Type de document : Original Article
Auteurs
1 Professeur-assistant en Linguistique et didactique du FLE., Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran
2 Doctorante en Lettres françaises Département de langue et littérature françaises, Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran
3 Maître de conférences de langue et littérature françaises, Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
A l’occasion de la mort de Pierre Bourdieu, Annie Ernaux rend hommage au sociologue au nom de tous ceux qui « la découverte des travaux de Pierre Bourdieu a constitué un tournant dans leur perception du monde et dans leur vie » (Ernaux, 2002). L’auteure déclare que ce « nous », partageant son chagrin, représente les personnes qui subissent l’inégalité issue des couches sociales. Selon Bourdieu, les hiérarchies sociales ne sont pas seulement fondées sur l’économie et le sociologue prend en considération le rôle incontournable des capitaux culturel, social et symbolique. Ainsi la position sociale d’un individu dépend-elle à la fois de sa richesse mais aussi de ses pratiques culturelles, son milieu social et sa « légitimité » (Accardo, 1983). « Bourdieu en littérature [1]», Annie Ernaux, développe, à travers la figure d'un père prolétaire, des aspects de l’œuvre de Bourdieu dans La Place. Le récit est centré sur la question de l’ascension sociale de l’auteure qui porte « témoignage sur la vie de son père qu'elle s'accuse d'avoir non seulement trahi mais aussi renié socialement et linguistiquement » (Ernaux, 2007 : 11). La même conception survient dans l’épigraphe où figure cette phrase de Jean Genet : « Je hasarde une explication : écrire c'est le dernier recours quand on a trahi ». On dirait qu’à l’aide de cette épigraphe, mettant l’accent sur son regret d’avoir trahi, l’auteure renforce l’idée de la compensation. Dans L'écriture comme un couteau, Annie Ernaux parle ainsi de son choix de l’épigraphe : « Jean Genet dit quelque chose comme ‘ la culpabilité est un formidable moteur d'écriture’, et ce n'est pas pour rien que j'ai mis en exergue une phrase de lui au début de La Place » (Ernaux, 2003 :131). Apparemment, l’auteure, au même titre de Jean Genet, a l’intention de s’arracher de soi-même pour reconstruire le passé et de réhabiliter les situations vécues. Se référant aux propos de l’auteure, La Place, considérée comme une réparation, est rédigée dans le but de dénouer la trahison commise par l’auteure. Il nous semble donc qu’une corrélation est établie entre la découverte des différentes formes de capital proposées par Pierre Bourdieu, l’évolution du style de l’auteure et l’histoire de sa trahison accomplie. Loin d'être une proposition définitive, cette hypothèse initiale nous sert uniquement du point de départ. Il s’agira alors de trouver une réponse à ces questions : En quoi consiste-t-elle la trahison qui sépare la fille de son père et pour laquelle l’auteure se ressent coupable à l’égard de lui ? Nous cherchons également à vérifier les outils dont profite l’auteure pour racheter sa trahison et transmuer le jugement initial en une reconnaissance.
Par la comparaison entre la théorie des capitaux de Bourdieu, pour qui les couches sociales ne résultent pas forcément du capital économique, et le portrait du père de l’auteure étudié en tant qu’un individu social, en évoquant les originalités de l’auto-socio-biographie pour exprimer sa honte sociale; et à l’aide de l’étude de l’expérience du transfuge de classe vécue par l’auteure, on évaluera dans cet article comment la rédaction de La Place fournit à l’auteure l’occasion de dénoncer sa trahison et transformer, par conséquent, la mort en un lieu de réconciliation entre la fille et le père.
De la mort qui sépare
La mort qui sépare pour toujours la fille de son père fournit pour Annie Ernaux l'occasion d’écrire au sujet d’un homme qui « cherchait à tenir sa place » (Ernaux, 2007 :31). Son père, enfant, avait quitté l'école car sa famille « ne pouvait plus le nourrir à rien faire » (Ernaux, 2007 :21). Privé de l’éducation et cherchant toujours à trouver une place juste dans la société, il envoie sa fille à l’école pour que la même misère ne se produise, la misère héréditaire qui provient de leur infériorité culturelle. « Quand il revenait à l’école […] le maître hurlait ‘Vos parents veulent donc que vous soyez misérables comme eux !’ » (Ernaux, 2007 :21). Le père qui réussit à améliorer sa situation économique et de « paraître plus commerçant qu'ouvrier » (Ernaux, 2007 :31), incarne la théorie critique de Bourdieu intéressant moins au rôle des propriétés d’un individu dans sa position sociale. A ce propos, Annie Ernaux nous met sous les yeux une scène où son père ne sait pas comment orthographier chez le notaire « lu et approuvé » (Ernaux, 2007 :41) et qu'il écrit « à prouver » (Ernaux, 2007 :41). Conscient de son infériorité, le père d’Annie ne cesse d’éprouver le malaise face à n’importe qui de « haut-placé » (Ernaux, 2007 :43) et se tait « devant les gens qui parlaient bien. » (Ernaux, 2007 :44). Effectivement, La Place est le reflet des idées abordées à travers La distinction, qualifiant la honte sociale comme la sanction de toute différence, jugée vulgaire, de la classe sociale dominée. Les habitudes et les goûts des dominants considérés comme la norme dans la société, les dominés tentent à intégrer cette norme établie et à envisager leur altérité comme une indignité. Annie, sous l’influence des tendances de l’école privée, « émigre doucement vers le monde petite- bourgeois » (Ernaux, 2007 :55) et voit son père avec le regard humiliant de l’école privée. L’éducation se transforme en une source de l’incompréhension et la communication devient presque impossible entre eux.
Le récit débute par des mots de la mère d’Annie Ernaux pour annoncer la mort de son père : « Elle a dit d’une voix neutre : ‘C’est fini’ » (Ernaux, 2007 :11). Bien que l’absence de toute affection, ni sanglot ni chagrin, choque le lecteur, cela le prépare, en même temps, à se rendre compte de la distance qui régnait entre le père et la fille. La première hypothèse consiste alors à envisager la mort du père comme un tournant dans sa vie qui met fin à sa honte. Dans les pages qui suivent, deux scènes suggèrent, d’une façon symbolique, l’idée de la séparation. En premier lieu, après avoir organisé les pompes funèbres de son père et dans le train de retour, elle rappelle comment elle voulait calmer son fils pour ne pas déranger les voyageurs de première classe car ils n’aiment pas le bruit ; par ce savoir-vivre, elle fait illusion à sa classe sociale : « maintenant, je suis vraiment bourgeoise » (Ernaux, 2007 :17). L’emploi du terme « maintenant » renforce l’idée d’une évolution dans sa vie ; l’évolution qui naît de la disparition de son père. En second lieu, la narratrice avertit le lecteur de sa réussite aux épreuves du Capes ; elle sera désormais professeur titulaire. La juxtaposition de sa réussite aux épreuves du Capes et des fragments de la vie d’un père, qui était obligé de quitter l’école pour travailler à la ferme, illustre une autre fois les traces d’une distance de classe survenue entre eux.
La succession de la peinture du décès de son père avec ces deux scènes qui mettent l’accent sur la place sociale d’Annie Ernaux, autrement dit son appartenance à la bourgeoisie, est marquante. La mort de son père dissipe apparemment sa honte d’être issue du milieu ouvrier. L’emploi du terme « vraiment » nous semble révélateur. Cela renforce l’idée d’une distance qui existait déjà entre le père et la fille. En effet, elle s’était déjà éloignée de sa classe sociale mais son père, sa façon de parler et de se comporter dans la société révélaient son appartenance au monde ouvrier. Elle peut se considérer actuellement comme une vraie bourgeoise sans la crainte d’être jugée pour un geste ou une parole vulgaires. C’est ce dont parle Florence Bouchy dans l’analyse de La Place et qui constitue notre seconde hypothèse. Effectivement, Bouchy regarde autrement la rupture réalisée entre le père et la fille. Bien que l’auteure présente, au début, la disparition de son père comme le signe de sa libération d’un monde dominé, Florence Bouchy prétend que cette séparation s’était déjà réalisée par l’ascension sociale de la fille obtenue grâce à ses études et que la scène de la mort n’est qu’un déclencheur pour sa prise de conscience. Reliant les fragments de la vie de son père à ce qu’elle éprouvait après l’avoir perdu, l’auteure a l’intention de reconsidérer l’itinéraire d’une vie qu’elle jugeait depuis toujours honteuse.
« En juxtaposant dans l'incipit ces deux événements qui ne paraissent unis que par un lien chronologique, Annie Ernaux oriente en fait la lecture du récit qui s'annonce : elle donne à ces deux événements une portée symbolique et suggère que son ascension sociale réussie a pour corollaire une rupture définitive avec son père et les valeurs qu'il incarnait. Significativement, le texte qu'elle doit commenter pour l'épreuve du Capes est un extrait du Père Goriot de Balzac : il est question dans ce roman d'un père que ses filles renient. » (Bouchy, 2005 : 9-10)
Peu importe pour nous, lequel de ces points de vue est plus juste puisque les deux ne constituent que des hypothèses initiales qui permettent seulement d’avancer notre analyse et de forger notre propre opinion en ce qui concerne la question de la trahison. Les deux hypothèses convergent vers la découverte d’une réalité : depuis toujours, Annie Ernaux considérait son père comme le responsable de ses infériorités et maintenant, elle se rend compte d'une nécessité : celle de reconsidérer le fossé qui existait entre elle et son père. Si au début, le lecteur a l'impression que cette mort sépare pour toujours les liens entre la fille et le père, la mort fournit, bien au contraire, l’occasion d’une réconciliation.
Au-delà du conflit : de la séparation à la prise de conscience d’un amour
Annie Ernaux commence La Place d’une façon paradoxale. Le lecteur se trouve en face d’un rapport énigmatique qu’il ne peut juger ni proche ni séparé. Préoccupée de la distance et du conflit avec son père, l’auteure change d’avis, trouvant une coupure du journal dans la poche de celui-ci :
« On a réuni les vêtements de mon père pour les distribuer à des gens qui en auraient besoin. Dans son veston de tous les jours, […], j'ai trouvé son portefeuille. Dedans […] dans la partie qui se replie, une photo glissée à l'intérieur d'une coupure de journal. […] La coupure du journal donnait les résultats, par ordre de mérite, du concours d'entrée des bachelières à l'école normale d'institutrice. Le deuxième nom, c'était moi. » (Ernaux, 2007 :16)
Cette scène est impressionnante du fait qu’elle révèle à la fille une réalité longtemps négligée. Grâce à cette coupure du journal qui donnait les résultats du concours d'entrée des bacheliers dans la poche d'un ouvrier dont le père « l'a retiré de l'école pour le placer dans […] la ferme » (Ernaux, 2007 :21), l'auteure parvient à renforcer l’idée d’une mort qui unit. La disparition du père lui permet de se tenir « plus près des mots et des phrases entendues » (Ernaux, 2007 :21) pour mettre de côté son arrière-pensée et découvrir pour la première fois la réalité d’un homme qui valorisait l’éducation. Dès lors, elle se souvient de quelques images de son père qui renforce l'amour qu'il portait à sa fille. C'est son père qui la « conduisait de la maison à l'école sur son vélo » (Ernaux, 2007 :77) et qui l'avait emmenée à la bibliothèque municipale alors qu’il avait déjà dit : « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre » (Ernaux, 2007 :77). Révisant ces images gardées de son père dans sa mémoire, Annie comprend à la fois l'importance du rôle qu'il avait joué dans sa réussite et de la place incontestable qu'il occupait dans l'ascension sociale de sa fille. Vérifiant, dans son analyse, les diverses scènes qui témoignent de l’amour du père adressé à sa jeune fille, Marie-France Savéan déclare qu’ « il prouve son amour paternel par des actes » (Savéan, 1994 :104). Annie Ernaux qualifie son père d’une personne qui était : « passeur entre deux rives » (Ernaux, 2007 :77). Hériter d’une famille où « l’autre sens de culture, le spirituel, lui était inutile » (Ernaux, 2007 :77), le père « sacrifie son propre bonheur à celui de son enfant » (Savéan, 1994 :106). La narratrice, qui croyait toujours que c'est l'école qui lui donne la possibilité de son ascension sociale, découvre, après la disparition de son père, cet « amour silencieux » (Bouchy, 2005 :15) grâce auquel elle est devenue enseignante et écrivaine. A la fin du livre, Annie Ernaux aborde une scène dans laquelle elle croise une ancienne élève qui travaille à la caisse d'un magasin. L’échec de cette élève à se débarrasser de ses origines convainc l’auteure de l’amour qu’elle avait longtemps négligé. La négligence qui est à la base de sa trahison.
La Place : l’histoire d’une trahison collective
Vincent de Gaulejac dans son ouvrage intitulé Les sources de la honte nous parle des deux réactions que peut montrer un enfant à l'égard de la honte de ses parents :
« En intériorisant le regard que "la société" porte sur ses parents, l'enfant est partagé entre deux attitudes : trahir pour se sauver ou reproduire pour ne pas trahir. Cette contradiction conduit à vivre dans la culpabilité et dans la recherche de médiations entre le désir de quitter le milieu d'origine et celui de manifester une solidarité vis-à-vis de ce milieu. » (Gaulejac, 1996 :88)
Nous pensons que cette analyse est conforme au cas où se trouve Annie Ernaux. La petite Annie est déchirée entre la fidélité à son père et à son milieu et le désir de s'en sortir pour s’échapper à la honte. Honteuse et gênée du père, l'enfant éprouve l'angoisse de la ressemblance. L'angoisse de la ressemblance devient beaucoup plus grave lorsqu'elle prend conscience de l'infériorité de son entourage et qu'elle croit de ne « pas être plus heureux. » (Ernaux, 2007 :53). Annie Ernaux a honte de son père mais surtout elle a honte de ce que son père représente : sa classe sociale jugée inférieure. Cette honte de voir son milieu invalidé par « les gens biens » la conduit à un sentiment de haine et de mépris. Elle ne veut plus partager la honte de son milieu et de sa famille et c'est pour cette raison qu'elle écrit dans La Place, à propos de ses parents : « Il a bien fallu que je les haïsse » (Ernaux, 2007 :93). Oscillant entre ces deux désirs, Annie Ernaux a décidé, en fin de compte, de s’éloigner. Annie Ernaux raconte l’histoire d’une honte sociale qui l’a conduit à se séparer de son père et relate, finalement, comment cette séparation se transforme en un outil pour se juger coupable. Coupable d’avoir oublié les circonstances de la vie de son père qui la mène à le considérer comme responsable de sa honte. Mais dans La Place, le projet dépasse de la sphère individuelle. Inga Litvinavièienë dans son article qui a pour titre « Les aspects sociologiques dans l’œuvre d’Annie Ernaux » commente ainsi « trahir c’est s’éloigner » (Tondeur, 1996 :96), en disant :
« La Place met l’accent sur le motif de la trahison qu’éprouve le «je» autobiographique, transfuge social, après avoir effectué le passage du monde dominé ou populaire (celui de ses parents) vers le monde des dominants ou bourgeois. Cette trahison est surtout vécue comme sociale, car la fille éloignée de ses parents la définit étant « Une distance de classe. » (Litvinavièienë, 2007 :165)
Du portrait d’un père qui lui fait honte, Annie Ernaux élargit sa visée et touche une société méprisée. Elle s’est rangée, depuis longtemps, à côté des élèves en face desquels elle se croyait inférieure. Actuellement, elle est devenue un témoin dominant qui, à la même façon des bourgeois, juge et méprise les dominés. Elle déclare qu'elle avait oublié son origine et c’est en cela que consistent sa trahison et son regret. Annie Ernaux qui était, elle-même, issue de la classe sociale inférieure et qui en avait longtemps souffert pour le regard et le jugement atroces des autres, devient, dans une époque, la complice de tous ceux qui avaient négligé le milieu ouvrier. Effectivement, Annie Ernaux, par son oublie, a trahi, à la fois, son père, son milieu social et surtout soi-même car elle avait fermé les yeux sur « le clivage entre ceux qui trônent au sommet de la pyramide sociale et ceux qui en supportent le poids, tout en bas » (Lanctôt, 2017 :55). L’essentiel dans la pensée d’Annie Ernaux se résume dans cette phrase d’Isabelle Charpentier selon laquelle : « Elle met en récit l’idée de ‘trahison de classe’ et de ‘honte sociale’ » (Charpentier, 2009 : 19).
La rédaction de La Place est une prise de conscience et permet à Annie Ernaux de découvrir l’origine de ses douleurs. En vérité, ni les gestes humiliants de ses proches, ni l’infériorité du monde auquel elle appartenait ne définissent pas la douleur de ces années. Elle souffre de son ignorance. Ses études, qui mènent à son ascension sociale, l’éloigne de la réalité au lieu de l’approcher. Cet ouvrage, bien au contraire, permet à Annie Ernaux d’apercevoir « la réalité oubliée » (Ernaux, 2007 :69). Effectivement, tout le livre est la preuve d’une évolution dans la pensée de l’auteure ; Annie Ernaux, en suggérant les mêmes thèmes au début et à la fin du récit, symbolise une prise de conscience dont elle était le sujet. La mort du père annoncée « doucement » à la fin de La Place est le signe d’une prise de conscience des douleurs d’une génération passée inaperçue alors qu’au début sa mère avait annoncé d’une façon indifférente et « d’une voix neutre » (Ernaux, 2007 :11) la mort du père. De l’ignorance initiale, Annie Ernaux arrive à une reconnaissance. Appartenant désormais à la bourgeoisie, l’auteure a l'intention de racheter ses erreurs grâce à cet ouvrage en reconnaissant ses parents tels qu'ils étaient. L’auteure déclare à J. Savigneau qu’: « il ne faut pas que le lecteur juge mon père. » (Savéan, 1994 :78). De même, selon Pierre-Louis Fort, le projet d’Annie Ernaux consiste « à se pardonner à elle-même et à obtenir le pardon de son père » (Fort, 2006 :85). Mais cet ouvrage est-il vraiment une réhabilitation? André Wurmser innocente Annie Ernaux du forfait de trahison en disant : « Sourdement, douloureusement, âprement, Annie Ernaux crie et crier est juste le contraire de trahir » (Wurmser, cité par Fort, 2006 :187). Effectivement, Annie Ernaux crie l’injustice et l’inégalité et cela dans un nouveau cadre. Si La Place est envisagée par tous les critiques comme un tournant dans la carrière littéraire d’Annie Ernaux, il est moins pour la question de la honte sociale que pour l’évolution appliquée dans le genre. En fait, Annie Ernaux enlève les barrières qui existent parmi les sciences ; pour elle, la littérature est une voie afin de connaître le monde qui nous entoure. Ernaux prétend vouloir rester « au-dessous de la littérature » (Ernaux, 2005 :31). L’auteure se détache du roman au profit d'un nouveau genre qui traite de la littérature, de la sociologie et de l'histoire. Le génie de l’auteure réside dans cette harmonie établie entre le thème et le genre et cela dans le but de compenser sa trahison. On dirait qu’Annie Ernaux envisage la fiction comme une autre trahison envers son milieu : « Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de ‘ passionnant’, ou d’ ‘émouvant’ » (Ernaux, 2007 :17-18).
Par l’emploi de ce style et de ce langage qui dépassent les barrières de la littérature, Annie Ernaux réclame son refus de respecter le langage enseigné à l’école et utilisé par les bourgeois ; Annie Ernaux, intégrée dans le monde littéraire et se situant parmi les intellectuels, renonce à l’emploi d’un langage qui transforme le monde populaire en lui attribuant un aspect poétique par la parole détachée de la réalité. Elle ne veut plus être, comme le dit Christine Fau, « complice des intellectuels » (Fau ,1995 :507). Catherine Douzou confirme cette prise de position dans son article et la démontre ainsi :
« La fiction, en particulier romanesque, qui peut être construction de soi, […], constitue une tromperie dans la mesure où l’invention est vécue comme une fuite d’un milieu […] le romanesque déjà associe à la notion de mensonge par ce qu’il est incapable de dire vraiment le réel, devient trahison. » (Douzou, cité par Thumerel, 2004 :83-84)
Pour ne pas tomber dans le piège du regard d'autrui et son jugement, Annie Ernaux profite de son style. Elle cherche à établir un rapport authentique entre son texte, en d'autres termes sa vie, et le lectorat grâce à une tentative qu'elle définit elle-même comme auto-socio-biographie. En même temps, elle récuse l'appartenance à un genre précis. Son récit est fondé sur la vie réelle de l'auteure dans laquelle elle n'est pas le protagoniste et qui insiste plutôt sur l'aspect sociale de cette vie. Et c'est pour cette raison que Annie Ernaux abandonne en 1977 la rédaction d'un roman au sujet de son père. Elle déclare : « J'ai beaucoup tâtonné pendant cinq ans. En 1977, j'ai écrit cent pages d'un roman que je n'ai pas eu envie de continuer, qui me donnait un sentiment très fort de fausseté » (Ernaux, 2003 :33). Alors, elle reprend à rédiger sur ce sujet quinze ans après la mort de son père et dans un cadre nouveau. L’emploi d’un Je transpersonnel qui représente l’ensemble des idées et des valeurs qui règnent dans la société et la description des scènes d’une vie où l’auteure est à la fois présente et absente nous fait penser à une vérité collective. Par ce « Je qui relie aux autres » (Hunkeler et Soulet, 2012 :164), « Annie Ernaux fait une sociologie en première personne mais une première personne qui serait toujours une personne collective et c’est en cela que, sans s’engager elle, sans se mettre réellement en gage, son œuvre engage, nous engage. » (Hunkeler et Soulet, 2012 :172). Cette auto-socio-biographie se caractérise par des techniques grâce auxquelles, l'auteure réussit à faire disparaitre le rapport sujet/objet ou bien dominant/dominé qui règne normalement entre le lectorat et la narratrice-auteure.
Annie Ernaux, qui ne trouve pas de mots justes dans la littérature bourgeoise pour décrire les réalités de la vie médiocre de son père, « rejette, selon Christine Fau, […] un langage bourgeois hypocrite et […] une vision poétisante de la vie de son père » (Fau, 1995 :509). A partir de La Place, Annie Ernaux passe au non-roman et se met à créer une écriture neutre et concise pour présenter la réalité et « crier le vrai, [qui] est toujours révolutionnaire » sur un ton indifférent et impersonnel et dans une langue modérée qui blesse.
Conclusion
En quoi consiste la trahison dont parle Annie Ernaux dans l’épigraphe de La Place ? C’est la question qui a motivé notre recherche et nous a permis de vérifier l’avers et le revers de la vie de son père. Ainsi, tout au long de cet article, avons-nous tenté de savoir comment la honte qu’éprouvait Annie Ernaux à l’égard de son père se transforme en un amour séparé et comment la mort de son père, envisagée au début comme une rupture avec le monde auquel elle appartenait, se transforme en une occasion pour faire une réconciliation. Ce qui nous a amenés à prendre en compte l’expérience du transfuge de classe à la base de la trahison accomplie par l’auteur. Cette découverte nous a conduits à reformuler la question initiale. Au lieu de chercher en quoi consiste la trahison, nous nous sommes demandé : Comment Annie Ernaux parvient-elle à réhabiliter sa trahison par la rédaction de La Place ?
Nous avons dit que c’est à partir de La Place que Ernaux s’intéresse à l’analyse sociologique des scènes intimes de sa vie où régnaient les conflits liés à la « déchirure sociale » (Day, cité par Hunkeler & Soulet, 2012 :83). Par l’emploi d’un Je transpersonnel révélant la honte, Annie Ernaux partage « la gêne, la honte de ne pas savoir comment parler, comment se comporter, tout ce qu’on s’impute à soi-même comme un manque de caractère ou de personnalité » (Ernaux, cité par Lanctôt, 2017 :56) et cela dans le but de sortir de la sphère individuelle pour prendre conscience de la collectivité du sentiment de la honte. Ainsi avons-nous réussi à éclaircir, autant que cet article nous le permettait, le rôle incontestable de l’évolution du genre dans la réhabilitation de sa trahison.
Intitulé d'abord Eléments pour une ethnologie familiale[2], Annie Ernaux prend ensuite un « titre métaphorique[3] » pour son ouvrage. Par ce titre polysémique, Annie Ernaux renonce à toute référence directe de son histoire individuelle et nie une tentative autobiographique. En adoptant ce simple substantif, Annie Ernaux annonce de façon subtile non seulement le contenu mais aussi sa propre préoccupation. La Place suggère, premièrement, le lieu qu'occupe le père dans l’ascension sociale de sa fille mais aussi dans son cœur[4]. Le titre résume également l'image d'une personne sans place dans la hiérarchie sociale et d’une auteure qui est déplacée socialement. Selon Marie-France Savéan, le titre fait allusion au lecteur qui est invité « à se mettre à la place des deux protagonistes » (Savéan, 1994 :81-82) et à ne pas juger ni l’un ni l’autre. Sans vouloir nier tous ces aspects, cette étude nous a révélé une autre dimension. Nous pensons que le choix du titre est au service de nous rappeler la place qu’occupe cet ouvrage, avec toutes ses originalités, dans la carrière littéraire de l’auteure et dans la littérature. Ainsi le titre devient une sorte de complément de l’épigraphe pour nous guider à résoudre le défi initial.
[1] Lors d’un entretien réalisé par Isabelle Charpentier en 2006, une enseignante d’IUFM, issue d’une famille ouvrière disait « Annie Ernaux, c’est Bourdieu en roman ». Annie Ernaux réagit à ce propos en corrigeant « non en roman » mais « en littérature ».
[2] Francine Dugast-Portes déclare dans Annie Ernaux : Etude de l’œuvre, Paris, Bordas, 2008, p.119 : « dans un entretien publié par Les Inrockuptibles, l’auteur indique qu’elle a souhaité dans un premier temps donner pour titre à La Place ‘Éléments pour une ethnologie familiale. »
[3] Cette idée est empruntée à Francine Dugast-Portes.
[4] Cette idée est empruntée à Pierre-Louis Fort.