Type de document : Original Article
Auteurs
1 Doctorante en langue et littérature françaises, Branche des sciences et de la Recherche, Université Azad Islamique, Téhéran, Iran
2 Maître de conférence, Département de la langue française, université Azad islamique, Branche ouest de Téhéran, Téhéran, Iran, Auteur responsable
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Il existe, sans aucun doute, un lien étroit entre le pouvoir de l'imagination humaine et les mythes créés par l'esprit humain. L'imagination mythique de l'homme a toujours cherché à donner un sens au monde et à définir les phénomènes et les forces d'émerveillement qui l'entourent. L'homme a peu à peu appris à influencer le monde et à connaître ses inconnues. Il a cherché à découvrir les mystères de l'univers, à surmonter les carences et les difficultés de l'existence, et à organiser le système de l'existence selon ses propres modèles et intérêts. Dans ce passage, ses réalisations ont été surprenantes, bien qu'il ait passé beaucoup de temps à maîtriser son environnement et à contrôler la nature ; la nature qui, de temps à autre, a émergé comme un ennemi pour ravager tous les gains et ressources humains.
En effet, tout au long de l'histoire, l'homme a recouru aux mythes pour rendre compréhensibles, selon ses propres critères mentaux, les phénomènes vagues de son monde, se mettant ainsi à l'abri des soucis et troubles mentaux et s’assurant un équilibre psychologique. Selon Lévi-Strauss, le mythe n’est pas capable de réaliser la domination de l'homme sur environnement, mais il donne à l'homme l’illusion de comprendre le monde (Lévi-Strauss, 2006 : 31).
Partout dans le monde romanesque de Michel Tournier, écrivain français, on discerne la trace de ces histoires souples et malléables, appelées mythes fondamentaux. Elles fournissent, en effet, des matériaux et compositions grâce auxquelles le romancier parvient à aborder de grandes questions historiques et philosophiques de son époque. Pour lui, ces histoires constituent à priori le lieu où se manifestent les désirs refoulés de l’homme. Mais le grand intérêt de l’écrivain pour la mythologie prend également racine dans une expérience vécue, à savoir sa participation aux cours de Claude Lévi-Strauss : « C’était en 1962. J’ai commencé la rédaction de Vendredi où je voulais mettre l’essentiel de ce que j’avais appris au musée de l’Homme sous la direction notamment de Claude Lévi-Strauss » (Tournier, 1977 : 194). « L’essentiel » dont parle l’écrivain n’est probablement rien d’autre que la principale vertu du mythe, à savoir son aptitude à recouvrir différents niveaux de signification. Sa célèbre comparaison selon laquelle le mythe ressemble à un « édifice à plusieurs étages » aux « niveaux d’abstraction croissante » renvoie bien à telle aptitude ; Le rez-de-chaussée de cette édifice réfère à l’aspect « enfantin » du mythe, mais « le sommet est métaphasique » (Tournier, 1977 : 194). Cette caractéristique permet au romancier de raconter des récits tout en concrétisant ses idées métaphysiques.
Le roman le plus marquant de Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, a été écrit en 1967 ; La période où l'espace littéraire français avait pris une distance fondamentale avec la littérature traditionnelle avec l'émergence des écrivains du Nouveau Roman. Le roman est, en effet, son premier roman et qui lui a apporté Le Grand Prix d’Académie Française. C’est une adaptation du roman Robinson Crusoé, écrit par Daniel Defoe, écrivain anglais, et publié pour la première fois en 1719. Le roman de Defoe raconte l’histoire du naufrage de Robinson Crusoé dans l’océan pacifique. Il survit cet événement et mène, pendant de longues années, une vie solitaire sur une île déserte et inconnue. Puis, il sauve la vie de Vendredi qui devient son esclave. La réécriture de ce roman est l'occasion pour Tournier d'exprimer ses inquiétudes face aux idéaux oubliés de l'homme contemporain. Décrivant la solitude et les difficultés rencontrées par Robinson (le protagoniste), l'auteur décrit le processus de sa transformation spirituelle sur une île de l'océan Pacifique. La connaissance de « Vendredi », un adolescent natif de l'île, le libère peu à peu des soucis matériels et terrestres et l'initie aux mystères de la nature et du monde spirituel. En dénonçant la civilisation occidentale, cette œuvre montre à l'homme moderne la voie de retour à l'originalité humaine ; l’exemple des gens qui sont donc forcément obligés à être la recherche d’une reconnaissance « d’une instance symbolique propre à leur dévoiler le mobile incommunicable et privé qui les sous-tend et les détermine » (Bril, 1993 :13).
Cet article essaye d’examiner le processus d’apparition du mythe de Robinson dans le roman Vendredi ou les limbes pacifiques de Michel Tournier ainsi que l’influence du regard de l’écrivain sur ce processus. Des questions se posent : comment le mythe de Robinson apparait dans le roman de Tournier ? Comment évolue-t-il sous l’influence du regard de l’écrivain en tant qu’un écrivain de l’ère post-moderne ? Quelles sont les différences et les ressemblances de son roman avec celui de Daniel Defoe ?
Ces questions motivent notre intérêt pour faire des analyses dans cet article. Notre hypothèse est que, sous l’influence du regard et de la vision du monde de l’écrivain, le mythe fait l’objet d’une grande rénovation donnant à ses éléments un aspect plus profond et significatif. Or, bien que l’œuvre de Defoe se dote d’un caractère chronologique et unidimensionnel, celle de Tournier est une œuvre multidimensionnelle recouvrant divers niveaux de signification. Notre méthode du travail, dans cet article, est une méthode analytique basée sur le concept de mythe et sa place dans la pensée moderne.
Antécédents de recherche
Quant aux études antécédentes sur Vendredi ou les limbes du pacifique, nous avons trouvé sept articles, dont deux iraniens, dans lesquels on a étudié différents thèmes, tels que l’identité, le voyage, l’initiation, la colonisation etc. l’approche dominante de toutes ces recherches est une approche ethnographique. Les titres de quelques-uns sont : « Du voyage physique au voyage intérieur, Une étude comparative de Désert de J.M.G. Le Clézio et Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier» rédigé par Maryam Sheibanian, Tahereh Khameneh Bagheri et Saeedeh Hosseinzadeh, publié dans la revue Plume de l’Université Téhéran en 2017 et qui est une étude comparative portant sur le thème de l’initiation dans les deux romans. « La thématique spatio-temporelle dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier et Le chercheur d'or de Jean-Marie Gustave Le Clézio » rédigé par Ghazaleh Haji Hassan Arézi et publié dans la revue de la faculté de lettre l’université Tabriz en 2013 ; cet article, comme son nom l’indique, est également une étude comparative sur les thèmes de l’espace, le temps et l’utopie dans les deux romans susmentionnés ; « une approche interculturelle du roman Vendredi ou la vie sauvage » rédigé par Juan C. Jiménez Murillo et publié dans la revue Letras de l’université nationale de Costa Rica en 2007 ; c’est une analyse de la question de l’altérité et la dynamique de l’approche interculturelle dans le roman de Vendredi ou la vie sauvage ; « une approche écologique : les lieux d’enfance chez Michel Tournier » rédigé par Stéphanie Posthumus et publié dans la revue Voix Plurielles de APFUCC en 2005 ; l’auteur de cet article part d’une approche écologique pour essayer d’examiner l’espace imaginaire de l’enfance de l’écrivain à travers les descriptions des lieux dans le vent paraclet . Nous avons également étudié deux livres dont les titres sont : Vendredi ou les limbes du Pacifique rédigé par Arlette Buloumie et publié chez l’éditeur Galimard en 1991 ; dans son essai, à travers les recherches faites sur le roman de Tournier, Buloumie fait une lecture approfondie englobant tous les aspects du roman ( religieux, psychanalytique, historique, philosophique etc.) ; Rite, Roman, Initiation rédigé par Simone Vierne et publié chez l’éditeur Presse universitaire de Grenoble ; c’est une œuvre théorique sur le thème de l’initiation et ses manifestations dans la littérature. L’explication de ces articles ainsi que ces livres n’entre pas dans le cadre de ce travail de recherche.
Tout en s’inspirant des recherches précédentes, l’originalité de notre recherche vient de ce fait que le thème du mythe l’emporte sur tous les autres (voyage, initiation, espace etc.). Nous ne croyons pas à un parcours initiatique ou identitaire, subi par le personnage, lequel le transforme en un homme nouveau. Nous sommes d’avis que le mythe fournit une base grâce à laquelle le romancier traite des problèmes de l’homme dans la société moderne. En outre, ce qui compte pour nous, c’est la transformation que subit le mythe de Robinson, sous l’influence du regard d’un écrivain de l’ère post-moderne.[1]
Cadre théorique
Mythe et ses définitions
Il est pourtant difficile de donner une définition exacte du mythe. Selon l’approche, sa définition peut être considérablement différente. Nous n’avons donc ici qu’à nous concentrer sur les points communs de ces définitions dans le but d’essayer d’en obtenir les caractères principaux. Le petit Robert définit le mythe comme « Récit fabuleux, souvent d'origine populaire, qui met en scène des êtres (dieux, demi-dieux, héros, animaux, forces naturelles) symbolisant des énergies, des puissances, des aspects de la condition humaine » (Rey, 1988 : 836). Cette définition énumère deux éléments principaux du mythe, à savoir le récit et le symbole. Le mythe raconte et symbolise quelque chose. Cependant, selon Gilbert Durant, ce qui prévaut en mythe c’est plutôt son caractère symbolique : « […] récit symbolique, assemblage discursif de symboles, mais ce qui prime en lui c’est le symbole plutôt que les procédés du récit. Autrement dit, […] la conscience mythique, par-delà le langage donne le prima à l’intuition sémantique, à la matérialité du symbole et vise la compréhension fidéiste du monde des hommes et des choses » (Durand, 1996 : 36).
Ce côté symbolique du mythe lui donne un genre de malléabilité en le présentant comme un signe se dotant des significations qui varient selon l’époque et les conditions dans lesquelles il se réalise. Selon la définition de Mircea Eliade, l’exemplarité du mythe donne lieu à sa répétition. Le mythe apparait donc comme un modèle dynamique étant capable de justifier tous les actes humains :« […] une révélation trans-humaine qui a eu lieu à l’aube du Grand Temps, dans le temps sacré des commencements (in illotempore). Étant réel et sacré, le mythe devient exemplaire et par conséquent répétable, car il sert de modèle, et conjointement de justification, à tous les actes humains » (Eliade, 1956 : 21-22).
Le caractère répétitif du mythe remet en question son rapport avec le temps ou l’histoire. Or, si les évènements du mythe sont traditionnellement censés se dérouler à un moment du temps, « pendant les premiers âges », ou « avant la création du monde », le fait que le mythe est un modèle répétitif fait qu’il apparaisse sous la forme d’un genre permanent et intemporel. C’est que souligne Lévi-Strauss quand il dit : « …la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur » (Lévi-Strauss, 1958 : 231).
Le récit, le symbole, la répétition, l’intemporalité…autant d’éléments qui peuvent obséder quiconque des écrivains et penseurs à s’en prévaloir pour mettre en scène leurs idées philosophiques ; ce qui était certainement le cas avec Michel Tournier lorsqu’il a pensé à écrire son célèbre roman Vendredi ou les Limbes du Pacifique.
Selon Michel Tournier, le mythe n'a pas besoin d'être cru, mais doit être reconnu. C’est en effet un genre dans lequel se mêlent romance et philosophie : « Le passage de la métaphysique au roman devrait m'être fourni par le mythe » ( Tournier, 1977 : 174). De la sorte, pour chaque roman se dotant d’un aspect mythique, on peut reconnaitre deux dimensions. D’abord sa dimension symbolique et mythique, liée à l’inconscient collectif et commun entre les divers romans adaptant le même mythe, et ensuite, sa dimension individuelle et historique qui, s’étant reposée sur la réalité, peut varier en fonction de l’époque et les conditions historiques dans lesquelles vit l’écrivain. Selon Peter Kylousek :
« Tous les récits mythologiques de Michel Tournier se trouvent solidement ancrés dans l'histoire événementielle : la seconde moitié du 18e siècle pour Vendredi, la deuxième guerre mondiale pour Le Roi des Aulnes (dont l'ogre protagoniste a une conversation avec Gôring - le grand ogre de l'Histoire); la guerre et l'après-guerre jusqu' à la construction du mur de Berlin en 1961 pour Les Météores, le règne d'Auguste et de Tibère pour Gaspard, Melchior et Balthazar, etc. C'est contre l'Histoire que les héros tourniériens jouent leur salut et leur éternité mystique » ( Kylousek, 1993 : 44).
L’étude d’un roman basé sur un mythe nécessite donc une prise en considération de ses deux dimensions, à savoir mythique et individuelle. Mais pour nous, ce qui importe avant tout, c’est le nouveau sens apporté par la répétition de figures mythique ; ce nouveau sens est notamment influencé par le regard de l’écrivain en tant qu’un individu ayant sa propre histoire vécue. En effet, comme nous allons voir, l’art de Tournier consiste en combiner, au sein d’un même mythe (ici le mythe de Robinson) des mythes divers dans le but d’en donner un nouveau sens, basé sur sa propre vision du monde. Le mythe de Robinson de Tournier comporte d’autres éléments mythiques qui, en harmonie les uns avec les autres, forment un certain nouveau réseau de signification.
L’univers mythique de l’île
Au premier regard, dans le roman de Defoe, le simple naufrage de Robinson constitue un événement, réel ou fictionnel, dénué de toute signification mythique et symbolique. Mais dans le Roman de Tournier, cet événement se dote, par rapport aux autres éléments du récit, d’un côté expressif et symbolique. Le naufrage peut, en effet, être considéré comme le point d’entrée de Robinson dans un monde mythique. Autrement dit, Robinson se noie dans la mer (le prototype de la mère ou l’anima) pour survivre dans l’ile. A partir de ce moment-là, les éléments mythiques s’enchaînent pour créer un roman différent de celui de Defoe.
Le naufrage du navire signifie donc la séparation de Robinson du monde réel et son entrée dans un monde mythique. La vie sur l’île Esperanza renvoie à la solitude ou repliement religieux. Robinson prend désormais l’habitude de vivre sur cette île isolée. Il commence à cultiver des plantes et tombe progressivement amoureux d'Esperanza. « Comme l'humanité de jadis, il était passé du stade de la cueillette à celui de l'agriculture et de l’élevage » (Tournier, 1967 : 87). Dans le déroulement du récit, ce retour en arrière prépare le chemin pour situer de plus en plus le personnage dans son existence mythique. Désormais, le personnage vit dans monde mythique ayant ses propres codes étroitement liés avec les conditions de l’homme moderne ainsi que les préoccupations d’un écrivain post-moderne. Le voyage de Robinson est le voyage de l’homme moderne à ses origines[2] mais aussi celui d’un écrivain au passé dans le but de remettre en cause les idéaux d’un homme vivant dans un monde capitaliste et rationnalisé.
Le monde de l’ile est un monde clos, édénique où règnent la paix et l’abondance. Maints passages dans le roman renvoient à cet espace utopique et paradisiaque :« … ne faisait aucun effort pour se nourrir, mangeant à tout moment ce qui lui tombait sous la main, coquillages, feuilles de pourpier, racines de fougère, noix de coco, choux palmistes, baies et œufs d’oiseaux et de tortues » (Tournier, 1967 : 22).
Tandis que la mer, en tant que le point de départ du personnage vers l’univers mythique, est un symbole d’évasion mais aussi de la menace et le danger, à laquelle le narrateur renvoie par les mots « tentation, piège, opium », l’ile de Esperanza est une espace rassurante sans conflit ni danger ; une espace « immense et vierge, pleine de promesses limitées et de leçons austères » (Tournier, 1967 : 42). L’existence de l’ile est liée aux divers niveaux de significations. D’une part, la vie de Robinson sur l’ile peut être associée à une signification psychanalyse, à savoir la situation du fœtus dans le ventre de la mère. Il renvoie, d’autre part, au mythe d’Adam et le paradis perdu. Cette association prend parfois une tonalité explicite : « puis il attendit, les lèvres serrées, semblables au premier homme sous l’arbre de Connaissance, quand toute la terre était molle et humide, après le retrait des eaux » (Tournier, 1967 : 31). La vie de Robinson ressemble à une vie éternelle, hors du temps et de l’espace. On dirait qu’il se considère comme le seul être vivant sur l’ile. Partout il projette son ego. Cette omniprésence peut être associée au narcissisme initial de l’enfant, une autre notion du domaine psychanalyse. Son narcissisme ne supporte aucun conflit. Il voit partout la trace de sa propre image ; il commente toute chose par rapport à lui-même. Même lorsqu’il aperçoit la trace d’un pied nu, il n’accepte pas le fait qu’il puisse appartenir à une autre personne : « Ce cachet séculaire-celui du pied d’Adam prenant la possession du jardin…c’était aussi la signature personnelle, inimitable de Robinson, imprimée dans la roche même, et donc indélébile, éternelle. » (Tournier, 1967 : 57).
Ainsi, le monde du mythe trace un mur entre le personnage et la réalité ; on dirait que le récit ne se déroule que dans son esprit. Et finalement, pour achever ce processus, le personnage perd toute notion du temps, ce qui entraîne son installation absolue et définitive dans l’univers mythique. Alors que, tout comme le personnage de Defoe, Robinson de Tournier essaye de prendre le temps sous son contrôle, le temps, cet éternel souci du monde moderne, cesse soudain de se dérouler. Cet événement survient d’une manière concrète et symbolique, à savoir lorsque la clepsydre s’arrête. Le personnage fait ainsi un autre pas vers l’éternité et la primitivité. Désormais, le temps est suspendu et la mort n’existe plus. La vie de Robinson prend une dimension atemporelle. Et avec l’apparition de Vendredi, ce vide temporel prend une manifestation concrète. Celui-ci n’a rien à voir avec la temporalité, comme s’il était la projection d’un désir refoulé (le désir d’immortalité), rejeté, pour longtemps, hors de la conscience de Robinson : « Ignorant toute notion du passé et du future, vivait enfermé dans l’instant présent » (Tournier, 1967 : 190). De plus, l’attitude de Vendredi remet également en doute un autre aspect du monde moderne, c’est-à-dire la notion de propriété. Vendredi est étranger à la notion de conserver : « répugnant naturellement à réparer et conserver, il achevait généralement de détruire les objets endommagés » (Tournier, 1967 :187). Avec lui, Robinson s’engage dans un mouvement circulaire qui ressemble au mythe d’éternel retour : « le mouvement circulaire devenu si rapide qu’il ne se distingue plus de l’immortalité…le temps s’est figé au moment où la clepsydre volait en éclats. Dès lors, n’est-ce pas dans l’éternité que nous sommes installés Vendredi et moi ? » (Tournier, 1967 : 219).
Un autre trait de Vendredi, qui le met en contraste avec Robinson, c’est son attitude à l’égard des animaux ; une attitude pleine de tendresse et dépouillée de toute supériorité ou domination : « Vendredi ne concevait pas qu’on pût tuer une bête autrement qu’au terme de poursuite ou d’une lutte qui lui donnait ses chances, conception dangereusement romanesque. » (Tournier, 1967 : 165).
Vendredi peut être considéré comme la projection de l’infantilité de Robinson. Grace à lui, on assiste au retour progressif de Robinson vers le monde l’enfance et l’innocence. Il s’immerge dans un état narcissique qui ressemble au narcissisme initial, évoqué dans la théorie de Freud. Le jeu et la joie, sans raison ni but, de Robinson témoigne d’une telle moralité enfantine. La dance de Robinson sous la pluie, qui ressemble aux rites primitifs, est la première démonstration d’une telle attitude. Le plaisir qu’il éprouve de sa corporalité en est une autre : « Il urina, trouvant plaisant d’ajouter sa modeste part au déluge qui noyait tout autour de lui. Il se sentait soudain en vacances, et un accès de gaité lui fit esquisser un pas de danse, lorsqu’il courut, aveuglé par les gouttes et cinglé par les rafales, se réfugier sous le couvert des arbres » (Tournier, 1967 : 29).
Mais comme nous avons dit, pour Tournier, l’acte d’écrire roman constitue, à priori, une occasion pour exprimer ses pensées philosophiques, parmi lesquelles la solitude de l’homme moderne et le rôle qu’y joue l’autrui ; question que nous aborderons dans la partie suivante.
La solitude et autrui
L’installation de Robinson dans l’univers mythologique de l’île le met donc dans une situation d’isolement permettant à l’écrivain de sonder la question de la solitude de l’homme moderne et son rapport avec l’autrui. Dans Le Vent Paraclet, l’écrivain cite trois aspects de la condition humaine : « l’homme souffre de plus en plus de la solitude, parce qu’il jouit d’une richesse et d’une liberté de plus en plus grande. Liberté, richesse, solitude ou trois faces de la condition humaine » (Tournier, 1977 :222). La solitude constitue le caractère distinctif du destin de l’humanité contemporaine, par rapport à l’homme des siècles précédents. En effet, dans le cas de celui-ci, sa condition solitaire était atténuée grâce à la prédominance des structures telles la famille, le quartier ou la classe sociale. Aujourd’hui, la présence néfaste et menaçante de la ville ayant fini par évincer ces structures, il ne reste que des individus esseulés, abandonnés, chacun dans son « cage de verre » (Tournier, 1977 : 222) ; et ce qui ajoute à cet isolement est, selon Tournier, le puritanisme religieux et son animosité avec le corps : « l’obsession charnelle, le puritanisme avec ses deux filles maudites mais inévitables- prostitution et pornographie- s’entend à parfaire notre isolement ». (Tournier, 1977 : 223).
La vie de Robinson de Tournier sur l’île symbolise tel isolement angoissant avec toutes ses métamorphoses. En effet, la solitude pourrait être considérée comme le plus grand défi de la vie du personnage de Tournier sur l’île ; c’est également l’un des principaux traits qui le distingue du celui de Defoe. Prédominé par le rationalisme narcissique de l’humanité moderne, celui-ci considère le manque de l’autrui comme une incidence positive. Dans son regard, objectif et unidimensionnel, ce manque n’est qu’un phénomène physique dû au fait de ne pas se trouver dans la société. Mais la solitude du personnage de Tournier est avant tout une solitude psychique, accompagnée par une angoisse existentielle et intensifiée par l’absence de l’autrui : « autrui, pièce maitresse de mon univers…je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant des nouvelles fissures dans mon édifice personnel » (Tournier, 1967 : 53). Tout comme Robinson de Defoe, le personnage de Tournier essaye de remédier à ce défi en s’attachant à des travaux comme l’organisation de l’île, la construction des objets etc. Mais à l’inverse de celui-là il n’y parvient pas. Or, pour que ses actes prennent un sens, il est nécessaire qu’ils soient confirmés et valorisés par une autre personne. Le manque de la réaction de la part de quelqu’un le sombre dans le désespoir : « une fois de plus, la solitude condamnait à l’avance tous ses efforts. La vanité de toute son œuvre lui apparut d’un coup, accablante, indiscutable, … chacun de ses gestes, chacun de ses travaux, était un appel lancé vers quelqu’un et demeurait sans réponse » (Tournier, 1967 :124).
Mais la vertu de la présence de l’autrui ne se limite pas à une simple valorisation des actes. Elle est, selon Tournier, tellement ancrée dans l’esprit de l’être humain que son manque finit par en remettre en cause tous les aspects de la vie psychique ; et c’est ce qu’il essaye de nous faire entendre à travers la minutieuse analyse qu’il donne sur les impacts de telle absence. Ici, nous en citons quelques-uns.
L’absence de l’autrui se manifeste avant tout sur le plan de la perception. Cela est enraciné dans le besoin du personnage à avoir une perception à postériori, à savoir celle d’une autre personne, afin de s’assurer de sa propre perception. Il s’agit du manque d’un second point de vue grâce auquel il s’assurerait que sa propre perception n’est pas illusoire. Cela entraîne, chez lui, un certain scepticisme. Le personnage n’est pas sûr de la véracité de ce qu’il voit ou entend. Il fait l’objet d’une permanente doute. Sa perception est une perception pure et à priori. Cela lui cause des difficultés, aussi bien sur le plan mental que sur le plan symbolique ou langagier. Il prend le réel pour l’illusoire et l’illusoire pour réel. Ainsi, c’est le cas de la scène où le travail de la construction du bateau devient difficile. Robinson pense que son travail deviendrait beaucoup plus facile s’il disposait d’une scie. Un peu plus tard, sous la pression de tel besoin il entend la voix d’un scieur. Il imagine qu’une autre personne habite sur l’île. Son besoin à récupérer sa liberté : « il s’avança à pas de loup vers l’origine du bruit, en s’efforçant de se préparer à l’émotion qu’il éprouverait s’il se trouvait face à face avec un être humain » (Tournier, 1967 : 34). Petit à petit, au fur et à mesure que sa solitude se prolonge, ses illusions prennent une dimension visuelle et maladive ; les lieux et les choses lui apparaissent comme des entités animées. Telle expérience ajoute à son effroi de la solitude et il croit qu’il a perdu l’esprit : « La vaste plaine océane la fascinait et il se prit à craindre d’être l’objet d’hallucinations… enfin, il lui apparut tout à coup que l’île, ses rochers, ses forêts n’étaient que la paupière et le sourcil d’un œil immense… » (Tournier, 1967 : 22-23).
Pour de telles illusions, on peut citer deux autres exemples : là où il croit entendre de la musique et là où il imagine qu’un navire est venu le sauver : « …il ne pouvait se douter que ce navire, d’un autre siècle fut le produit d’une imagination insane » (Tournier, 1967 : 42). Enfin, Le point culminant de son hallucination, c’est l’apparition de Lucy, sa sœur, décédée il y a longtemps.
Ainsi, en l’absence de l’autrui, la faculté de raisonnement du personnage cède la place à une imagination maladive. Le masque que nécessite la vie en société est tombé et le manque de tel mécanisme défensif le rend plus vulnérable que jamais :« La solitude l’avait rendu infiniment vulnérable à tout ce qui pouvait ressembler à la manifestation d’un sentiment hostile à son égard (par exemple, le regard d’un animal mourant) …l’armure d’indifférence et d’ignorance réciproque dont les hommes se protègent dans leurs rapports entre eux avait disparu… » (Tournier, 1967 : 86).
Un autre effet du manque de l’autrui revient au domaine du langage et le rôle qu’il joue, en tant qu’un outil symbolique, dans la compréhensibilité du monde. Le manque de communication cause que le personnage souffre de graves problèmes identitaires. La perte du langage veut dire la perte de l’abstraction et donc, de la faculté de réfléchir. Robinson en sent le danger : « je sais ce que je risquerais en perdant l’usage de la parole et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance » (Tournier, 1967 : 53). Mais telle déchéance s’avère définitive, et au fur et à mesure, le personnage assiste à un affaiblissement du côté abstrait, subjectif et affectif de son existence. Tous ces aspects vont être exclus du processus de la signification : « il me vient des doutes, quant au sens des mots qui ne désignent pas des choses concrètes » (Tournier, 1967 : 68). Ces doutes vont dépasser le simple cadre des mots abstraits pour remettre en cause l’unité identitaire du personnage. On pourrait dire qu’il fait l’objet d’une certaine aliénation qui lui donne l’impression d’être étranger à lui-même. L’exemple de tel phénomène est le matin où il se réveille et il croit que sa main ne fait partie de son corps. Ici, il s’agit d’un décalage entre le « moi » du personnage et une partie de son corps se dotant d’une signification évoluée et inattendue : « je soulève cette chose étrangère, cette masse de chair énorme et pesante, ce lourd et gras membre d’autrui soudé à mon corps par erreur, une chose qui est moi…mais elle est bien moi ? » (Tournier, 1967 : 87) un autre exemple, c’est le moment où il se regarde dans la glace et ne reconnait pas son image : « Narcisse d’un genre nouveau, abîmé de tristesse, recru de dégoût de soi, il médita longuement en tête à tête avec lui-même » (Tournier, 1967 : 90). Enfin, le personnage déduit que ces phénomènes sont liés à l’absence de l’autrui. C’est le regard de l’autrui qui nous arrache de nous-mêmes et qui remédie à nos hésitations existentielles : « si quelqu’un m’avait dit que l’absence de l’autrui me ferait un jour douter de l’existence, comme j’aurais ricané…moi-même je n’existe qu’en m’évadant de moi-même vers autrui » (Tournier, 1967 : 229).
La relation des personnages
Le roman de Tournier se distingue sur deux plans de celui de Defoe. Le premier concerne, comme nous avons déjà vu, thèmes du récit, tels l’univers mythique, la solitude et le rapport avec autrui, etc. Quant au deuxième plan, il concerne les éléments du récit et notamment la relation des personnages. Les deux plans se trouvent tellement entremêlés qu’il est souvent difficile de les dissocier.
Quant à la relation des personnages, on peut dire qu’elle est totalement évoluée sous l’influence du regard de l’écrivain, en tant qu’un écrivain contemporain. La première rencontre de Robinson avec Vendredi est la rencontre entre deux hommes venus de deux sociétés totalement différentes. C’est ainsi que Robinson décrit l’autre personnage : «Dieu m’a envoyé un compagnon. Mais par un tour assez obscur de sa Sainte Volonté, il l’a choisi au plus bas de l’échelle humaine. Un Indien mâtiné de Nègre ! Et s’il était encore d’âge rassis, capable de mesurer calmement sa nullité en face de la civilisation que j’incarne » (Tournier, 1967 : 146). Cette description possède une coloration clairement raciste, enracinée dans le regard de la civilisation occidentale envers les autres sociétés. Mais l’attitude de l’auteur se distingue de celui du personnage. En effet, l’une des différences du roman de Tournier de celui de Defoe réside dans la sympathie de l’écrivain à l’égard du personnage de Vendredi. Celui-ci symbolise l’homme sauvage ou primitif ; cela se voit de son apparence physique ainsi que son attitude. Vendredi est heureux ; il a une existence naturelle et atemporelle. Ici, contrairement au roman de Defoe, Vendredi n’est pas le personnage secondaire mais principal ; et c’est ce dont témoigne le titre même du roman : Vendredi ou les limbes du Pacifique. Et tandis que dans le roman de Defoe c’était Robinson qui éduquait Vendredi, dans celui de Tournier, à l’inverse, c’est Vendredi qui influe Robinson. La culture de celui-ci n’est plus la supérieure. C’est ce que l’auteur même souligne :
« Je voulais réhabiliter Vendredi. Dans la plupart des robinsonnades, il est supprimé. Chez Defoe, c'est un sous-homme. Seul compte Robinson parce qu'il est blanc, chrétien et surtout anglais. Vendredi a tout à apprendre de lui. Dans mon roman, la supériorité de Robinson sur Vendredi ne cesse de s'effriter. Finalement, c'est Vendredi qui mène le jeu et enseigne à Robinson comment on doit vivre sur une île déserte du Pacifique. J'ai fait le tour du monde avec ce petit livre. J'ai parlé avec des enfants de tous les pays qui l'avaient lu. J'ai constaté que la plupart des enfants occidentaux aiment et admirent Vendredi parce qu'il incarne pour eux la joie et le plaisir de vivre... » (Tournier, 1971 : 9-10).
Grâce aux éducations de Vendredi, il va de la civilisation vers la nature. L’ordre moral et économique qu’il a établi sur l’ile est renversé par Vendredi qui la substitue par un ordre naturel. La scène de l’explosion de la grotte est un des tournants du roman et l'une de ses principales différences avec le roman de Defoe. A partir de ce moment, on assiste à la modification de la relation des personnages. Robinson, qui a tout perdu, n'est plus en position de maître, mais un être humain égal à Vendredi. De plus, cette scène possède une valeur symbolique : la destruction du monde rationnel et occidental de Robinson et son remplacement par un monde nouveau, basé sur la nature et la vie naturelle. Au fur et à mesure Robinson abandonne son attitude religieuse et puritaine ainsi que la dualité qui en résulte pour se mettre en harmonie avec son corps et sa nature : « Il découvrait ainsi qu’un corps accepté, voulu, vaguement désiré aussi...peut être non seulement un instrument d’insertion dans la trame des choses extérieures, mais aussi un compagnon fidèle et fort» (Tournier, 1967 : 192). Grâce à Vendredi, la vie de Robinson prend une dimension spirituelle et mystique. Il apprend de ne pas devoir prendre la vie au sérieux. Le rire de Vendredi qui lui apparait comme un phénomène sinistre et angoissant se mue petit à petit en un rire de sagesse. Tout à coup, le rire lui semble comme un phénomène sans lequel la vie sur l’île sera intenable. Pour qu’il supporte le poids de l’être, il lui faudra ce manque de sérieux : « Soleil, délivre-moi de la gravité... Enseigne-moi l’ironie. Apprends-moi la légèreté, l’acceptation riante des dons immédiats de ce jour, sans calcul, sans gratitude, sans peur... Soleil, rends-moi semblable à Vendredi. Donne-moi le visage de Vendredi épanoui par le rire, taillé tout entier pour le rire...» (Tournier, 1972: 217).
Dans tout cela, on peut discerner l’influence de l’ethnographie de Lévi-Strauss. Quant à Tournier, cette influence se manifeste sous la forme d’un lien entre le mythe et l’ethnographie. Le nouveau regard de Lévi-Strauss, un regard qui est non plus basé sur la valorisation hiérarchique mais sur celle de la différence, a conditionné la relation des personnages. Tandis que pour Defoe, sous l’influence des idées de Lumières, la primitivité référait à l’infériorité, Tournier ne croit pas à une telle hiérarchie. Il est en effet inspiré par l’ethnographie moderne selon laquelle les sociétés primitives sont influencées par le mythe dont la valeur n’est pas moins que la rationalité des sociétés modernes.
La conclusion
Le roman de Tournier est un roman totalement différent. L'impact de la vision de l'auteur en tant qu’un écrivain de l’ère postmoderne familier avec l'ethnographie et la mythologie est indéniable. Alors que dans le roman de Defoe, il y a une certaine affirmation selon laquelle les événements sont d’ordre chronologique ou réaliste, dans le roman de l'auteur français, on ne voit aucune trace d'une telle affirmation. Ici, au contraire, l'emphase est sur le symbolisme et la conceptualité. L'histoire du voyage de Robinson et sa solitude dans l'île permet à l'auteur de réfléchir, en créant un monde mythique, aux coins cachés de l'âme humaine. Les événements et les lieux de l'histoire (le naufrage de Robinson, la vie sur l'île, la rencontre avec Vendredi etc.), prennent tous une tournure symbolique qui servent les thèmes du récit et la tentative de l'auteur d'articuler ces thèmes. Les principaux thèmes soulevés sont le désir humain de croire au mythe d'Eden et la question de sa solitude et l’importance de l’autrui.
Une autre différence entre le roman de Tournier et le roman de Defoe est la relation des personnages, évoluée sous l’influence du regard ethnographique de l’auteur. La relation de Robinson avec Vendredi n'est plus une relation hiérarchique dans laquelle l’une serait le maître et l'autre esclave, mais une relation basée sur la dissemblance. Ici, la question de la supériorité de la civilisation occidentale est remise en cause. En tant qu'être humain appartenant à une autre société primitive, Vendredi ne se dote plus d’une position inférieure mais d’un statut de différence. Il s’agit donc d’un certain relativisme qui, régissant le monde du récit influé par la vision du monde de l'auteur, considère le monde rationnel de la civilisation occidentale et le monde mythique des sociétés primitives comme deux mondes différents mais d'égale valeur.
[1] Selon Ghazaleh Haji Hassan Arézi l’œuvre de Tournier peut être considéré comme une contestation contre la société moderne. (Voir Haji Hassan Arézi , 1391(2012):51).
[2] Selon Sheibanian & Khameneh Bagheri & Hosseinzadeh, le voyage physique joue un rôle décisif dans le voyage intérieur du personnage. Il lui permet de « prendre une certaine distance avec la vie urbaine pour pouvoir se sentir en harmonie avec l’univers au sein de la nature. » (Voir par Sheibanian & Khameneh Bagheri & Hosseinzadeh, 2017 : 110).