Type de document : Original Article
Auteurs
1 Doctorante à l'université Azad Islamique de Téhéran, Branche de Sciences et de Recherches.
2 Maître Assistant-Université Azad Islamique de Téhéran, Branche de Sciences et de Recherches.
Résumé
Mots clés
Introduction :
Nous définissons le récit comme un énoncé rapportant une succession d'actes ou d'événements et d'états ou de situations. Tout récit est constitué de quelques parties principales. Le récit prend une orientation déterminée par les intentions des personnages. A un premier degré, il faut tenir compte de l'accomplissement des actes réalisés par des personnages. Mais qu’est-ce que c’est qu’un personnage ?
C'est un être de fiction anthropomorphe, auquel sont attribués des traits plus ou moins nombreux et précis appartenant d'ordinaire à la personne, c'est à dire à un être humain de la réalité (Milly, 1992, Introduction).
En effet, «Il n'y a pas de roman sans personnage et la situation narrative de base comprend le personnage»(Grivel, 1989, 111) c'est ce que Grivel évoque dans sa Production de l'intérêt romanesque. Le personnage d'un roman est donc souvent envisagé comme une entité naturelle et joue un rôle majeur dans le cours de la création de l'illusion réaliste. Dans la typologie classique la notion du personnage possède un nom, une activité sociale, une psychologie et en le situant dans l'espace, le temps et l'histoire, le roman tend en effet à faire de lui un être vivant. Ainsi, le personnage est défini dans l'optique traditionnel comme :« Le support de l'action, support de l'analyse psychologique, point nodal du récit, le personnage apparaît comme un des vecteurs fondamentaux de l'intérêt romanesque» (Toursel, 1994, 125).
Le personnage, dans la conception classique du terme, est un creuset de nombreuses données psychologiques, concentrées dans un être fictif et qui est en même temps adapté à la réalité humaine qui s’offre au lecteur. Mais cette dimension psychologique est remise en cause dans la littérature moderne par certains romanciers contemporains. Robbe-Grillet considère le personnage comme « une des notions périmées » (Robbe-Grillet, 1950, Introduction) du roman traditionnel et il évoque dans son œuvre Pour un nouveau roman que cela « appartient bel et bien au passé »(Ibid.).
En effet, le roman contemporain vise à dépasser la notion du type qui existait au XIXe siècle chez les romanciers. Il n'aurait pas tort de réfuter l'approche traditionnelle du personnage soit romanesque soit théâtral ; la valeur psychologique et le rôle du personnage dans la trame de l'histoire se relèguent au premier plan.
On le [le personnage] concevait en effet comme un instrument de connaissance de la nature humaine qu'il a pour fonction de condenser et de rendre analysable (Toursel, 1994, 125).
Par exemple le personnage balzacien se fonde sur des conceptions psychologiques dépassées alors que le roman contemporain est poussé à rejeter le personnage du type balzacien en renouvelant cette notion.
Au fait, le développement des sciences humaines et les acquis du temps moderne prouvent que le foisonnement infini de la couche psychologique ne paraît plus facilement accessible au lecteur moderne. Donc la nouvelle notion du personnage tend à récuser la psychologie mise d'une façon simple à la disposition du lecteur afin de donner la naissance à un lecteur actif voire créateur.
La littérature contemporaine « a ainsi répudié la notion même de personnage sur le plan théorique comme dans [la] pratique d'écrivain [des romanciers]. Parallèlement, cette notion a été soumise à des analyses nouvelles : les personnages sont des êtres de papier »(Ibid.). Le personnage n'a pas ce qu'il avait dans les récits traditionnels, il perd toutes ses caractéristiques, il est même dépourvu d'un nom propre, ainsi qu'il n'en possède pas chez les nouveaux romanciers et au même rang chez Le Clézio dans certains de ses romans.
Le Nouveau Roman, qui a fortement contribué au renouvellement des formes, impose son effet, dans le cadre de certaines particularités romanesques, sur la création romanesque de Le Clézio et l’on trouve par endroits des spécimens du genre chez lui parce que les formes traditionnelles sont loin de répondre à ses exigences de romancier postmoderne.
La conception du personnage dans la perspective du nouveau roman marque «La rupture entre Le Nouveau Roman et les formes antérieures du genre, où le héros supportait presque à lui seul tout le poids du réci » (Allemand, 1976, 50).
Partant de ces observations, les nouveaux romanciers se refusent à faire reposer le récit sur la figure traditionnelle du héros, acteur principal d'une période dépassée où il était porteur d'un sens clairement identifiable pour que le lecteur puisse s'identifier à lui et que le récit constitue à part un type ou un caractère quelconque. Dans cette perspective Le Clézio qui a respecté plus ou moins la notion classique du personnage dans le Désert, conçoit des personnages sans identité définie sur lesquels vont renchérir ceux de Les Géants, La Guerre et Procès-verbal. Dans cet article nous vérifierons le statut du personnage dans les œuvres de Le Clézio en retraçant l’itinéraire du personnage vers l'anonymat du personnage et en même temps nous essaierons de relever les caractéristiques qui font approcher les œuvres de Le Clézio du point de vue de personnage de celles du nouveau roman.
Personnage dans La Guerre
L'exemple évident se trouve dans La Guerre dont le personnage principal est nommé Bea B. ou plus précisément monsieur X, l'homme totalement anonyme, pour qui Bea B. éprouve des sentiments amoureux, et avec qui il entretient une correspondance suivie, parce qu'elle ne sait rien sur cet homme-là. Il est sans caractéristiques identifiables, sans nom propre ou nom de famille. Bea B. elle-même affirme ce manque :
Je ne te connais même pas. Je ne sais même pas ton nom, Monsieur X. Tu n'aimes pas qu'on te regarde. Tu te cachais au fond des cafés, dans des chambres d'hôtel bon marché. Tu sortais la nuit avec ta grosse moto BMW 500cm3(Le Clézio, 1970, 252).
Monsieur X. en tant qu'un des personnages qui est présent dans la plupart des pages ne laissent de lui de grandes informations identifiables. Il se présente presque partout avec un objet c'est à dire sa grosse moto. En effet, il est notable de dire que la moto est beaucoup plus définie que le personnage. Plus d'informations existe sur la moto que sur monsieur X. Parfois même l'anonymat du personnage est redoublé par l'emploi de deux fois XX ce qui intensifie l'ambigüité de l'individu et son caractère.
Ainsi quand Bea B. affirme qu'elle ne sait rien de cet homme, elle s’adresse à lui par XX : « Viens, toi, XX, peut-être tu peux encore faire quelque chose, si tu veux, toi on peut rouler avec ta grosse moto BMW 500cm3 à travers la ville » (Ibid.).
Monsieur X. reste non identifiable aux yeux du lecteur et le romancier se désintéresse même de son apparence physique. Fort peu de détails nous sont laissés. Tout ce que nous pouvons apprendre du visage de monsieur X. c'est ce que son observateur, Bea B. nous offre, on pourrait donc dire dans bien des cas, la description d'un personnage révèle moins le personnage lui-même que son observateur.
D'ailleurs, un petit indice de l'apparence de monsieur X. est perçu à travers les notes personnelles de la jeune fille dans son cahier : «J'ai croisé dans la rue le regard bleu de monsieur X. Il est laid mais moi je le trouve beau » (Ibid., 28).
Ou encore lorsque Bea regarde monsieur X. en train de danser dans une salle, elle le décrit, comme suit, d'après ce qu'elle observe :
Sous les faisceaux de lumière, Bea B. regarde monsieur X danser. Il est très grand et très fort, il fait bouger ses bras en avant, puis en arrière. De temps en temps, il tourne son visage vers elle et il sourit, d'un sourire dur. Elle voit ses yeux qui bougent dans les orbites, et les gouttes de sueur qui collent ses cheveux sur son front (Ibid. p.121).
Or, on est loin d'une description de caractéristiques relatives aux vêtements ou au physique d'une façon détaillée à la manière des descriptions d'un personnage dans les romans traditionnels. Bernard Valette, à propos des personnages dans le nouveau roman, soutient que:
La confusion ou plutôt l'ambigüité des pronoms personnels est bien un effacement de la personne, qui n'est plus qu'un support grammatical indifférencié, avatar de la puissance narrative (Valette, 1992, 83).
La manière de cette présence du personnage non identifié est adaptée à celle dans les nouveaux romans. À propos du personnage réduit à une lettre dans le nouveau roman et certains romans de Le Clézio, Bernard Valette évoque :
Chez Beckett, chez Le Clézio, la personnalité individuelle se dissout au point que "le héros" n'est plus nommé que par une initiale (M.H) ou un anthroponyme abstrait : Adam (Valette, 1992, 83).
Cependant, parfois, nous pouvons trouver quelques informations sur la jeune fille, sa famille ou sa relation avec monsieur X à travers ses notes dans son cahier mais sans donner des détails palpables ou précis :
Il était une fois, un jour de ce siècle, dans une ville, sur la terre, une petite fille qui s'appelait Bea B. Elle vivait seule, elle avait une grande mère et un frère. Dans la même ville, il y avait un petit garçon qui s'appelait monsieur X. Ils allaient se promener ensemble sur une grosse moto BMW 500cm3(Le Clézio, 1970, 146).
L'anonymat du personnage dans Les Géants
Il en va de même pour le cas des personnages dans Les Géants. Il n’est pas sans intérêt de signaler que la manière de l'introduction du personnage et celle de sa présence ne paraissent pas définitives ou importantes dans la trame du récit. C'est une présence toute passive.
Le passage suivant — où le narrateur après avoir donné une longue description du supermarché Hyperpolis parle de Bogo le Muet pour la première fois — en est un exemple probant parmi d’autres:
Dans le troisième parking, à droite, du côté de la mer, il ya ce petit garçon qui s'appelle Bogo le Muet. Il est assis sur le pare-chocs arrière d'une voiture, et il regarde Hyperpolis. De temps en temps il s'arrête de mâcher son chewing-gum. [...] Quand le vent est passé, Bogo le Muet rouvre ses paupières et commence à mâcher le bubble gum. Bogo le Muet venait tous les jours à cet endroit-là, pour regarder Hyperpolis (Le Clézio, 1973, 38).
Le seul signe que donne ce personnage habituellement de sa vie, c'est de s'asseoir les bras croisés et de regarder les gens en mâchant un bubble-gum. En effet, presque partout la présence et le rôle de ce personnage est limité simplement à regarder la foule. Le narrateur ne se prive pas d’insérer à des endroits divers de longues descriptions de la mer et du soleil pour ramener son récit à parler de Bogo le Muet:
Sur la plage, il n'y a personne. Le soleil brille sur beaucoup de points, sur la plaque de la mer. Très loin, il y a l'horizon circulaire, ligne mince invisible [...] Le petit garçon surnommé Bogo le Muet s'assoit alors sur la plage, sur un tas de cailloux. Il regarde la mer, et les vagues toutes différentes (Ibid., 43).
A part Bogo le Muet, il existe d'autres personnages dont la présence reste presque jusqu'à la fin du récit passive comme elle l'était pour Bogo le Muet, les autres se trouvent également enfermés dans cet espace clos : Hyperpolis.
Un autre personnage qui y apparaît en second lieu est surnommé Tranquillité. Le narrateur n’étale pas des détails sur sa physionomie, son attitude, etc.
La jeune fille surnommée Tranquillité avait arrêté sa voiture dans le parking. Elle avait marché dans la direction d'Hyperpolis. Elle regardait la grande porte d'Hyperpolis(Ibid., 48).
Le lecteur actif pourrait extraire une petite information sur l'apparence de Tranquillité: «Elle regardait la lumière brûlante sans plisser les yeux, parce qu'elle portait des lunettes noires à verres bleus. Le vent soufflait dans ses cheveux châtains»(Ibid., 47).
Nous voyons rarement un personnage décrit par son physique ou son comportement. D'autre part, comme le cas précédent, la grande part de passivité de ce dernier se rapporte à sa façon de regarder. Elle marche dans la salle de l'Hyperpolis en regardant les gens, les magasins, surtout les objets, tout en cherchant.
La jeune fille passait à travers la salle des nourritures et elle voyait les boîtes bleues et blanches qui dansaient devant elle » (Ibid. p.54). Ou encore: «La jeune fille marchait vite sur le parquet de matière plastique, elle regardait toutes les lumières [...] La jeune fille regardait les robes rouges, violettes, bleues, jaunes, ...Elle les regardait sans pouvoir en détacher son regard»(Ibid., 48).
Le désœuvrement des personnages ne cesse de rester le motif principal tout au long du texte. Dans les parties consacrées aux personnages, le narrateur semble s’être ingénié à révéler la réalité du monde d'aujourd'hui par le biais des regards de ses personnages et de leurs ouï-dire :
Le petit garçon Bogo le Muet écoutait les gens parler autour de lui, et il avait peur [...] les gens continuaient leurs discussions [...] Bogo le Muet s'installait sur un banc, et il écoutait les conversations (Ibid., 77).
Autre personnage c'est l'amie de Tranquillité sans qu'on sache son nom, son identité ni d’autres choses. Par ailleurs, il y a un autre, nommé Machines qui travaille aussi dans l'Hyperpolis et dont l’activité est passablement dérisoire et infime :
L'homme nommé Machines quand il avait un instant de libre, et qu'il n'y avait plus de chariots à pousser, au lieu de faire comme les autres types qui allaient fumer en cachette dans les lavabos ou qui plaisantaient avec des filles, il regardait les objets [...] Il les regardait longuement (Ibid., 148).
D'ailleurs, il est notable de remarquer les noms employés dans le texte. En effet, les personnages sont tous surnommés et ne sont-ils pas appelés par leurs propres noms. Un des leurs qui est un enfant est surnommé Bogo le Muet parce qu'il ne parlait jamais à personne. Un autre, un jeune homme porte le sobriquet Machines à cause de son survêtement blanc sur lequel on lisait en lettres rouges « Machines » ou finalement la Tranquillité qui est un nom tiré de son attitude. En effet la Tranquillité selon ce que le narrateur explique: ça, ce sont des noms d'esclaves, des noms sans importance (Ibid., 270).
Donc, les noms utilisés sont plus des surnoms que de vrais noms propres. C'est l’inscription sur son vêtement qui confère au jeune homme son surnom, c'est-à-dire c’est un objet qui prête son nom à un être humain et sans lequel on ne sait plus comment l'appeler (Le Clézio, 1963, 9).
Le personnage dans l'approche linguistique de Philippe Hamon
Le personnage, comme nous l'avons remarqué, avait une existence propre, une épaisseur psychologique, une identité. Ainsi le lecteur d'un roman déjà serait-il capable de répondre de façon précise à la question: quel est l'âge du héros? Ou encore: quels sont ses traits de caractère explicitement formulés et nommés par l'auteur, même les autres personnages se décrivent par leur âge, leur caractéristiques etc. Ainsi le Désert nous donne l'image de ces récits lorsque nous lisons: «Alors viennent d'abord les fils d'Amma. Ils sont deux, l'un de quatorze ans nommé Ali, l'autre de dix-sept ans qu'on appelle le Bareki, parce qu'il a été béni le jour de sa naissance. Ils mangent vite, gloutonnement, sans parler. Ils chassent toujours les guêpes en mangeant, avec des revers de main» (Le Clézio, 1980, 101).
Dès l'entrée d'un nouveau personnage, le narrateur aborde à le décrire précisément par son vêtement, sa physionomie ou sa taille. Ainsi, quand Lalla voit Radikz pour la première fois près de la gare au moment de son arrivée à Marseille, nous voyons la présentation de ce garçon comme suit: «Radikz est un mendiant [...] Il lui a dit qu'il s'appelait Radikz. Il a de beaux cheveux très noirs et raids, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau sourire parfois, qui fait briller ses incisives très blanches. Il porte un petit anneau à l'oreille gauche, et il prétend que c'est de l'or, mais il est pauvrement vêtu avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de vieux tricots enfilés les uns par dessus les autres, et un veston d'homme trop grand pour lui. Il est pieds nus dans des...»(Ibid. p.276).
Deux pages entières sont consacrées totalement à un personnage secondaire (Radikz) et la description bien détaillée de ce personnage nous plonge dans un grand étonnement lorsque nous apercevons que la présence de ce personnage n'est pas si spectaculaire que sa description le suggère, c'est à dire qu'en effet l’étalement de l'inépuisable richesse descriptive d'un personnage secondaire qui ne va pas de pair avec son rôle joué dans le récit montre le souci de l'auteur à présenter son personnage pour le camper dans un roman aux caractéristiques classiques.
L'inventaire lexical qui consiste en données sur la taille, couleur des cheveux, des yeux, les qualifications qui définissent les personnages par un complet répertoire lexical dans le Désert se dépérissent dans les Géants ou presque dans La Guerre. Ils arrivent à une sorte de l'anonymat.
En empruntant à Hamon sa démarche sémiologique pour distinguer les qualifications différentielles des personnages et l’appliquer à la partie romanesque de l’œuvre leclézienne, nous constatons que la plupart des personnages de notre auteur vont vers l'anonymat — ce qui a été explicité dans l’analyse sémiologique des Géants — ou même ils se dirigent vers la « Mort du personnage » comme l’a démontré Bernard Valette dans son étude du Procès-verbal. Ce dernier dans "L'Esthétique du roman moderne" en porte-parole de Jean Ricardou met l’accent sur la mort du personnage dans le Procès-verbal : « Et Adam vit qu'au milieu du cercle des badauds, posé à plat sur le sol de gravillons comme un tas de chiffons, il y avait cette chose ténue, ridicule, qui n'avait plus rien de terrestre, et rien non plus d'aquatique. Ce monstre amphibie, c'était un homme sans âge, n'importe qui d'entre les hommes » (Valette, 1995, 106).
Du Désert au Procès-verbal le lecteur averti assiste à l’acheminement des personnages de la notoriété à l’anonymat. Une structure syntaxique attributive inscrit le personnage dans un cadre clairement défini par un champ lexical qui donne les indices explicites référant à un personnage, ce qui est aux antipodes de l'élimination de la notion du personnage.
Si nous vérifions les raisonnements de cette négation du personnage, il serait notable de dire qu'en effet, «cette dissolution du personnage correspond d'abord à une remise en question de la notion d'individu. Le héros du roman — à supposer que le terme sémiologiquement parlant, soit encore pertinent — n'est plus déterminé par son identité, son histoire, ses motifs. Il est n'importe qui » (Ibid.).
Le foisonnement descriptif destiné en grande partie aux objets dans ces romans affirme bien l'affaiblissement de la présence des individus ou la destruction de cette notion en principe.
D'autre part, la dissolution du personnage pourrait se rapporter à la remise en cause et à une prise de conscience au sujet des questions psychologiques du temps moderne. Il paraît que l'aspect solide des sentiments d'un personnage classique donne la place à l'expression des sentiments obscurs, implicites ou ineffables comme l'évoque Valette :
Si l'analyse, au sens classique de cohérence, de vraisemblance du comportement, a disparu, les sentiments obscurs, les tropismes, ineffables, voire pathologiques, demeurent vivants. [...] On assiste bien à ce que Jean Ricardou appelle « La Mort du personnage dans son « Pour une théorie du Nouveau Roman » mais c'est le lecteur qui devient héros, qui est pris dans le mécanisme et le rythme obsédant du texte (Ibid., 107).
Le personnage du point de vue sémiotique
Dans l'approche traditionnelle faite du personnage, qu'il s’agisse du personnage romanesque ou théâtral, on le concevait en tant qu'un instrument de dépistage de la nature humaine. Mais, au fur et à mesure cet aspect psychologique et moral des personnages sera remis en question par les partisans du structuralisme qui considèrent le personnage comme le produit de ses faits et actes.
Le personnage est considéré d’après les sciences modernes comme le participant du récit. La critique structuraliste depuis les analyses de Vladimir Propp considère le personnage non comme un être mais comme un participant. On laisse de côté la notion du personnage-personne au profit de la fonction de celui-ci comme actant. Greimas décrit également les personnages «non plus en fonction de ce qu'ils sont c'est-à-dire de caractéristiques psychologiques, mais en fonction de ce qu'ils font, de leur rôle au sein de l'action» (Greimas et Courtes, 1979, 104). Or le personnage s'est défini par sa participation à la sphère d'actions.
Philippe Hamon, dans le chapitre : «Statut sémiologique du personnage» de sa «Poétique du récit» redéfinit la notion du personnage littéraire en la séparant de toute référence psychologique et en mettant en œuvre les données de la linguistique. Comme nous l'avons signalé, dans l'approche structuraliste, le personnage est un actant considéré dorénavant comme une unité significative qui peut être analysée d’après les données de la linguistique comme un concept sémiologique.
Philippe Hamon le considère comme un signe qui se définit comme «un morphème doublement articulé par un signifiant discontinu renvoyant à un signifié discontinu» (Hamon, 1977, 140). Dans sa méthode, le champ de signifié et de signifiant sont déterminés et définis séparément.
Le signifié du personnage
Le signifié du personnage consiste dans: « Son sens, sa valeur qui est discontinu car il est l'aboutissement d'un certain nombre d'informations disséminées tout au long du récit et rassemblées par l'activité de mémorisation du lecteur. Ces indices de signification, facilement repérables dans le récit traditionnel (portrait, définition du rôle social, identité), aboutissant à sa constitution psychologique et social » (Toursel, 1976, 131).
Mais nous avons constaté que le personnage n'est pas uniquement un caractère ou qualification, il possède un autre aspect plus primordial dans les romans modernes, il est aussi un actant dont le rôle dans le champ d'actions formera la trame du récit.
Le signifié et le signifiant du personnage doivent être rassemblés en une place car le signifié dépend étroitement de cette fonction et sa vraie définition se traduit par les relations que le personnage tient avec d'autres actants et que par ailleurs, ces rapports sont définis également par Hamon selon une formule finale exposée dans Poétique du récit :
Le personnage est donc, toujours, la collaboration d'un effet de contexte (soulignement de rapports sémantiques intra-textuels) et d'une activité de mémorisation et de reconstitution opérée par le lecteur(Hamon, 1977, 142).
Le signifiant du personnage
Après avoir analysé le concept du signifié du personnage il serait aussi important d'étudier celui du signifiant selon la théorie de Hamon pour enfin examiner leur application dans les romans de Le Clézio. Philippe Hamon découvre que tout personnage possède une étiquette propre à lui constitué d'un groupe d’indices disparates dans le texte.
Cette étiquette forme en effet progressivement son signifiant. Celle-ci se constitue par le choix littéraire ou esthétique de l'écrivain et ses divers points de vue dans l’élaboration de ses romans. Les traits grammaticaux constituent en partie des caractéristiques générales de cette étiquette. Pour bien s'apercevoir du signifiant du personnage nous n’hésitons pas à rapporter de Hamon les phrases suivantes:
Le personnage est représenté, pris en charge et désigné sur la scène du texte par un signifiant discontinu, un ensemble dispersé de marques que l'on pourrait appeler son étiquette. Les caractéristiques générales de cette étiquette sont en grande partie déterminées par les choix esthétiques de l'auteur(Ibid.).
Après avoir démontré le signifiant, il donne ensuite des explications par le biais des exemples tirés des textes différents en exposant leur inventaire grammatical :
Le monologue lyrique, ou l'autobiographie peut se contenter d'une étiquette constituée d'un paradigme grammaticalement homogène et limité (Je/me/moi par exemple). Dans un récit au passé et à la troisième personne, l'étiquette est en général centrée sur le nom propre, pourvu de sa marque typographique distinctive, la majuscule, et se caractérisera par sa récurrence (marque plus ou moins fréquente), par sa stabilité (marques plus ou moins stables), par sa richesse (étiquette plus ou moins étendue)...(Ibid., 143).
Une étiquette peut être plus ou moins riche. La récurrence de l'étiquette ou la richesse dépend de l'extension de son champ d'équivalence. Suivant ce plan dessiné par Hamon, Le Désert possède des personnages définis par leur étiquette. Ainsi au début de ce roman l'auteur parle des voyageurs du désert par l'emploi du pronom "Ils".
Le récit débute sur "Ils" et ensuite les marques viennent indiquer ce pronom telles: « Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit » (Le Clézio, 1980, 9), ou dans un autre lieu : « Le troupeau d'hommes apparaissent » (Ibid., 16)ou «les voyageurs» (Ibid., 22), «les voyageurs du désert» (Ibid.). Toutes ces marques constituent une étiquette homogène du point de vue linguistique et hétérogène grammaticalement et lexicalement, ou dans ce même récit, Il / Hartani / le berger / lui /le jeune muet vont dans le même sens. Il se trouve presque pour tous les personnages une étiquette plus ou moins riche. Les autres indices dans le Désert sont l'emploi des verbes au passé, et à la troisième personne et des noms propres qui marquent le récit traditionnel.
D'un autre côté, le signifié des personnages ou les indices de significations sont facilement repérables dans ce roman telles que : leur portrait, leur identité, leur famille et finalement la constitution de leur aspect psychologique et social.
Un certain nombre d'informations dispersées tout au cours du récit constitue la qualification de l'héroïne. La jeune fille Lalla a pour ancêtres les hommes bleus. Elle vit au début avec son Amma dans un bidonville parce qu'elle avait perdu sa mère dès sa naissance. Ensuite, elle tombe amoureuse d'un jeune berger muet qui s'appelle Hartani ; ils ont expérimenté une évasion manquée vers le désert, à mi-chemin elle perd Hartani, elle voyage à Marseille et travaille dans un hôtel de passe, elle tombe enceinte, devient fille-modèle dans les journaux et revues et finalement elle retourne à son oasis natal, au sein du désert. L'ensemble de ces informations forme la constitution qualificative et fonctionnelle de Lalla.
En ce qui concerne La Guerre, bien que les personnages soient nommés par une lettre majuscule comme Bea B. voire une lettre tout court tel que Monsieur X., les indices de signification sont de temps en temps repérables tout au cours du récit. On peut apprendre un peu du portrait ou de leur identité. Peu d'informations sont saisissables à travers ce que Bea B. rédige dans son Semainier Pratic ou dans les correspondances échangées entre eux. Le lecteur attentif ne pourrait apprendre rien que monsieur X. est un soldat:
« Voilà monsieur X. toi qui est un soldat... », ou Bea B. travaille dans un bureau du journal:
" SEMAINIER PRATIC " : Encore une journée qui s'achève [...] J'ai rencontré Daniel qui m'a demandé pourquoi je ne travaillais plus au journal. Quand elle m'a demandé ce que je faisais, je lui ai dit : rien (Le clézio, 1973, 132).
Mais, toutes les informations qu'un lecteur attentif peut apprendre sont disparates au long du récit et elles ne sont pas facilement repérables comme dans un roman traditionnel et ce champ d'information est très pauvre.
En ce qui concerne le signifiant des personnages, les marques désignant l'étiquette d'un personnage sont linguistiquement et grammaticalement variables à cause de multitude de voix narrative qui se trouve dans La Guerre.
Lorsque le narrateur raconte l'histoire de Bea B. à la troisième personne, Bea B. est présenté par les paradigmes : «Elle, La jeune fille, Bea B. La jeune Bea »qui constituent une étiquette homogène (linguistiquement) et hétérogène (grammaticalement et lexicalement) ou quand la tâche de la narratrice est confiée à Bea B. son étiquette sera notamment différente: « Je/ moi/ me » celle-ci marque un paradigme grammaticalement homogène et limité.
En effet, la récurrence de toute étiquette et sa stabilité sont « des éléments essentiels de la cohérence et de la lisibilité du texte » (Hamon, Op.cit.). Le personnage est donc« un système d'équivalences réglées qui assure la lisibilité du texte » (Ibid.).
Mais cette stabilité est remise en question par le Nouveau Roman dans son entreprise de destruction de l'identité du personnage ancien. Ainsi lorsqu'on lit Les Géants, on fait la connaissance des personnages dont le portrait et l'identité ne sont pas repérables.
En effet, le nombre des informations qui constitue le signifié d'un personnage n'est autant qu'on puisse définir son caractère complet ou qu'on puisse le qualifier psychologiquement. En analysant le signifiant des personnages des Géants du point de vue de Hamon, le narrateur-auteur les appelle partout par leur surnom. Par exemple, chaque fois que le narrateur parle de l'homme qui s'appelle Machines, il répète cette même périphrase : «l'homme surnommé Machines» ou «l'homme nommé Machines». Cette formule est prise en compte également pour d'autres personnages.
Ainsi les formules d'appellation ou l'étiquette qui intègrent un paradigme d'équivalence ne possèdent pas un champ lexical étendu, en d'autres termes, l'étiquette des personnages est beaucoup moins riche. Un des personnages s'appelle Tranquillité et dès la première fois que l'énonciateur parle d'elle jusqu'à la fin du récit, à peu près une dénomination se répète : «La jeune fille qui s'appelait Tranquillité » (Le Clézio, 1973, 47) ou « La jeune fille surnommée Tranquillité » (Ibid. 48) et encore «La jeune fille nommée Tranquillité» (Ibid. 49).
En effet, la richesse de l'étiquette est limitée au changement des verbes de nomination ou l'élimination de l'un des éléments de cette périphrase tels que : «La jeune fille ne voyait pas le kiosque [...] La jeune fille Tranquillité avançait avec peine à travers tous ces obstacles»(Ibid., 50-51).
Conclusion :
Il paraît que l'étiquette des personnages a perdu sa richesse et sa stabilité. On pourrait dire qu'un romancier réaliste ou traditionnel s’évertue à instaurer la spécificité et à diversifier les étiquettes signifiantes de ses personnages , tandis que le romancier d'un roman moderne affaiblit la valeur de son personnage en le vidant des caractéristiques sociales ou qualificatives et en le rendant dépourvu des équivalences destinées à assurer la lisibilité du texte. C’est ainsi que la lisibilité du texte serait mise en danger.
Pour conclure, les personnages de Le Clézio vont vers l'anonymat d'après ce que nous avons expliqué dans Les Géants ou même ils se dirigent vers «Mort du personnage» dans Le Procès-verbal. En vérifiant le chemin parcouru sur la mesure des descriptions du personnage dans ces romans étudiés, et a travers le système sémiologique de Hamon nous avons constaté que dans le Désert un individu, un héros ou une héroïne (Lalla) est identifiable grâce à leurs caractéristiques propres, nom, prénom, physique, caractère moral, et ensuite nous avons analysé les personnages de la Guerre qu'on ne sait pas leur nom comme monsieur X. ou les personnages qui sont tous surnommés dans Les Géants et finalement un homme qui peut être n'importe qui dans Procès-verbal et l'anonymat devient complet.
Notes :
Le manque des caractéristiques d'identification du personnage est bien évident dans Le Procès-verbal de Le Clézio lorsqu'il présente son personnage tout au début de son roman par l'emploi du terme sans valeur et indéfini "un type" ou son personnage " est nommé par un anthroponyme abstrait: Adam" (Valette, Bernard, Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d'analyse Littéraire, Ed. Nathan, 1992, p.83). Voici la présentation de ce personnage dans Le Procès-verbal: "Il y avait une petite fois, pendant la canicule, un type qui était assis devant une fenêtre ouverte; c'était un garçon démesuré un peu voûté, et il s'appelait Adam".