Type de document : Original Article
Auteurs
1 Maître de Conférences, Université de Tabriz
2 Doctorante de langue et littérature françaises, Université de Tabriz
Résumé
Mots clés
Introduction:
La fantaisie, c'est donner libre cours à l’imagination. Le pouvoir magnétique de la fantaisie attire constamment l’esprit humain vers l’univers chimérique et imaginaire. Il s’agit d’un ensemble fabuleux dont le pouvoir incroyable s’étend jusqu’à l’empire de l’imagination et de l’invention. L’illusion règne dans ce royaume de rêves. Les rêves vont à l’encontre de la réalité. L’irréel remplace le possible et l’invraisemblable perd son sens. Dans cet univers imaginaire, l’auteur met en scène des personnages grotesques dans des lieux étranges. Des personnages aux visages mystérieux de l’univers de fantaisie commettent des actes pulsionnels et tombent dans les pièges de leur fantasme. Ce sont des êtres particuliers. L'ambiguïté règne au sein de ce roman. Le titre de L’Écume des jours nous évoque bien que les écumes appartiennent aux jours de la vie psychique qui forme l’essentiel d’un univers de fantaisie. La situation écumeuse de ce milieu étrange et la vie des êtres ambigus contiennent le sujet central. L'imagination se donne ainsi libre cours par le refus des limites. Elle tend ainsi à vivre l'ombre d'un univers possible.
L’étude du mécanisme de fantaisie
La fantaisie permet au créateur de se libérer des règles raisonnables d’après lesquelles tous les comportements humains se laissent contrôler ou même éliminer. L’imagination infinie arrive à briser le filtre de la raison. Dans l’univers de fantaisie, il y a non seulement le refus de la raison, mais aussi celui des formes fixes par lesquelles la liberté de l’auteur se limite. Ce monde souvent agréable et paisible peut attirer l’attention du lecteur, tout en le poussant à se réfugier dans les profondeurs de son imagination et à se laisser croire l’illogique afin de se divertir dans l’apogée de l’extase. Le vide est remplacé par l’abondance des objets, des images et des symboles pour représenter un monde semblable à celui qui nous entoure aujourd’hui. La fantaisie peut souligner les défauts à travers la liberté formelle. Ce genre, par son trait humoristique, se met ainsi à caricaturer la condition humaine. Les caractéristiques majeures de ce genre sont : le refus de la raison limitée à une temporalité linéaire et à une causalité logique ainsi que la manifestation abondante des fantasmes et des désirs humains. La littérature amplifie pratiquement son usage, tout en lui attribuant les caractéristiques d’une allure fertile à la formation de l’édifice des rêveries. Le dynamisme de cet univers tumultueux et plastique est relatif à son essence inconsciente.
De ce fait, le centre de gravité que se donne la fantaisie se repose sur le mécanisme littéraire relatif aux théories de Freud. À ses yeux, le rêve est l’expression d’un désir refoulé qui appartient à l’auteur en tant que l’être humain (Jouvet, 1999 : 104). Autrement dit, l’appareil psychique forme l’essence de l’œuvre d’art. Il « compare l’appareil psychique à une grande antichambre où se pressent les tendances, à laquelle est attenante une sorte de salon où séjourne la conscience» (Filloux, 1970, 87). Freud fait parler l’œuvre sur son divan pour atteindre aux réalités cachées des profondeurs de l’Homme et l’identifie également avec les rêves ordinaires. Il la considère comme la satisfaction imaginaire de désirs inconscients qui éveille l’auteur par la perception de la beauté et de la forme. L’écrivain, selon Freud, a joué d’une manière esthétique avec les mots dans l’objectif de traduire ses plaisirs inconscients en nous plongeant dans les profondeurs de la psyché commune à l’humanité en général. Le rêve éveillé affronte «les éléments nécessaires du rêve diurne» (Tadié, 1997, 133). Freud estime que les personnages figurent la vie psychique de l’auteur. Ils jouent le rôle d’un porte-parole intime du créateur par une liaison étroite avec les profondeurs de l’existence de l’auteur. Le rêve diurne du créateur est la métamorphose du rêve humain. L’œuvre manifeste la continuité d’un drame inconscient. L’œuvre devient ainsi comparable à une boîte plein de fantasmes.
La fantaisie littéraire provient pratiquement de la réalité psychique et inconsciente. Cette représentation psychique de l’univers des rêves humains met en œuvre une figuration présentable des désirs possibles (Pluth, 2007, 82). Freud introduit la position des fantasmes originaires comme le «noyau de l’inconscient» (Balestrière, 2008, 148). L’Écume des jours de Boris Vian, en tant qu’un roman angoissant fournit un bon exemple de l’analyse psychanalytique. Il est composé de l’hallucination, du rêve et du transfert. Ce roman est le symbole littéraire de fantaisie qui s’ouvre sur un univers absurde et banal. Cet univers ressemble à une mer tourmentée. La fluidité de cet espace exige des personnages non figés. Les hommes entretiennent avec les objets une relation illogique. Le style de Boris Vian dépasse les frontières entre l'humain et le non humain ; et «l'homme», «l'animal» et «le végétal» sont tous dans le même niveau de la valeur, brisant ainsi les frontières de l’univers réel. Le dynamisme de l’espace et du temps s’accordent aux notes d’une symphonie musicale triste qui s’entend dès le début jusqu’à la fin de ce roman. Le monde vianesque est organisé par une contradiction qui prive les personnages d’agir tels qu’ils sont, malgré leur puissance intellectuelle. Tout est préétabli et les protagonistes jouent leur rôle triste suivant un scénario accablant. Le bonheur d’écrire croise la hantise de la mort (Arnaud, 1970, 513).
La fantaisie et les personnages de L’Écume des jours
L’Écume des jours raconte l’histoire d’amour de trois couples, Colin-Chloé, Chick-Alise et Nicolas-Isis. La formule d’amour se révèle d’une façon étrange, dans une atmosphère de fantaisie. La vie amoureuse du premier couple sera troublée à cause de la croissance d’un nénuphar dans le poumon droit de Chloé. Elle doit respirer des fleurs, elle ne doit pas boire. Chick a une admiration infinie envers Jean-sol Partre, son philosophe favori et présente ainsi les signes du fétichisme. Le troisième couple, le cas de Nicolas-Isis, symbolise une liaison heureuse qui prouve la supériorité de la logique à la fantaisie.
La fantaisie pénètre la construction des personnages hors communs de Boris Vian. Cette construction étrange s'avance vers un dépassement du réalisme. Dans cet univers, les personnages possèdent des capacités supérieures. L'amour y ressemble à une maladie psychique et physique qui n’a aucune issue heureuse. Les rapports humains tiennent à la déperdition d’énergie des héros dans leurs amours (Anglard, 1992, 19). La pulsion de la mort règne dès le début jusqu’à la fin du roman (Jarry, 1981, 530). La fleur, symbole de la beauté peut métamorphoser la cause de la perte de l'amante. Elle est la racine des symptômes maladifs. Elle apporte le malheur et l’éloignement. L’amour aboutit à la mort. Deux pulsions de la vie et de la mort se rivalisent ainsi dans ce monde. Le mariage traditionnel aboutit également à la maladie et à la mort. L’essentiel du roman est acquis d’emblée des thèmes de l’horreur du travail répétitif, du passage tragique de l’adolescence insouciante à l’âge du mariage et de la responsabilité, le mélange d’innocence et de violence, ainsi que la puissance de fatalité (Vian, 1946, 8). Il poursuit sa réflexion sur l’aliénation de l’homme pris dans le système du travail dont il a eu l’expérience à l’AFNOR (Anglard, 1992, 19). La richesse ne sauve rien ; l'argent ne guérit point et le travail diminue la valeur humaine à celle d'une machine. Le jeu de situation les influe. Ils deviennent les jouets de l’économie et de la société. Leur pouvoir reste incapable de changer le tragique de cette situation. Riche et pauvre, amoureux et malheureux, ils sont là à dessiner la comédie triste de l'amour et de la mort.
Les éléments de fantaisie sont utilisés pour enrichir les descriptions, tout en les émettant un peu au-delà du naturel. La finesse des descriptions techniques du décor de cet univers de fantaisie provient de l’esprit ingénieur de Vian (Lapprand, 1993, 79). Cela souligne que le rôle de l’artifice dans la vie moderne est supérieur. La description du portrait des protagonistes se manifeste dans une position ancrée. Dans ce roman, la question de l’identité se pose de moins en moins. Les personnages, à l’instar de ceux de Nouveau Roman, apparaissent au fil du roman et disparaissent parallèlement sans donner des informations biographiques sur eux-mêmes. Le jeu des protagonistes comptent plus que leur identité. Autrement dit, les effets gestuels produits par des actes des personnages comptent beaucoup plus que leur identité. Colin, ce «grand bébé de 22 ans» (Gauthier-Darley, 1973, 20) mène une vie confortable dans laquelle les objets sont à son service. En ce qui concerne son comportement «Il était presque toujours de bonne humeur» (Vian, 1946, 21). Il sourit «souvent d'un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait revenir une fossette au menton» (Ibid., 21). Cette vie confortable le lésine. L’auteur le présente en tant qu’un intellectuel qui mène une vie de fantaisie en même temps qu’un idiot de cette cité étrange. Il est indéniable qu'il est un homme distingué, noble, dandy dans la première moitié de sa vie juste avant de faire la connaissance de Chloé. Cependant, il ne peut jamais échapper à la fatalité. Sa richesse se mesure par doublezon. Le snobisme et la vie conformiste composent ainsi la première moitié de sa vie. La hantise du travail et de la mort écrasera bientôt son intelligence. L’amour et par la suite la maladie de Chloé l’obligent à travailler. Il fabrique alors des fusils. Il vit son «Sur-moi» et réalise ses désirs jusqu’à ce que la monotonie l’envahisse. Il est rempli des désirs insatisfaits. L’aspect de fantaisie de sa personnalité réside en la métamorphose de sa figure lésinée à un visage pâle et insatisfait.
Chick, sa doublure masculine est moins riche et moins intelligent. Il est un homme chic mais profiteur en face de Colin ; puisqu’il emprunte tout le temps de l’argent à Colin pour compléter ses collections. Le portrait de Chick nous suggère celui d’un profiteur. Alors serait-il osé de dire qu’en résumé Chick est jeune, profiteur, menteur et envieux. Il se représente en tant qu’une personnalité pleine de pulsions. Il vit ses désirs du jour au lendemain. Il se métamorphose en statut d’un assoiffé de la philosophie d’imitation. Il est alors considéré dans le roman comme un jeune garçon de 22 ans, ayant des goûts littéraires à tendance philosophique pour qui un modèle compatible dicte tous les comportements dans la vie. Il est le plus grand collectionneur de Partre. Il participe dans les conférences de Partre et fait la connaissance d'Alise, la cousine de Nicolas. Il est à la recherche du confort et de l’argent. Ce personnage conformiste s’oppose à la notion de travail, du regret et de la souffrance. Il ne comprend point le sens de l’amour et de la jalousie féminine. Il n’arrive jamais à satisfaire sa bien-aimée et leur relation identifie parfaitement l’exemple d’une relation pulsionnelle.
Le dernier personnage masculin, Nicolas, surgit en tant que l’oncle d’Alise et le cuisinier professionnel de Colin et ferme ainsi ce cercle des personnages masculins. Même s’il n'appartient pas à la même catégorie sociale que les autres personnages principaux de ce roman, il occupe en effet la place centrale du roman du fait qu’il gagne plus de succès dans l’accomplissement de son rôle, sa virilité et son habileté. Il ne se laisse pas échoir aux torrents des écumes de cette mer tourmentée grâce à sa raison et ses forces physiques. Il arrive à susciter l’admiration de tous les personnages. Il forme un couple heureux avec Isis malgré les barrières sociales dressées en face d’eux. Il symbolise le travail et la raison. Ces deux caractéristiques le distinguent des autres. L’intelligence naît de sa raison et sa raison surgit de son âge. Puisqu'il a la capacité de penser, il peut se raisonner facilement. Nicolas sait se débrouiller et se satisfaire d'une façon intelligente.
Nous passons alors à l’analyse des personnages féminins. Chloé, objet d’amour de Colin est sa femme parfaite. C’est une jolie fille charmante, aimable, fragile et douce. Ce personnage ne présente aucune description psychologique, n’ayant ni de passé, ni d’avenir. Nous savons seulement qu’elle aime la joie, l’amitié, l’amour, la patinoire, la promenade, le confort, la vie de luxe, les fleurs, les câlins et qu’elle n'aime ni le travail ni les travailleurs ni la maladie ni les difficultés ni même l’ennui. Elle deviendra malade, faible et morte innocemment. Elle est jeune, jolie et sensuelle. Elle n’est pas tellement intelligente. Elle tombe immédiatement malade après le mariage. Elle commence à dépérir comme une fleur sans que Colin puisse la soigner. Elle est la cause de tous les bonheurs et de tous les malheurs de Colin. Elle va disparaître de la scène de fantaisie à cause de la croissance d’un nénuphar dans ses poumons.
À côté de Chloé, nous observons l’importance du rôle d’Alise, la copine de Chick. C’est une jeune fille sentimentale, affectueuse, sensible, amoureuse et aimable mais aussi jalouse. Elle aime la patinoire, l’amour, le mariage et l’amitié. C’est un personnage totalement pathétique. Elle regrette tout le temps de ne pas avoir rencontré Colin à la place de Chick. Son existence est plein de désirs insatisfaits. Cette indifférence poussera Alise vers l’acte de l’assassinat de Partre, considéré comme le responsable de son malheur. C’est ce qui nous prouve que la vie est mal faite dans l’univers de fantaisie, car un couple Colin et Alise pourrait représenter le bonheur parfait dans l’amour. Cependant, elle s’intéresse au bonheur de Colin et à la guérison de la maladie de Chloé.
En fin de compte, le portrait d’Isis Ponteauzanne nous est décrit d’une façon plus minutieuse. Elle est le seul personnage féminin dont la famille est un peu connue pour le lecteur. Elle appartient à la haute bourgeoisie et tombe amoureuse de Nicolas qui appartient à la souche inférieure de la société. Elle arrange la rencontre de Colin et Chloé. Sa présence reste pâle mais sensible en arrière-plan. Nous comprenons bien qu’elle est riche et intelligente. Elle aime les hommes du peuple et son chien. Avec Nicolas, elle forme les personnages les moins blessés par le fil des événements qui s’introduisent par les écumes de cette mer tourmentée. Ce personnage ferme ainsi le cercle des protagonistes féminins. Nous observons que la fantaisie remplit plus ou moins la figure de tous les personnages de ce roman d’autant plus que leur description s’est faite dans une atmosphère brumeuse. Leur figure ne se fixe jamais au fil de narration. Ils sont des êtres ambigus et prisonniers de leurs fantasmes. Le degré de fantaisie varie d’un personnage à l’autre et les protagonistes les plus marquants de ce roman sont les représentants les plus majeurs de la notion de fantaisie au sens littéraire et psychique.
Dans cet univers étrange, les animaux sont les amis les plus intimes de l'homme. Dans la classification des êtres, ceux-ci se placent dans une étape plus supérieure que les végétaux et peuvent s’approcher de l’homme. La souris est symbole d’une amitié profonde entre l’homme et l’animal. Cette relation est la suppression des frontières entre l’existence de diverses catégories. Cet univers de fantaisie a même la capacité d'établir une bonne relation entre les animaux ennemis comme la souris et le chat qui participent à la joie et à la tristesse des protagonistes. Ici, le chat ne veut absolument pas manger la souris. Comme s’il l'aime et qu'il ne veut guère la faire souffrir. Mais quand le chat observe le grand chagrin de la souris causé par la mort de Chloé et la situation triste de Colin, il accepte d'ouvrir sa bouche pour laisser la souris y entrer. Cette permission n’est pourtant pas l'équivalente de vouloir la manger. Seulement un hasard peut l'obliger à fermer sa bouche. Des filles aveugles passent et mettent le pied sur la queue de ce chat charmant, ce dernier ferme sa bouche involontairement. Cela peut approuver la présence du «hasard objectif», et par conséquent l’influence des surréalistes sur l’auteur (Rolls, 1999, 55). L’auteur met cette fin triste comme un point final fabuleux à la fermeture de la porte de cet univers de fantaisie. L’enchaînement de l’illogique et des fantasmes compose le cercle de cet univers magique, plein d'êtres divers et rares, à l’extérieur du monde des fantasmes. Les personnages de L’Écumes des jours sont les victimes de leurs illusions. Vian fait ses héros des individus allégoriques de la condition humaine.
La fantaisie et la construction spatio-temporelle
Cet univers fluide et mou apparaît toujours flexible. L’espace ne se présente absolument pas statique, mais dynamique. Le mouvement spatial anime également un espace mobile. La notion de l’espace fondamental de l’univers de fantaisie se divise en espace interne et externe. L’espace interne pourrait désigner un endroit clos et couvert fabriqué par l’homme tel que la maison, les chambres et les lieux pareils. En ce qui concerne l'espace externe, on peut citer l’exemple des lieux qui encadrent la nature et les chemins parcourus pendant le voyage et des lieux fréquentés. L’espace interne concerne donc un lieu fermé. Ce lieu fermé peut se borner sur l'intériorité de la maison, y compris les chambres, la cuisine, la salle de musique, la salle de bains et ainsi de suite. L'univers de fantaisie vianesque dépasse les limites de la réalité pour atteindre une réalité supérieure. Dans cette supériorité de l’espace, nous découvrons une mécanicité fluide qui est le fondement de l’ingénierie de la construction spatiale. Cette fluidité permet à l’espace d'être mobile et de bouger selon les sensations humaines et selon les variations des tons de la musique. L’espace interne est aussi le symbole d’une cage enfermée qui a brisé toutes les relations avec l'univers extérieur. Pour en éclaircir d’avantage la notion de l’espace interne, nous citons les exemples suivants :
Le plafond avait baissé notablement et la plate-forme où reposait le lit de Colin et Chloé n’était plus très loin du plancher (Vian, 1946, 219).
Le plancher de l’ascenseur se gonfla sous leurs pieds et, dans un gros spasme mou, les déposa à l’étage. La porte s’ouvrit devant eux. Ils sonnèrent. On vint ouvrir, Cloé les attendait (Ibid., 117).
Le monde extérieur, en tant qu’un panorama s’ouvre sur une nature vierge. La description de cet univers extérieur comprend les rues, la route ou plutôt toute la nature. La fantaisie décore le cadre externe comme suivant : «Le ciel était bas, des oiseaux rouges volaient au ras des fils télégraphiques en montant et descendant, comme eux, et leurs cris aigres se reflétaient sur l’eau plombée des flaques » (Ibid., 132). Ce lieu de recréation continuelle du protagoniste naît de la fantaisie de Colin qui, à l’instar de Prométhée, est chassé du paradis de la technologie pour sombrer dans la nécessité naturelle (Anglard, 1992, 34).
La route et le chemin même se résignent à ces aspects inhabituels, ce qui reflète des images allusives, abstraites et distinctement référentielles à la réalité. «Le camion rouge roulait et sautait sur les inégalités du chemin, pendant que le moteur lâchait de joyeuses pétarades» (Vian, 1946, 328). Ainsi l’espace est-il au service de la fantaisie. Parallèlement, la merveille du temps agit dans cet univers imaginaire. Le temps n’est pas seulement chronologique dans L’Écume des jours. La plasticité temporelle, est une représentation du temps magique qui démontre l’effet destructeur du temps réel. Ce temps s'allonge vers les portes du malheur. Le passage du temps cause la maladie et la mort des couples d’amour. C’est un temps surhumain à des effets destructifs. Les constructions temporelles de ce roman se distinguent en trois catégories essentielles : temps des horloges, temps du destin et temps biologique (Gauthier-Darley, 1973, 60). Le roman s’appuie d’habitude sur une formule temporelle plus ou moins précise. «Il [Colin] était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait» (Vian, 1946, 22).Le temps se transforme en pâte mise dans les mains de l’auteur qui les forme dans les moules de fantaisie. En voici des exemples dans lesquels la plasticité brise les mesures temporelles. «L’aiguille du four électrique, réglé par la dinde rôtie, oscillait entre «presque» et «à point» »(Ibid., 25). «Chick devait aller tous les huit jours au ministère voir son oncle et lui emprunter de l’argent » (Ibid., 24).
La temporalité majeure est celle de la tragédie régnante du roman. La tragédie découpe les chaînes liantes des amants de Colin-Chloé et de Chick-Alise. Le destin est inchangeable. Les personnages regrettent le passé, veulent le rattraper et le transformer. Ils déclarent leur nostalgie d’un souhait irréalisé. L’emploi fréquent du conditionnel nous fait prolonger dans leur univers psychique «des désirs refoulés» d’après des théories freudiennes. «Si je n’avais pas épousé Colin, j’aimerais tellement que ce soit toi qui vives avec lui» (Ibid., 220). En ce qui concerne le cadre temporel de ce roman, nous pouvons trouver un certain symbole représentant la temporalité émotionnelle et tragique qui symbolise les cercles de la vie et de la mort soumises au temps du destin. Une temporalité diverse se représente par la température et l'atmosphère. Comme ce que cette intitulation de «temps biologique» l’indique, il s’agit d’une analyse biologique du passage de temps (Gauthier-Darley, 1973, 62). Le déroulement temporel est réglé selon les intérêts humains. Ainsi le désir de Colin peut nous transférer du samedi au lundi. Le nom des saisons importe moins que les variations de la lumière. Ce temps biologique donne un aspect de fantaisie au déroulement du temps. Prenons le passage où le temps, en tant que magicien sait vieillir les personnages, quand la situation l’exige. En voici quelques exemples : «Alise ouvrit le passeport et pâlit.-Quel âge avais-tu? Demanda-t-elle à voix basse. -Vingt-neuf ans...dit Nicolas. -Regarde ... Il compta. Cela faisait trente-cinq» (Vian, 1946, 216).
Quant à la fantaisie temporelle, l’allongement et le rétrécissement du temps ne s’adaptent pas selon les proportions préétablies. C’est le renoncement aux règles naturelles et sociales, d’où la naissance de fantaisie dans le cadre temporel. C’est ainsi que Nicolas vieillit de sept ans seulement en huit jours : «Tu as vieilli de dix ans depuis huit jours. -De sept ans, rectifia Nicolas»(Ibid., 233). D’ailleurs le passage temporel influence les changements biologiques ; ce qui saute aux yeux dans cet extrait : «Dans la journée, le nénuphar lui prêtait la belle couleur crème de sa peau mais pendant son sommeil, ce n’était pas la peine, et les taches rouges de ses joues revenaient » (Ibid., 283). Tous les éléments constructifs de cet univers de fantaisie sont au service de la fantaisie que Boris Vian veut suggérer. En vérité, cette histoire pose le problème du quotidien (Scott, 1998, 82) à travers une narration inverse. En générale, la fantaisie offre à l’auteur une vision pessimiste et absurde dans tous les domaines. Son regard de fantaisie reflète sa vie et ses fantasmes privés. Vian, atteint à une maladie cardiaque, apprend à connaître l’univers qui l’entoure d’un regard à l’envers et dévoile ses secrets intimes par son style et sa description de fantaisie. Son style étonnant fait entrer le lecteur dans cet univers extraordinaire et la magie de son langage représente les énigmes de l’univers profond des fantasmes qui appartient à l’auteur et à l’Homme. Dans le monde de Vian, les héros affrontent des contraires et sont à l’exposé de la menace d’une double violence de la révolte. Ils ont tous leur nénuphar. Ils sont dévorés par la manie pathologique et la névrose compulsionnelle. Colin fait un combat contre ce baobab et finit par la déperdition énergétique de toute son imaginaire. Chick s’aliène et Nicolas se détache de la fantaisie destructrice et se blesse moins que les autres personnages masculins. Entre les protagonistes féminins, Chloé se noie dans le néant, Alise se fait l’avatar d’une force passive et Isis, c’est la seule héroïne qui sait bien nager entre les écumes de cette mer tourmentée. Les autres témoins de ce spectacle triste sont le chat et la souris qui traduisent ce destin de mort-vivant (Anglard, 1992, 41). Tous sont nés une fois pour toujours de l’imaginaire plein de fantasmes de Boris Vian et possèdent une vie éternelle dans l’imaginaire du lecteur.
Conclusion:
Boris Vian se livre à l’étendue de son imagination créatrice. Ses œuvres déclenchent le règne des images et des formes hétérogènes au premier regard. L’Écume des jours de Boris Vian représente bien la domination de la fantaisie à cette époque. Les personnages vivent dans un univers irréellement construit. Ils sont tous fainéants, amoureux, sans identité précise, sentimentaux ou raisonnables. Ils s’argument d’une logique bizarre, se référant aux définitions diamétralement opposées aux nôtres. Les règles naturelles qui gouvernent leur univers transgressent les lois de la nature extérieure. Les personnages se trouvent dans une situation tourmentée pareille aux notes musicales qui se lancent d’une ligne à l’autre afin d’organiser la symphonie tragique de la vie. Ils jouent le drame de la condition humaine. Quelles qu’en soient leurs situations familiales ou sociales, ils sont condamnés à se soumettre à une force destructrice du destin. Ils arrivent à assouplir l’espace et le temps. Cet espace n’a ni forme ni mesure bien établies. Il se transforme sous l’épaisseur temporelle. Malgré l’effort des personnages, le temps est une puissance tragique qui aboutit à la maladie et à la mort. Or, il s’ensuit que cette composition complexe est issue d’une dualité ambiguë entre le réel et l’irréel, d’une imagination sans frontière et d’une écriture déformée. Tous ces procédés stylistiques et syntaxiques s’entraident dans la formation de cette cité imaginaire. Elle se base alors sur les illusions et se présente par la magie de l’écriture. L’auteur, en tant que l’architecte de cet univers le construit par des mots fascinants, des images séductrices et de nouveaux symboles. À l’exemple d’Adam et d’Ève qui sont chassés du paradis à cause du péché originel, les personnages vianesques transgressent les interdictions du destin, ce qui les approche à la mort. Ainsi Vian émerveille-t-il le lecteur et lui montre la réalité à l’envers.
Notes:
1- Le nénuphar est normalement symbole de la beauté et de l’amour. Il symbolise une passion fatale. Le symbolisme floral désigne les forces obscures dont l’homme est victime depuis le paradis original. Le symbolisme du Nénuphar recouvre la maternité de Chloé, femme-objet qui cherche à se faire aimer en tombant malade. Alain Costes dans Dictionnaire de Vian propose de faire du nénuphar une sorte de double du narcisse, symbole de mort dans la mythologie grecque. De même, Gilbert Pestureau considère le nénuphar comme symbole de l’usure progressive de l’être humain dès sa sortie de l’adolescence (Anglard, 1992, 40).
2- Allusion à Jean-Paul Sartre. En 1946, dans l’immédiat après guerre, Vian s’intéresse à l’existentialisme et Queneau le présente à Sartre. Les deux hommes ne sympathisent pas longtemps pour des raisons personnelles et se séparent. la femme de Vian, Michel, une sartrienne originale se rapprochera de Sartre et causera l’éloignement de ces deux penseurs sur le terrain idéologique. (Anglard, 1992, 6) Jean-Sol Partre, ce philosophe grotesque qui présente des échantillons de vomi empaillés lors d'une conférence dans le roman de L’Écume des jours fait allusion à la phobie de l’auteur envers Sartre et à La Nausée.
3- Association française de Normalisation
4- Mot inventé par Boris Vian.