Type de document : Original Article
Auteurs
Doctorante-Université Azad islamique de Téhéran- Unité de Sciences et de Recherches
Résumé
Mots clés
Introduction :
Désert, roman de plus de 400 pages, écrit en 1980 par Le Clézio, reçoit le prix Paul Morand de l'Académie française. Il est composé de deux récits indépendants. Le second récit raconte l’histoire de Lalla, jeune fille marocaine née dans le désert. Orpheline dès sa plus tendre enfance, elle est élevée par Aamma1 et vit heureuse dans un bidonville sur la côte atlantique du Maroc. La mer et le désert, les animaux et les plantes, Naman le pêcheur et le Hartani suffisent à son bonheur. Pendant toute son enfance, Lalla mène une vie simple et tranquille des femmes nomades. La mort du vieux Naman et la menace grandissante d'un mariage forcé viennent rompre l'équilibre de cette existence. Lalla décide donc de s’enfuir. Après s'être perdue dans le monde ténébreux des cités inhumaines, Lalla, enceinte, redécouvre la nuit calme de son pays natal. Etendue au sable, se tenant au vieux figuier qui la protège.
Dans cette étude, nous essaierons d'abord d'évoquer les effets néfastes de la société de consommation sur l'Homme et puis de relater le rapport qu’entretient Lalla au monde qui l’entoure et la manière dont elle s’attache à la nature et au monde naturel. Mais tout d’abord, nous allons commençons par une vue générale sur les dangers qui menacent la vie de l'Homme dans la société moderne.
I. La perversion de la nature humaine au sein de la société moderne
Etymologiquement, le mot "moderne" vient du grec "modos" qui signifie "aujourd'hui". Au cours des années, l'Homme devient aussi brutal que ses machines. Dans un tel monde, la tendresse et l'affection deviennent également machinales. La colère et la violence se propagent partout dans le monde. Ainsi, l’homme moderne se perd de plus en plus, et il paraît que finalement il n’a qu’à recourir à la nature et à Dieu pour fuir l'absurdité d'un tel univers.
Le Clézio tient le machinisme du monde moderne pour l'ennemi de la nature humaine. Il critique ce monde moderne et civilisé qui anéantit la nature et l'individu. Un regard général sur l’œuvre de Le Clézio nous permet de faire attention à une menace qui met en péril la vie de l'Homme: la solitude. Du point de vue de Le Clézio, la culture moderne, ayant changé les habitudes de l'Homme qui vivait en paix au sein de la nature, conduit l'Homme moderne à se sentir isolé. Il n'arrive pas réellement à communiquer avec ses semblables. Aussi, cette société moderne fait encore de l'Homme un vrai captif. Ce dernier ne peut plus dominer la vie car la technologie l'asservit à l'univers de la consommation. Ainsi, la consommation de la société moderne va maîtriser l'Homme moderne et étant donné que les personnages lecléziens sont à la recherche de la liberté et ne se tiennent jamais dans l'asservissement, ils sont en marginalité et en rupture avec la vie moderne civilisée. Vivre en société, principalement le paysage urbain décadent, est pour le héros leclézien une rupture avec la liberté originelle.
Dans les passages qui suivent, nous allons aborder, avec Lalla, l’héroïne du second récit de Désert, une vie qui est le symbole d’un univers pur face à la société civilisée. La vie d’une fille innocente qui ayant soif de s'abriter à la nature et à tout ce qui l’entour, y trouve la quiétude et la paix.
II. La solitude de Lalla et sa marginalité
Le personnage leclézien peut être défini, de manière générique, comme évoluant en marge de la société. Il ne s'agit plus d'individus exclus, mais de marginaux volontaires.
Dans Désert, le personnage central, Lalla se construit en solitude. Elle est reliée à un processus de modernisation qui se manifeste surtout dans l'espace urbain. L'œuvre leclézienne traduit la nouvelle société humaine de la fin du XXe siècle, composée d'hommes et de femmes à l'écart, écrasés par l'emprise de la technologie. Alors que l'homme moderne se retranche en solitude, coupant ses racines avec le monde naturel, le personnage des récits lecléziens au contraire, ne cherche pas à se débarrasser de la solitude, il s'y complaît et cette exclusion a en effet bien souvent le rôle de stimulus de la mise en route vers la liberté.
Aussi bien dans son premier roman, Le Procès-verbal, que dans Désert et voyages de l'autre côté, le personnage de Le Clézio entretient des relations privilégiées avec les éléments de la nature. C'est dans la complicité avec la nature et ses composants qu’il atteint une solitude meilleure. La solitude angoissante de Lalla à Marseille, celle par laquelle l'homme se renferme sur lui-même et n'a aucune possibilité de communication avec l'autre, cette solitude se transforme chez Lalla en celle du désert ; alors elle connaît une quête de son "moi", de sa propre conscience, un moyen de rencontrer l'autre partie de soi-même, un voyage de l'autre côté.
Sorte d'intrus en pleine civilisation, les personnages lecléziens vivent en dehors de l'ordre et des normes sociales. Certains d’entre eux pourraient être identifiés aux êtres marginaux. Les hommes appartenant à la société moderne sont totalement différents, car «la société leur enseigne tellement la ressemblance, la médiocrité, la faillibilité d'autrui. La société, c'est-à-dire l'argent, les jouissances, les passions et les paroles inutiles, la possession» (Le Clézio, 1978, 238).
Aussi, Emil Cioran, philosophe et écrivain romain écrit un peut plus tard:
Je n'ai pas de métier, pas d'obligations, je peux parler en mon nom, je suis indépendant et je n'ai pas de doctrine à enseigner […] Je suis tout au plus un […] marginal (Cioran, 1995, 175).
Cette affirmation de Cioran est en effet un écho de ce qui se trouve dans les récits lecléziens ; elle pourrait s'appliquer à la plupart des personnages marginaux qui sont dans l’impossibilité de s’exprimer clairement, l'inactivité, le refus d'accepter les normes. Toutes ces réactions mènent directement les personnages vers un échec social, un rejet de la société à laquelle ils ne peuvent s'adapter et dont les conditions sont constamment remises en cause. Leur présence est une provocation de la part de l'écrivain ; ils traduisent un autre «ordre» meilleur, plus innocent et plus proche de la nature.
Marqué par un refus de la société, le personnage de Lalla se trouve dès les premières pages du récit de Désert, empreint d'une solitude radicale. Dès le moment où Lalla ne se plie ni à la règle du mariage incontournable dans son village, ni à l'esclavage (règles injustes et exploitation de l'enfant) chez la marchande de tapis, sa révolte prend racine dans le refus des valeurs sociales et des préjugés. Dans une marginalité délibérée, elle ne se plie à aucune norme de la société : elle ne fait jamais attention aux biens matériels. Ainsi, se façonne à travers les péripéties, la conservation intacte de sa liberté de fille du désert, acquise comme héritage de ses ancêtres, les hommes bleus. Cette marginalité est rythmée par les heures de solitude, au bord de la plage, dominant largement la vie de la jeune fille.
Lalla quitte son existence authentique dans le désert pour se diriger vers la grande ville de Marseille pour y trouver une vie meilleure. Mais pour Lalla, la ville portuaire ne représentera ni le succès ni la vision d'un avenir meilleur, mais la dénaturalisation, car elle y trouve une civilisation contraire à la nature et à la liberté. Elle ne se sent pas à l'aise à Marseille et elle se sent isolée. L'isolement et la marginalité paraissent aussi être le lot de beaucoup d'autres dans cette ville. Du patron de l'hôtel, en passant par les clients suspects qui l'habitent et jusqu'aux passants que Lalla croise dans la rue, tous sont seuls, les mendiants, les prostituées, les voyageurs perdus. La ville de Marseille renferme les plaies du monde moderne. Lalla y rencontre «les marques de la solitude, de l'abandon» (Le Clézio, 1980. 307). Pas de regard, pas de paroles, pas d'attention. La description de Marseille est manifestement celle de la ville moderne qui ne permet aucun lien. Bien que l'espace marseillais soit surpeuplé, la solitude y règne en abondance. Dans cette ville qui ne rappelle en rien son pays natal, Lalla n'offre qu'un reflet d'elle-même, fondé sur le paraître : «sa forme, son image, rien d'autre» (Ibid., 349).
Lalla se tient à l'écart du monde européen qui tend à remplacer la réalité par l'image. Elle ne perd jamais pour autant son identité. Bien qu'indéchiffrable, celle-ci s'accentue et se concentre tout d'abord, dans son regard. Son image reste mystérieuse pour ceux qui la regardent : le photographe, les passants, les gens du dancing, car Lalla ne révèle jamais sa véritable personnalité. Ses photographies parues dans les publicités ne sont encore que des images d'elle, alors que la vraie Lalla est inconnue ou méconnue, son regard demeurant impénétrable. Son identité reste cachée dans un petit signe: celui de sa tribu, avec lequel elle parafe les autographes.
En marge de deux sociétés à la fois – celle de la civilisation saharienne et celle de la civilisation occidentale – Lalla se retrouve dans une solitude délibérément choisie. Elle s'intègre au cœur de la nature et au monde naturel afin de parvenir à la paix, au bonheur et à la liberté.
III. Le rapport du personnage leclézien avec d'autres mondes
1. Lalla et les éléments naturels
De livres en livres, Le Clézio nous tisse les liens qui unissent les personnages aux éléments naturels. En effet, comme chez les romantiques, c'est pour la nature que l'auteur montre de la prédilection. La nature existe chez Le Clézio par opposition à la civilisation, à la ville. Symbole de pureté et d'innocence, elle apparaît comme un lieu de vie idéale. Lalla, protagoniste de Désert, comme les autres personnages lecléziens, perçoit la nature comme un lieu édénique, un refuge, un paradis terrestre. La solitude partagée avec la nature est le plus grand bonheur pour Lalla qui sent au plus profond d'elle-même. Une paix totale, immense, une paix qui déborde les limites de sa petite existence, comme si elle avait un très grand trésor rien que pour elle. Lalla retrouve alors sa plénitude dans le contact immédiat avec les éléments naturels : l’eau, le feu, le vent et la terre.
L'eau par sa limpidité, symbolise la pureté. Elle est une substance purificatrice de l'âme, de l'être ; et cette substance du bien de l'eau est incarnée, chez Le Clézio par le plein plongeon. Ce plongeon représente la lustration baptismale. La purification par l'eau de Nour et de son père dans le désert à l'aube pour la prière représente un rite de dépouillement de l'être terrestre en vue d'une renaissance dans un autre monde, un rite de séparation du monde profane afin qu'il puisse devenir un être nouveau. Lalla, après une rencontre avec le Secret, Es Ser2, elle «va jusqu'à l'eau de la fontaine, et elle baigne son visage et ses mains, à genoux par terre, comme si elle revenait d'un long voyage» (Ibid., 99).
De même, l'eau donne une nouvelle vie. Par sa substance fraîche et jeune, elle réveille ce qui est endormi en nous et restaure la vie éternelle. Elle n'est pas la tiédeur quotidienne, elle est un don du ciel parfaitement créateur. En partageant l'eau et la nourriture de l'Homme Bleu, Ma el Aînine participe à la vie de cette présence mythique, divine, à la vie éternelle. Et c'est pour cette eau qui apaise toute soif physique et spirituelle que les nomades parcourent en pèlerins les chemins difficiles du désert.
Le feu symbole de pureté, exprime la consumation du Moi dans la solitude du désert, là où le soleil brûle ardemment : «Tous sentaient leur peau durcie par la brûlure du soleil» (Ibid., 40).
Cet élément est celui qui revêt le plus de formes : en effet, il est à la fois flamme d'incendie et du soleil ; il est réverbération du soleil, de la lune, il est annonciateur de chaleur, de misère. Le feu dans le paysage leclézien est à la fois destructeur et signe d'espoir; il est le feu qui détruit tout, et celui qui donne un mouvement aux choses.
Le vent est souvent considéré comme une force de la nature qui facilite la fuite. Il en est le vecteur. Une sensation d'embrassement du vent constitue un passe-temps et un plaisir pour la petite fille. Le vent occupe alors une place primordiale dans Désert. Il provoque à la fois la souffrance et la libération. Pourtant c'est surtout un sentiment de bonheur qu'il donne à Lalla : «Le vent n'attend pas. Il fait ce qu'il veut et Lalla est heureuse quand il est là, même s'il brûle ses yeux et ses oreilles, même s'il jette des poignées de sable à sa figure» (Ibid., 79).
Le vent peut être parfois vent du mal ou vent du malheur. Ce vent lent et doux, apporte avec lui, la mort et la destruction ; il tuera Naman, l'ami de Lalla, autre personnage essentiel du roman de Désert, puis sa tâche accomplie, disparaîtra aussitôt: «Au dehors, le vent a cessé de souffler» (Ibid., 209).
Nous sentons le vent se métamorphoser en être surhumain et devenir symbole de la liberté; il suffit à Lalla de penser au vent pour qu’elle se sente plus libre. Il souffle partout et rien ne l'arrête, On ne peut lui préciser aucune frontière: Lalla pense souvent «au vent qui est grand, transparent, qui bondit sans cesse au dessus de la mer, qui franchit en un instant le désert» (Ibid., 80).
La terre, comme les autres éléments, est présente dans le monde de Désert, elle peut se montrer comme le sable jaune, gris, blanc et immense comme la mer. Tout au long des pages du roman, la sensation transmise est celle de l'amour de la terre désert, la mise en valeur de ses qualités. Mais, malgré l'amour de cette Terre, le rêve des villes au-delà de la Méditerranée, synonyme de bonheur et de prospérité fleurissent dans les yeux da la petite fille, sous la forme d'un horizon à atteindre pour effacer les souffrances et les privations annexes aux territoires assoiffés. Voilà pourquoi elle montre son plaisir à écouter les noms des villes espagnoles ou françaises pleines de richesses et de beautés naturelles exultantes dans les histoires racontées par son ami le vieux pêcheur. Mais Lalla finit par prouver le tranquille courage en s'intégrant avec les éléments naturels. Et cette intégration aux éléments naturels donne un désir ardent de respirer, de voir, d'écouter ; un appétit accru de vivre et d'aimer la vie.
2. Lalla hantée par le monde animal
En même temps que l'expression d'une union de l'homme au monde naturel, se dessine l'expression d'un désir de complicité avec l'animal, autre étape accentuant la mise en solitude du personnage. Il peut à priori s’établir pour le lecteur de Désert, une tentation de situer l'existence de l'animal (ou parfois de l'insecte) presque au même plan que celle de l'être humain (Doucey, 1994, 56). En fait, ce nivellement de l’homme vers le bas dans l’échelle de l’existence traduit la complicité du personnage leclézien avec le cosmos et tous les éléments qui l’habitent et coexistent avec lui.
Dans Désert, nous découvrons Lalla en communion, en harmonie avec les insectes qui l'entourent ; elle laisse les mouches approcher son visage et son corps pour boire le sel de sa transpiration. Les insectes font non seulement partie du décor, mais aussi du corps de Lalla. Celle-ci se demande pourquoi elle aime tant les mouches : «c'est comme ça […] peut être à cause de leurs pattes si fines […]» (Le Clézio, 1980. 78).
C’est en abandonnant ses référents humains que le personnage leclézien atteint les degrés sublimes d’humanité. Par le principe de renversement humain-animal, transparaît d'une part le désir permanent d'harmonie avec le monde animal, d'autre part le désir de remettre en question les valeurs humaines reconnues.
3. Lalla et le monde végétal
Nous constatons que l'arbre est l'une des composantes de la nature possédant une fonction majeure dans la mise en perspective de l’homme au sein du paysage naturel. Ce processus est créé d'une part, par une personnification de l'arbre, et d'autre part, par une «arborisation» des personnages. En même temps, il se dessine une sorte d'osmose entre l'arbre et l'être humain.
L'arbre est certainement l'un des végétaux les plus surprenants du paysage leclézien. En fait, il joue non seulement un rôle médiateur entre l'homme et son environnement dans la nature, mais il a également un rôle de protecteur. L'admiration de Le Clézio pour l'arbre rejoint celle ressentie pour le rocher. Les deux sont signes de protection. Le Clézio aimait les appeler «des dieux» (Le Clézio, 1978, 150). Il les personnifie et leur donne une pensée, car ils lui permettent de percevoir «un autre temps, un autre espace» (Ibid.).
Dans le cadre de l'œuvre leclézienne, les relations corporelles avec l'arbre ne sont pas mentionnées clairement. En revanche, l'arbre revêt à plusieurs reprises une forme de matrice. Le motif de l'arbre-matrice est accentué par le fait que Lalla, héroïne de Désert est née tout comme si elle avait été conçue non par un être humain mais par la terre et l'arbre : «elle est née tout de suite, comme cela, dans la terre entre les racines de l'arbre» (Le Clézio, 1980, 88).
Quand Lalla à son tour, donne naissance à sa petite fille, c'est l'ombre du figuier qu'elle choisit pour assistance car «elle sait qu'il n'y a que lui qui puisse l'aider à présent comme l'arbre qui a aidé autrefois sa mère, le jour de sa naissance» (Ibid., 420). L'arbre atteint un nouveau sommet : le figuier quitte sa fonction de matrice pour se personnifier : il se transforme en sage-femme qui assiste Lalla lors de son accouchement :
Elle [Lalla] accroche la ceinture à la première maîtresse branche du figuier […]. Quand elle s'accroche des deux mains à la ceinture de toile, l’arbre oscille un peu, en faisant tomber une pluie de gouttes de rosée. L'eau vierge coule sur le visage de Lalla, et elle boit avec délice en passant sa langue sur ses lèvres (Ibid., 421).
Dans cette description, la présence de l'arbre répond aux besoins physiques et psychiques de Lalla. L'auteur signale que durant l'accouchement, Lalla est absolument seule. Cependant, le mot arbre intervient pour annuler la solitude. Au fur et à mesure que les contractions de Lalla augmentent, la collaboration du figuier s'accentue :
À mesure que Lalla s'en approche, le figuier grandit encore, devient immense, semble occuper le ciel tout entier. Son ombre s'étend autour de lui comme un lac sombre où s'accrochent encore les dernières couleurs de la nuit. Lentement en traînant son corps, Lalla entre à l'intérieur de cette ombre, sous les hautes branches puissantes comme des bras de géant (Ibid., 419).
La description de la naissance nous conduit non pas vers une histoire de rapports humains mais vers une histoire de rapports arboréens. L'accouchement commence à la première lueur de l'aube. L'enfant naît avec l'aube et avec lui, sont rassemblés les grands thèmes liés aux éléments, leur donnant un achèvement textuel.
Ainsi, en donnant une importance majeure à l'arbre, Le Clézio renforce la complicité de Lalla, comme la plupart de ses personnages, avec les éléments naturels.
4. Lalla et le monde rupestre
Le thème de la complicité de Lalla avec la nature nous amène à découvrir un autre mode d'intégration dans le paysage, celui qui touche au registre rupestre. C'est la stratégie d'infiltration des différents protagonistes dans des fissures décelées de la nature qui les isolent complètement (Amar, 2004, 133).
À travers Désert, se répète la nécessité du refuge dans le monde rupestre : Le Hartani3 et Lalla, lors de leur fuite, ont pour abri le rocher «c'est un simple trou dans la caillasse» (Ibid., 218). Ce trou prend une forme protectrice, tout comme les dunes de sable, plus proches des personnages que l'homme. Lalla semble connaître tous les creux des dunes. Elle «se couche sur le dos dans le sable des dunes» (Le Clézio, 1980, 78).
Que ce soit dans l'espace urbain ou dans les paysages naturels, le personnage leclézien se construit en solitude. Il n'a pas de développement psychologique véritable; il émane, il naît du paysage. Le paysage ou les éléments naturels qui le composent sont élevés au rang d’humanité, alors que se crée un mouvement de l'homme vers le monde animal, végétal ou rupestre, sans que l'on ait pour autant l'impression d'une dégradation. Au contraire, en se joignant aux éléments naturels, l'homme détaché des êtres humains regagne des valeurs perdues.
IV. Lalla, en perpétuelle fuite
De livre en livre, Le Clézio ne cessera jamais d'exprimer son désir de déplacement :
Il me paraît difficile de rester toujours au même endroit, en voyant toujours les mêmes gens […] et je crois même que j'écris mieux dans quelque chose de mobile, comme un train, que dans une chambre où au bout d'un instant, j'étouffe (Boncenne, 1978, 30).
Ceci explique, sans aucun doute que sa vie, d'une part, et son œuvre, de l'autre, sont souvent l'expression d'une pulsion de fuite. Ce désir d'évasion, qui existe depuis toujours chez l'homme, constamment à la recherche d'une vie affranchie des limites et des banalités, constitue souvent le thème des œuvres de Le Clézio.
Dans ces dernières lignes, nous entendons analyser quelques aspects du thème de la fuite chez Lalla. Il faut souligner que pour les héros lecléziens, la fuite c'est d'abord la possibilité de déambuler, c'est une occasion de marcher, de se déplacer dans le monde qui les entoure. En fait, il faut chercher l'origine de ce désir chez l'auteur lui-même. «J'aime marcher» dit Le Clézio. (Emission télévisée «Apostrophes», conversation avec Le Clézio). C'est la raison pour laquelle l'expression de ce besoin devient l’un des ressorts principaux de la plupart de ses romans. Il faut aussi préciser que l'accomplissement de ce désir aide ces êtres à prendre contact avec la terre, à reconnaître le monde où ils vivent, à se reconnaître eux-mêmes.
Dès le début de la première partie de l'histoire de Lalla, «Le Bonheur» raconte l'errance joyeuse de Lalla dans un lieu entre mer et désert (Salles, 1999, 66) ; l'héroïne de Désert qui vit dans un pauvre bidonville près de la mer, en marge d'une grande ville du Maroc, nous la trouvons en train de déambuler aux alentours de la Cité:
Le soleil se lève au-dessus de la terre, les ombres s'allongent sur le sable gris […] le long du chemin, à l'abri de la ligne des dunes grises, Lalla marche lentement (Le Clézio, 1980, 87).
Loin de son pays, dans le monde occidental, dans les villes, telles Marseille ou Paris, Lalla cherche toujours à satisfaire le désir qu'elle ressent de marcher et pour elle, au bout de la marche existe toujours de la conscience et de la vie (Cortanze, 1999, 160).
Il est donc à remarquer que la quête de la liberté est un motif essentiel de la fuite des héros lecléziens. Ils fuient tout ce qui menace leur liberté et recherchent un monde où ils ne subiraient aucune contrainte. Pourtant cette liberté ne peut se définir dans le cadre d'un monde civilisé car la civilisation et la modernité troublent la vie de l'homme en lui donnant du stress et des perturbations.
Lalla, étant la descendante des hommes bleus, va retrouver sa liberté dans le désert: à la fin de la première partie de son histoire, alors que sa tante la force à se marier avec un riche bourgeois, elle fuit vers le désert en compagnie du Hartani qui a la même origine qu'elle, le même besoin d’espace et de liberté, le même dédain des lois sociales.
Le besoin de trouver le bonheur est une autre raison qui nourrit le désir de fuite des héros de Le Clézio. Leurs conditions de vie, leurs malheurs et leurs inquiétudes causées par de différentes difficultés familiales ou sociales poussent ces êtres à quitter un milieu dans lequel ils sont mis à mal par un environnement qui les prive de paix et de tranquillité d'esprit. Par la fuite, ils réussissent à oublier leurs souffrances.
Au Maroc, Lalla vit dans un milieu constitué de déracinés pauvres qui connaissent la faim et la misère, et Lalla ne se plaint jamais puisqu’elle s'est créée des bonheurs, tels les instants qu'elle passe loin du pauvre bidonville où elle vit.
Les motifs de la fuite que nous avons découverts lancent ainsi le personnage leclézien dans des aventures qui constituent la trame du récit. Et la plupart du temps, c'est la nature, avec tous ses éléments qui s'avère être un milieu d'accueil de prédilection capable, d'une part, de répondre aux exigences de l'âme du héros et, de l'autre, de l’encourager fortement dans son désir de fuite.
En effet, à Marseille, Lalla est loin du bonheur qu'elle s'était fait de sa vie de fille du désert. On voulut la marier à un homme riche. Elle s'est donc enfuie vers la ville, ce qui semble contredire sa nature, la puissance des légendes qui la retient à la terre, son amour pour le berger, père de l'enfant qu'elle porte dans son sein. Mais Lalla n'abandonne la vie de bidonville qu'entraînée par un besoin de fuite. Après avoir quitté le bidonville, elle continue à obéir, à ses habitudes et – malgré la configuration de Marseille, qui offre peu d'attraits pour la marche – elle se mêle toujours aux populations pauvres, aux clochards, aux déracinés. C'est à Radicz le mendiant que Lalla s'attache, c'est avec lui qu'elle partage ses instants de fuite. Grâce à ses compagnons de fuite, Lalla arrive à mieux s'intégrer dans l’univers urbain et à profiter des vertus de ce monde. Ainsi, Lalla, comme les autres personnages de Le Clézio, est toujours à la recherche d'une vie affranchie des limites et des banalités. En s'abritant au désert et aux éléments naturels, Lalla tente d'atteindre à son origine et à la liberté.
Conclusion :
Dans Désert, Lalla le personnage leclézien, résiste au monde moderne. Elle se construit en solitude et loin de la modernisation. La nature qui existe, chez Le Clézio, comme refuge contre la civilisation et la modernité est un lieu idéal pour Lalla. C'est là où elle cherche à satisfaire ses désirs. Par conséquent, elle perçoit la nature comme un lieu édénique, ce qui rejoint, dans une certaine mesure, la conception de Rousseau dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, où il dépeint l'homme des origines symbole de pureté et d'innocence, et où la nature est une zone non polluée par l'homme, surgissant comme un lieu de vie idéale.
Ainsi, le besoin de trouver le bonheur et la liberté est une raison qui nourrit le désir de fuite de Lalla. Elle quitte son existence authentique dans le désert pour se diriger à Marseille mais elle n'y trouve pas la vie meilleure et elle retourne à son origine, au désert. C'est dans le désert que l'Homme pourrait bénéficier de la grâce divine. Le désert est également le lieu de la recherche de la vérité. Lalla et les autres personnages du roman leclézien nous restituent la cadence limpide du souffle de notre âme tout en évoquant la mélancolie et la perturbation des hommes vivant dans la société moderne où la violence se propage partout. Ils se trouvent la solution dans le retour à la nature, au désert et à la vie traditionnelle.
Or, les progrès techniques et la civilisation n'ont fait qu'aggraver les risques de la situation de la vie humaine, au lieu de réaliser ses rêves. Nous disposons aujourd'hui beaucoup de produits techniques et scientifiques. A quoi sert la technologie ? Si elle n'apporte pas de solution aux préoccupations humaines ? Si elle n'ouvre pas la voie au vrai bonheur de l'être humain ? A nous d’y réfléchir!
Notes :
1. Aamma, signifie «tante paternelle» en arabe. Elle joue un rôle essentiel dans la maturation de Lalla. Aamma est chargée d'élever Lalla qui est orpheline; elle est, à la fois, substitut de la mère disparue et souvenir du père que la jeune fille n'a pas connu. La mission d'Aamma ne consiste pas seulement à nourrir physiquement Lalla. Avec ses récits et ses chants, la vieille femme apporte à l'orpheline la nourriture affective et spirituelle dont elle a besoin. La légende de l'Homme Bleu, l'évocation de Ma el Aïnine et des nomades du désert permettent à l'enfant d'entretenir la mémoire de ses ancêtres.
2. L'être invisible et mystérieux du roman de Désert. Il joue un rôle déterminant dans l'évolution de la jeune Lalla. Es Ser n'est pas présenté comme un être imaginaire. Il est une force réelle qui entoure Lalla, la protège et la guide.
3. Jeune berger muet avec qui Lalla se lie d'amitié. Ce garçon s'appelle «le Hartani» - terme qui signifie «métis de noir» en arabe – parce qu'il est descendant d'esclaves.