sylvie et Aurélia de Nerval en sont des exemples. Complètement différent du fantastique de Balzac, de Mérimée ou de Gautier ; dans ces récits, l'auteur brouille tellement les pistes pour le lecteur qu'il lui paraît bien difficile de distinguer le réel et l'imaginaire. L'emploi d'un "je" narrateur fait croire qu'il s'agit d'une autobiographie, d'un auteur qui essaie de révéler les secrets de son moi et de créer un rapport entre la réalité et ses rêves; mais le récit s'inverse et on aura un retour à la réalité. Nerval a choisi un narrateur extradiégétique de type narratif auctoriel, et une focalisation interne pour faire progresser le récit, et faire croire au lecteur qu'il s'agit de sa propre histoire. Dans cette technique employée, le "je" narrant et le "je" narré représentent une même personne et l'instance narratrice est homodiégétique.  

Quant à l'écriture de Barbey D'Aurevilly dans Le Rideau cramoisi, récit inspiré des histoires tragiques du XVIe et du XVIIe siècle qui ressemble aux faits divers, paraît vraie et révèle un scandale tout en plaçant le lecteur dans une position de voyeur. L'auteur a rédigé ce récit enchâssé sous forme de dialogues avec deux narrateurs internes et deux destinataires. Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly qui est un recueil de nouvelles de type narratif auctoriel, avec un narrateur extradiégétique qui, grâce à une mutation devient intradiégétique, est un nouveau type de conte mystérieux plutôt que fantastique. L’importance accordée au premier narrateur par D’Aurevilly fait que le lecteur confond d’abord l’instance focale et l’instance narratrice avec l’auteur même. Mais, le passage de la focalisation externe à la focalisation interne dans les premières pages favorise la situation pour passer le rôle du narrateur au second conteur. En fait, la multiplication des voix narratives et des points de vue dans Le Rideau cramoisi crée l'hésitation et le doute et c'est ainsi que nous pouvons juger que cette œuvre a bien obéi aux lois du fantastique littéraire.

Nous avons vu que Le Horla, récit fantastique par excellence de Maupassant, représente avec beaucoup de détails, ce monde connu et raisonnable où apparaissent des événements inexplicables. Dans la deuxième version de ce récit dont nous avons entrepris l'analyse, l'auteur a choisi un type narratif intradiégétique et actoriel, avec un seul personnage qui assume la fonction de l'instance narratrice ; et cela du fait que l'auteur voulait faire croire que le narrateur-personnage était victime d'une hallucination. L'instance focale dans ce récit et l'instance narratrice sont les mêmes: l'unique "je" narrateur et observateur.

Tout compte fait, grâce à cette étude narratologique et avec un regard plus profond sur la nature du genre littéraire fantastique, nous pouvons maintenant mieux discerner son développement et les améliorations que ce genre littéraire a subies durant le XIXe siècle jusqu'au début XXe siècle. Avec Balzac, Mérimée, et Gautier, on a du fantastique qui tend vers la magie et le mystère, mais peu à peu le fantastique change de forme, il s'approche de plus en plus du réel et devient un événement surnaturel inexplicable qui interrompt le cours monotone de la vie des personnages. Le Horla  de Maupassant est un très bon exemple de ce type de récit où le narrateur qui écrit son journal intime paraît victime de ses hallucinations et voilà pourquoi il se croit persécuté par un Autre mystérieux qu'il appelle "Le Horla ". De plus, nous remarquons que Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly  rédigés  vers la fin du siècle s’éloignent aussi du genre fantastique classique pour créer un nouveau type de conte mystérieux.

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