L’impact de l’affrontement de différents agents dans la décadence sociale dans Aye bi kolah aye ba kolah

Type de document : Original Article

Auteurs

1 Professeur assistant de langue et littérature françaises, Département de langue et littérature françaises, Faculté des Lettres et des sciences humaines, Université de Shiraz, Shiraz, Iran

2 Professeur assistant de langue et littérature françaises, Département de langue et littérature françaises, Faculté de littérature persane et langues étrangères, Université de Tabriz, Tabriz, Iran

Résumé

Le lien entre la littérature et la société est indissociable et la littérature est toujours un processus social. La pièce analysée dans cet article, Aye bi kolah aye ba kolah, écrite par Saëdi, étant un bel exemple de la société iranienne des années quarante, fournit une bonne occasion de mener une étude sociologique approfondie selon les opinions de Bourdieu. En effet, le quartier représenté souffre des inaptitudes foncières qui sont en relation avec la position des agents et leurs capitaux ainsi que les habitus. Cette société qui est composée des agents appartenant aux différentes couches sociales est vouée à la déchéance et cette fin tragique sera tracée par les habitants eux-mêmes. Notre but consiste à trouver une/des réponses aux questions suivantes : pourquoi malgré la présence des agents de différentes classes sociales, cette société ne trouve pas d’issue face au problème et elle sera vouée à l’échec ? Sous l’influence de quelles caractéristiques individuelles et collectives, le destin des agents sociaux se précipite dans la déchéance ? Pour répondre à ces questions, on se propose d'étudier la structure de la société et ses facteurs influents selon la méthode sociologique de Bourdieu.
Pour ce faire, l’étude minutieuse des concepts fondamentaux de la sociologie bourdieusienne; habitus, champ et capital sera le fondement de notre méthodologie analytique. L’habitus de classe  permettant de comprendre la logique des actions individuelles et collectives, influence le mode de vie et détermine, de façon remarquable, l’acquisition aux différents capitaux. Ces derniers recouvrant différentes formes déterminent la position des agents dans la société. Ainsi, l’analyse des facteurs ci-dessus nous orientera à découvrir les causes de l’effondrement de la société présente dans la pièce.
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Mots clés

Sujets principaux


Introduction

Il y a toujours eu des échanges entre la littérature et la sociologie. La littérature s'intéresse à peindre la vie sociale sous ses différents aspects. La connaissance des œuvres littéraires voire leur simple lecture nécessite toujours une bonne compréhension de leurs dimensions sociales. Comme l’a remarqué Dirkx « quel est le roman, le poème ou la pièce de théâtre qui ne contiennent les contours d'un monde rappelant le nôtre, c'est-à-dire celui des êtres sociaux que nous sommes? » (Dirkx, 2000 : 5)

Parmi les écrivains iraniens « Saëdi, Ahmad Mahmoud et Dolatabadi (…) peuvent être considérés comme des représentants de la littérature rurale et de la littérature sociale. (Baharlou, cité par Seifodini, 2011 : 220). Saëdi « qui a étudié la médecine et la psychologie (…), ne cache pas (dans son œuvre) la pathologie sociale et la psychologie des masses » (MehdipourEmrani, 2003 : 21). Son œuvre se présente comme un reflet de la société iranienne des années quarante. Du point de vue historique, en Iran «c’était après les années 40 et à la suite de la crise économique (…) que l’écart social et économique entre la bourgeoisie et le prolétariat ont aggravé l’insatisfaction du peuple de plus en plus. Alors, le système politique qui était seulement dominé par un certain groupe désigné de la part du gouvernement, a approfondi le décalage entre le gouvernement et la classe intellectuelle, entre le système dominant et le peuple dominé » (Rezaï & Ahansaz Salmasi, 2017 : 107). Cet article se donne pour but d’étudier Aye bi kolah aye bakolah, pièce de théâtre écrite par cet auteur, en 1972, selon les opinions sociologiques de Pierre Bourdieu.

Dans cette pièce, Saëdi met en scène les représentants des différentes couches de la société aux prises avec une difficulté qui menace leur vie. Le fait que les personnages n’ont pas été désignés de nom par l’auteur, renforce l’idée qu’ils sont là pour représenter l’ensemble de la société iranienne. En effet, les personnages qui peuplent cette pièce sont un groupe de lettré, d'illettrés, de femmes et d'hommes jeunes ou âgés. La pièce se divise en deux actes, composés chacun d’une seule scène, qui représente les conflits et les discussions des mêmes habitants.

L’histoire se déroule dans un quartier nouvellement construit à la périphérie de la ville. Un vieil homme avertit la nuit les habitants de la présence d'un voleur aux allures de monstre dans une maison détruite et abandonnée située dans leur voisinage. Les habitants sont convaincus par la provocation du médecin du quartier que le vieil homme est délirant. Mais lorsque l'homme au balcon insiste sur le fait qu'il a vu, lui-aussi, un monstre, on redoute. L’homme sur le balcon les encourage à être braves et entrer dans cette maison pour confronter ce voleur. Mais personne ne s'avance. Enfin, lorsque la police et un journaliste arrivent, nous voyons que le monstre à l'intérieur de la maison n’est en effet qu’une vieille femme inoffensive nommée Nané Ali, qui porte une grosse poupée. En fin de compte, il s’avère que l'homme au balcon savait déjà que Nané Ali était dans la maison et qu'il avait l'intention de mettre à l’épreuve le courage des habitants. Dans le deuxième acte, on voit des brigands (Haramian) armés de poignards se diriger vers la maison abandonnée. De nouveau, le vieil homme réveille les habitants en les appelant par des cris. Cette fois l'homme au balcon aussi essaie de réveiller tous les habitants. Tout le monde se réveille, mais personne ne les croit. Le médecin insiste sur le fait qu’il n’y a personne dans cette maison et qu'il n'y aura aucun danger. Finalement on repousse l'homme au balcon et le médecin donne des somnifères à tous les habitants pour qu’ils dorment tranquillement. Lorsque toutes les lumières sont éteintes, on voit les brigands attaquer les maisons et éviter seulement d’entrer dans la maison de l'homme au balcon dont la lumière est allumée.

Les questions qui se posent à travers la lecture de cette pièce sont les suivantes : pourquoi malgré la présence des agents de différentes classes sociales, cette société ne trouve pas d’issue face au problème et elle sera vouée à l’échec ? Sous l’influence de quelles caractéristiques individuelles et collective, le destin des agents sociaux se précipite dans la déchéance ? Pour répondre à cette question, on se propose d'étudier la structure de la société et ses facteurs influents selon la méthode sociologique de Bourdieu. Ainsi, nous allons étudier dans cet article le statut de chacun des agents, la notion d'habitus au sein de la vie des habitants mais aussi l'accès aux différents capitaux chez ces agents.

 

Historique de la recherche

Les quelques ouvrages critiques publiés en persan sur l’œuvre de Saëdi complète bénéficient de moins en moins d’une vue scientifique profonde. A citer l’ouvrage d’Abdolali Dastgheyb qui a tenté d’étudier dans son livre ; Critique des ouvrages de Saëdi, les pièces et les nouvelles de cet écrivain d’une approche sociologique mais sa méthode se borne à mettre en une relation directe les attitudes des personnages avec les manières de vie et de penser des Iraniens. EsmaïlJamshidi et Djavad Modjabi ont essayé de présenter dans leur ouvrage La Connaissance de Saëdi, une collection d’interviews, des voyages et des œuvres de Saëdi mais aussi des inédits sur cet auteur. Enfin, Mehdi Pour Emrani a pour sa part analysé dans son ouvrage intitulé Critique et analyse des histoires de Saëdi accompagnées d’extraits de ses récits, les nouvelles écrites par cet auteur. De même, il existe des articles qui ont abordé les pièces et les nouvelles de Saëdi de différentes approches. On peut citer en guise d’exemple L’analyse  des caractéristiques de l’histoire gotique à travers la Mort rouge d’Edgar Poe et des Endeuillés de Bayal de Saëdi de Houshang Mohammadi Afshar et Hesam Khalouï. Dans cette étude, l’atmosphère terrifiante des nouvelles de Saëdi est mise en rapport avec les caractéristiques et les thèmes de la littérature gothique. Etude comparative des histoires de Saëdi et Dostoïevski écrit par FarhadTahmasbi et MaryamSojoudi est un autre article qui se donne pour objectif d’étudier l’influence de l’écrivain russe sur l’auteur iranien. Salimi kouchi et Ashrafi dans leur article intitulé De la société du texte à la société du référent, Lecture duchetienne de Peur et Tremblement de Gholamhossein Sâédi, ont essayé de dégager à travers le texte des traces de la société réelle pour mieux analyser les enjeux thématiques, formelles et esthétiques de l’œuvre. En ce qui concerne Aye bi kolah, Aye bakolah, cette pièce a été étudiée d’un point de vue sémiologique-culturel par Majid Sarsangui et Farhad Amini dans un article intitulé Les Enjeux d’affronter autrui dans Aye bi kolah, Aye bakolah. Par cette étude, on conclut que la stratégie de Saëdi pour affronter autrui est basée sur la conscience. Comme on voit, peu nombreuses sont des études qui ont analysé l’œuvre de Saëdi selon une méthode sociologique scientifique et c’est là où l’originalité de notre étude se présente de plus en plus clair.

 

La Méthodologie

L’analyse sociologique menée selon la méthode bourdieusienne consiste à étudier le statut des agents sociaux mais aussi leurs manières de vie et de penser qui relèvent d’une part de leur habitus et d’autre part de leurs taux de capitaux. Les différents habitus individuels et collectifs forment les attitudes et les réactions des agents face aux différentes situations. En plus, par l’analyse des capitaux, on peut se rendre compte du statut des agents du point de vue culturel, économique, social et symbolique. Situés dans le champ de lutte, les agents entrent en conflit et chacun d’eux essaie de dominer les autres. Certes, le victorieux sera l’agent qui possède assez de capitaux et dont le comportement et le langage s’adaptent mieux à la situation. On va s’occuper plus précisément du détail de la méthodologie bourdieusienne dans chacune des sous-parties de notre étude.

 

  1. L'espace social et le statut des agents

Bourdieu a combiné et renouvelé les théories des grands sociologues comme Émile Durkheim, Max Weber et Karl Marx. Rénovant la théorie de l'espace social selon les marxistes, Bourdieu propose une théorie selon laquelle les sociétés se structurent à partir du capital économique mais aussi culturel. Ainsi, le capital culturel et la qualité des ressources culturelles jouent un rôle important dans la position sociale de l'individu. Il ne faut pas oublier que la vision de l'espace social chez Bourdieu est relationnelle, c'est-à-dire que la position sociale des individus sera déterminée en comparaison avec la quantité de capital culturel des autres agents. A part ces deux types de capital, Bourdieu croit que tout autre type de ressources peut être déterminant dans la position sociale des agents.

Selon Bourdieu, une classe sociale est un ensemble d’agents caractérisé par le taux de ses capitaux économique et culturel. Il distingue trois classes : a) La classe dominante composée des agents fortement dotés en capitaux et qui possède la vision du monde légitime, la langue légitime et la culture légitime. b) Les classes moyennes ou petite bourgeoisie qui sont des classes dominées dont les membres sont moralistes et aspirent à des pratiques légitimes. c)Les classes populaires composées des agents faiblement dotés en capitaux et qui subissent la domination. Ce n’est donc pas seulement la richesse matérielle qui distingue les classes sociales entre elles, celles-ci sont d’ailleurs marquées par des rapports de domination et des luttes.

 

I.2. Le statut des agents des classes populaires

Le quartier situé dans cette pièce où les différents personnages sont réunis, constitue l'espace social où les agents des différentes couches sociales entrent en conflit. On a marqué au début de la pièce qu'il s'agit d'un quartier construit en banlieue de la ville, donc, il ne s'agit pas de centre-ville ni d'un quartier bourgeois. Normalement, les gens qui habitent la banlieue ne sont pas très riches du point de vue économique ou culturel. Cela veut dire qu'ils ne bénéficient pas d'une position élevée dans la société. En effet, le choix de type des personnages, leur langage et le comportement qui leur est attribué déterminent clairement le champ social propre à chacun d'eux. Ainsi, nous rencontrons dans cette pièce le mécanicien et sa mère qui appartiennent au peuple et à la couche ouvrière. En fait, à plusieurs reprises, le mécanicien révèle sa personnalité; il est le représentant d’une classe dont la seule préoccupation est de gagner la vie quotidienne et rien d’autre : « ce n'est pas juste comme ça, vous gaspillez notre temps à demander des questions (inutiles)... » (Saëdi, 1972 : 21) ou encore: « ne vous traînez pas … nous avons du travail » (Saëdi, 1972 : 21) L'un des autres défauts du mécanicien consiste à se moquer des autres et à ignorer ce qu'il doit normalement savoir étant donné son âge. Par exemple, il demande aux autres de lui expliquer ce que veut dire «brigands», ou quand les autres sont à la recherche des voleurs, il dit : « cela ne me sert à rien de savoir si la maison en ruine a un propriétaire ou non » (Saëdi, 1972  : 27). Bref, les connaissances superficielles lui suffisent puisqu'il ne cherche pas à comprendre la profondeur des problèmes. La mère, aussi ignorante que son fils met en relation l'atmosphère angoissant du quartier avec les problèmes métaphysiques et les apparitions surhumaines. Il faut mettre dans le même rang le gardien d'école qui semble être dépourvu de toute volonté solide et s'astreint à répéter ce que le médecin prononce. Cela est évident lorsque le médecin vérifie la maladie du vieillard. Vient alors le tour de l'homme qui est seul à la maison. Il appartient à une couche sociale dont le comportement est accompagné d'irréflexion, de sentiments éphémères et qui cherche des excuses à ses actions. Ainsi, sans réfléchir il se met à crier « O voleur! Au secours! A l'aide » (Saëdi, 1972 :16). En réponse à la question: « vous avez vu les voleurs? », il répond: « Non monsieur, je m’endormais, la sonnette de la porte m'a réveillé » (Saëdi, 1972 : 17). Il fait partie de ceux qui sont passifs et ne veulent pas mettre du temps ou d'énergie pour découvrir la source des problèmes. Un autre personnage important qui, du point de vue des croyances, se met au même rang que les autres, est le vieil homme. En effet, par son apparence angoissée et mouvementée, il veut se différencier des autres mais à regarder de plus près, on se rend compte qu'il fait partie des vieillards qui désirent être obéis sans concession par les plus jeunes. Sa fille est à ses côtés tout le temps et malgré les inquiétudes de cette dernière de la santé cardiaque du père, celui-ci lui parle d'un ton péjoratif: « tais-toi, bête fille » (Saëdi, 1972 :14). Individualiste et définitif dans sa décision d'informer les autres et de leur imposer ses propres idées, le vieillard ne pense qu'à imposer également ses ordres à sa fille même au prix de la sacrifier à sa propre volonté. Il ne pense qu'à son propre confort. Ainsi, en réponse à sa fille qui lui propose d'aller sonner lui-même la porte de la maison du voisin, il dit : « Moi? Moi qui souffre du mal aux jambes? Moi qui souffre du mal aux poumons? Comment est-ce que j’y vais? Toi, tu es jeune et vivante, tu peux le faire en un clin d’œil» (Saëdi, 1972 :14). Face à ce vieil homme dont les actes et les paroles apparaissent irrationnels, on trouve la fille qui est plus prudente et en comparaison avec son père, plus sincère mais elle est entièrement passive, ne pense qu'aux autres et ne se juge qu'à travers le regard des autres. Cela veut dire que les autres – qui à bien des égards ne se différencient pas de son père et d'elle-même – sont considérés comme juges, donc, il faut agir à leur gré : « ça suffit papa, tu nous as déshonorés, dès lors, nous ne pouvons plus vivre dans ce quartier» (Saëdi, 1972  : 47). Il est à préciser que parmi les personnages de la pièce, il y a deux femmes : la mère du mécanicien et la fille célibataire du vieil homme. Ces deux femmes souffrent du manque absolu d’énergie intellectuelle ou morale. Et personne ne pense à les arracher à leur inertie. Elles ne sont pas des agents à vrai dire. Elles manquent d’action efficace. Par exemple, quand le mécanicien dit au vieil homme : « pourquoi est-ce que tu as réveillé tout le monde en pleine nuit ?», sa mère dit tout de suite : « Que les malédictions de Dieu soient sur les importuns » (Saëdi, 1972 : 11). Ou quand le mécanicien dit encore une fois à l'homme au balcon : « Ok. Admis. Il y a beaucoup de voleurs là-bas, mais cela ne te regarde pas. Tu es l'avocat consultant ou le représentant du peuple? », sa mère dit aussitôt: « Tu es commissaire de police ou chef du village ? » (Saëdi, 1972 : 28). Quand le mécanicien adresse des insultes aux voleurs, sa mère aussi les accable d’injures tout de suite. En ce qui concerne la fille du vieil homme, elle ne sait que répéter : « j’ai peur ». Elle a honte de son père, de sa manière de parler et d’agir, et en même temps, elle est inquiète pour lui, mais ne peut rien faire pour le calmer. Et nous observons qu’elle pleure deux fois. « Impuissante, elle s’assied dans un coin et pleure » (Saëdi, 1972 : 72). Dans un entretien réalisé par GolBaten, à la question « pourquoi les femmes sont-elles si peu nombreuses dans votre œuvre ?», Saëdi répond : « Lorsque les gens pensent aux femmes, en particulier les Iraniens qui ont vécu dans un milieu particulier, ils considèrent la femme plutôt comme un objet » (GolBaten, cité par Modjabi, 1999 : 219).

Signalons que parmi tous ces personnages déjà cités, le vieillard est le seul qui prétend lire des livres mais les livres prétendus – qui se limitent à décrire les apparitions non-humaines n'ont rien à ajouter au savoir du vieillard, ne contribuent pas à son épanouissement spirituel et mental, ni ne l'aide à élever son niveau social.

I.2. Le statut des agents des classes moyennes

A part ces agents dont la majorité est des illettrés, se trouve le camp des lettrés qui sont peu nombreux: le médecin et l'homme au balcon. Dans ce quartier sombre, le premier habite une maison qui s’éclaire par la lumière d’une lampe et l'autre habite une maison avec balcon à l’étage. Ainsi, déjà par des symboles expressifs, l'auteur distingue ces deux personnages des autres. L'homme au balcon est présenté comme le représentant des intellectuels de la société. Il y a de nombreuses définitions pour le mot « intellectuel ». En général, intellectuel se dit d’une personne qui fait appel à l'activité de l'esprit, à la réflexion. Selon Foucault l’intellectuel a une fonction à assumer et une responsabilité dans la société. Il est conscient de son rapport au monde : « Je rêve de l’intellectuel […] qui, sans cesse, se déplace, ne sait pas au juste où il sera ni ce qu’il pensera demain, car il est trop attentif au présent » (Foucault, 1977 : 271). L’homme au balcon se met au-dessus des autres, peut bien observer et analyser ce qui se passe en bas et ne descend pas son balcon. A cette question: « pourquoi est-ce que tu ne descends pas ? », il répond: « Là-dessous, je n'ai rien à faire, en plus, je peux mieux guetter d'ici-haut » (Saëdi, 1972 : 25). Il boit peu à peu du vin, se distingue des autres et leur est indifférent. Il parle aux habitants d'un ton moqueur. Par exemple, il décrit le médecin par ces termes: « et voilà le penseur pensif » (Saëdi, 1972 : 27). Malgré sa malice pendant la première scène, l'homme au balcon descend dans la deuxième scène et essaie de toute sa force de lutter contre le sommeil d'ignorance des habitants: « vous avez raison, j'ai été le dérangeur! Je vous ai embêtés, mais cette fois le problème est sérieux, je suis descendu, regardez! Je suis parmi vous parce que je sais que, seul, on ne peut rien faire » (Saëdi, 1972 : 64). Le statut de l'homme au balcon, ses savoirs et sa connaissance des différents groupes sociaux le font entrer en conflit avec le médecin, qui ayant un titre et un diplôme et étant le guérisseur aux yeux du peuple, bénéficie d'une position beaucoup plus élevée.

L'homme au balcon n'a pas obtenu son statut social du fait de ses biens matériels, mais grâce à son intelligence. Il appartient à la classe moyenne, entre la bourgeoisie et le prolétariat. Il dit au peuple : «j’étais l’un de vous » (Saëdi, 1972 : 42). Selon Bourdieu, les métiers comme le journalisme ou les postes gouvernementaux appartiennent à la couche moyenne. Pour décrire le journaliste, Saëdi emploie l’adjectif : « gandin » (Saëdi, 1972 : 43). Il ne peut en effet rien faire pour le peulpe. Lorsque le journaliste arrive, la discussion sur la présence des voleurs est oubliée et on parle d'autres choses. Le journaliste demande au vieil homme d'imiter le comportement du monstre et, en effet en ce faisant, il se moque du vieil homme et ne prend pas au sérieux sa peur. Cette classe aussi est, en général, dominée. Mais l’homme au balcon qui ne possède pas le discours dominant dans la société, en tant qu’intellectuel, se soulève contre ce discours. Le médecin, l’agent dominant, tente toujours d’empêcher et de nier le discours intellectuel. L’homme au balcon, l’agent conscient de la société, vit en marge. Il est un étranger parmi le peuple, à la fois proche et séparé de tous. Cependant, il se voit responsable de sauver les gens. Il leur suggère de se libérer de l’aliénation pour accéder à la liberté de pensée : « vous ne m’avez pas écouté, vous n'avez rien accepté. Au moins, appliquez cette dernière tactique : Ne vous laissez pas dormir. Jetez au rebut ces pilules-là» (Saëdi, 1972 : 91). Il résiste et ne se laisse pas être le jouet dans les mains des couches dominantes. Malgré les menaces, il défend sa propre opinion. Le pouvoir, soit celui des brigands soit celui des dominants, n'est pas si redoutable qu'il ne puisse critiquer. L'homme au balcon dit au médecin : « Monsieur le Docteur, prouve que tu n'as pas peur. Allez ! Vas-y et arrête le voleur » (Saëdi, 1972 : 30). C’est encore lui qui demande au médecin de prêter sa voiture.

Malgré son intellectualisme, la société ne lui accorde pas de valeur et ne l’estime pas, car il est un homme insociable et n'a, par ailleurs, aucun pouvoir. En tant qu'intellectuel, il est capable de voir ce que les autres ne voient pas. Il a une vision élargie et générale sur la société. Il est donc condamné à être en conflit avec les classes dominées : « Maintenant qu’on préfère être séparé, il vaut mieux que je reste là où je suis. Au moins, je vois mieux d'ici et je peux mieux prendre soin de moi-même » (Saëdi, 1972 : 71).

Ainsi, la maison de l'homme au balcon reste éclairée, car il est un homme conscient, tandis que celle du médecin et des autres sont plongées dans l'obscurité et les voleurs y attaquent. Enfin du compte, sa vie est sauvée et celle des autres est tombée en danger. Ils se feraient tuer.

 

I.3. Le statut de l’agent de la classe dominante

Le médecin est le personnage principal de la pièce. Son respect envers les autres, sa manière de parler et son comportement le font distinguer des autres. Il est le seul qui demande des questions raisonnables, le seul qui peut contrôler le peuple terrifié du quartier en les invitant à se détendre surtout quand ils veulent battre l’homme au balcon. Mais, en effet, il est orgueilleux et égoïste. Ses paroles tendent à se montrer comme des devises : « il faut réagir par des moyens légaux » (Saëdi, 1972 : 28), ou encore « la présence du représentant de la loi est requise » (Saëdi, 1972 : 27). Cependant jusqu'à la fin de la pièce, il est celui à qui le peuple obéit. C'est ainsi qu'à la fin de la pièce tout le monde lui obéissant avale des somnifères et que la fin tragique de la pièce se forme.

La différence entre le médecin et les autres consiste en ce qu’il cherche la solution au problème à la lumière de son savoir médical. Non seulement il ne fait rien pour informer les autres du danger, mais il les entraîne de plus en plus dans l’inconscience et l’engourdissement. C’est ainsi que quand le médecin demande au vieil homme de tirer la langue, tout le monde dit : « C’est le médecin qui dit ça. Tire donc ta langue ! » (Saëdi, 1972 : 80). Cela dit, le savoir du médecin ne conduit pas à la vérité, mais il est un signe de sa puissance, il sert seulement à établir et à assurer sa domination. Le « champ » n’est en effet qu’un champ de pouvoir, là où le dominant tente de s’imposer aux autres. Bourdieu assimile la vie sociale à un jeu (jeu de football par exemple). On y joue pour augmenter son propre capital. Le médecin traite le vieil homme gratuitement dans la rue devant tout le monde et demande à sa fille d’emmener celui-ci le lendemain à son cabinet pour l’examiner encore. Et quand il prescrit des somnifères au mécanicien et à l’homme, « il leur dit en riant ; - Vous payerez les frais de visite plus tard » (Saëdi, 1972 : 90).

 

  1. Habitus, structure structurante

Selon Bourdieu: « L'habitus désigne un ensemble de dispositions qui portent les agents à agir et à réagir d'une certaine manière » (Bourdieu, 1991 : 24). Notons que l'habitus intègre les pratiques individuelles en même temps que collectives. En effet, l'habitus constitue l'unité de pensées et actions de chaque individu. Mais, au cas où les individus issus de mêmes groupes sociaux auraient vécu des socialisations semblables, l'habitus expliquerait la similitude des manières de penser, sentir, et agir des individus d'une même classe.

Etant donné ces explications, on observe dans la pièce de Saëdi plusieurs habitus qui se montrent comme les traits caractéristiques de cette société. En effet, tout au long de la pièce, un habitus se présente plus remarquable que les autres. Il s’agit de l’habitus de « s’énerver rapidement », « injurier » et puis « attaquer ». L’homme, le mécanicien, sa mère, tous adressent des injures grossières aux autres, surtout à l’homme au balcon. Les plus frappants sont les injures extrêmement graves du vieil homme adressées à sa fille. Nous observons que le mécanicien prend une pierre par terre pour battre l’homme au balcon et une fois, il veut le battre avec les coups de poing, enfin ils l’attaquent tous. Il s'agit aussi de l'habitus de « courir » et de « crier »: « ils se bousculent, courent, s'agitent. Quelques minutes plus tard, se taisent et regardent fixement l'homme au balcon » (Saëdi, 1972 : 24). A la fin de la première scène aussi, on les voit courir et s'enfuir et lorsqu'ils cherchent des solutions pour arrêter les voleurs, leurs discussions aboutissent, la plupart du temps, à des cris « au secours, à l'aide, ô voleurs ». En fait, ce comportement relève de l'impuissance des personnages à réagir convenablement face au danger. Et cette réaction est également due à leur habitus de « l'irréflexion » et leur impuissance à prendre une décision définitive. On sait qu'il existe un rapport réciproque entre l'habitus et le style de vie. Cela signifie que le mode de vie présente l'effet des dispositions de l'habitus qui sont elles-mêmes le produit de mode de vie. On observe ce trait nettement chez les personnages de la pièce qui, du fait du manque de la volonté solide, de la paresse et de la préférence pour le confort ne se permettent pas à s'investir totalement dans cette affaire et victimes de leur propre mauvaise foi, ils se contentent d’imiter les autres et d’accepter les opinions d'autrui sans conteste pour dissimuler leur propre passivité. Cette caractéristique se voit clairement dans la première scène où les habitants, après avoir trouvé un chauffeur qui accepte d'aller informer la police, « s'asseyent chacun dans un coin satisfaits » (Saëdi, 1972 : 34) de ce qu'ils n'ont pas fait, en vérité.

Cet habitus se répète encore à maintes reprises dans la pièce, premièrement lorsque l'homme au balcon prétend voir le voleur et tous les habitants le croient; l'homme acceptant complaisamment la prétention de l'homme au balcon lui dit: « si vous l'avez vraiment vu, pourquoi est-ce que vous n’avez rien dit ?» (Saëdi, 1972 : 25) Comme nous avons remarqué, « la passivité » et « la paresse » poussent les habitants à imiter l’homme au balcon. Ainsi, l'habitus d' « imitation » provoque leur rire lorsque l'homme au balcon dit: « maintenant il rit, il rit de quelque chose de ridicule dont il se souvient. L'homme au balcon rit et tout le monde rit silencieusement » (Saëdi, 1972 : 40). Quand l'homme au balcon dit : « il ne rit plus, il s'ennuie… » et qu'il s’assied à la terrasse, « tous les habitants s'asseyent involontairement » (Saëdi, 1972 : 40). Quand l'homme au balcon se lève, les autres se comportent de la même façon. En effet, il s'agit d'un groupe qui se contente facilement du raisonnement superficiel et atteint, pour ainsi dire, le désengagement qu'il cherche. L’adverbe « involontairement » employé par Saëdi est à remarquer. Il s’agit des actions qui sont acquises et auxquelles les agents se sont habitués, des actions qui sont devenues des caractères stables intériorisés par le peuple. Elles proviennent « des expériences formatrices de la prime enfance, de toute l’histoire collective de la famille et de la classe » (Bourdieu, 1987 : 48). C’est pourquoi elles paraissent être automatiques, naturels et même innées. Les agents les font automatiquement et involontairement. Car, selon Bourdieu les habitus sont « des automates réglés comme des horloges, selon des lois mécaniques qui leur échappent » (Bourdieu, 1987: 47). La différence dans les personnalités et le comportement des gens est due à « l’habitus de classe ». Leur comportement qui paraît être naturel a été acquis dans la société. L’habitus de classe nous permet de comprendre la logique des actions individuelles et collectives. Car les actions ont été produites par les habitus. Ainsi, l’habitus est une structure structurante. L’action sociale forme et façonne les habitus d’une façon réglée. L’agent reproduit son espace social dans le cadre d’habitus. Dans cette situation, l’habitus devient une structure structurée. L’habitus est un schème créé par l’environnement. Les habitus sont intégrés par imprégnation progressive tout au long de notre éducation et plus largement de notre vie (Bourdieu, 1978 : 64).

Un autre exemple de cet habitus d'imitation se montre lorsque l'homme au balcon leur propose de prendre le fusil pour se défendre contre les voleurs et que chacun d'eux s'appuie sur un prétexte pour s'échapper à sa fonction. Le vieil homme dit qu'il ne sait pas tirer, et ainsi, l'imitant à son tour, l'homme qui possède le fusil dit: « je ne peux pas, j'ai d'autres choses à faire, je ne peux pas m'enfoncer dans de tels troubles… » (Saëdi, 1972 :42). L’imitation des gestes et des comportements se répète à la fin de la deuxième scène où le médecin est en train d’examiner la maladie du vieil homme : « Médecin - tirez votre langue. - Tout le monde tire sa langue. » (Saëdi, 1972 : 80). Il semble que ces imitations témoignent du manque de l’initiative chez ces personnages passifs qui n’arrivent pas à trouver d’issue à leur difficulté.

C'est ainsi que les comportements collectifs, sans conséquences, et les prétextes à ne pas s'engager se multiplient. D'ailleurs, chez ces personnages la raison est remplacée par l’agitation. Ainsi, l'habitus de « réagir soudainement et sans réflexion » occupe une grande place chez ce peuple. Cela attire notre attention lorsque le journaliste intervient et que les habitants passionnés de prendre des photos font la queue mais aucun d'entre eux ne pense à résoudre le problème : « tout le monde fait passionnément la queue, ils font de différents gestes» (Saëdi, 1972 :  80). En effet, leur style de vie est intrinsèquement lié à leur habitus. Comme l'a très bien marqué Gérard Mauger : « l'habitus de classe est la forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu'elle impose, mais il est aussi formule génératrice des préférences (goût de luxe, goût de nécessité), principe unificateur et générateur des pratiques permettant ainsi de rendre compte de l'unité de style de vie, caractéristique d'une classe » (Mauger, 2020 : 1). Ainsi, tous les comportements illogiques du peuple s'expliquent par les habitus qui sont liés à leur vie individuelle et collective. On peut également signaler l'habitus de « l’indécision et de doute » qui se montre là où : « tout le monde marche définitivement vers la maison en ruine, tout d'un coup, ils doutent et ils s'arrêtent » (Saëdi, 1972 : 30). A tout cela, il faut ajouter l’habitus de peur et de manque du courage qui aboutissent à l’habitus de recourir sans cesse aux autres sans considérer ses propres aptitudes. En fait, c’est ce même habitus qui conduit à considérer le médecin comme un sauveteur et forme ensuite la fin de la pièce : « tous les personnages se sont réunis autour du médecin et l’observent d’un regard insistant, mais le médecin leur est indifférent » (Saëdi, 1972 : 30). De plus, quand l’officier et le gardien entrent en scène, le peuple prie la police d’arrêter les voleurs : « mais arrêtez-les » (Saëdi, 1972 : 52) et il se sent apaisé, satisfait et content quand la police lui dit : « ne vous inquiétez plus. Vous pouvez rentrer chez vous. Ce n’est pas votre affaire » (Saëdi, 1972 : 53).

L’habitus de ne pas réfléchir et de croire les autres sur parole, aussi bête qu’elle soit, se manifeste clairement dans la première scène où l’homme au balcon livre des descriptions irréelles, factices et incroyables aux habitants à propos du voleur, mais le peuple crédule les croit. Ainsi, l’homme au balcon dit : « il est en train de manger son fusil. – le vieillard : quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Il mange son fusil ? –le mécanicien : Qu’est-ce que ça signifie ? On peut manger le fusil ? – je ne sais pas. Le fusil est dans sa bouche... » (Saëdi, 1972 : 38). Malgré ses propos insignifiants, l’homme au balcon essaie de convaincre le peuple à reconnaître son pouvoir et à agir d’une façon remarquable et solide. Mais à chaque fois, son effort aboutit à l’échec. Le peuple ne réagit en aucune situation. Comme nous avons déjà signalé, le goût du peuple pour le confort, la passivité et son inaptitude à réagir le conduit à croire et à affirmer les autres. Dans la deuxième scène, ce même goût les pousse à ne pas croire en l’homme au balcon et à le nier, parfois à le menacer d’être battu. En effet, l’avancement dans cet habitus va jusqu’où les habitants se mettent à s’attribuer des mots péjoratifs. En réponse à l’homme au balcon qui leur demande de le prendre au sérieux, ils disent : « nous ne voulons pas t’écouter parce que nous sommes bêtes » (Saëdi, 1972 : 69). Il ne faut pas perdre de vue l’habitus de répétition qui se voit surtout chez le gardien d’école lorsqu’il confirme à plusieurs reprises les propos du médecin : « hallucination! Voilà! Tu ne sais pas ce que veut dire hallucination !» (Saëdi, 1972 : 22), ou bien « tout cela est dû à l’excès de gaz dans l’estomac» (Saëdi, 1972 : 22). Comme il est évident, la répétition vient de l’impuissance à réfléchir et à analyser les faits.

 

  1. Champs de conflit et accès aux capitaux

Selon Bourdieu, « le champ est un espace social où des acteurs sont en concurrence avec d’autres acteurs pour le contrôle des biens rares et ces biens rares sont justement les différentes formes du capital » (Bourdieu &Wacquant, 1992 : 75). Bourdieu distingue quatre formes de capital : le capital économique, le capital culturel, le capital social et le capital symbolique. Le capital économique comprend l’ensemble des ressources économiques d’un agent (son patrimoine, ses revenus), le capital culturel concerne l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un agent particulier. Ce capital apparaît sous trois formes : incorporées (savoir-faire, savoir et compétences), objectivées (possession d’objets culturels) et institutionnalisées (diplômes scolaires et titres). Le capital social se lie à l’ensemble des ressources qui sont en rapport avec « la possession d’un réseau durable de relations d’interconnaissances et d’inter-reconnaissance ». Le capital social est l’ensemble des relations sociales d’un individu. Enfin, le capital symbolique indique toute forme de capital soit-il (c’est-à-dire culturel, économique et social) ayant chacun une forme de reconnaissance particulière au sein de la société (Bourdieu, 1986 : 241-258). En effet, les différents capitaux dont disposent les individus « sont plus ou moins valorisés dans un champ qui est un microcosme social où les agents occupent des positions hiérarchisées et différentes selon le taux du capital qu’ils possèdent » (Coudray, 2019 :1). En effet, le capital symbolique résulte des trois premiers.

 

III.1. Le taux de différents capitaux chez les agents

A part le médecin, les autres personnages de cette pièce ne font pas preuve de capital économique. En fait, tous habitent le même quartier, mais c’est seulement le médecin qui dispose d’une voiture, d’un chauffeur et d’une maison équipée d’une lampe et d’une sonnette. Il est à ajouter qu’aux dires du vieillard lui-même, il n’a ni télévision ni même radio dans sa maison.  En effet, « la position des agents dans le champ sous-entend leur capital » (Raoufzadeh, Keyfarokhi, 2020 :155). Lorsque les habitants cherchent à informer la police de la présence des brigands, l’homme au balcon leur propose d’y aller en voiture et de tous les personnages, c’est le médecin qui possède une voiture, mais ne veut pas partager son bien avec les autres pour résoudre ce problème collectif : « vous savez ? Je possède une vieille voiture mais mon chauffeur est allé à la ville... en plus, il en a emporté la clé... vous savez ? Ma voiture est tombée en panne ! » (Saëdi, 1972 : 29). Ainsi, à chaque proposition et demande d’aide, il trouve un prétexte. L’une des causes de la déchéance de cette société est donc le manque de collaboration et d’aide des couches favorisées. Ainsi, à la demande de l’homme au balcon qui propose au médecin d’aller vérifier la maison en ruine, il répond : « je ne veux pas me mettre en danger, je ne suis pas bête » (Saëdi, 1972 : 31). Un autre objet qui se met au rang des capitaux économiques de cette société est le fusil qui appartient à l’homme. Comme le cas de la voiture, l’homme nie d’abord la possession de cet objet : « Moi ? Je n’ai pas de fusil ! » (Saëdi, 1972 : 36) et comme le cas du médecin, c’est encore l’homme au balcon qui proteste cotre le mensonge et incite la société à dire la vérité : « ce n’était donc pas ton fusil, ce que tous les vendredis tu emportais avec toi (pour la chasse) en haut de la colline ? – c’est un fusil de chasse ! – le fusil de chasse n’est pas un fusil ? On ne peut pas tirer avec ça ? – je ne pense pas que ça soit utile (Saëdi, 1972 : 36-37). Enfin, on parvient à convaincre l’homme d’apporter son fusil, mais personne n’accepte à le prendre. Ni le vieillard qui insistait à l’homme de l’apporter, ni le médecin, ni les autres ne savent l’utiliser ou n’osent le prendre ou tirer avec, pour faire peur aux voleurs. C’est ainsi, en fuyant l’engagement qui leur pèse, et en faisant preuve d’une indifférence totale à l’égard de leur destin et de leur vie que la pièce touche à sa fin.

En ce qui concerne le capital culturel, sa forme à laquelle on fait souvent référence dans les recherches sociologiques est le diplôme. Dans ce cas, la validité du capital est déterminée par l’institution. On dit alors que ce capital est institutionnalisé et apporte ainsi une légitimité à celui qui le possède. Sous cette forme, le capital culturel est à la disposition du médecin qui – par son titre et la position qu’il occupe dans le champ – joue un rôle important dans la pièce. En effet, dans la première scène, lorsque tous les habitants crient et courent par peur dans les rues, il se considère comme leur guide et les invite à être tranquilles. En s’appuyant sur quelques questions médicales posées au vieillard et ses réponses, il se permet de considérer ce dernier comme un malade mental. Dans la première scène, il dit : « vous avez passé une mauvaise nuit, vous avez beaucoup mangé, après vous avez lu des livres sur le spiritisme, en plus vous êtes atteint de l’hyperplasie prostatique, donc vous avez besoin urgent et fréquent d’uriner. Tous ces problèmes – mental et physique – ont causé ces hallucinations et ces illusions » (Saëdi, 1972 : 21). D’ailleurs, comme il est médecin, les autres l’approuvent, ainsi, les habitants protestent d’une façon ou d’autre au vieillard : « tout cela est dû à l’excès de gaz dans l’estomac, ... tu dois te soigner... pourquoi est-ce que tu nous as fait peur ? .... Importun » (Saëdi, 1972 : 22). Ainsi, se présentant comme agent dominant, le médecin assure les autres et leur demande de rentrer chez eux, et s’appuyant sur la science qu’il a acquise, il conseille au vieillard de prendre des somnifères (Saëdi, 1972 :23). C’est alors qu’il stabilise le rôle de guérisseur et de sauveteur dans la société. En se servant du discours médical et usant des mots scientifiques en langue étrangère comme «hallucination», «psychose» ou «hyperplasie prostatique», le médecin parvient à attirer l’attention du peuple et il les persuade qu’il n’y a pas de danger : « Le peuple commence alors à remarquer la force de caractère chez le médecin et le regarde avec un grand intérêt » (Saëdi, 1972 :23). Le médecin occupe une place remarquable et joue un rôle primordial dans le destin final des personnages. Il examine de plus près le vieillard qui ne cesse de crier la présence cachée des brigands dans la maison en ruine. Malgré la vraie prétention et le témoignage de l’homme au balcon, le médecin met en doute la santé du vieillard et déclare qu’il est atteint d’une grave psychose : « cela ne fait pas partie de votre spécialité. Vous comprenez ? Cela est en rapport avec mon domaine du travail. Moi, je diagnostique d’après ses symptômes et pas vous » (Saëdi, 1972 : 73). Ainsi, le médecin parvient à se présenter comme le victorieux de cette lutte. En effet, il a réalisé son processus de domination dès la première scène. Mais cette domination ne résulte pas de son seul effort. En fait, selon Bourdieu, « la violence symbolique nécessite et engendre la participation des dominés à leur propre soumission ; c’est là sa principale particularité et son inquiétante originalité. Puisqu’un ordre « ne devient efficient que par l’intermédiaire de celui qui l’exécute, la violence symbolique requiert, pour s’exercer la complicité de l’agent social qu’elle prend pour cible » (Bourdieu, 1997 : 243). Mais, il ne s’agit pas d’une relation servile. En effet, Jean-Michel Landry précise que « Le rapport de soumission obtenu au moyen de violence symbolique est plutôt le fruit d’une acceptation machinale et involontaire qui prend sa source à l’intérieur de schèmes de perception conditionnés à l’avance » (Landry, 2006 : 6) En fait, nous avons signalé à maintes reprises que tous les personnages, excepté l’homme au balcon, approuvaient le médecin et ses paroles. Ainsi, ils participaient au processus de la domination, d’être dominés par le médecin. D’autre part, étant donné la position élevée du médecin dans la société iranienne et le respect et l’attention portés au statut du médecin depuis longtemps, il est évident que ce processus se fait très inconsciemment chez ces individus.

 

III.2. Le capital linguistique et la langue légitime

Tout au long de la pièce, on voit l’homme au balcon essayer de s’opposer à la crédulité du peuple et de l’inciter à avoir du courage et de l’initiative pour affronter le problème. Bien que son style de parler s’oriente la plupart du temps vers la moquerie et la plaisanterie, il ne cesse de provoquer leur curiosité et leur bravoure pour transformer la passivité ignorante en une conscience active : « c’est le seul moment où l’on peut faire quelque chose » (Saëdi, 1972 : 42). Quand l’homme apporte le fusil, il leur dit : « bravo ! Tu es arrivé à l’heure ! On ne doit pas gaspiller le temps. Maintenant il est endormi et vous êtes réveillés, c’est le moment où vous pouvez décider vous-même du destin du quartier, vous devez essayer de faire disparaître ce monstre qui a terrifié tout le monde. Une fois vous prenez votre décision, vous serez libres et à l’aise » (Saëdi, 1972 : 41). Mais tous ces propos d’encouragement échouent devant l’inertie du peuple. L’homme au balcon continue : « je me trouve au-dessus de vous et je vois tout clairement. Vous me croyez mais puisque vous avez peur, vous faites semblant de ne pas croire, la peur circule dans votre corps comme du sang, mais au lieu de réagir, vous vous accroupissez tant que vous ne pouvez pas agir » (Saëdi, 1972 : 42). Il ajoute : « je savais dès le début qu’il ne se passera rien. Je vous connais très bien. Je vous ai accompagnés partout lors de la division de l’eau, lors de l’agriculture, lors de la construction des bâtiments, lors des querelles ... vous avez toujours des prétextes comme la responsabilité envers la famille, les parents, les enfants, les responsabilités sociales, ... tout ça, ce sont des obstacles » (Saëdi, 1972 : 42). On remarque que les paroles de l’homme au balcon relèvent de son savoir sur la culture du peuple, ses traditions et ses manières de penser et d’agir. En fait, ses révélations sur le comportement du peuple mettent en relief cette idée selon laquelle non seulement le peuple ne réalise pas ses responsabilités sociales mais il en abuse pour s’échapper à ses devoirs. Malgré ses remarques révélatrices, personne ne fait attention à l’homme au balcon. Au contraire, le peuple a l’intérêt pour tout ce qui leur enlève la responsabilité. Comme dans la première scène, l’homme au balcon avait faussement prétendu voir des brigands, dans la deuxième scène, personne ne le croit. Mais il donne cette explication pour justifier son comportement : « tout ce que j’ai fait, c’était pour vous aider à vaincre la peur » (Saëdi, 1972 : 66). On peut dire que son mensonge de la première scène aboutit à son reniement. En fait, selon Jole Morgante, « le langage, instrument d’action et de pouvoir est fortement imbriqué dans la vie sociale (Morgante, 2010 : 216). Elle ajoute : « envisagée comme l’ensemble d’échanges concrets et quotidiens, l’interaction linguistique réfléchit forcément les ressources et les compétences des locuteurs structurés par leur expérience sociale » (Morgante, 2010  : 216). C’est ainsi que les paroles prononcées par le mécanicien et sa mère ou par le gardien d’école les placent au niveau des couches inférieures dominées par le médecin. En fait, lorsque le docteur déclare les activités quotidiennes du vieillard comme causes d’hallucination, la mère du mécanicien et le gardien d’école, représentants de la couche illettrée du peuple lui prescrivent des instructions relevées de leur savoir-faire populaire : « lisez quelques versets et puis soufflez à vos quatre coins » (Saëdi, 1972 : 23), et puis : « mettez aussi un morceau de fer sous votre oreiller » (Saëdi, 1972 : 23). Ces propos présentant bien le niveau du capital culturel chez ces personnages et leur mode de vie basé sur la crédulité et limité aux croyances non-scientifiques. Le seul personnage lettré qui parle de ses lectures est le vieillard. Nous avons déjà remarqué que non seulement ses études ne lui apportent pas de richesse intellectuelle, culturelle ou sociale mais contribuent aussi à la dévalorisation de sa personnalité : « je lis des livres anciens. Mes lectures concernent des livres sur l’occultisme, l’horoscope et ce qui est non visible. Cette nuit, j’étais en train de lire un article sur le spiritisme, les sciences anciennes et la connaissance de l’esprit » (Saëdi, 1972  : 21). En effet, le capital culturel procuré par le vieillard qui, à vrai dire ne lui est pas bénéfique pour la vie quotidienne et est considéré plutôt comme divertissement par les autres, cause l’incroyance des habitants et renforce l’idée de la maladie mentale du vieil homme. C’est après ses explications sur la lecture de tels livres que l’on ne croit pas en lui.

 En fait, selon Bourdieu, « l’analyse des échanges linguistiques permet d’étudier les rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs et leurs groupes respectifs » (Bourdieu, 1982 : 59-60). Selon Morgante : « Au-delà des règles strictement linguistiques, le message reproduit aussi les dispositions socialement façonnées du locuteur (l’habitus) et sa capacité de s’adapter ou de contrôler la situation » (Morgante, 2010 : 216). Ainsi, le style de parler de chacun des personnages se justifie. En effet, c’est l’expérience professionnelle et sociale du médecin qui rend son langage de plus en plus riche et convaincante pour le peuple. Ce qui est aussi en rapport avec son capital social. Nous avons déjà signalé que ce capital s’obtient grâce à la possession d’un réseau durable de relation d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance. En effet, lorsque le médecin est en train de parler avec le journaliste avoue qu’il possède déjà une grande renommée grâce à ses patients qui le reconnaissent dans la société avec respect et confiance. Il est connu et reconnu dans la société grâce à son métier tandis que les autres habitants ne profitent pas d’une telle renommée. Donc, sa manière de parler et son caractère provient de la richesse de ses capitaux dont il use pour former sa personnalité populiste. Il vouvoie en s’adressant au vieil homme et aux autres, alors que les autres se tutoient entre eux. Il est le seul qui emploie des formules de politesse comme « excusez-moi » notamment avant de poser une question. Il est le seul qui n’insulte personne. Bourdieu montre que la variation linguistique distingue entre eux les groupes de locuteurs et que les locuteurs qui sont distingués par leur maîtrise de la langue légitime sont précisément les gens « distingués », les membres de la bonne compagne. En d'autres termes, il montre le caractère symbolique des variations linguistiques (Baylon, 1991 : 88).

 De même, la répétition dans la parole chez le gardien d’école, comme nous avons déjà signalé, fait partie de son habitus mais elle participe aussi à former son capital linguistique basé sur l’imitation et l’irréflexion. Il en va de même pour les autres personnages, le vieillard dont les cris « à l’aide, au secours » marquent autant son habitus de l’inaptitude que son capital linguistique. En effet, selon Claude Dubar : « le langage, parfois appelé « capital linguistique » est un élément du capital culturel et symbolique détenu par un agent, est ce qui lui permet de se classer en étant classé, de se distinguer en étant distingué, de tenir sa place d’agent dominant ou dominé, dans les jeux sociaux dont les règles sont dictées ou imposées par le système» (Dubar, 2007 : 32). En fait, le capital linguistique de chacun des personnages de cette pièce est remarquable et l’on peut les distinguer et découvrir dans les différentes situations survenues. Mais, c’est dans la scène où le journaliste intervient pour prendre des photos et procurer un reportage que l’on se rend compte des dispositions langagières de chacun d’eux. Le journaliste leur demande de donner leur opinion sur cet événement, le vieillard dont les paroles sont très différentes de ses actes – il parle beaucoup sans agir, de plus, ses paroles se bornent parfois à des injures à sa fille ou à crier pour attirer l’attention des autres – répond qu’« il faut chasser le monstre de sa cachette » (Saëdi, 1972 : 48). Demandant cette même question à l’homme, il répond : « je crois qu’il faut modifier fondamentalement les normes sociales et je crois que la sécurité est le p...prin...princi... (Saëdi, 1972 : 48). Le mécanicien répond à son tour : « Moi, je m’appelle Abas Fallah, le mécanicien. Je travaille au garage Pars. Le numéro de ma carte d’identité, c’est le 4536 ; Je pense que les décisions du gouverneur garantissent la survivance du pays et du peuple » (Saëdi, 1972 : 48-49). Quant au médecin, il intervient dans l’entretien et répond en ces mots : « à mon avis, les inconvénients et les besoins de ce quartier se limitent à quelques remarques. D’abord, la police n’a pas embauché de gardien pour assurer la sécurité de cette région et celle-ci n’a pas été distinguée dans les divisions régionales de la police. Puis, le chemin n’a pas été réparé, son asphalte rend la conduite des véhicules difficile. Ensuite, nous avons le problème de téléphone et d’électricité qui y manquent. A part tout ça, il faut choisir un nom digne pour le quartier... moi, je suis prêt à donner mon nom – qui est déjà célèbre – au quartier : le quartier du docteur Sobati, un nom obtenu grâce aux citoyens... » (Saëdi, 1972 : 49). Comme on voit, non seulement il ne répond pas à la question posée, mais aussi il profite de l’occasion pour donner son nom au quartier et parle de ce qu’il juge nécessaire pour conserver ses propres capitaux et renforcer sa position dominante dans la société. L’homme et le mécanicien ne répondent pas à la question non plus. En fait, compte tenu de leur position de dominé dans la société, ils ne possèdent pas de dispositions langagières nécessaires pour parler. Selon Bourdieu, « cette différence du langage renvoie à des différences de positions dans les rapports sociaux de pouvoir, au sens de domination : tandis que les dominés ‘ne parlent pas mais sont parlés’ les dominants affirment leur domination par le langage » (Bourdieu, 1982 : 33). Pendant toute la pièce, on observe que le style de parler du médecin se limite à un vocabulaire particulier à lui et garde sa tonalité précise. Il parle « d’un ton très doux » au vieil homme qui crie et insulte de temps en temps. Ainsi, « le langage, instrument d’action et de pouvoir » (Bourdieu, 1982 : 33) sert au médecin pour exercer son pouvoir sur les autres. « Outil de classement social », son langage est un instrument pratique pour convaincre les autres de la maladie mentale du vieillard. On se rend compte alors que le langage du médecin appartient au langage scientifique qui se différencie d’avec le langage ordinaire. Selon Dubar « le langage scientifique est conceptuel, rationnel et discursif » (Dubar, 2007 : 31). En effet, le langage du médecin est scientifiquement clair, il a toujours de l’initiative, et cherche apparemment dès la première scène à résoudre le problème. Face au médecin, nous avons le personnage de l’homme au balcon qui malgré ses efforts ne peut pas influencer les habitants. L’une des raisons de son échec est que son langage s’articule dans le rang du langage ordinaire qui est « commun et vulgaire » (Bourdieu, 1997 : 47). Selon Bourdieu, ce langage est le véhicule des prénotions, des stéréotypes, ceux d’une philosophie naïve de l’action (Bourdieu, 1997 : 47). Tous les propos du vieillard, du gardien d’école, du mécanicien et sa mère se mettent au rang de ce même langage ordinaire. La philosophie de ce groupe de dominés, est comme le précise Bourdieu, « le produit du système qui a engendré son habitus » (Bourdieu, 1997 : 39). Il est à noter que l’homme au balcon se distingue des autres dans cette société. En fait, il a obtenu son capital culturel, son savoir du fait de vivre au sein de la société. Mais son langage, son vocabulaire et son style de parler appartiennent à la même classe de dominés qui ne croient pas en lui. En vérité, son langage n’est pas fascinant pour le peuple ni même convaincant. On peut dire que son langage audacieux et révélateur l’isole des autres de plus en plus. L'homme ivre sur le balcon du premier acte parle aux gens d'un ton moqueur. Il déclare que la raison en était de tester le courage des gens et de les présenter à eux-mêmes. Mais au deuxième acte, les gens le considèrent comme un menteur et ne le croient plus. Son mensonge dans la première scène et puis son exclusion par le peuple dans la deuxième, le poussent à abandonner la lutte. Selon Dubar, « le langage ordinaire des dominés s’inscrit dans les nécessités de la pratique, alors que le langage distingué des dominants sert à légitimer leur domination et se traduit par des titres scolaires et nouveaux titres de noblesse » (Dubar, 2007 : 31). C’est exactement ce qui se passe dans la pièce pour le médecin et les autres habitants dont le manque d’initiative et le statut de dominé s’insinue jusque dans leur langage. En fait, dans la première scène lorsque le docteur essaie de trouver les voleurs, le mécanicien et l’homme lui protestent et préfèrent aller dormir ou s’occuper de leur travaux quotidiens mais lui, il insiste à résoudre le problème. Ainsi, le capital linguistique du médecin rend son capital culturel plus riche et se rejoint au taux de son capital symbolique. L’ensemble amène le médecin à se présenter comme le victorieux de la lutte symbolique. Il est vrai que « par l’accumulation de différents capitaux sociaux, culturels et économiques » – le médecin – parvient à « mener à bien la lutte et d’occuper les positions sociales dominantes » (Darabi Amin, 2015 : 3).

Mais comme nous avons déjà signalé, cette domination n’agit au profit d’aucun individu, puisque le reniement du vieillard et de l’homme au balcon – essentiellement par le médecin – aboutit à redoubler l’état ensommeillé des habitants et à la fin tragique de la pièce.

 

Conclusion

Nous avons étudié la pièce de Saëdi, intitulée Aye bi kolah aye bakolah selon la sociologie de Bourdieu qui consiste à analyser le champ de conflit des agents situés dans l’espace social selon leur taux de capitaux et aussi leur habitus. En effet, la société urbaine présentée dans la pièce ne possède pas de grand capital économique, social ou culturel. Au contraire, elle est insinuée de nombreux habitus qui font obstacle à l’épanouissement de son aptitude à réfléchir et à agir intelligemment.Ainsi, par la connaissance foncière qu’il a obtenue des différentes classes de la société iranienne, Saëdi parvient à montrer sa décadence graduelle qui résulte, en fait, de l’ignorance, de la peur et de l’irréflexion qui sont enracinées chez les agents eux-mêmes. En effet, chacun est aussi responsable que les autres. Les illettrés autant que les éduqués, par l’égoïsme et le désengagement qu’ils cherchent, font partie des coupables. L’homme au balcon essaie de réveiller le peuple tandis que le médecin, dont le métier consiste à aider et sauver les autres, l’invite à dormir et à résoudre ainsi le problème. En vérité, il est plus ignorant que les autres puisqu’il s’enfonce dans son propre orgueil et fait noyer aussi tous les autres qui l’ont cru.

Ainsi, toutes les classes contribuent à la déchéance sociale, mais la part des couches populaires, constituant la majorité de la société est plus que les autres. Les agents des classes populaires sont dépourvus de la faculté de bien juger et de raisonner. Ils prennent l’irréel pour le réel et vice-versa. Il y a, par ailleurs, une sorte de l'anti-intellectualisme dans la culture des classes populaires. Saëdi critique plutôt l’attitude passive des agents de ces classes. En ce qui concerne les personnes éduquées de la classe dominante, ils ont accumulé des connaissances pour gagner leur vie et rechercher la gloire. Ils n'ont pas d'autre objectif que de fournir des équipements de la vie moderne. La classe dominante, de par son égoïsme social ne pense qu’à préserver sa position et son capital et contribue ainsi à la destruction de la société. Et dans cette destruction, un grave préjudice est fait à la classe inférieure. Saëdi admire l’indépendance d’esprit, l’anticonformisme et le dédain de l’individualisme chez les intellectuels. L’intellectuel voit bien les couches populaires piégées dans la panique causée par les conditions sociales et préconise l'éradication de l'aliénation. Cependant l’homme au balcon, le représentant des intellectuels, ne fait que voir, analyser, juger, informer, provoquer et avertir. Il n'agit pas lui-même. Par conséquent, le manque de pragmatisme de la classe intellectuelle aussi aboutit à la dégénérescence de la société. Cela dit, Saëdi invite à rejeter le discours dominant et officiel du pouvoir et d'affronter les problèmes en s'appuyant sur la conscience et la réflexion des intellectuels bien qu’apparemment ils ne se conforment pas aux normes et ne savent pas bien parler. Le média et les agents gouvernementaux en sous-évaluant les problèmes sociaux, bloquent le courant de la conscience chez les couches populaires. De la même manière, sous-estimer les femmes et manque de capital chez elles, constituent d’autres causes de la décadence de cette société. En général, pourrait-on dire, la victoire des couches populaires, ayant les habitus communs et propres à elles-mêmes, sur les gens éclairés de la société et l'incompréhension entre les couches populaires et les intellectuels sont à l’origine de l’effondrement de la société.

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