Type de document : Original Article
Auteurs
1 Doctorante, Département de Français, Branche des Sciences et de la Recherche, Université Azad Islamique, Téhéran, Iran
2 Maître-assistant, Département de Français, Branche des Sciences et de la Recherche, Université Azad Islamique, Téhéran, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Depuis le XVIIIe siècle où les Lumières ont conduit des expéditions scientifiques, les cartes ont également pris de l’importance et sont venus en aide aux fins politiques, militaires, commerciaux, scientifiques et religieux. Elles ont ainsi servi les États qui, à leur tour, ont contribué aux développements de la cartographie en formant des cartographes professionnels afin d’accéder à plus de connaissances et de contrôles territoriaux. Outre ces innombrables utilisations en sciences physiques et sociales, les cartes et la cartographie sont largement employées en sciences humaines par les critiques littéraires et les géographes pour interpréter les relations complexes qui existent entre l'espace, le lieu et la littérature.
Notre travail vise à fournir un aperçu du rôle et de l'importance des cartes et de la cartographie dans la critique littéraire en général et dans l’œuvre whitienne en particulier, à travers une perspective humaniste. Parallèlement aux explications que nous allons illustrer au sujet du développement notable de la cartographie, nous allons faire allusion à la « Littérature de la géographie » ou bien la littérature dans la géographie. Nous allons aussi évoquer l'expérience humaine de l'espace et du lieu qui ont considérablement contribué à la création et à l’évolution de la « Géographie de la littérature » ou bien la géographie dans la littérature. Cette dernière offre de nouvelles perspectives pour comprendre les différentes manières dont les auteurs, les lecteurs et les critiques vivent, voient ou représentent la spatialité dans les études littéraires. Nous allons surtout présenter des exemples concernant l'utilisation des cartes et de la cartographie dans les écrits du théoricien de la géopoétique, Kenneth White qui a sa propre vision de ce champ théorique, historique et interdisciplinaire croissant. Cela nous amène à nous poser une série de questions : comment la cartographie contribue-t-elle à la compréhension et à la représentation de la spatialité ? Comment les cartes et les textes whitiens interagissent ? Comment expliquer la pensée whitienne compte tenu des développements récents de la cartographie et de son utilisation ? Pour répondre aux questions posées et pour éclairer l’approche de Kenneth White, nous allons évoquer les liens existant entre les géographes et les hommes de lettres dans la première partie de notre travail et expliquer séparément leurs visions de la cartographie. La deuxième partie donnera l’occasion de connaître le rôle de la cartographie dans les récits whitiens et de comprendre la vision cartographique du poète. Dans la troisième partie, tout en poursuivant notre analyse de la pensée whitienne des images, nous allons faire allusion aux approches de deux pionniers de la cartographie littéraire : Franco Moretti et Barbara Piatti. Le premier définit deux types d’espace : le réel et le fictif. La deuxième, avec son Atlas de la littérature européenne qui est un projet d’équipe, tente d’écrire l’histoire de la littérature au travers des lieux. Nous allons comparer ces deux approches avec celle de Kenneth White.
Historique de la recherche
Depuis les décennies récentes, l’étude cartographique des textes littéraires a intéressé bon nombre de littéraires. En Iran, à ce sujet, plusieurs études ont été menées en persan par des chercheurs iraniens mais aucune ne correspond à la cartographie dans l’œuvre de Kenneth White. En français, plus ou moins en lien avec notre sujet, nous pouvons citer l’article intitulé « Approche écopoétique de la littérature de jeunesse persane ; Cas d’étude : Les Intelligents de la Planète d'Orak de Fariba Kalhor » (Esmaeili et al., 2019) publié dans la « Revue des Études de la Langue Française », il s’agit de la littérature de jeunesse persane contemporaine où le rapport homme-nature a été développé. Dans la même revue, dans « La poétique du paysage chez Jules Supervielle et Sohrâb Sepehrî » (Najjarzadegan &Javari, 2019), les auteurs expliquent comment la littérature copie les images extérieures en s’appuyant sur la réalité, moyennant des descriptions.
Dans la revue « Recherches en Langue et Littérature Françaises », deux articles abordent l’environnement. Le premier, « La Reconstruction de l'Espace dans Paysage Fer de François Bon » (Golestani Dero & Khattate, 2020), évoque les principes de réalisation d’une géographie, expérimentée par un narrateur-observateur. Le second, « Perception polysensorielle de Machhad : une étude d’après la Géocritique de Bertrand Westphal » (Jafari Kardgar, 2022) se sert de la géocritique comme méthode de recherche afin d’analyser trois œuvres : le roman Pāris, le recueil de nouvelles Āqā edjāze mā nabudim et le récit de voyage Safarnāme-ye Hādji Dāvud Nāser.
Dans l’article intitulé « La lisibilité de l'espace : une approche géocritique de la poésie de Guillaume Apollinaire et de Mohammad-Ali Sépanlou » (Taghavi & Ziar, 2018), publié dans la revue « Plume », les auteurs abordent la notion de spatio-temporalité et démontrent le rôle du texte dans la naissance de l’espace. Dans un autre article intitulé « Le sens de la trajectivité dans Solo d’un revenant de Kossi Efoui » (Nikrafat & Namvar Motlagh, 2019), la notion de la trajectivité liée à la géocritique de Westphal a été étudiée.
Dans les Actes du colloque intitulé « Environnement dans les littératures française et persane » (Djalili Marand & Chavoshian, 2017) et organisé par le département de Français de l’Université Alzahra et de l’Association iranienne de Langue et Littérature françaises, se trouvent 30 articles, dont 21 en français et 9 en persan dans lesquels l’environnement a été abordé dans les œuvres de différents auteurs français et iraniens. Dans l’un de ces articles, « Comment la nature nourrit-elle l’œuvre colletienne ? » (Assadollahi, 2017), brièvement, les principes de la géopoétique, de la géocritique et de l’écocritique ont été expliqués.
Depuis la fin des années 80, les relations géo-littéraires se sont intensifiées. Divers géographes et littéraires ont exploré les relations entre la littérature et la géographie pour faire émerger des domaines de rencontre où se croisent des topographies littéraires et géographiques. Les raisons aussi bien que les approches sont multiples.
D’un point de vue géographique, la littérature offre l'espace social dont les géographes ont besoin. Elle éclaire des perceptions environnementales, des valeurs culturelles et fournit des modèles pour réaliser des synthèses entre le subjectif et l’objectif. Nous entendons par « subjectivité », –terme opposé à l’ « objectivité »–, la prise en compte du « moi créateur ». Cette expression, empruntée à Marcel Proust désigne le moi véritable, inchangeable, profond, différend du « moi sociable », superficiel et corrompu. Ainsi, la part de subjectivité recherchée par le géographe se trouve dans les romans, étant donné que c’est le « moi créateur » à l’origine de la production littéraire : le moi profond de l’auteur apparaît à travers son œuvre. Le texte littéraire vient donc en aide aux géographes ou, mieux encore, se trouverait au centre de leurs recherches, c’est ainsi que pour un géographe, lors du croisement de la géographie et de la littérature, la focalisation est davantage sur « le texte lui-même » que sur l’auteur.
La rencontre géo-littéraire dans les romans permet aux géographes d’explorer dans un premier temps le discours spatial et ensuite de démontrer une carte géographique identifiant les gens, les lieux et les espaces, –si nous considérons le lieu comme une portion de l’espace. Cette rencontre leur donne l’occasion de cartographier les sociétés, les classes, les sexes, les races, les ethnicités et les identités nationales, puis de comprendre comment, dans une représentation littéraire, les peuples et les lieux fournissent des informations. La littérature vient en aide à la géographie étant donné que la réalité d’un lieu ne se limite pas à la seule étude des formes matérielles. La littérature donne également la possibilité à la géographie de procéder à une étude diachronique des lieux au cas où il y aurait des transformations ou des évolutions dans le temps. Selon les géographes ou d’après « la littérature de la géographie », il est question de mettre en lumière les vecteurs spatiaux avec le concours desquels « le texte littéraire se constitue "géographe" à part entière dans la mesure où il génère des normes, des modes de lisibilité particuliers et qu’il produit une géographie particulière » (Brosseau, 1994: 349). Là-dessus, Marc Brosseau, professeur titulaire et directeur du Département de géographie à l’université d’Ottawa, qui a longuement documenté l'intersection entre la géographie et la littérature, soutient que la littérature peut être un nouvel objet à examiner en géographie. Il souligne que les géographes qui, au début de leurs recherches, utilisaient des corpus de romans réalistes et naturalistes, de récits de voyage et de romans urbains pour « évaluer les qualités documentaires du roman » (Brosseau, 1994: 336) sont aujourd’hui dans l’obligation de rechercher « ce qui pourrait être perturbateur, subversif ou source de nouvelles questions dans le roman » (Brosseau, 1994: 347). Les géographes ne doivent donc pas limiter leurs tâches principales à déterminer les lieux dans les textes littéraires ou bien à se concentrer sur des faits rencontrés habituellement dans les manuels géographiques. Ils doivent opter pour de nouvelles approches en cartographiant les différents rapports humains et sociaux. Marc Brosseau utilise le concept de « romans-géographes » –qui est également le titre de l’un de ses livres (Brosseau, 1996) –, étant donné qu’il s’agit de cartographier l'expérience spatiale des personnages avec la perspicacité épistémologique du texte.
Les rencontres géo-littéraires n’attirent pas seulement les géographes culturels et humanistes mais aussi les théoriciens de la littérature. Comme nous l’avons déjà précisé, tandis que les géographes, compte tenu de leurs objectifs, emploient le terme de « Littérature de la géographie », les théoriciens de la littérature utilisent celui de « Géographie de la littérature ». Ces derniers conçoivent une cartographie narrative de nature et de fonctions différentes des géographes. Alors que ceux-ci créent une cartographie à partir des discours, les littéraires procèdent à une démarche inverse et leur discours narratif s’inspire des cartes, ce que nous allons approfondir chez Kenneth White, écrivain d’origine écossaise, dans la deuxième partie de notre travail. Dans Un monde à part, ce théoricien de la géopoétique explique ainsi sa vision de la cartographie : « On commence par la cartographie, c’est-à-dire la tentative de dessiner les lignes de la terre : l’histoire et les expériences de cette science. Ensuite on explore quelques territoires […]. » (White, 2018 : 4 de couverture).
Selon White, il est impératif de passer par la cartographie avant même d’explorer des territoires. Par conséquent, avant d’écrire, il faudra avoir une carte pour s’en inspirer. Parmi les noms de lieux figurant dans sa cartographie, il y a sans aucun doute une nette prédilection pour les rivages, les mers, les océans et les paysages : « Soudain je suis libre(...) Je parcours le rivage : vagues, algues, sable » (White, 1976 : 15). L’océan y est perpétuellement présent, vu qu’il y a passé son enfance. En revanche, nous ne voyons pas beaucoup le poète sur l’eau, il préfère déambuler le long du rivage pour contempler les îles, peuplées d’oiseaux. Ajoutons au passage qu’en France, la création de la géopoétique date d’une période entre la fin des années 80 et le début des années 2000, avec à sa tête Kenneth White. Né en dehors des universités et considéré par Rachel Bouvet[1] comme la deuxième vague de la géocritique, ce mouvement est en évolution et est un lieu de rencontre entre plusieurs disciplines. Le néologisme « géopoétique » est composé des préfixes « géo » et « poétique ». Pour certains, ce terme signifie « la poésie de la terre » et d’autres l’associent à la géopolitique.
Dans son approche de la géopoétique, White qui est l’auteur d’une œuvre colossale composée d’essais, de poèmes et de livres de voyages –ou de proses narratives, insiste beaucoup sur la relation Homme-Terre. Dans un entretien paru dans la revue Lisières, il précise : « Les essais sont une sorte de cartographie, les livres de voyage sont des itinéraires, les poèmes sont des moments particulièrement denses au long de ces itinéraires » (Brunet, 2014: 27). Parmi les trois genres cités, les poèmes et les proses sont en anglais étant donné que par le biais de cette langue, l’écrivain opère librement alors que les essais sont en français vu que le français est pour lui comme un outil rigoureux et intellectuel lui permettant d’exprimer ses idées et d’investiguer sa philosophie. La plupart de ses récits évoquent des lieux situés généralement dans les océans, les mers, les rivages et les paysages. Le poète les sort de l’anonymat et leur donne la parole.
Les littéraires ont pour but de procéder à des « superpositions complexes de géographies réelles et fictives » (Piatti et Hurni, 2011: 218), quel que soit le genre littéraire. Cela veut dire que la littérature emprunte à la géographie des lieux réels qu’elle combine avec des lieux fictifs des romans, lui permettant de créer plusieurs cartes[2]. Des cartes ainsi élaborées s’explorent et se transforment en narration. Pour comprendre cela, nous devons imaginer des va-et-vient entre l’œuvre en cours de rédaction et les signes des cartes tels que rivières, mers, océans, montagnes, côtes, etc. C’est une approche exploratoire. En comparant les différentes cartes, le lecteur se trouve en mesure de fixer approximativement les « frontières littéraires » de différentes époques. Cette cartographie narrative, comme l'affirme Franco Moretti, chercheur italien en études littéraires, « façonne la structure narrative du roman européen » (Moretti, 1998: 8). Il ne s’agit pas d’un simple croisement entre la littérature et la géographie : tout ce qui provient de cette dernière, du paysage et de l’œkoumène (terre habitée), de la botanique et de la géologie intéresse la littérature. L’auteur s’inspire donc de la carte pour se mettre à écrire, autrement dit l’écriture vient après l’élaboration de la carte. C’est ce sur quoi Kenneth White insiste, c’est pourquoi il lui est nécessaire d’avoir une carte au moment de l’écriture pour s’en inspirer et pour se donner à l’imagination : revoir les lieux visités par ceux qui l’ont précédé.
L’une des disciples de Kenneth White, Rachel Bouvet, a mené des recherches sur la géopoétique et les théories de la lecture. A l’occasion d’une conférence, elle explique que pour faire une analyse de texte, il faudra appliquer quatre dimensions dont celle de la cartographie « à partir d’une démarche heuristique empruntée aux mathématiques »[3]. Bouvet évoque comment nous pouvons élaborer une carte intime de chaque personnage à partir des éléments naturels « tels que fleuve, mer, montagne, falaise, forêt, île, etc. » (Conférence, Bouvet : 2013) Selon elle, plus nous avançons dans le texte, plus la carte devient complexe. En revanche, cette carte est subjective car il s’agit de notre interprétation des lieux et de notre « vécu ». Pour y arriver, comme White, elle définit d’abord les signes, puis élabore la carte et enfin prend la plume. Il est à préciser que la cartographie prend des proportions plus importantes lorsqu’il s’agit des récits de voyage dans lesquels les lieux sont fréquemment nommés par les auteurs. Dans l’approche géopoétique du récit de voyage, il est plutôt question de prolonger et de poursuivre l’expérience vécue grâce à la littérature voyageuse. Il y est aussi question de la dynamique du physique et du mental. Quelle que soit l’activité physique –voyages ou découvertes–, elle empêche le figement de la pensée et donc de rester dans l’abstrait. Dans la partie suivante, nous allons expliquer l’origine et l’importance de la cartographie ainsi que son rôle dans les écrits whitiens.
Si nous nous intéressons de près à la carte, c’est parce qu’elle a un rôle primordial en géopoétique. Pendant la Renaissance où les activités maritimes s’intensifiaient, la carte était considérée comme un « récit de voyage » car elle réunissait, d’une manière précise, les toponymes ainsi que le parcours des voyageurs. En géopoétique, ces objectifs sont outrepassés. Comme champ de recherche transdisciplinaire, la carte a un triple regard : poétique mais aussi philosophique et scientifique.
2.1. Carte et cartographe
Etymologiquement, le mot carte vient du latin « charta » qui signifie « papier ». L’usage que l’on fait habituellement des cartes se résume en identification des lieux, des frontières et des itinéraires. Elle peut être éphémère comme celle dessinée sur le sable ou virtuelle comme celle créée sur l’écran de l’ordinateur. Elle peut aussi se graver sur un parchemin ou avoir la forme d’un globe terrestre. Nous pouvons énumérer différentes sortes de cartes comme celle de la Lune, celle du ciel ou celle des planètes, mais ce qui nous intéresse ici, c’est la carte de la Terre.
La carte est avant tout un outil et fait en quelque sorte office d’yeux pour apprécier les formes et les couleurs de la Terre. Elle ouvre la voie aux futurs voyages et fait découvrir les lieux inexplorés ou restés dans l’ombre à ce jour.
Quant au cartographe, il élabore des cartes et comme le géographe, il est souvent en équipe. Parfois, le travail du géographe est remplacé par celui du navigateur ou de l’explorateur. Moyennant des appareils sophistiqués, ce dernier observe d’abord le terrain ainsi que ses déformations. Puis, il transmet les données collectées au cartographe : la hauteur des volcans, des montagnes et des collines, la profondeur des océans et des mers, les latitudes et les longitudes. Le cartographe transcrit les signes et élabore des cartes des mers, des montagnes, des rivières, des océans….
2.2. Carte et poésie
Dans son livre Le rôdeur des confins (White, 2006: 17), White explique pourquoi pendant ses voyages, après avoir rejoint sa chambre, il épingle d’abord une carte au mur. L’analyse de la carte s’avère fondamentale pour le poète car d’une part, elle provoque l’acte d’écrire et d’autre part, elle lui permet de s’approprier d’espaces anonymes appartenant à des auteurs ayant vécu avant lui. Ces espaces se trouvent dans les livres que le poète lit lors de ses voyages. White est ainsi en état de combiner des signes à des lectures d’ouvrages. Autrement dit, il établit des rapports entre le « dedans » et le « dehors ». Les signes se trouvent sur les cartes et les ouvrages appartiennent à des navigateurs, à des explorateurs, à des poètes et à des philosophes : « Après avoir déballé mes affaires, posé mes livres sur la table près de la fenêtre, épinglé au mur une carte de l’archipel, je me suis senti immédiatement chez moi – comme dans une cabine de capitaine, ou mieux encore, une cellule de moine » (White, 2006: 17).
Ce procédé est propre à la géopoétique dans la mesure où il déclenche une rêverie chez le poète et met à sa disposition, différents points de vue complémentaires. Il lui permet aussi de transformer les signes en des idées. Ces inspirations d’ouvrages et de cartes sont complétées par des déambulations quotidiennes.
Parfois, à l’instar des idées reçues ou des habitudes, White remet en question certaines conventions et symboles cartographiques : pourquoi par exemple réduire toujours l’espace alors que nous pouvons, au contraire, l’augmenter ? Pourquoi ne pas utiliser une pierre afin de désigner une colline ? Pourquoi dans une représentation, ne pas avoir recours aux empreintes de pattes de corbeaux ou de chiens pour remplacer une vallée, un fleuve ou un lac ? Pourquoi ne pas repenser d’autres symboles à la place de ceux employés aujourd’hui pour nommer les objets ? Hormis cette remise en question des conventions et des symboles, la méthode de White consiste aussi à réunir des petites entités mais pas comme un ensemble séparé. Il les considère comme un ensemble complexe et cohérent qui évolue et qui coopère. C’est pourquoi les termes « archipel » et son dérivé, « archipélisation », prennent de l’importance. Ces termes s’approprient une connotation symbolique et deviennent un mode de pensée. Ils prennent un sens figuré qui sous-entend un ensemble d’îlots ou de foyers éparpillés dans l’espace et dans le temps dont chacun représente une nation indépendante, à l’image d’un système fédéral :
Archipel – j'ai toujours aimé ce mot. Image d'un monde.
L'archipel blanc.
L'archipélagien contre l'institutionnel. (White, 1976: 49)
D’ailleurs, en 1989, ce philosophe et voyageur scoto-français a dans un premier temps, lancé l’Institut International de géopoétique, puis en 1995, il s’est proposé l’archipélisation de son champ de recherche en créant des groupes (ateliers ou centres) dans différents pays du monde tels que France, Belgique, Ecosse, Italie, Suède, Canada et Chili afin d’une coopération multilatérale. « L’archipélisation est une métaphore insulaire […], ne décrivant pas des entités isolées et évoluant selon leurs propres règles, mais comme un ensemble de petites structures indépendantes dont la capacité de développement repose sur la coopération et la mutualisation » (Glissant, 2019).
Pour un artiste –ce qui est le cas de Kenneth White– qui au surplus, a recours aux couleurs, aux lignes et aux formes, le rapport entre la carte et le texte favorise un gros potentiel. Dans le poème susmentionné, à part l’« archipel » qui met l’accent sur la coopération et les échanges réciproques, un autre terme attire notre attention : le « blanc » qui est synonyme de dynamique, de luminosité, de clarté, de joie et de paradis. Chez White, l’univers blanc est à l’origine de la pensée blanche –la réconciliation des contraires et celle de l’homme avec le monde–, ainsi que de la poésie blanche, celle qui a recours à l’imagination pour ouvrir de nouveaux horizons vers un monde irréel : « Le monde blanc n’est pas un lieu d’appréhension glacée ou d’absence terrifiante » (White, 1998: 179). Le blanc se trouve aussi au cœur de la tradition celte. Il est à ajouter que le patronyme du poète signifie également blanc (« White » en anglais et « blanc » en français).
Entre la carte et le texte, les liens sont divers. Lorsque l’auteur est face à un trajet visuel et qu’il doit l’expliquer, il lui est impératif d’avoir recours au langage. Cet appel passe d’abord par la nomination des mots, dans la mesure où dans l’appréhension du réel, les mots sont au premier plan. Puis, les lieux et les mots s'unissent pour constituer un projet global cohérent. Les lieux et les itinéraires représentent ainsi des références à des œuvres. Cependant un problème se pose : celui du filtrage linguistique. Un lieu découvert n’est pas nommé d’une manière identique chez un indigène et un explorateur.
Les noms de lieux dont nous disposons sont, en général, ceux utilisés par des explorateurs. Leurs anecdotes quotidiennes ainsi que le calendrier chrétien jouent un rôle primordial dans la nomination des lieux. Le nom du lac Saint-Pierre au Québec par exemple, vient suite à la découverte de ce lieu par Samuel de Champlain, le jour de la fête de Saint Pierre, le 29 juin 1603. Ajoutons qu’à ce sujet, Christian Morrissonneau, historien et géographe québécois a préparé une nomenclature des noms de lieux chez Jacques Cartier et Samuel de Champlain, grands explorateurs français et auteurs de cartes au XVIe et au XVIIe siècles, ayant « le rôle d’"indicateur[s]", de "révélateur[s]" de la relation qui s’est établie entre le nommé et les nommants » (Morrissonneau, 1978 : 19). Morrissonneau entend par le nommant, l’explorateur ou le navigateur qui nomment les objets et par le nommé, l’objet lui-même.
De nos jours, grâce aux instruments sophistiqués et aux techniques nouvelles, les scientifiques sont en mesure de produire des « calques » qui sont plus précises et plus fiables que des cartes mais dont les dimensions humaines, esthétiques et poétiques sont moins présentées. La carte est une médiation et se trouve entre la Terre et l’être humain, ce qui explique pourquoi les calques qui ne tiennent pas compte des liens sensibles entre l’homme et la terre sont bannis de la géopoétique qui explore des rapports humains et multiples avec la Terre, comme le confirment Deleuze et Guattari :
« Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. […] La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. […] Une carte a des entrées multiples, contrairement au calque qui revient toujours au " même " » (Deleuze & Guattari, 1980: 20).
Il est vrai qu’aujourd’hui, avec l’apparition des progrès technologiques, les découvertes cartographiques ne dépendent plus des explorateurs, mais l’exploration reste un trait important de l’imaginaire cartographique, ce qui entraîne une nouvelle façon de lire les cartes et une nouvelle poétique. A titre d’exemple, dans Les limbes incandescents, l’énumération des lieux donne naissance au poème suivant :
Room 9
Ninth month
9e arrondissement
Barbès-Rochechouart
Anvers
Pigalle
PLACE BLANCHE
Place Clichy
This underground
Eden
Open every night
From nine till dawn
André Breton, good-morning
Chambre 9
Neuvième mois
9ème arrondissement
Barbès-Rochechouart
Anvers
Pigalle
PLACE BLANCHE
Place Clichy
Ce monde souterrain
Eden
Ouvert tous les soirs
De neuf heures jusqu’à l’aube
André Breton, bonjour
(White, 1976: 59)
Ici Kenneth White n’a, en aucun cas, l’intention de faire la liste des lieux fréquentés. Cette manière de procéder est tout à fait courante chez le poète vu que l’espace se trouve au centre de ses intérêts. Le lecteur de son côté, grâce au processus de la cartographie mentale qui se met en place, suit le parcours de l’auteur. L'envie de voyager et la pratique de l'errance sont deux spécificités de l'écriture whitienne qui insistent surtout sur l'idée du voyage mental : le vrai voyage ne se fait pas en dehors de soi, il se passe à l'intérieur. En lisant le poème qui est mentionné ci-dessus, le lecteur est en mesure de s’arrêter sur les toponymes et de se laisser naviguer entre eux. Petit à petit, il oublie le voyage et apprécie ce qu’il voit. Il vit en osmose avec lui-même, de sorte que les lieux cités deviennent des éléments constitutifs de son corps et vivants. Dans ce type d’expérience, le lecteur ne fait que se regarder et ne pense pas à ce qu’il voit : il n’y a pas de distinction entre celui qui voit et l’objet regardé. Le rapport Homme-Terre est à son paroxysme. Lorsqu’il n’y a pas de division entre le lecteur et ce qui est autre, c’est l’expérience ultime du voyage.
Compte tenu de l’importance des noms de lieux dans l’œuvre whitienne, ressortant de l’observation du poète et prenant part à son effort de cartographie, nous allons consacrer la partie suivante à l’importance de la cartographie dans la pensée whitienne.
Franco Moretti et Barbara Piatti, sont deux pionniers de la cartographie littéraire. S'appuyant sur un large corpus de textes d'époques et d'espaces différents, ces théoriciens dressent un état des lieux des espaces et des paysages dans leur analyse cartographique des textes littéraires. De par leur importance, leurs projets, à la fois comparatifs et historiques, s'inscrivent à l’unisson dans l'histoire de la littérature.
Barbara Piatti est l’instigatrice du groupe de recherche de l'Institut de cartographie de l'ETH Zurich, lequel organisme élabore un atlas littéraire européen. Le projet du groupe combine géographie et études littéraires en jetant un éclairage entièrement nouveau sur les paysages, les villes et les histoires de fiction pour donner naissance à l'Atlas de la littérature européenne. D’ailleurs, la thèse de doctorat de Barbara Piatti porte sur la possibilité de localiser des milieux littéraires par la cartographie. L'objectif du projet interdisciplinaire de l’Institut est d'écrire l'histoire de la littérature du point de vue du cadre ou bien du lieu de l'action. Les cartes littéraires ainsi élaborées ne sont pas de simples illustrations, ce sont des outils pour les chercheurs. Les informations provenant de bases de données littéraires, créent de nouveaux lieux, transforment les lieux réels ou les fusionnent avec d'autres lieux. Ainsi, les villes existantes se modifient ou les régions complètement fictives se créent, au sens littéraire.
Cependant, un obstacle se présente lorsqu’il s’agit de fixer des frontières politiques : elles changent continuellement. En effet, au moment de la préparation des cartes, des frontières politiques doivent se préciser correctement. Ceci est d'autant plus important que de nombreuses actions littéraires se déroulent dans les régions frontalières. Les chercheurs doivent déterminer combien de frontières historiques sont en mesure de figurer sur leurs cartes. A titre d’exemple, pour la région du Gothard en Suisse, le groupe de l'Institut de cartographie de l'ETH Zurich a démontré qu’elle était densément peuplée, au sens littéraire, jusqu'à la Première Guerre mondiale, date après laquelle les acteurs littéraires de cette région se sont plus ou moins éteints. L'impulsion de ce projet interdisciplinaire est venue des États-Unis, de Franco Moretti, qui a publié un atlas du roman européen en 1999. Ce dernier définit deux types d'espaces dans les textes littéraires qui se superposent : l’espace fictif et l’espace réel. L'espace fictionnel révèle « l'espace dans la littérature » tandis que l'espace réel évoque « la littérature dans l'espace » (White, 1976: 5). Son inventaire représente différentes catégories d'espaces fictifs sur un ensemble de cartes. Pour Moretti, la géographie n'est pas « un conteneur ou une boîte inerte où l'histoire culturelle se produit » ; mais « une force agissante qui imprègne le champ littéraire et le façonne en profondeur » (Moretti, 1998: 3).
Piatti, elle, reconnaît ces deux types d’espace –fictif et réel– mais tente d’élargir la portée et la perspective de sa cartographie narrative. Elle cherche à mettre en avant le cadre et le lieu de l'action fictionnelle dans sa tentative de réécrire l'histoire de la littérature. Dans son livre Mapping Literature, en délimitant divers cadres, elle propose un atlas littéraire du texte. Des cartes ainsi rassemblées comprennent des lieux concrets, des lieux imprécisément localisés, des lieux transformés ou disloqués, des voyages et des déplacements dans l'espace ainsi que des changements de frontières politiques. Elles regroupent aussi des lieux rêvés, des lieux souhaités et des lieux dont se souviennent les personnages. D’après son schéma, la littérature construit des lieux et des espaces qui « vont du rendu réaliste, hautement reconnaissable au complètement imaginaire » (Piatti & Hurni, 2011: 218). Piatti et ses collègues chercheurs supposent une relation référentielle entre fiction et réalité composée de 3 moyens littéraires au confluent de leurs frontières : renommage, remodelage et la superposition que nous avons résumés comme suit :
A l’intérieur de ce schéma de pensée, les frontières entre les deux mondes sont perméables, ce qui permet des échanges ou des va-et-vient subtils entre le géoespace (le réel) et l’espace textuel (le fictif). Dans cette rencontre géo-littéraire, le monde réel et le monde fictif se croisent. L’espace textuel chevauche le géoespace, le dépasse ou le réduit. Piatti et ses collègues soutiennent que dans cette zone, « on peut trouver divers degrés de cadres, d'espaces et de lieux transformés dans la fiction qui sont toujours liés à une section géospatiale existante mais qui sont aliénés grâce aux moyens littéraires utilisés par les auteurs tels que le renommage, le remodelage et la superposition » (Piatti & Hurni, 2011: 219). En effet, lors de ces processus, se greffant sur le géoespace, un ensemble de signes cartographiques réels se traduisent par un autre ensemble. Autrement dit, grâce aux trois moyens littéraires cités, les lieux et les espaces se transforment. De plus, dans l’imagination de l’auteur, chaque lieu amène sa thématique. Nous pouvons constater la superposition de différents espaces dans l’extrait suivant du Livre des abîmes et des hauteurs: J’étais chez moi dans les sédiments primaires, les séries hercyniennes, les intrusions magmatiques et les complexes morainiques. J’entends « chez moi » dans un sens profond [...] J’aime pousser la sensation (de l’être) jusque dans le sol, dans la pierre... (White, 1996: non paginé).
Dans ce fragment, en décrivant la montagne où il grimpe l’été et où il marche l’hiver avec des raquettes aux pieds, l’auteur se transforme en minéralogiste. Les termes cités tels que « sédiments », « hercyniennes », « magmatiques » et « morainiques » sont ceux utilisés en général en géologie et font tous partie du monde réel. Il ne s’agit pas de la représentation symbolique des idées abstraites comme ça a été le cas chez les symbolistes, il est question de la transformation du texte grâce à la thématique et à la fiction de l’auteur. Le passage ci-dessus, à priori, ne désigne pas une montagne, vu que les éléments en disposition ne font pas ouvertement part de sa présence. Pourtant, il s’agit bien des Pyrénées, au travers des yeux de l’auteur. Dans ce cas de figure, White emprunte des chemins parallèles en superposant le monde fictif par-dessus le monde réel pour rendre perceptible le lieu auquel il fait référence et en l’occurrence, la montagne. L’espace fictif devient alors plus profond que la psychologie, pénètre jusque dans les os et donne l’impression d’un éveil spirituel complet. Si le lecteur a des difficultés à tisser des liens mimétiques entre l'espace textuel et le géoespace, c’est à raison du parallélisme des espaces textuels créés par l’écrivain.
En principe, si le cadre de l’espace textuel de la fiction trouve ses racines ou ses références dans le monde réel ou dans le géoespace, le lecteur a moins de difficultés à tisser des liens entre l’espace textuel et le géoespace et ainsi, avec des lieux imaginaires, un monde entièrement nouveau et remodelé se crée dans son imagination. Pour comprendre le texte, le lecteur cherche à aligner ou à superposer le monde "imaginaire" de l’écrivain sur des lieux "réels" –une montagne en l’occurrence, qu'il explore au fur et à mesure de sa lecture.
Ainsi, dans l’imagination du lecteur, à côté des mouvements d’aller-retour, une cartographie narrative se tisse qui lui deviendra utile afin d’analyser l'intrigue, de mettre en évidence le caractère spatial de l’ouvrage et d’« éclairer la logique interne du récit » (Moretti, 1998: 5). Elle produira « un éventail supplémentaire de voies interprétatives : vers un texte, une idée critique, une thèse historique » (Moretti, 1998: 8).
Chez White, cette cartographie se particularise par une autoréférence récurrente qui lui donne l’avantage d’être la figure vivante de ses essais et de ses récits de voyage. Donc, au cœur de la cartographie whitienne, se trouve l’autobiographie. Alors que communément, dans un récit autobiographique, le « je » relate ses souvenirs, dans les récits whitiens, ce sont des lieux parsemés qui font office du « je ». Dans la démarche cartographique des poèmes whitiens, l’autobiographie s’avère primordiale étant donné qu’elle comprend à la fois des itinéraires –sentiers, pistes– et des points d’ancrage –des mégalopoles aux petites villes. Des lieux et des mots s'unissent pour constituer un ensemble cohérent. Dans le poème « À travers le Monténégro », tiré du recueil Les archives du littoral (White, 2011: 63-69), le parcours du poète démarre dans la ville de Podgorica au Monténégro, et finit dans la ville de Virpazar dans le même pays en passant par Cetinjex, Herceg Novi, Perast, Kotor et Stari Bar :
À TRAVERS LE MONTÉNÉGRO
« La ville
au pied de la petite colline »
réduite en miettes
[…]
M’ayant fait voir
au musée du monastère
un doigt
de la main gauche de Jean le Baptiste
[…]
me souhaite bonne route
avec ces mots
« le Christ aussi était voyageur ».
Partout des fleurs
de toutes formes et couleurs
les marins du pays
mettaient un point d’honneur
à rapporter des plantes
de toutes les contrées du monde
[…]
[…]
Le prêtre versa dans les bols
jusqu’à ras bord […]
puis ramant
vers Notre-Dame-des-Rochers
il s’arrêta au milieu de la baie
pour crier
« Ceci est le Centre du Monde ! »
Dobre dan
dit le vieil aveugle
[…]
de ce vieux bourg portuaire.
Flânerie
parmi les ruines
de la Vieille Bar
le soleil de midi
frappe dur
« Dans les Balkans
[…]
[…]
à travers les eaux bleues
du lac Skadar
de tous côtés
mouettes, hérons, cormorans
cigognes et pélicans
là-bas sur l’horizon
la chaîne blanche et scintillante
des monts Prokletije.
(White, 2011: 63-69)
La cartographie du poème indique l’itinéraire du poète, du centre vers l’ouest du Monténégro. En ce qui concerne sa structure, c’est l’effacement graduel du « je » qui attire l’attention, ce qui permet d’ailleurs au poète d’être la transparence des lieux qu’il fréquente avec lesquels il tisse des liens pour les observer et évaluer leur impact. Au début du poème, dans la ville de Cetinjex, à deux reprises, le pronom personnel « me » est mentionné : « m’ayant fait voir », « me souhaite bonne route », et par la suite, ils sont remplacés par les noms de lieux, les fleurs, les noms d’oiseaux et les personnes que le poète rencontre sur son itinéraire. De Podgorica à Virpazar, malgré la visée autobiographique du poème, le pronom personnel « je » est banni. Dans son champ littéraire, White tente de se faire moins voir pour ne pas être le seul architecte de ses écrits, même si en réalité, c’est lui qui voit et qui décrit les scènes. Le point d’ancrage n’est ainsi pas le poète mais le langage, d’où la déconstruction graduelle de la figure whitienne par l’effacement du « je ».
La géopoétique de White est caractérisée par son ancrage dans le territoire, c’est pourquoi les éléments naturels tels que collines, monastères, bourgs et ruines aussi bien que les oiseaux et les plantes sont cités. Il ne s’agit pas d’analyses naturalistes ou réalistes, mais de récits d’expérience à la suite d’escales dans différents endroits afin de retrouver des sources d’inspiration. White revendique une poésie, sans intermédiaire et sans métaphore, parlée par la terre et par la nature.
Lors de la lecture du poème susmentionné, en plus du processus de marquage, nous prenons conscience de l’importance des espaces littéraires. Trois niveaux sont à constater. Le premier nous fait découvrir la présence du « je » au début de l’itinéraire du poète. Etant donné que tous les lieux cités existent dans la réalité, nous pouvons les situer sur une carte réelle. Le second nous fait voir trois divisons : la première concerne les villes et ses différents espaces. La deuxième concerne les personnes que l’auteur a fréquentées : un moine orthodoxe et un aveugle. Dans la troisième division, nous découvrons leurs propos, la description paradisiaque des paysages et l’énumération des oiseaux. Le troisième niveau décrit la « flânerie » du poète dans les lieux naturels en présence des oiseaux. Malgré la variation géographique, il existe un foyer central, en l’occurrence Podgorica, dominant les lieux et les espaces environnants.
Une hiérarchie lie donc les trois divisions : le « je » d’abord, puis les lieux, les personnes, les oiseaux et enfin, la flânerie du poète au milieu des éléments naturels faisant preuve de son osmose avec la nature. Pour éclairer davantage notre réflexion, nous avons imaginé le schéma suivant :
Les écrits de White débutent toujours dans une capitale, puis sa réflexion, basée sur la relation Homme-Terre se tourne vers l’extérieur pour être intensifiée. La présence récurrente des lieux, des oiseaux et des plantes ne font que renforcer sa thèse comme quoi la géopoétique envisage un monde où l'être humain est capable d’entrer en bons termes avec l'univers. Les éléments centraux sont l'homme, la culture, le travail et la Terre. Le monde que propose l’auteur émerge du contact entre l'être humain et le cosmos, représenté par la Terre. Ce contact éclaire l'existence de l'homme et lui enseigne instinctivement des modes de vie sains. Le «monde ouvert» de White n'est pas orienté commercialement, politiquement, idéologiquement, localement ou nationalement, il est orienté vers l'universel. L’effort pour y arriver doit être à la fois mental et linguistique, d'où l'importance de la poésie dans la géopoétique. Pour conduire le changement vers ce monde « beau et harmonieux », il faut se cultiver c’est pourquoi la culture prend de l’importance : « un monde est un lieu, un espace que l'on cultive. Et pour être à la hauteur de cette culture du monde, il faut se cultiver […]. Il n'y a pas de vraie culture sans le travail. » (White, 2004: 245) Par le travail, Kenneth White entend l'aiguisage des sens pour une meilleure reconnaissance de l'espace, et pour une meilleure présence au monde, processus qui relève d'une énergie intellectuelle.
La conclusion
Depuis la seconde moitié du XXe siècle, suite aux avancées cartographique et géographique d’un côté et à la collaboration de géographes/cartographes et de critiques littéraires de l’autre, des champs croissants de recherches interdisciplinaires ont vu le jour comme celui de la géopoétique avec à sa tête Kenneth White dont nous avons démontré les différents aspects de l’œuvre sur fond de spatialité et de cartographie en nous appuyant sur des exemples.
En réponse à l’une des questions posées dans l’introduction en ce qui concerne la représentation de la spatialité, nous pouvons avancer que notre appréhension spatiale dépend entièrement des modes de perception et d'expérience, qu’ils soient directs ou indirects. Par conséquent, notre connaissance géographique des lieux et des cartes est largement affectée par nos expériences sensorielles de l'espace. La collaboration entre la littérature, la géographie et la cartographie se traduit par une évaluation fiable de la spatialité dans les œuvres littéraires car la littérature est aussi un produit d'idées, de sentiments et d’expériences façonnées ou influencées par des conditions spatiales et environnementales spécifiques.
Pour répondre aux autres questions de la problématique, nous avons passé en revue l’approche de différents chercheurs tels que Franco Moretti et Barbara Piatti, et nous les avons comparés avec Kenneth White. Nous avons remarqué que les multiples façons dont les cartes avaient été utilisées dans les productions littéraires révélaient le potentiel multifonctionnel et l'importance de la cartographie. Chez White, il est basé sur l’autobiographie et la relation Homme-Terre.
Notre travail suggère que les progrès incessants de la cartographie littéraire et sa coopération avec la critique littéraire pourraient offrir aux chercheurs des opportunités afin de produire de nouvelles représentations spatiales, associées aux pensées réelles ou imaginaires d’espaces, de lieux ou de paysages dans les œuvres de fiction.
[1] Rachel Bouvet est Professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.
[2] Concernant les superpositions, confer la troisième partie de notre article, pages 18, 19 et 20
[3] Les quatre dimensions évoquées par Rachel Bouvet lors de la Conférence présentée à l’Université d’Angers le mardi 28 mai à 18h à la MSH en tant que professeure invitée par le laboratoire CERIEC (Centre d’études et de recherche sur imaginaire, écriture et cultures) intitulée "Géopoétique, géocritique, écocritique : points communs et divergences" sont le point d’ancrage du paysage, la ligne tracée par le parcours des personnages, la surface de la carte et des volumes à habiter.