Rire et relativité dans Risibles Amours de Milan Kundera

Auteur

Des lettres et des sciences humaines Université Bahonar, Kerman, Iran

Résumé

Le phénomène comique qui se manifeste dans l'œuvre de Milan Kundera, est le résultat de la confrontation du monde subjectif, abstrait et absolu des personnages – influencés par les images stéréotypées des médias de masse – avec le monde réel, instable et relatif. Celui-ci remet en question ces clichés ainsi que les attentes des personnages. Plongé dans un monde teint d'illusion et d'égoïsme, les personnages de ces nouvelles méconnaissent l'insuffisance de leur attitude absolue face à la relativité du réel. Selon les stéréotypes de leur esprit,  ils changent incessamment de masque, mais ils restent toujours hors de la réalité. Ce jeu des masques leur permet d'avoir, même momentanément, une illusion d'identité unique et homogène.  Cependant, comme la réalité ne tolère aucun absolu, leur confiance en leurs clichés ne dure pas. Elle est remplacée par le doute et l'hésitation irréparable. La confrontation de l'absolu de sujet à la relativité de l'objet révèle l'absurde et la vanité de l'absolu. C'est cette confrontation-même qui déclenche le rire du lecteur et de l'écrivain-narrateur. Dans cet article, nous tenterons d'examiner ce phénomène comique dans quelques nouvelles du recueil Risibles Amours.

Mots clés

Sujets principaux


Introduction

Les personnages de Kundera se considèrent jouant un rôle : ils s'y identifient et s'immergent en lui. Tel rôle se crée à partir d'un ensemble d’idées et d’images stéréotypées, envers soi-même ainsi qu'envers autrui, et qui sont le plus souvent le résultat de la dominance des médias dans le monde moderne. Au fil du temps, les personnages prennent au sérieux leur rôle ainsi que le monde qui en résulte, les imaginant comme quelque chose d'absolu. Mais le monde extérieur ne suit aucun fait, idée ou image présupposée, il n’est ni statique ni absolu. Les attentes du personnage font à chaque instant face à un manque de réponse de la part du monde extérieur, remettant identité et égocentrisme en question. Selon Kundera, «les choses soudain privées de leur sens supposé, de la place qui leur est assignée dans l'ordre prétendu des choses, provoquent chez nous le rire» (Kundera, 1987: 107-108). Ici, on assiste à la confrontation du sujet avec le monde qui l’entoure. D'une part, nous avons le sujet-personnage qui, sous l'influence des clichés, tend à suivre une prise de position constante et absolue ; de l'autre, il y a un monde fugitif, irrationnel et relatif. C'est dans cette confrontation que le rire et l'ironie font leur apparition. Face au monde réel, les clichés et les comportements stéréotypés sont privés de leur sens supposé. Selon Kundera: «l'art du roman est venu au monde comme l'écho du rire de Dieu » (Kundera, 1986 : 191) : Mais pourquoi Dieu rit- il en regardant l'homme qui pense? Parce que l'homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l'un s'éloigne de la pensée de l'autre. Et enfin, parce que l'homme n'est jamais ce qu'il pense être (Kundera, 1986 : 191).

En d'autres termes, les personnages pensent et nous, lecteurs, nous rions, avec le narrateur, de la relativité et de l'insuffisance de leurs pensées ainsi que de ce qu'ils pensent eux-mêmes être et ne sont jamais. Voilà ce que nous allons voir dans cet article.

Le résultat d'un regard médiatique envers la vie et l'image que les personnages se font les poussent à faire preuve d'un comportement superficiel et hystérique. Fascinés par leur image, ils l’exhibent comme une chose naturelle et nécessaire. C'est ce qui se voit surtout dans Risibles amours, un ensemble de nouvelles dont l'intitulé renvoie à l'ambiance et aux thèmes soulignés ci-dessus. D'une part, l'amour qui évoque l'émotion, l'aspect romantique voire un désir d'unité, d'immortalité et d'absolu, de l'autre le mot "risibles" qui remet en question, d'une manière contradictoire, tout aspect sublime et absolu. Dans ces nouvelles, l'image que les personnages ont d'eux-mêmes et du monde est une image stéréotypée, théâtrale et absolue. Dans cette étude, notre choix s'est arrêté sur trois nouvelles : « Colloque », « Le jeu de L'autostop» et « Edouard et son Dieu ». Notre recherche est basée sur l’approche thématique. Notre hypothèse de base est qu’il y a des liens entre le phénomène de rire et la logique thématique des récits. Par rapport à cette hypothèse nous nous essayons de répondre aux questions suivantes : pourquoi et comment le rire se déclenche-t-il dans ces trois récits ? Quel est son lien avec l’attitude des personnages ainsi que le regard de narrateur-écrivain ? Quels sont le (ou les) thème(s) nourri(s) de l’élément comique ? En essayant de répondre à ces questions, nous souhaitons jeter une lumière sur la logique thématique du texte ainsi que sur la vision du monde de l’écrivain.

 

Débat

Le personnage de Fleischmandans la nouvelle « Colloque » est notre premier exemple de la confrontation de l'attitude théâtrale envers la vie, le manque de réponse de la part du monde extérieur et le comique qui en résulte. Jeune homme orgueilleux et séducteur, il est stagiaire en médecine. Il participe à une soirée à l'hôpital à laquelle sont présents quatre autres personnages : le Docteur Havel, l'infirmière Elisabeth, le patron et la doctoresse. La première image stéréotypée de Fleischman est qu'il se croit un homme charmant étant capable de facilement séduire les femmes. C'est sur la base de cette idée erronée qu'il va faire la cour à la belle doctoresse. Dès sa première apparition sur la scène théâtrale du récit, il fait étalage de son attitude orgueilleuse et égoïste:

Il posa (lentement) la bouteille sur la table, chercha (longuement) le tire-bouchon, ensuite il planta (sans hâte) le tire-bouchon dans le bouchon et l'enfonça (pensivement) dans le bouchon, qu'il finit par extraire (rêveusement). Les précédentes parenthèses sont destinées à mettre en lumière la lenteur de Fleischman, cette lenteur qui attestait, plutôt que de la gaucherie, l'admiration nonchalante avec laquelle le jeune étudiant en médecine regardait attentivement au fond de son être, négligeant les détails insignifiants du monde extérieur (Kundera, 2001 :125-126).

 

Ici, toutes les descriptions témoignent d'une certitude et d’une confiance en soi excessive. Le regard de Fleischman n'est qu'un regard narcissique, orienté vers son intérieur et indifférent aux détails du monde extérieur. Charmé par sa propre apparence, il essaye, avec des regards et des gestes, d'attirer l'attention de la doctoresse. Pour lui, ses allures sont tout à fait naturelles et son succès est garanti ; pour nous, spectateurs, ce qui se déroule est une scène comique.Cet aspect s'intensifie dans la scène suivante, dont le titre même est comique : "le beau jeune homme aux bras croisés". Les deux personnages sont dans un jardin. Les descriptions du lieu témoignent d'une atmosphère amoureuse et romantique : la lune qui éclaire le jardin, la brise qui répand le parfum des fleurs, le geste de Fleischman, appuyé à un arbre, une cigarette à la main et le regard vers le ciel plein d'étoile. Il joue son rôle et il est sûr de sa prestation, comme s’il était devant une caméra imaginaire et invisible:

Il vaut sans doute la peine de noter, à cette occasion, qu'il arrivait souvent, sinon constamment, à Fleischman de se voir, de sorte qu'il était constamment accompagné d'un double et que sa solitude devenait tout à fait divertissante. Ce soir-là, par exemple, non seulement il était adossé à un platane et il fumait, mais il observait en même temps avec délectation cet homme (beau et juvénile) qui était adossé à un platane et fumait nonchalamment. Il se réjouit longuement de ce spectacle (Kundera, 2001:132).

 

Fleichman est à la fois observateur et observé, acteur et spectateur. Prenant distance de lui-même, il se regarde du point de vue de ce cliché. Bien que seul, il joue. Ses spectateurs intérieurs apprécient l'image de ce spectacle charmant. Fleischman se délecte de se regarder submergé dans ce halo de romantisme. Cet égo lui donne une grande confiance en lui dans ses aventures amoureuses:

La vague dans sa poitrine annonçait une aventure et cela lui suffisait. Il avait  confiance dans sa chance, confiance dans son étoile d'amour, confiance dans la doctoresse. Bercé par son assurance (assurance toujours un peu étonnée) il s'abandonnait à une agréable passivité. Car il se voyait toujours sous les traits d'un homme séduisant, désiré et aimé, et il lui plaisait d'attendre les bras élégamment croisés. Il était persuadé que les bras croisés aiguillonnent et subjuguent les femmes et le destin (Kundera, 2001 : 132).

 

C'est l'absolutisme du sujet qui ignore la relativité du monde extérieur. Les images et clichés qui, à force de se répéter, sont devenus communs et absolus ont envahi l'esprit de Fleischman. Son investissement psychique dans ces images est puissant et maniaque. Son appréciation et sa passivité devant ces images n'est que la volonté inconsciente d'une société influée, à son tour, par les médias de masse et qui accepte et applique ses images d'une manière automatique et incontestable. Dans le regard de Fleichman, l'image d'un jeune homme bras croisés appuyé à un arbre est une image charmante qui lui permet d'être admiré par lui-même ainsi que par les autres.

Mais comme la réalité ne tolère aucun absolu, notre confiance en nos clichés ne dure pas. Elle est remplacée par le doute et l'hésitation. La confrontation de l'absolu de sujet à la relativité de l'objet entraîne l'absurde et la vanité de cet absolu. C'est cette confrontation-même qui déclenche le rire du lecteur et de l'écrivain-narrateur. Tels moments foisonnent dans les romans de Kundera.  Submergé par ses illusions narcissiques, Fleischman entend des pas. Il les prend pour ceux de la doctoresse (un autre cliché), telle une réponse à ses attentes romantiques. C'est pourquoi il continue à jouer son rôle: « Il fit exprès de ne pas se retourner. Il tira encore sur sa cigarette, souffla la fumée et garda les yeux au ciel. Quand les pas furent tout proches, il dit d'une voix tendre, insinuante: " je savais que vous viendriez" » (Kundera, 2001 : 132). Mais, chose étonnante et risible, ces phrases ne s'adressent pas à la belle doctoresse mais au patron, un vieillard venu uriner dans le jardin. L'espoir idéal et romantique de Fleischmen se confronte à la même réalité banale, fugitive et imprévisible qui, exclue dans l'obscurité et l'oubli, n'hésite pas à resurgir pour braver l'idéalisme de Fleischman.

L'esprit de Fleischmen ne manque cependant pas de faux-fuyants. Or, la réalité barrant la route à son absolu, son psyché le tire d'embarras. Le désir de s'exhiber réapparaît ailleurs: « Une seule chose le consolait: c'était que brouillant de colère, il se voyait  dans cette colère, il voyait l'expression de son propre visage, et il était satisfait de ce jeune homme furieux qui retournait dans la salle à garde, et à la surprise générale, allait soudain se montrer sous un jour tout à fait différent: sarcastique, mordant, démoniaque »(Kundera, 2001 : 134).

Il semble que Fleischman a pris du recul face à lui-même; il opte pour un autre rôle. Inconsciemment, il réagit contre une réalité qui le rejette, voire le méprise. Aspirant coûte que coûte à s'en évader, il change incessamment de masque. On dirait que ce jeu réduit son angoisse, ou est un mécanisme mental et défensif contre la réalité instable, irrationnelle et angoissante du monde extérieur. Ce qui est, c'est que son nouveau masque, le masque du « beau jeune homme sarcastique» qui est le titre de la première scène de la deuxième acte,  l'aide à s'accepter, bien que temporairement.

Fleichman retourne à la salle de garde.  Là, il voit Elisabeth qui danse, un peu ivre (une danse que, elle-même le dit, elle a apprise dans une boîte de strip-tease). Sous l'influence de son nouveau rôle, Fleischman commence à se moquer d'Elisabeth, apparemment amoureuse de lui. Celle-ci, épuisée et déçue, quitte la salle. Plus tard, Fleischman passant accidentellement par la salle de repos, trouve Elisabeth nue et inconsciente sur un canapé, l’air de la salle saturé de gaz. Bien que la raison d’un tel événement reste douteuse (accident ou tentative de suicide ?), Fleischman le commente à sa guise. Il y trouve un nouveau rôle.  Ce sont les stéréotypes dominant son esprit qui le lui imposent. C'est un véritable voile entre lui et la réalité:

Des parfums flottaient dans l'air nocturne de l'été et les mots " coupables", " égoïsme", " aimé", " mort" tournoyaient dans la poitrine de Fleischman et la remplissaient d'un plaisir exaltant; il avait l'impression qu'il lui poussait des ailes dans le dos. Dans cet afflux de bonheur mélancolique, il comprit qu'il était aimé comme jamais (…). De grands mots flottaient dans l'air et Fleischman se disait que l'amour n'a qu'un seul critère: la mort(Kundera, 2001:160).

 

Ici l'image de soi de Fleischman n'est nullement plaisante. C'est une image morbide voire effrayante. Mais pour lui, elle possède un «effroi délicieux». Les détails décrits dans cette scène se dotent d'une charge ironique, que ce soient les descriptions extérieures, «des parfums flottaient dans l'air nocturne de l'été», ou les mots qui «tournoyaient» dans la poitrine de Fleischman. Ici, ce qui se passe est une sorte de sélection ou canalisation de la réalité due aux clichés; des éléments isolés du réel se généralisent pour en donner une image totale et absolue. Des détails d'espace et d'esprit se mêlent pour donner un effet d'ironie. Les termes «bonheur mélancolique »et «naïf égoïsme» témoignent de la présence d'un regard  ironique de la part de l'écrivain-narrateur.

Plongé dans un monde teint d'illusion et d'égoïsme, Fleischman méconnait l'insuffisance de son regard face à la relativité du réel. Selon les stéréotypes de son esprit, il change incessamment de masque, mais il est toujours hors de la réalité. A part lui, personne ne prend ces images au sérieux, mais puisqu’il entend coûte que coûte avoir une identité unique et homogène, il s'accroche à de telles images, tout en y prenant plaisir. Dans son regard, la mort même perd toute pesanteur et gravité. Elle se révèle comme un phénomène beau et merveilleux.[1]

La théâtralité due à la mentalité stéréotypée et absolue du sujet humain et sa mise en question par le réel prend une autre forme dans le jeu de L'autostop. Ici, la théâtralité de deux personnages du récit, un jeune couple qui passe deux semaines de vacances sur la route, est d'abord volontaire et consciente, adoptée dans le seul but de jouer. Mais ce jeu leur coûte cher, n'entraînant, pour eux, que l'épreuve et la déception. Les rôles qu'ils adoptent sont en contraste avec leur personnalité. La jeune fille, jalouse et soupçonneuse, adopte le rôle d'une autostoppeuse qui monte par hasard dans la voiture d'un inconnu, et le jeune homme, tendre et affectueux, joue le rôle d’un « homme dur qui, dans ses rapports avec les femmes, met l'accent sur les aspects plutôt brutaux de la virilité: la volonté, le cynisme, l'assurance » (Kundera, 2001 :97).

Le rôle que joue le jeune homme n'est, selon le narrateur, qu'un désir naïf allant à l'encontre d'une mentalité adulte: « C'est certainement un désir assez naïf, mais qu'y faire: les désirs puérils échappent à tous les pièges d'esprit adulte et lui survivent parfois jusqu'à la lointaine vieillesse. Et ce désir puéril saisit l'occasion de s'incarner dans le rôle qu'on lui proposait »(Kundera, 2001:98).

Le fait de qualifier ce désir de naïf renvoie à l'autre aspect du sujet. Ici se posent d’autres questions : naïf? Comment, opposé à quoi? Et qu'est-ce qui existe de l'autre côté de telle prétention? La réalité du monde extérieur. Celle-ci n'est nullement naïve. Au contraire, elle est compliquée, instable, imprévisible. Dans le langage freudien, le «moi» du sujet se place contre le monde. S’il ne s’adapte pas à ce monde, il court le risque d'être ridicule et bizarre.

D'autre part, le rôle que joue la jeune fille est également en opposition avec sa personnalité. C'est le rôle d'une fille légère et inconnue, inspiré, selon le narrateur, de «mauvaise littérature»:

Son rôle? Lequel? Un rôle tiré de la mauvaise littérature. Avait-elle arrêté la voiture, ce n'était pas pour aller ici et là, mais pour séduire l'homme assis au volant ; l'autostoppeuse n'était qu'une vile séductrice qui savait admirablement user de ses charmes. La jeune fille se glissa dans la peau de ce ridicule personnage de roman avec une facilité qui la surprit elle-même et l'enchanta (Kundera, 2001 : 98).

 

La facilité de glissement dont le narrateur parle, interpelle. Le rôle de la jeune fille, «ridicule personnage du roman», est un rôle artificiel, qui peut lui procurer une identité unie et préconçue. Mais, on peut se demander si le personnage a sa propre identité, en dehors du rôle qu'il joue, et si son identité précédente n'est pas également un jeu (et pourquoi ces rôles? Et pourquoi pas d'autres rôles?). Or, si les personnages avaient une identité ferme, naturelle et quasi-innée, ils ne devraient pas se glisser aussi facilement dans n'importe quel rôle. La facilité de déguisement peut témoigner d'une variété des causes, comme le pouvoir des images et des clichés conçus par les médias et la littérature kitch du monde moderne, l'individualité instable et morcelée de l'homme ou encore le besoin de l'homme de se procurer une identité unie, une sorte d'unité âme-corps. Dans tous les cas, chaque rôle que l'on adopte risque de faire de nous l'objet du regard d'autrui. Et c'est ce qui arrive dans Le jeu de l'autostop. Le jeune homme prend au sérieux le rôle de la jeune fille. Il croit que c'est son vrai moi qui s'est révélé et qu'elle ne peut avoir aucune autre identité. Ainsi, peu à peu, s'évanouit l'image qu'il avait autrefois de la jeune fille. Ce qu'il aimait en elle n'est plus, pour lui, qu'un mensonge, «une illusion à laquelle succombait l'autre, celui qui regardait, c’est-à-dire lui» (Kundera, 2001:11). Dans son illusion, l'homme s'imagine parvenir à une clairvoyance, il commence à détester la femme, considérant son amour pour elle comme une projection de son désir: « Il lui semblait que telle qu'il l'avait aimée, elle n'était qu'un produit de son désir, de sa pensée abstraite, de sa confiance, alors que telle qu'elle était réellement, elle se tenait là, devant lui, désespérément polymorphe. Il la détestait (Kundera, 2001 : 11).

Ainsi, on peut dire que le jeu de l'autostopest un jeu des rôles. C'est un jeu périlleux qui conduit les personnages à une remise en doute de tout ce en quoi ils ont un jour crû. Ici les frontières disparaissent. Il ne reste ni la frontière ni l'individualité[2].Ici, si l’on rit, c'est d'un rire amer et silencieux et qui est exempte de tout plaisir et amusement, car il n'est nullement le rire des personnages mais celui de la réalité fugace et relative du monde extérieur. En outre, c'est le rire du narrateur et de nous-mêmes en tant que spectateurs de la scène. (Peut-être nous, les spectateurs, et le narrateur, nous avons le point de vue de Dieu).

Le jeu de L'autostop finit par une scène dans la chambre d'un hôtel où la fille se dénude de ses vêtements comme de son rôle. Elle a beau essayer de montrer au jeune homme son moi précédent, son moi réel, celui-ci reste l'objet des images que l’homme s’en fait :

Il ne souhaitait plus qu'une chose, la traiter comme une prostituée. Mais il n'avait jamais connu de prostituée et l'idée qu'il s'en faisait lui avait été transmise par la littérature et par ouï-dire. C'est donc cette image qu'il évoqua, et, la première chose qu'il vit, ce fut une femme nue en dessous noirs dansant sur le couvercle luisant d'un piano (Kundera, 2001 : 113).

 

Le jeu de rôles  allant à l'encontre de l'identité physique et psychique du sujet se retrouve également dans la nouvelle Edouard et son Dieu. Ici Edouard, le personnage principal du récit, enseignant dans une petite ville de Bohème, essaye de séduire une jeune fille pieuse et pratiquante en jouant le rôle d'un homme religieux, ce qui contraste avec sa vraie personnalité, tout à fait laïque. L'acte d'Edouard est le point de départ de l'ironie du récit, car il fait usage de la religion comme moyen d'arriver à un but considéré par la religion elle-même comme terrestre et profane. Un fait sérieux et spirituel et une réalité légère et corporelle. Tel contraste attire soudain notre attention. Peu à peu, pendant qu’Edouard continue à jouer son rôle de croyant, lit la Bible ou va à l'église malgré son dégout pour les cérémonies religieuses, la fissure entre la réalité et le mensonge devient de plus en plus importante et notre désire de rire, de plus en plus fort. Ce qu'Edouard attend, c'est un trajet facile et un dénouement heureux à son histoire amoureuse. Or la réalité a prouvé ne cesser de défier la mentalité humaine et ses attentes. Le jeu d'Edouard va lui coûter beaucoup plus cher que ce qu'il pensait. Dans n'importe autre époque ou société, l'acte d'Edouard serait évidemment ignoré ; mais le contexte du récit est la société socialiste de Tchécoslovaquie dans laquelle aller à l'église est un acte dangereux. L'événement suivant, celui qui va rendre la situation complexe et irréversible, est qu'un jour la directrice de l'école dans laquelle travaille Edouard le voit, par hasard, devant  l'église. Lendemain, Edouard est convoqué au bureau de l'école. Devant une quasi- inquisition menée par quatre juges, Edouard, contre toute attente, ne sort pas de son rôle ; on dirait qu'il sait qu'à chaque moment il pourrait perdre le contrôle du jeu, qui cesserait d'être mené par lui mais par autrui. Au lieu de s'excuser, car il sait que son excuse peut être pris comme une esquive, il fait semblant d'être sincère et à la question du jury sur sa croyance en Dieu et en l'église il donne une réponse sophistiquée et apparemment contradictoire: « je ne veux pas croire, et je crois» (Kundera, 2001 : 273). Cette réponse plaît au jury et éloigne temporairement le danger. Les nouvelles de cet événement courent dans la ville et parviennent jusqu’aux oreilles d'Alice qui, sous l'influence des clichés, se voit comme héroïne du récit et Edouard comme une victime dont elle doit voler au secours. La réaction d'Edouard est intéressante. Pour lui, cette nouvelle Alice est répugnante car elle est en opposition avec sa vraie image, celle qu'il aime en elle. Dans son regard Alice perd toute valeur,  n'est plus qu'une inconnue. Comme le jeune homme de jeu de L'autostop, il ne voit plus d'unicité ni de cohérence dans l'identité de sa petite amie, et même une relation corporelle n'arrive pas à la rendre aimable à ses yeux : ce qu'il ressent n'est qu'un coït machinal sans âme ni affection:

et Edouard se disait que les idées d'Alice n'étaient en réalité qu'une chose plaquée sur son destin, et que son destin n'était qu'une chose plaquée sur son corps, il ne voyait plus en elle que l'assemblage fortuit d'un corps, d'idées et d'une biographie, assemblage inorganique, arbitraire et labile (…). Ce corps et ces idées ne créaient aucune unité; il la voyait comme une ligne absorbée dans une feuille de papier buvard: sans contours, sans forme (Kundera, 2001:296-297).

 

Influencé par les idées préconçues, l'esprit d'Alice projette ces dernières sur le monde qui l’entoure. C'est en effet l'esprit de la société qui veut changer Edouard en martyre. Selon les paroles des personnages, la société a besoin de légendes et de martyres. Mais d'une manière ironique et contradictoire, ce qui est, pour les autres, beau, sublime et légendaire, n'entraîne pour la victime qu'un destin difficile et fatal. Dans le jeu d'Alice Edouard n'est qu'une victime, qu'un objet. Dans le regard d'Edouard la réalité n'a rien à voir avec la légende et le sublime:

Il ne saisissait pas assez clairement à quel point il faisait affaire de ses concitoyens qui, comme chacun sait, adorent les martyres, car ceux-ci les confirment dans leur douce inaction en leur démontrant que la vie n'offre qu'une alternative: être livré au bureau ou obéir. Nul ne doutait qu’Edouard serait livré au bureau et tout le monde colportait la nouvelle avec admiration et satisfaction, de sorte qu'Edouard se trouvait maintenant, par intermédiaire d'Alice, face à la splendide image de sa propre crucifixion (Kundera, 2001 :284).

 

Le rôle qu'a joué Edouard pour esquiver l'inquisition du jury, devient de plus en plus sérieux dans le regard du public. Il est possible que tel spectacle lui destine une fin tragique, mais il refuse cette destinée : il ne veut pas être un demi-dieu crucifié. Cela va à l'encontre des attentes d'Alice; Edouard cesse de faire le spectacle. D'autre part, en proie à ses délires romantiques, la directrice cherche une relation amoureuse avec Edouard, ce qui est en désaccord avec son âge et sa réalité corporelle: «une grande femme osseuse aux cheveux noirs et gras, aux yeux noirs, avec un duvet noir sous le nez» (Kundera, 2001 : 258). Mais, comme beaucoup d'autres personnages Kundériens, elle finit par négliger la logique de la réalité pour la remplacer par celle de ses désirs narcissiques. Ses attentes sont confirmées par comportement équivoque d'Edouard: « …il tenta de prendre un ton désinvolte et ne perdit pas une occasion de glisser dans la conversation une remarque familière ou un compliment délicat, ou de souligner avec une discrète équivoque le caractère singulier de sa situation: celle d'un homme à la merci d'une femme » (Kundera, 2001 : 276)

Alors que le comportement amical d'Edouard a une autre cause (il est effrayé d'être licencié et souhaite coûte que coûte résoudre son problème judiciaire), la directrice, sur un malentendu, le prend comme le signe de son amour. Elle l'invite donc chez elle:

Il s'y rendit avec une joviale assurance, car il était absolument persuadé que le charme de sa personne transformerait définitivement toute l'affaire de l'église en petit nuage de fumée. Mais c'est toujours ce qui passe dans la vie: on s'imagine jouer son rôle dans une certaine pièce, et on ne soupçonne pas qu'on vous a discrètement changé les décors, si bien que l'on doit, sans s'en douter, se produire dans un autre spectacle (Kundera, 2001 : 287).

 

Ainsi, le jeu continue et Edouard est de plus en plus piégé dans le jeu que lui a préparé  la vie. Il est si plongé dans son jeu de rôle qu'il ne se rend pas compte de ce qu'entend la directrice par son invitation. Ce n'est que lorsque celle-ci fait glisser la conversation sur des sujets plus personnels qu'il se rend compte de la situation: «  …et il lui apparut clairement que ce qui mettait en danger sa carrière, ce n'était pas l'antipathie de la directrice à son égard, mais, au contraire, l'antipathie physique qu'il éprouvait pour cette femme maigre qui avait duvet sous le nez et qui l'encourageait à boire. Il en avait la gorge serrée » (Kundera, 2001 :288).

Il n'a plus d’autre choix que de céder temporairement à la volonté de la directrice. Ainsi, tout comme les personnages du colloqueet du jeu de L'autostop, les clichés mentaux et les images stéréotypées empêchent Edouard, Alice et la directrice de voir la réalité; la réalité du monde extérieur, la réalité du corps, et la réalité de la volonté d'autrui. Leur jeu de rôle ne leur apporte ironiquement que des conséquences inattendues. Ils ignorent la volonté du monde et d'autrui, voulant à tout prix imposer leur propre mentalité et leur volonté, bien que celles-ci soient bizarres et disproportionnées.

Conclusion

Dans son ouvrage Rire, Bergson, le philosophe français, énumère les caractéristiques du comique parmi lesquelles l'insensibilité, l'intelligence et le caractère social. Selon lui, la production ou l’identification du comique passe par la rupture avec l'émotion: « le rire n'a pas de plus grand ennemi que l'émotion. » (Bergson, 1899: 63). Il faut ensuite une dose d'indifférence et de complicité: « assistez à la vie en spectateur indifférent: bien des drames tourneront à comédie » (Bergson, 1899: 63). Enfin, on a besoin d'une intelligence collective: «notre rire est toujours le rire d'un groupe » (Bergson, 1899: 64).  Les récits examinés dans cet article, si on les regarde du point de vue de l'émotion, apparaissent comme des phénomènes romantiques ou tragiques, dépouillés de tout aspect comique et risible. Mais comme le regard de l'écrivain-narrateur, et donc notre regard en tant que spectateurs, est le regard de l'intelligence et de l'indifférence (l'attitude de l'écrivain-narrateur nous suggère tel regard), les faits et les aventures  romantiques ou tragiques des personnages nous apparaissent plutôt comiques. On assiste ici à une véritable complicité entre le lecteur et le narrateur. Nous sommes témoins de la confrontation du monde absolu et subjectif des personnages avec le monde réel soumis à la relativité ; nous observons leurs espoirs et leurs attentes décalées et, au lieu de plonger dans la tristesse, nous éclatons de rire.

 



[1] L'attitude de Fleischman témoigne de la prédominance de la pensée Kitsch, selon laquelle le mal n'existe pas dans le monde du Créateur, voir L'Insoutenable Légèreté de l'Etre pp."311, 312, 315, 318

1 On peut dire, s'inspirant de Kristeva, que l'on a affaire à l'existence d'un moi ou "un système ouvert", objet des images préconçues ainsi que de la relativité du monde extérieur. Voir McAfee, 2004, p.41 et Gauberman, Ross (1996) Julia Kristeva interviews, Columbia University Press p.26.

Bergson, H.(1899), Le Rire,  Paris : Presses Universitaires de France.
Gauberman, R. (1996), Julia Kristeva interviews, New York: Colombia University Press.
Kundera, M.(2001),  Risibles amours, Paris : Gallimard, Collection,Follio.
Kundera, M.(1986), L'Art du roman, Paris : Gallimard, Collection Folio.
Kundera, M. (1987), Le livre du rire et de l'oubli, Paris : Gallimard, Collection Folio.
Kundera, M.(2014), L'insoutenable légèreté de l'être, traduit du tchèque par François Kérel,  Paris : Gallimard, Collection Folio.
 McAfee, N.(2004), Julia Krsiteva, New-York and London: Routeledge.