Chateaubriand: sincérité ou hypocrisie de croyance religieuse?

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Auteurs

Maître Assistante- Université d'Ispahan

Résumé

 
Résumé :
     Il est de l’avis général que François-René de Chateaubriand l’auteur et René ont beaucoup de points communs. Pour élucider le comportement de René vis-à-vis de la religion, il serait judicieux de recourir à celui de son créateur. En ce qui concerne les idées religieuses de Chateaubriand qui se manifeste à travers René et le Génie du christianisme, l’opinion générale paraît-il diverse car la sincérité de sa conversion a provoqué bien des polémiques. Mais il nous faut à présent tourner notre attention vers le contenu et les motivations sociopolitiques de la religion dans le Génie du christianisme et de René. Chateaubriand crée René avec une originalité poétique et un mythe personnel tragique face à la modernité. Il essaie de régresser vers l’état sauvage et de s’éloigner de l’état civil européen. Il fait l’éloge du christianisme tandis que la situation politique de la France est aussi intervenante. Donc dans cet article, nous envisageons d’étudier l’ambigüité de la croyance religieuse et l’influence des faits historico-politiques sur la création du Génie du christianisme et de René. Le recours à la religion est-il lié à la croyance sincère de Chateaubriand ou aux circonstances de l’époque? De quelle manière Chateaubriand en tant qu’apologiste de la religion, aborde la question? Son éloge de la religion est issu de sa sincérité ou de son hypocrisie? Nous allons procéder par un mis en parallèle de ces deux œuvres avec le contexte historico-politique et les facteurs sociaux.

Mots clés


Introduction :

Chez Chateaubriand, la religion occupe une place à la fois essentielle et assez ambiguë. Elle constitue une sorte de bannière que Chateaubriand défend tout au long de sa vie. Mais la religion du grand écrivain ou plus exactement sa sincérité, est souvent mise en doute par ses contemporains et par les critiques. L’approfondissement de ce sujet, nous mène vers des incidents qui accentuent encore cette incertitude. La Révolution et ses conséquences  influencent largement Chateaubriand et de ce fait, René et le Génie du christianisme ne pouvaient pas être intacts. L’un de ces faits est la question de la religion qui se trouvait dans un état particulièrement perturbé à ce  moment et dont Chateaubriand donne le témoignage. Il semble donc intéressant de l’aborder dans le Génie du christianisme et René. L’ambigüité du caractère de René et son attitude vis-à vis de la religion ainsi que les opinions de Chateaubriand lui-même dans le Génie, révèlent des incertitudes. En outre, la raison du choix d’un tel sujet et la date de la publication de ces œuvres à un moment historiquement précis, nécessite la révocation de quelques incidents déterminants. Il semble important de faire un rapprochement entre la vie de Chateaubriand et sa carrière littéraire ainsi que les événements historico-politiques d’après la Révolution afin de faire un jugement sur sa sincérité ou son hypocrisie pour la religion.

 

Une reconversion subite

La fameuse formule de François-René Chateaubriand «j’ai pleuré et j’ai cru» (Chateaubriand, 1966, 1282) fut longtemps objet de la part des critiques ou des gens qui doutaient de la sincérité de la reconversion de l’auteur et ce surtout à cause de la lettre de sa sœur, Mme de Farcy. Il prétend qu’elle aussi était morte quand il a reçu la nouvelle de la mort de sa mère en 1798. Mais il s’est avéré finalement qu’elle n’est décédée qu’en 1799. Chateaubriand lui-même souligne que sa croyance religieuse est arrivée «par l’intérieur personnel et l’espoir du succès» (Chateaubriand, 1978, 1581).

Pourtant, les avis sont contradictoires à propos de sa foi chrétienne. Selon Maurice Regard (Chateaubriand, 1978, avant propos), certains comme, V. Giraud et P. Moreau pensent que la conversion de Chateaubriand est sincère. (Chateaubriand, 1978, avant-propos) B. d’Andlau pense que de tempérament trop inquiétant,Chateaubriand se donnait à «s’interroger sur ce qui, au delà de la vie, pouvait contenter son désir de certitude, et cette certitude, il l’avait trouvée dans la foi chrétienne» (Andlau, 1952, 50). Victor-Louis Tapié pense que Chateaubriand a manqué à sa vocation: «En tenace Breton, il a aimé la religion et l’Eglise. En fils de Rousseau, en philosophe sceptique, il n’a jamais pu vivre en chrétien et, même se voulant apologiste, encore moins devenir apôtre» (Tapié, 1965, 45). Sainte-Beuve en doute et critique son imagination catholique (Sainte-Beuve, 1948, 89).

Malgré les suppositions sur le moment de sa conversion ou sa véracité qui reste incertaine pour quelques uns, on peut également citer sa lettre du 25 octobre 1799  à son ami Fontaines qui montre le véritable cri du cœur d’un homme:

 

Toutefois, Dieu qui voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies … a bien su trouver l’endroit où il fallait le frapper… Il savait que j’aimais mes parents et que c’était là ma vanité: il m’en a privé afin que j’élevasse les yeux vers lui (Sainte-Beuve, 1948, 15-6).

 

Cette lettre témoigne de la sincérité de la part d’un jeune exilé accablé par la douleur du décès de ses proches. Il se défend lui-même contre la critique des clercs qui se moquent de lui quand il affirme être revenu par les larmes, et disent «comment croit-il en un Dieu, celui qui ne croit ni à la réalité de la vertu, ni à la vérité des larmes ?» (Moreau, 1967, 162).

Il semble qu’il n’y a pas de raisons de ne pas croire à la sincérité de Chateaubriand. La foi ne vient-elle pas souvent aussi bien par un moment de révélation que par une longue réflexion? Chateaubriand ne serait pas le seul qui ait, suite à des événements dramatiques, vécu un moment intense le ramenant à Dieu. Sa phrase montre que la conversion est arrivée par le cœur, non par la raison. Sa confession à son ami sert en quelque sorte de déclaration de foi.

Néanmoins notre propos ne serait pas de mettre en doute la véracité de cette déclaration concernant sa foi. La foi est quelque chose de personnel et d’intime. Chateaubriand, nous semble-t-il, se montre du reste assez discret sur sa propre foi, sur sa relation personnelle avec Dieu quand il tente de montrer qu’il y a deux sortes de religions. Ce qui ne l’empêche pas de poser des questions sérieuses sur le rôle de la religion: «L’écrivain formé par le XVIIIe siècle, … a soin de distinguer la religion intérieure, qui est affaire entre le fidèle et son Dieu, de la religion extérieure dont un État ne peut se passer» (Chateaubriand, 1978, XIV).

Notre intérêt nous porte donc à analyser l’aspect extérieur de la religion et son impact dans la société française d’après la Révolution. C’est pourquoi à part le retentissement littéraire, les conséquences sociopolitiques de l’importance accordée au christianisme et la déclaration de la foi de Chateaubriand dans René et le Génie du christianisme paraissent particulièrement intéressantes. La situation politique de la France à l’époque de Napoléon suggère l’idée qu’il y a un rapport entre la conversion de Chateaubriand et la parution du Génie du christianisme. Fort de ses récentes expériences religieuses, Chateaubriand cherche à convaincre le public des avantages du christianisme. Chateaubriand projette donc d’écrire une œuvre qui révélera au peuple la vraie religion, le christianisme qui ramènera un renouveau dans la pensée religieuse. Quand  le Génie du christianisme voit le jour, dès sa publication en 1802 il suscite bien de la curiosité et de l’écho dans toute la France.

Selon Bernard Heudré, cette œuvre a eu un tel succès que «la prédication du XIXe siècle a largement puisé dans le Génie du christianisme, beaucoup plus que dans la réflexion théologique de la tradition de l’Église» (Heudré, 2001, 23). Outre que ce succès est dû au sujet original et à l’écriture de l’auteur, on ne peut pas négliger les circonstances de sa publication. Son retentissement considérable paraît en effet avoir un lien considérable avec le fait que la publication du livre est tombée au bon moment où les circonstances l’exigeaient. Ces contradictions mènent aux événements historico-politiques de la Révolution et des mesures prises par Napoléon. Chateaubriand, a-t-il trouvé l’occasion propice de rédiger des œuvres littéraires qui sur le plan politique pourraient lui servir ou la publication du Génie était un compromis entre lui et Napoléon?

Or, les événements qui ont donné lieu à la montée de la Terreur et la grande peur, avaient abouti à l’hostilité contre l’Église et l’aristocratie. Les actions désordonnées des sans-culottes «se déclarant volontiers athées», aboutirent à la «fermeture des monastères» (Villat, 1940, 42). La Révolution étant déclenchée, l’idée de passer aux États-Unis domine Chateaubriand et il se trouve sur la terre de liberté un refuge plus exaltant que l’émigration en Allemagne ou en Angleterre (Barbéris, 1976, 31). Chateaubriand, le cadet d’une famille noble, «ruinée par suite de l’émiettement des propriétés et de la dégradation du pouvoir féodal», n’a presque rien sur l’héritage. Et lamortdu père«devait lancer sur les sentiers de la solitude, de la vie et de la pauvreté un gamin de dix-sept ans» (Barbéris, 1976, 30). La pauvreté sera sa compagnonne pour bien des années. Sur le plan matériel, il n’a pas pu jouir de son héritage et qu’il a dû avant la Révolution, s’engager comme marin sur les navires français. La Révolution avait ébranlé la haute société et l’Église; à la suite des événements fâcheux qui suivent, il donne sa démission et ses errances commencent. Chateaubriand «est désormais un paria, un suspect, un traître. Plusieurs membres de sa famille vont être emprisonnés ou exécutés» (Ibid., 33).

Cependant l’histoire de l’Église sous la Révolution et l’Empire se résume à une longue période de transformation et de changement. Après l’affrontement entre l’ancien et le nouveau régime, le problème de l’Église restait toujours critique. Elle était subordonnée au gouvernement laïc. L’histoire de cette époque est aussi liée à celle de Napoléon qui a su se proclamer républicain. La Constitution de l’An II avait porté au pouvoir une bourgeoisie attachée à l’ordre nouveau mais hostile à la démocratie qu’elle ne distinguait pas de l’expérience jacobine. La grande bourgeoisie aurait voulu assurer son sort politique et les acquisitions de 89. On fit alors appel à Napoléon de son retour d’Egypte et le coup d’état de 18 brumaire 1799 fut organisé. Pour mieux s’installer au pouvoir, »Napoléon obligea le Sénat à le nommer Premier Consul à vie« (Lavisse et Rambaud, 1897, 4-5).

En effet, quand Napoléon accéda au pouvoir, la France sur le plan religieux était dans une véritable anarchie. L’Église était lourdement atteinte dans sa puissance et n’avait pas les moyens de jouir d’un grand prestige. Soutenu par la bourgeoisie, Napoléon qui connaissait parfaitement le rôle de la religion dans la société, lance ses fameuses paroles: «la société… ne peut exister, sans la religion… Dieu le veut ainsi, il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde» (Godechot, 1968, 713). La sympathie de Bonaparte pour la religion avait des raisons politiques et il était résolu à proposer un concordat entre le gouvernement de Paris et celui de Rome et les négociations aboutirent le 15 juillet 1801 à un acte appelé Concordat, d’après lequel on revient à l’Église gallicane. L’Empereur la reconnu comme une institution officielle et rétablit officiellement la hiérarchie du clergé. D’autre part, pour réduire les complots des aristocrates et des royalistes contre-révolutionnaires qui se trouvaient en Angleterre et recevaient de l’argent de la part des anglais, il tente de rétablir le système du passé et de créer la Légion d’honneur. Il est à noter qu’en tant que chef de cette Légion d’honneur, il choisissait les légionnaires parmi les militaires et «les citoyens qui, par leur savoir, leur talents, leur vertus, ont contribué à établir ou à défendre les principes de la République» (Lavisse et Rambaud, 1897, 31-2).

Entre temps, Chateaubriand qui avait quitté le service et émigré en Amérique en 1791, essaie alors de prouver qu’il avait quitté la France pour des raisons valables sous prétexte de «rapporter des plans pour le gouvernement» et d’être rayé de la liste des émigrés, comme il l’affirme d’ailleurs dans une pétition à Bonaparte en 1801. Il songeait à «un retour triomphal» (Barbéris, 1976, 32). La carrière littéraire de Chateaubriand et les modifications qu’il effectue dans ses écrits laisse à croire qu’il avait bien l’intelligence de mettre en évidence ses capacités intellectuelles. Est-ce que la publication du Génie et dédicace bientôt au «citoyen Premier Consul» est le pur hasard? Or, le Génie «s’insère dans la politique concordataire» (Ibid., 35).

En effet, en 1797, il écrit son roman sous titre de René et Céluta, écrit l’Essai, avec succès. Envisageant la possibilité de retour en France, il «corrige l’Essai (« exemplaire confidentiel ») en vue d’une éventuelle réédition parisienne qui marquerait sa rentrée (littérature et politique). Il atténue certaine notations un peu trop contre-révolutionnaires» (Barbéris, 1976, 34). À l’annonce de la mort de sa mère, il reprend les Natchez et les corrige en épopée chrétienne et qu’il abandonne. C’est qu’il commence ce qui deviendra le Génie du christianisme. Il y rattache deux épisodes des Natchez qui subissent alors quelques «modifications chrétiennes» : Atala et René.L’objectif de l’auteur consiste donc à montrer les vertus du christianisme dans René; cet ouvrage est apparu dans une partie du Génie du christianisme lorsque celui-ci est publié en 1802.

Jeune, il a gardé la foi d’enfance sous l’égide de sa mère. Adulte, avec la lecture des philosophes des Lumières, le point crucial de la vie religieuse de Chateaubriand se situe sans conteste au moment de la Révolution française. Pour l’auteur de René, la vie religieuse présente «le flux et le reflux» comme le dirait l’historien moderne, Gérard Cholvy. «Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je cru» (Chateaubriand cité par Cholvy, 2001, 177). C’est-à-dire qu’il connaît des moments de piété, mais aussi des moments de doute et de refus. La confession suivante de l’auteur en témoigne:

 

Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en avouant la nécessité d’une religion, en admirant le christianisme, j’en ai cependant méconnu plusieurs rapports. [… ] Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais (Chateaubriand, 1978, 1282).

 

Essais sur les révolutions (1797), Génie du christianisme (1802) et Natchez (1827) sont les trois ouvrages qui montrent bien l’évolution du fil conducteur de la stratégie de l’auteur sur la religion. Dansl’Essai sur les révolutions, Chateaubriand a reproché au christianisme de l’époque, à son avis, d’avoir perdu ses vertus; il déclare aussi son inquiétude pour les sociétés privées de la religion et le danger des révolutions en Europe à l’exemple de la France :

 

Cependant il faut une religion, ou la société périt: en vérité, plus on envisage la question, plus on s’effraie; il semble que l’Europe touche au moment d’une révolution, ou plutôt d’une dissolution, dont celle de la France n’est que l’avant-coureur (Chateaubriand, 1978, 428-429).

 

À la suite de l’amnistie des émigrés, Chateaubriand rentre à Paris en 1800 avec un faux passeport et retrouve la certitude de rejoindre une communauté et de recouvrir à peine son identité. En s’inspirant des œuvres de Rousseau –Nouvelle Héloïse et Discours sur les sciences et les arts- et aussi celles de Voltaire (Henriade et Siècle de Louis XIV), il commence le Génie du christianisme.

«J’ai pleuré et j’ai cru», note-t-il dans ce livre, mais on ne saurait non plus réduire à une simple conduite régressive le «retour» à la religion maternelle, ce qui déboucha sur la réorientation de toute une vie. En réaffirmant une espérance et une foi, il va désormais se consacrer à célébrer les Beautés de la religion chrétienne. La religion chrétienne par rapport à la morale et à la poésie est le premier noyau de ce livre qui est une tentation de réconciliation nationale avec la religion.

Le Génie ne porte pas le sujet déjà illustré dans Atala en 1801. Il va plutôt représenter «Poétique du christianisme», c’est-à-dire la représentation d’une religion du sentiment, cherchant à faire retentir dans les cœurs le sens d’un Dieu mystérieux et de la beauté de ses œuvres. L’importance de ce livre dans l’histoire de l’apologétique paraît plutôt d’ordre politique qu’esthétique ou théologique. Comme le souligne Escarpit, «la littérature est composée d’œuvres qui organisent l’imaginaire selon des structures homologiques aux structures sociales de la situation historique» (Escarpit, 1970, 18). Aussi marque-t-il plus loin : « Si l’on admet que le fait littéraire est un fait social, il ne peut y avoir de degrés dans la "littérarité". La qualité de l’œuvre doit elle-même se définir en termes de société » (Ibid., 53).

 

Le réveil du sentiment religieux

Chateaubriand met la littérature et l’art au service de la société et de la politique. «Tout auteur répond à une problématique de l’époque»(Ibid., 24) Comme le souligne Goldmann «l’ensemble de ces réponses, que chaque auteur propose à titre d’individu, nous fera connaître les modèles idéologiques présentés à l’imagination des lecteurs et destinés à agir sur leur conscience» (Idem.). Chateaubriand désire montrer la force poétique de la religion chrétienne au moment où la société française s’était déclarée athée et cela pour des objectifs politiques de la grande bourgeoisie française. Ce livre est une défense de la religion à l’époque où le peuple manifestait encore son aversion pour les prêtres et le Clergé. Dans le contexte social de cette époque-là, parler de la poétique du christianisme paraît étrange. Par conséquent, la bourgeoisie qui avait l’hégémonie sociale, avait absolument besoin d’ordre social, aucune société ne pouvant subsister sans religion. L’incertitude que nous laisse cette coïncidence est d’autant plus surprenante que le livre gagne un succès considérable. Ainsi par le jeu de l’imagination, de la sensibilité et du sentiment esthétique, Chateaubriand rend le christianisme plus poétique et enthousiasmant. Il essaie d’effacer la haine que le peuple gardait de la religion.

Goldmann démontre que toute «création» est issue d’un monde dont la structure est analogue à la structure essentielle de «la réalité sociale au sein de laquelle (l’œuvre a été écrite) et les cadres mentaux qu'elle a contribué à établir (Goldmann, 1964, 239). Il soutient qu’il  y a des rapports significatifs entre «la forme romanesque elle-même et la structure du milieu social à l’intérieur duquel elle s’est développée ». (Ibid., 35). Le roman est une transposition imaginaire des «structures conscientes» de tel ou tel groupe social (Ibid., 43). Formant et accentuant son idée en termes de «structuralisme génétique » (Ibid., 44), il se demande comment se concrétise la relation entre les structures externes de la société et les structures internes du texte (Ibid., 30). Comme il le souligne, «pour le matérialisme historique, l’élément essentiel dans l’étude de la création littéraire réside dans le fait que la littérature et la philosophie sont, sur des plans différents, des expressions d’une vision du monde, et que les visions du monde ne sont pas des faits individuels, mais des faits sociaux» (Tadié, 1987, 164).

À ce propos la théorie mimétique de René Girard correspond bien à la politique napoléonienne et la tentative de Chateaubriand. Selon cette théorie, le désir mimétique concerne l’imitation comme le seul moyen d’expliquer tous les phénomènes définissant l’homme qui partage la même loi. Le modèle à imiter est donc l’imitation du désir de l’Autre, présentée dans Mensonge romantique et vérité romanesque.

Comme le souligne André Rayez, l’influence spirituelle de l’œuvre de Chateaubriand était incontestable. Selon Rayez, le «Génie du Christianisme aura une répercussion beaucoup plus profonde que le Concordat qui paraît quatre jours plus tard: il sonnera le vrai réveil du sentiment religieux. Nous sommes aujourd’hui incapables d’apprécier l’influence bouleversante de cette œuvre» (Tapié, 1965, 177).

Avec Chactas, le «bon sauvage», Chateaubriand nous offre des images édifiantes de la vertu naturelle ou du désir légitimé. Il a désormais vocation d’une nature déchue pour accéder au monde de la grâce, par la douloureuse expérience de la vanité du désir. Pour différencier du roman noir des «anecdotes indiennes» mises à la mode dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, Chateaubriand impose au récit une perspective chrétienne.

René et Atala font deux parties du Génie du christianisme; René fait partie de la section intitulée Poétique; Atala termine en revanche, de manière peut-être moins convaincante, la section Beaux Arts et littérature. Là, cette section succède à un livre qui, sous le titre des Harmonies de la religion chrétienne, évoque les effets pittoresques des ruines, les sites des monastères et les dévotions populaires. Chateaubriand montre comment ces harmonies correspondent aux «passions du cœur humain» (Chateaubriand, 1966, 787) en créant les Beaux-Arts. Par cela, il donne un argument supplémentaire en faveur du christianisme:

 

«Toute institution qui sert à purifier l’âme, à en écarter le trouble et les dissonances, à y faire naître la vertu est, par cette qualité même, propice à la plus belle musique, ou l’imitation la plus parfaite du beau» (Ibid., 788).

 

L’imagination prend alors une dimension métaphysique; elle peut être révélatrice d’une vérité parce que l’homme vit dans un univers de correspondance. Par ailleurs, Atala renvoie, de manière plus générale, à certains autres passages du Génie sur les merveilles de la nature enfin rendue à sa grandeur primitive; c’est-à-dire, le vrai Dieu donnant son immensité à la nature. Chateaubriand se propose alors de démontrer toutes les scènes de la religion sur le plan littéraire. Tandis que le culte de Dieu embellit la vie, la connaissance qu’apporte la religion sur le cœur humain enrichit les arts, parce qu’elle révèle la nature idéale de l’homme, qu’il est profitable à l’artiste de représenter.

La thèse du Génie du christianisme est que le christianisme a créé la psychologie qu’il lui a donné une profondeur inconnue des Anciens. Il a donc renouvelé la «poétique» des caractères, aussi bien que des passions. La vie de René étant considérée comme un cas spécifique de passion moderne, la religion chrétienne doit donc être considérée comme passion. C’est comme la complexité du cœur humain et de ses contradictions lorsqu’il est livré à lui-même.

Avec Atala, Chateaubriand rappelle que la nature est mortelle, qu’elle est la mort même. Chateaubriand en faisant une peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude explique bien des harmonies avec les scènes de la nature et du cœur humain, c’est que la nature y figure sans cesse la violence du désir. Il donne de manière systématique les scènes qui aboutiront à une succession de scènes symboliques dont est souligné le caractère moral ou harmonique. La narration tout entière présentée comme un récit de rêve et figurée pour imiter la savoureuse énergie de la poésie primitive, suggère avec bonheur une sorte de lyrisme naturel, propre à la vie sauvage. Chateaubriand trouve aussi dans les mœurs des sauvages de quoi nourrir ses propres passions. Son style suppose ainsi «une terre natale, un ciel, un soleil à lui» (Fumaroli, 2003, 107). Il ne cherche pas non plus la noblesse littéraire dans les conventions d’un grand style. On peut alors estimer ce genre littéraire, comme la forme de l’idéalisme de Chateaubriand. Sa formation est en rapport direct avec les conditions historiques, sociales, politiques et personnelles du temps.

 

De l’indifférence religieuse au zèle vertueux du martyr

La lutte opposant le christianisme et le paganisme antique est le thème des Martyrs, un roman historique. Il est aussi le roman de formation retraçant le parcours initiatique d’un jeune homme qui, de l’indifférence religieuse, s’élève jusqu’au zèle vertueux du martyr. Deux religions se concurrencent dans cette œuvre, comme dans la France de l’époque de Napoléon. Le culte de Napoléon et le culte du vrai Dieu ou, au temps de la Révolution, le culte de la déesse de Raison et le culte chrétien. En mettant en avant une figure poétique chrétienne, Chateaubriand offre des images édifiantes de la vertu naturelle ou du désir légitimé. L’homme est incapable de désirer par lui seul, il faut que l’objet de son désir lui soit désigné par un tiers. Le désir selon l’Autre s’oppose au désir selon Soi (Girard, 1961, 13). Cet objet de désir est fourni par Napoléon qui ramène le clergé à son état premier et réconcilie le peuple avec sa religion.

Il était donc temps de chercher quelque chose de mystique et de transcendant pour le peuple et Chateaubriand y propose un catholicisme renouvelé. L’extraordinaire réussite apologétique du Génie qui entend donner une nouvelle chance au christianisme en le posant dans le présent social et politique, envisage également son avenir. Si Chateaubriand défend que le christianisme soit la clé qui permettrait de résoudre les problèmes causés par la Révolution, il réforme ses idées avec le changement que son temps réclame. Il le réaffirme et le développe à l’occasion de la rédaction de ses Mémoires d’outre-tombe quand il porte un nouveau regard sur son Génie du christianisme. Cette évolution est évidente à travers le développement de ses pensées. Les idées sur le «fondement de l’égalité sociale», «devoir» et «l’instinct démocratique» sont un écho de la réflexion propre à la bourgeoise propre.

 

Le Génie du christianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment: au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le christianisme est la pensée de l’avenir et de la liberté humaine; que cette pensée rédemptrice et Messie est le seul fondement de l’égalité sociale; qu’elle seule la peut établir, parce qu’elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir, correctif et régulateur de l’instinct démocratique (Chateaubriand, 1997, t. I, 801-2).

 

La couleur de la religion de Chateaubriand est équivoque. Le sentiment de la mélancolie devant la fuite du temps se renforce chez René lors de ses voyages, notamment à Rome. En Italie, il découvre le pays de la culture classique, la littérature, l’architecture. Mais aussi il parcourt le pays du pape, foyer du christianisme. S’il y a chez lui une dualité des sentiments religieux, est-ce de la raison ou du cœur? En observant la dualité entre la civilisation antique de Rome et la civilisation chrétienne, il présente ainsi son sentiment: «J’étais plein de religion, et je raisonnais en impie; mon cœur aimait Dieu, et mon esprit le méconnaissait; ma conduite, mes discours, mes sentiments, mes pensées n’étaient que contradiction, ténèbres, mensonges. Mais l’homme sait-il bien toujours ce qu’il veut, est-il toujours sûr de ce qu’il pense?»(Chateaubriand, 2003, 131).

Mélancolique et inquiétant de nature, il ne serait pas étonnant qu’il veuille avant tout rechercher quelque chose d’inébranlable et de certain: «De tempérament trop inquiétant, il était naturellement porté à s’interroger sur ce qui, au delà de la vie, pouvait contenter son désir de certitude, et cette certitude, il l’avait trouvée dans la foi chrétienne» (Andlau, 1952, 50). Dès le début de son Génie du christianisme, Chateaubriand explique l’objectif de son ouvrage. Selon lui, la religion chrétienne est la meilleure des religions qu’on puisse trouver et elle ne mérite pas de tant de mépris et d’ignorance des gens de l’époque: «enfin il fallait appeler tous les enchantements de l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés » (Chateaubriand, 1966, 469-70). Pour se rappeler à la religion, il lui faut de l’eucharistie, des processions, des reliques. Il recherche les charmes religieux comme ceux qu’il a éprouvé quand il a visité les catacombes à Rome, par exemple. Dans la logique de Chateaubriand, on a besoin de l’imagination pour comprendre l’incompréhensible divin qui le dépasse.

Sa nature l’incite ainsi à opter pour la religion catholique plutôt que pour le protestantisme qui ne s’incline pas sur le pays imaginaire: «Le protestantisme ne sacrifie point à l’imagination » (Moreau, 1967, 143). Il est aussi catholique par tradition et habitude, même s’il n’a pas peur de consentir aux valeurs du protestantisme. Il le trouve plus pertinent politiquement. Maurice Regard nous fait part de son opinion: «Ce n’est sans doute pas une monstruosité de dire que le protestantisme, malgré quelques réserves de circonstance, avait eu politiquement les faveurs de Chateaubriand parce qu’il le trouve plus ouvert, plus libéral, en un mot plus révolutionnaire que le catholicisme officiel» (Chateaubriand, 1978, Avant propos de M. Regard, XIV). Même si l’auteur du Génie du christianisme se montre en accord avec les principes protestants, comme le suggère la citation ci-dessus, ce ne sera que par les aspects politiques. Il restera résolument catholique parce que son imagination et sa sensibilité s’accordent mieux avec cette institution religieuse.

Enfin, s’il y a eu autant de critiques à l’égard de l’auteur en ce qui concerne la religion, c’est parce que la vie privée de l’auteur ne s’accordait pas avec ce dont il parlait dans son ouvrage. Il prêchait la morale et les vertus du christianisme, mais il a trop laissé ses passions charnelles le dominer. En particulier, ses nombreuses conquêtes féminines ne le mettent pas à l’abri face à ce genre d’accusation. C’est ce que regrettent certains critiques quand ils estiment l’œuvre et la vie de Chateaubriand. En effet, sa foi religieuse n’a pas été accompagnée et comme doublée d’une certaine pensée plus forte et surtout d’une morale plus parfaite et en tant qu’apologiste, il a manqué d’autorité morale.

Quant à Napoléon et son attitude envers la religion catholique et l’Église, lui qui jadis s’était déclaré protecteur du Saint-Siège, occupe Rome le 2 février 1808, le pape Pie VII et les cardinaux étaient retenus prisonniers et transférés à Fontainebleau. Par le décret impérial du 17 mai 1809, il supprima la puissance temporelle du pape et les États romains étaient unis à l’Empire français. Au début de l’année 1810, il était désireux de «terminer cette affaire de Rome», de «mettre fin au mandat du Consulat» Référence? Qui était la première étape de l’ascension de Rome au rôle de la capitale de l’Empire. Il réservait secrètement un plan et envisageait de faire de l’État romain «une partie intégrante de l’Empire» (Andrieux, 1960, 559). Pendant les cinq ans de son règne à Rome, Napoléon était considéré comme «l’Antéchrist» (Ibid., 580).

 

Conclusion :

Chateaubriand a certainement connu des moments religieux dans sa vie. Pourtant quelques moments passés dans la méditation ou dans la prière ne paraissent pas suffire pour changer profondément une vie car après un temps de réflexion de tous les jours, la routine attend encore devant l’homme. C’est là où commence le vrai combat, renouveau constant et persévérance dans la foi. Dans cet article, nous avons essayé de montrer l’influence du Génie du christianisme et de René ainsi que leur portée sociopolitique sur la société française d’après la Révolution. En évoquant le sentiment, l’émotion et la sensation, Chateaubriand réussit à faire oublier au peuple la haine du christianisme et des institutions religieuses. Ce qui se dégage de ces deux œuvres, est que Chateaubriand parvient à unifier le pays sur le plan religieux et Napoléon sur le plan politique. Que l’on considère la date de la publication du Génie comme la tentative d’un homme de génie qui a eu le génie de rédiger un œuvre qui bouleversa un pays ou l’intelligence d’un homme politique qui a su mettre la littérature au service d’une classe sociale et de confisquer le pouvoir sociopolitique, rien ne peut affirmer avec certitude l’une ou l’autre supposition. Nous pourrons dire de Chateaubriand qui a su néanmoins correspondre sa vision du monde à celle de la classe montante. Ainsi il assimile le domaine de la littérature à celui de la nécessité politique. L’un ou l’autre homme paraît être parfaitement conscient du rôle de la religion dans le maintien de la morale, de l’ordre et de la stabilisation sociale. De ces deux hommes, lequel a le premier eu, l’idée de mettre le christianisme au service de l’état?

Certes, le parcours littéraire et les modifications apportées par l’auteur dans le Génie et René ne nous laissent pas indifférents, pourtant la situation politique, le changement stratégique de Napoléon et le profit que dégage la grande bourgeoisie provoquent des doutes et des soupçons vis-à-vis de la sincérité ou de l’hypocrisie de Chateaubriand. Étant donné que les avis sur sa foi et sa croyance sont contradictoires, il semble qu’il a fait l’éloge de l’idéologie chrétienne à laquelle il n’avait pas cru profondément et cela pour  satisfaire son ambition. Par la force de son imagination et de ses talents artistiques et littéraires, il est parvenu à reconvertir et à réconcilier le peuple avec sa religion et à transformer la haine et le mépris de la religion en croyance  et adoration. Le Génie du Christianisme a son importance parce qu’il ne peut être compris sans son contexte sociopolitique, sans les circonstances de la publication, ce qui a suscité une querelle littéraire, voire politique dès lors. La publication du Génie du christianisme avait arrangé si non une classe sociale, au moins deux hommes, Napoléon sur le plan politique et l’auteur lui-même sur le plan individuel. Cependant, nous sommes là devant une situation  qui recèle des mystères. Mais alors, Chateaubriand avait-il conclu un accord avec Napoléon? Le problème demeure.

Bibliographie :
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  Abstract :   It is believed that the similitude between François-René de Chateaubriand and René is immense. To identify René’s position towards religion which is obvious in René and Christian Genius, it is better to return to his creator. There is disagreement about his sincerity and this object has aroused polemics. However, attention to the content as well as socio-politic motivations is considered necessary. Chateaubriand creates René in an original way and as his own tragic image in conflict with modernity. In this writing, he tries to return to the savage state and far away from civilized Europe. He appraises Christianity but this is also due to the political situation of France at that period. In this article, the ambiguity of religious thoughts and the influence of historical and political events in Christian Genius are studied. Chateaubriand’s interest to Christianity is because of his true faith or it is effectually the influence of the events. How does he develop the question of religion as an apologist? His appreciation is sincere or hypocrite? These two writings are studied according to historic and political situations.   .