Type de document : Original Article
Auteur
Maître-assistant en langue et littérature françaises, Université Hakim Sabzevari, Sabzevar, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
Le langage, dans l’œuvre d’Ernaux, n’est pas seulement révélateur de l’écart entre deux milieux de nature distinctes, il pourrait susciter un certain sentiment d’infériorité chez l’auteur de La place à l’égard de ceux qui en font un usage humblement ordinaire : «heureux de croire que ces gens-là (les gens haut placés comme le médecin), pourtant si chics, avaient quelque chose de commun avec nous, une petite infériorité.» (Ernaux, 1983: 56). L’infériorité ressentie par la femme, à l’égard du sexe opposé, de la famille et de la société, engendre une sorte de phobie du soi, un désir pareil à la transsexualité, comme si la femme, dans l’œuvre d’Ernaux, échappait à son égo féminin, à son Soi, et vise à devenir Autre pour ne plus être traitée d’humiliation. C’est dire que la honte de la figure féminine dérive à la fois de son sexe, aspect psychologique, et de la banalité de son milieu familial et social, aspect social. En littérature, le terme complexe prend un sens particulier relatif à un sentiment d’infériorité, dont la timidité et l’inhibition constituent les deux isotopies primordiaux. C’est Adler qui, vers 1913, a décrit le complexe d’infériorité en relation avec un complexe de supériorité. Selon Adler, on entend par complexe : «Ensemble organisé de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients. Un complexe se constitue à partir des relations interpersonnelles de l’histoire infantile ; il peut structurer tous les niveaux psychologiques : émotions, attitudes, conduites adaptées. » (Adolfo, 1993: 3).
Le complexe d’infériorité est lié, le plus souvent, à un complexe de compensation. Pour compenser ce complexe, Ernaux fait appel à la volonté, au courage, à la ténacité pour apprendre et s’éduquer. Mais c’est l’écriture qui constitue pour Ernaux, l’ultime issu possible pour sortir de l’infériorité et de la honte qui en résulte. De ce point de vue, la tentative d’Ernaux pour remplir un vide, sa tendance à la révolte et son rejet total des origines se justifie par ce même complexe d’infériorité qu’elle vise à compenser via le dégrisement paradoxal au niveau social, et puis l’écriture au niveau littéraire. A ce complexe d’infériorité, s’ajoutent souvent une honte de soi et des auto-accusations fréquentes. Lorsque l’infériorité et la honte deviennent incompensables, l’individu fait appel à une révolte intérieure par une vécue conflictuelle de la rupture.
A cet effet, cette recherche se donne pour l’objet de retracer l’itinéraire douloureux suivi par l’auteur de La Honte et l’origine de la honte qu’elle a impitoyablement vécue depuis l’enfance jusqu’à son mariage. De son intégration à la bourgeoisie résulte ainsi une distance incontournable qui ne saurait être comblé que par l’écriture. La honte sert donc de matière à cette écriture d’introspection visant à décrypter, sur le plan psychologique et en terme d’auto-analyse, les dimensions cachées d’un esprit novateur qui, par une prise de conscience de ses lacunes intrinsèques, qui se transforment progressivement aux complexes radicaux tel l’infériorité, lance le grand défi de capital culturel et de savoir en excès face à son milieu d’origine qui semble en être, dit-elle, dépourvu. Certes, c’est le manque du capital culturel et le savoir en défaut qui fonde l’origine de la décadence chez les parents d’Ernaux et la honte chez elle-même, d’où, le sentiment d’infériorité qui s’aggrave depuis son intégration à la bourgeoisie et s’endurcit, de manière intensifiée, dès son agrégation à la philosophie et la littérature. Dans cette perspective, le rôle compensatoire de l’écriture est chose incontestable du fait qu’elle joue, à n’en rien douter, le rôle intermédiaire entre le sujet, le complexe et la décharge.
a) La rupture socio-culturelle comme déclencheur du complexe d’infériorité
L’œuvre d’Ernaux serait l’expression par excellence d’un processus de refoulement dans l’expérience vécue de la narratrice à la recherche d’un mode de vie moderne. Dans l’œuvre d’Ernaux, les conflits les plus cardinaux semblent apparaître entre le moi ordinaire et l’idéal du moi qui a été inculqué à son enfance ou son adolescence telle une image lucide d’un modèle à atteindre. L’insatisfaction et l’ambition constituent les deux axes de la révolte pour atteindre l’idéal du moi. La volonté pour écrire chez Ernaux vient du fait qu'elle se sent en difficulté par rapport à son existence, c'est le motif qui la conduit à prendre la plume. Selon Sylvie Boyer:
« Annie Ernaux a fouillé des territoires qui demeurent très peu fréquentés. Rares sont les livres qui, comme ceux d'Ernaux, disent et traduisent au plus près du réel et avec une crédité au milieu de l'insupportable, de l'inconfort, ce qu'est l'expérience d'un avortement clandestin (Les armoires vides; L'événement) vécu dans la souffrance, la violence et la solitude, celle d'une passion amoureuse à l'effet destructeur (Passion simple; Se perdre) ou encore celle d'une jalousie (L'occupation); expériences qui sont universelles, mais dont, au moins de cette façon, on ne parle pas. Rares également sont les livres dont la trame est tissée à travers l’écriture de la déchirure culturelle et sociale des « exilés » ou « immigrés » de l'intérieur » (Boyer, 2004:10).
La déchirure et l'écart sont les enjeux primordiaux de l'œuvre d'Annie Ernaux et l'inconfort qui en résulte est bien dénoncé à travers L'écriture comme un couteau (Ernaux, 2003: 155). Chez elle, l'écriture est comme un couteau qui trace les contours et les bornes de cet écart culturel et social entre deux mondes de nature inconciliable, déchirure qui ne peut être recousue qu’à travers l’écriture même. Mais son écriture décrit avec sensibilité «les confins avec de phrases sans métaphores, sans effets, leurs silex affûtés qui tranchent dans le vif, écorchent. » (Ernaux, 2003: 155).
L’incipit de La Honte (Ernaux, 1997) et de l’Occupation (Ernaux, 2002) confirme à la fois la vocation artistique de l’auteur, son sens de littéralité jugé plate, et son malaise d’exprimer ce qu’elle pense que l’autre considère l’inexprimable: « Je voulais écrire un livre dont il soit impossible ensuite de parler », « je voulais toujours écrire des livres où je sois absente ». Ce malaise d’être à la surface des événements, d’être vue telle quelle, est incarné dans les premières pages de La Honte où la petite Annie tente de raconter la dispute entre ses parents à quelques hommes qui ne la reçoivent pas, d’où le sentiment de la honte dû à la formulation d’un événement informulable.
Tout ce qu’elle raconte est lié aux moments de troubles, de crises; les moments qui ne sont pas les siens parce qu’à travers l’écriture plate des médiocrités de sa vie familiale, elle cherche à dresser une image saisissante des moments prestigieux et glorieux d’un mode de vie différent auquel elle aspire tant.
Annie, quant à elle, est complètement déchirée entre son milieu parental et le milieu scolaire. Ce conflit intérieur s’exacerbe à l’adolescence. Se sentant incomprise à la maison comme à l’école, honteuse et ne pouvant confier sa peine à personne, la jeune fille se réfugie dans un monde imaginaire qu’elle se crée à la mesure de ses rêves déçus: « Je vivais ma révolte adolescente sur le mode romantique comme si mes parents avaient été des bourgeois » (Ernaux, 1988: 64-65).
Ainsi, elle tente d’établir un roman familial où elle décrit avec minutieux, un père et une mère, une maison et un mode de vie, pas tellement conformes à ses désirs. Le rêve d’idéal, chez Ernaux, est à l’origine de la genèse d’une production littéraire abondante. Cette notion, représentée par Freud (1973) dans Névrose, psychose et perversion, est reprise par Marthe Robert (1972) dans Roman des origines et origines du roman. Elle désigne une sorte de fiction dans laquelle une personne s’invente des parents idéaux dotés de meilleurs attributs que la sienne, et des qualités dans le sublime, bref, une généalogie plus précieuse et dont elle se sentirait fière si une telle famille idéale existait vraiment. Cette personne se plonge dans l’illusion pour combler sa frustration lacunaire et ainsi échapper à la réalité de son existence banale considérée décevante. Le passage suivant d’Une femme, fait état de cet illusionnisme hallucinatoire: «Je m’identifiais aux artistes incompris, ceux qui veulent changer le monde parce qu’ils y sont insatisfaits, mais qui se heurtent aux critiques des autres et aux obstacles érigés par ceux-ci ». (Ernaux, 1988 : 65)
En fait, cette façon d'écrire, est considérée par Ernaux comme étant la plus juste pour dire la réalité de son trauma. Dans cette perspective, Ernaux explique: «La seule écriture que je sentais juste était celle d'une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé. C'est ce que j'ai appelé l'écriture plate. » (Ernaux, 2003: 34).
Exilé dans un monde sous-estimé qu’elle considère comme une condamnation, elle le dédaigne par un dégout radical des conventions et des codes qui le caractérisent. De ce point de vue, l’écart fait figure d’un complexe dont la toile du fond est constituée à partir d’un désir refoulé de reniement des origines et de se laisser entraîner par les vagues de la modernité. Et ce complexe ne serait pas comblé que par le biais de l’écriture autobiographique. Même à travers son écriture, Ernaux cherche une nouvelle méthode basée sur les articulations inattendues qui vont au contresens des rites traditionnels, si l’on veut classiques.
La première tentation d'Annie Ernaux, c’est d’écrire un roman et en même temps le refus de prendre le parti de l'art, et le romanesque c’est ce à quoi elle renonce cependant. Annie Ernaux voudrait dire que l’image la plus fidèle possible de son père lui sert de matière première pour faire de l'art. Elle refuse le passionnant et émouvant du genre romanesque : « Je n'ai pas le droit de prendre le parti de l'art » (Ernaux, 1983: 4). C'est pourquoi elle va choisir l'écriture plate qui est en adéquation avec le personnage principal qu'est son père pour plus d'objectivité. Annie Ernaux se donne pour tâche de rassembler les éléments d'une vie sans forcément les enjoliver, cela dans une visée informative: c'est la même écriture que celle utilisée pour donner les nouvelles essentielles, écriture dépouillée, sans ornement, pas de procédé rhétorique.
Il s’agit donc, dans les récits d’Ernaux, de suivre une démarche rétrospective à la recherche d’un passé qu’elle a « dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand elle y était entrée. » (Ernaux, 1983: 100).
b) La honte comme manifestation du complexe d’infériorité
Le mot Honte signifie mépris, raillerie; dans son évolution, ce mot renvoie rapidement aux notions de déshonneur et d’humiliation devant autrui puis de pudeur et enfin d’indignité devant sa conscience.[1]
Le thème de la honte s'aggrave souvent par la dépression et le recul. Dans son livre remarquable intitulé La fatigue d’être soi, le sociologue Alain Ehrenberg (1998) a bel et bien analysé la tension de cette maladie dépressive, et par contre, le rattachant à l’exigence d’émancipation de l’individu, contraint d’être soi-même, ce qui tient, pour lui, d’une échéance foncière.
La honte ressentie par Annie Ernaux, est la manifestation la plus concrète du complexe d’infériorité et engendre la haine de l’autre et de soi ; Ce qui mène à la rupture. Selon Martine Coenen, la honte, avec la haine, de l’autre et de soi, qu’elle engendre, peut n’être pas étrangère à la dépression et se masquer derrière le diagnostic souverain. Pourtant, c’est aussi un affect empreint d’ambiguïté et les moments de honte aiguë peuvent se révéler voluptueux dans l’écriture (Coenen, 2009: 3).
Liée au sentiment d’infériorité, La honte, chez Ernaux, est un complexe qui renferme à la fois une émotion, un jugement sur celle-ci en comparaison avec un idéal de modèle, et une inquiétante angoisse d’être exclu. Cela veut exprimer à la fois la perte de l’amour mais aussi tout genre d’intérêt à l’égard de l’autre. Claude Janin (2007), psychanalyste français, fait de la honte « le premier affect régulateur de la psyché humaine qui préside à la vie psychique mais aussi à l’origine de l’humanité » (Janin, 2007: 18-20).
Dans son roman intitulé La honte, Annie Ernaux reformule, la crise de la honte liée au milieu familial et surtout à son milieu social:
«Nous avons cessé d’appartenir à la catégorie des gens corrects, qui ne boivent pas, ne se battent pas, s’habillent proprement pour aller en ville. Je pouvais bien avoir une blouse neuve à chaque rentrée, un beau missel, être la première partout et réciter mes prières, je ne ressemblais plus aux autres filles de la classe. J’avais vu ce qu’il ne fallait pas voir. Je suis devenue indigne de l’école privée, de son excellence et de sa perfection. Je suis entrée dans la honte.» (Ernaux, 1997: 108-109).
La honte porte sur l’être de l’auteur et sur l’être total qui renvoie à celui qu’elle affecte, à l’indignité, à la banalité, et surtout à l’infériorité. Elle se diffère donc du sentiment de la culpabilité qui suppose une faute radicale qu’a le sujet à se reprocher.
Ce n’est pas donc sans peine qu’un auteur tel Ernaux décide de mettre sur le papier ses sentiments et réflexions selon la manière qu’Elias Canetti décrit en ces termes: « Qu’est-ce qu’on peut bien raconter sans honte? » (Canetti, 1978: 10-12).
D’ailleurs, un autre élément qui caractérise chez Ernaux le complexe d'infériorité c'est le renversement radical d’appréciation de son cadre familial, une tentative de dévalorisation de la couche sociale dont elle est issue, la couche qui est devenue honteuse et dont elle représente une image sans concessions ni compromis: «Où était le bonheur pour eux, bouffer, rebouffer, acheter des affaires, la télé le soir ou lisoter le journal, dormir une bonne nuit, il avait toujours raison Mathieu, aliénés jusqu’à la gueule» (Ernaux, 1977: 108).
Cette banalisation du mode de vie des parents continue jusqu’à ce qu’elle se sente totalement incapable à les instruire selon les exigences de la modernité : «Ils regardaient un truc de magicien à la télé. J’ai dit, cette émission est conne, (les parents ont dit) fous-nous la paix faut bien regarder quelque chose. J’ai essayé de continuer, ils n’écoutaient même plus, arrête ! Tu nous empêches de suivre, ça fait trop longtemps qu’ils sont mes parents, je pourrai jamais faire leur éducation politique. » (Ernaux, 1977: 99).
En évoquant le mépris qu’elle subit du côté de ses parents, y compris le sentiment d’infériorité, elle continue à se faire, au fur et à mesure, l’autre, à vivre la distance incontournable qui est tenue non seulement entre deux entités individuelles, mais aussi et plutôt entre deux générations. Dans La Place, la narratrice fait clairement son grand aveu en disant: « Je voudrais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom » (Ernaux, 1983 : 5).
C’est ainsi que la déchirure ressentie par Ernaux dépasse la distance de classe et se transforme en une logique de différenciation entre deux mondes en contraste : « Il me conduisait de la maison à l'école sur son vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil. Peut-être sa plus grande fierté, ou même la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné.» (Ernaux, 1983: 72).
c) La question du capital culturel et son impact sur la saisie d’infériorité
Les concepts de capital (culturel/économique/spirituel) et de savoir (en excès/en défaut) sont utilisés, pour la première fois, par Pierre Bourdieu, dans Les trois états du capital culturel (Bourdieu, 1979) et Pour un savoir engagé (Bourdieu, 2002), pour ainsi représenter les instances qui différencient les causes socioculturelles de la classification des milieux et l’engagement qui y sont accordés dans la régularisation de la vie sociale. Les motifs grossiers, uniformément réfractés, à partir de l'adolescent à l’égard de son milieu, son insuffisance, son ignorance, son indifférence vis-à-vis des sentiments d’autrui à l’égard d’elle-même, son isolation par le reflet du langage, réapparaissent dans Ce qu’ils disent ou rien où Ernaux est tordue en métalepse d'auteur selon l'idée de Genette (2004): «Je ne sais pas si je voulais l'obtenir [Mathieu], je ne connais pas le code, la morale ça s'apprend sur le tas du moins pour moi, parce que mes parents ne m'ont rien appris. » (Ernaux, 1977: 108).
Le manque du capital culturel et le savoir en défaut font partie des défauts que l’auteur reconnaît immanquablement à ses parents : « Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal. Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire. Compter, il savait. » (Ernaux, 1983 : 86). Ces premiers sont d’ailleurs à l’origine de la honte ressentie par Ernaux. La revendication des droits au savoir en excès et au capital culturel et spirituel, ainsi que la réhabilitation du milieu dont elle est issue, constituent les visées essentielles du projet littéraire d’Ernaux: « Mes parents étaient donc aliénés, et naturellement ils l’ignoraient. Ils m’ont traitée d’idiote, que je ne réfléchissais pas comme j’aurais dû. Je ne me suis pas fâchée, j’apprenais des choses et cela m’a toujours cloué le bec. » (Ernaux, 1983: 64).
Didier Eribon (2011), grand analyste de l’enfance, des relations vis-à-vis de la famille, de l’influence de l’école dans l’ascension sociale des enfants et de la trahison (Ce terme est tiré d’une citation d’Annie Ernaux qui avoue avoir TRAHI ses parents juste après son ascension sociale) qui en résulte, est de cette conviction que la littérature fournit, au même titre que la sociologie, une source inépuisable pour saisir les codes du monde social, les expériences individuelles et collectives qui s’y déploient. Selon ce psychanalyste, lorsque l’on rompt avec ses origines, où le capital culturel est presque totalement absent, l’individu ne peut y revenir que grâce aux moyens offerts par cette même culture. Du coup, il ne peut retrouver ce avec quoi il a rompu, que par le biais de ce qu’il a requis tout en rompant. La culture savante contribue à reconquérir le monde dont il a renié les codes pour atteindre la culture savante. Elle aboutit donc au retour après avoir fait partie intégrante des raisons de la rupture comme l’un des facteurs de la mise à distance.
Selon George Mead, philosophe et psychologue, l’identité individuel est formée à partir de l’interférence de trois entités distinctes: le « moi », le « je » et le « soi ». Le « soi », qui est la base de l’identité, est forgé pat l’association entre le « moi », configuré par l’intégration des normes sociales, et le « je », qui assure les actes spontanés.[2]
Dans le cas d’Annie Ernaux, le « soi » ne semble pas être unifié car son « moi » et son « je » n’arrivent pas à se compléter du fait que chacun se renvoie à un milieu différent et s’oppose donc totalement à l’autre: « j’ai laissé mon vrai moi à la porte et dans celui de l’école je ne sais pas me conduire » (Ernaux, 1974 : 58), dit-elle dans les Armoires vides. Le résultat serait donc un « soi » divisé qui se trouve condamné à la solitude. Or, la narratrice doit faire son choix pour ainsi échapper à la solitude et retrouver la stabilité, faute de quoi, elle se retrouverait encore plus déchirée entre deux mondes: « Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. » (Ernaux, 1974 : 181)
Entre le milieu d’origine et le milieu d’accueil, Ernaux choisit le second. Sa rupture s’effectue d’abord dans le monde imaginaire des livres, ensuite, dans le monde réel lorsqu’elle quitte Yvetot pour partir à Rouen.
Annie Ernaux ne peut aucunement échapper à la honte dans son corps et son esprit et qui est progressivement devenue constitutive de son être même. Elle ne peut pas donc effacer ce processus de socialisation qui est en même temps un processus d’apprentissage des valeurs et des normes. A travers l’écriture de la honte, porteuse du primat de l’infériorité, elle peut simplement opérer un travail de soi sur soi à partir de ce qui a ainsi été produit dans son expérience de l’altérité, du milieu auquel elle s’intègre mais pas sans difficulté car « le transfuge de classe, comme l’émigré, est en position d’observateur et d’ethnologue involontaire, dans la mesure où il est éloigné à la fois de son milieu d’origine et de son milieu d’accueil »[3]
C’est pourquoi l’on pourrait affirmer que la honte, chez elle, est une énergie transformatrice. La honte est un affect qui à la fois aboutit au silence et pousse à la prise de parole, qui contraint à une soumission à l’ordre et qui provoque l’écart par rapport à cet ordre. Chez Ernaux, elle est génératrice de révolte. A cet effet, elle déclare: « Écrire, c’est un recours, c’est faire quelque chose dans le sens de la réparation… À travers mon père, j’avais l’impression de parler pour d’autres gens aussi, tous ceux qui continuent de vivre au-dessous de la littérature et dont on parle très peu. Donc c’était une sorte de devoir, je n’en ai jamais douté, pas plus pour ma mère » (Day et all.1990).
L’infériorité ressentie par Ernaux est donc transformée en source de créativité. De la même manière, la modernité éveille chez elle la conscience d’un révolutionisme qui se veut libéral, face au radicalisme de la tradition. La misère spirituelle et morale est pire que la misère économique. L’une des missions de l’écriture, chez la romancière française, consiste à donner à l’individu moderne, surtout à la femme d’aujourd’hui, un savoir en excès en ce qui concerne sa place dans ce monde qui est cruellement régné par la lutte des classes. Dans cette optique, Ernaux cherche à dénouer le paradoxe selon lequel « Une femme est l'histoire d'un être qui en serait dépourvu.» (Fernandez-Récatala, 1994 : 127).Le savoir en défaut constitue l’un des éléments de base pour le sentiment de la honte, honte de soi ou des origines. A vrai dire, il existe un rapport causal entre le manque du capital culturel et le savoir en défaut. Le capital culturel, au contraire du capital économique, n’est pas toujours aquisitoire, mais parfois héréditaire. La modernité lève la voile de ce manque et finalement, tout en s’y soumettant, l’individu trouve la satisfaction dans le fait de s’intégrer à la société dans un processus de la socialisation. Le goût de la modernité, même s’il est en excès chez l’individu, satisfait l’ambition de l’auteur de la modernité littéraire.
d) L’aspect psychanalytique de l’infériorité chez Ernaux
Dans l’œuvre d’Ernaux, la dialectique des générations est quasiment justifiable par l’archétype de l’anima et de l’animus. L’archétype de l’anima est toujours d’abord concrétisé par l’image de la mère, et l’animus, inversement, par l’image du père (Jung, 1995: 98).
S’agissant du cas d’Ernaux, elle dresse bel et bien cette dialectique entre générations par l’image archétypale des parents chez les enfants. Mais la question c’est que cette image ne porte pas la fonction compensatoire de l’anima et de l’animus. Faisant partie des contenus de l’inconscient, dotés d’une grande puissance énergétique, l’anima et l’animus constituent, selon Jung, « des complexes dont l’autonomie varie en fonction de la distance qui sépare la conscience et l’inconscient. S’il s’agit d’une grande distance, la conscience devient soit complètement attirée par une figure d’anima ou d’animus qui est ressentie comme sublime, soit apeurée par une figure d’anima ou d’animus qui est au contraire ressentie comme inférieure. » (Jung, 1986: 264-265).
Cette même dialectique s’applique dans l’œuvre d’Ernaux, entre l’image du père, figure d’anima, et celle de la mère, figure d’animus, via une fausse projection qui se fait sentir à travers la personnalité féminine, à l’égard de la mère et/ou du père, figures ressentie comme moralement inférieures.
Cette infériorité n’est pas, comme le cas d’Adler, de l’ordre social, mais plutôt de l’ordre psychologique.
Selon Jung, « les femmes sont davantage intéressées au cadre famille et plutôt sacrifiées à accorder le plus grand intérêt et la plus grande importance aux interrelations personnelles dont les nuances infinies échappent en général à l’être de l’homme, c’est alors que ce dernier est davantage voué au monde extérieur, accordant intérêt et importance aux rapports objectifs. » (Jung, 1986: 217-227).
Donc, l’inconscient féminin dans l’œuvre d’Ernaux a un double contenu: un contenu manifeste, l’intérêt pour respecter son élan normal d’une femme, et un contenu latent, la tendance à rompre avec l’image féminine traditionnelle sédiment de l’inconscient collectif d’une société traditionaliste et d’un milieu déporté d’où, la tendance à la révolte qui mène à une attitude transgressive sur le plan moral. Donc, un changement d’anima s’établit et fait de la femme d’aujourd’hui un être créateur, une matrice dans le sens qu’il crée quelque chose que l’on pourrait appeler un verbe fécondant. Le début de La place, où la narratrice passe l’épreuve de la CAPE pour être agrégée de littérature, et sa carrière d’écrivain revendicateur des droits de la femme à changer le rôle de l’objet de remis en question au sujet à remettre en question, constituent des exemples typiques d’une ascension sociale sur trois générations, et donc d’un changement d’anima au niveau de la fonctionnalité. D’où, l’apparition d’un sujet qui s’éloigne de plus en plus, de l’élan normal d’une femme, c’est-à-dire un être faible et quasiment passif voué au ménage, pour ainsi s’approcher d’une nouvelle statue sociale qui n’est plus passive. En effet, c’est par la dialectisation de la figure intérieure qui caractérise l’anima, que la femme représentée comme telle, s’éloigne de plus en plus de sa fonction générique pour s’approcher de l’intégration des contenus de l’inconscient. Selon Jung, « La confrontation avec les figures de l’anima est en fait une initiation progressive à l’expérience du Soi. » (Jung, 1944: 98).
Chez Ernaux, la figure de l’anima est caractérisée par l’image de son père, une image dégoutante et humiliante qui, par manque du savoir et de la culture, ne suscite que la haine chez la narratrice, et dont elle se sent honteuse. Par exemple le malaise manifesté par son père la première fois qu’il se rend dans une bibliothèque municipale (Ernaux, 1983 : 11-12).
A cet égard, Annie Ernaux souffre, consciemment ou inconsciemment, d’une grave crise d’anima, ce qui la conduit à ne pas prendre la partie de l’art. Elle s’en tient donc à choisir l’écriture plate pour ne pas tomber dans le piège du sentimentalisme littéraire. Cela l’empêche d’être soumise aux contraintes du romanesque en lui faisant donc adopter le pacte autobiographique qui, en parfaite adaptation avec les exigences de ce genre d’écriture, l’approche, au plus près, à un réalisme pur qui se repose sur l’être de l’auteur et pas sur son apparaître, sorte de réalité brute disséquée.
L’autre archétype de l’inconscient qui pourrait justifier la honte comme un état psychique chez Ernaux, est l’ombre qui est constitué par les contenus de l’inconscient personnel, c’est la moitié obscure de la personnalité (Jung, 1944: 45).
Celle-ci est en effet représentative d’une personnalité refoulée, le plus souvent inférieure et coupable. A cet égard, la femme contemporaine, être civilisé, souffre d’un double effet de refoulement: d’une part, l’image refoulée au niveau de l’anima dans l’inconscient masculin, ce qui la met strictement dans son élan normal de la femme traditionnelle et par là dans le cadre d’un être moralement et logiquement inférieur, un être voué au sacrifice pour sauvegarder l’intimité du foyer (à n’en rien douter que cette même image affirme et légitime depuis longtemps la domination masculine) ; de l’autre part, l’image refoulée en Soi qui vit comme une infériorité imperturbable dans la femme civilisée, l’ombre étant personnifié par une figure du même sexe, la rivalité entre femmes serait donc justifiable. Ce contraste entre le moi et soi n’est qu’une tentation à démontrer l’inacceptable, le refoulé. Chez Ernaux, la femme cherche, sur un deuxième plan, à réaliser sa totalité humaine, l’ombre du Soi étant comme la moitié obscure de cette totalité. Le Soi dispose d’un aspect lumineux et un aspect obscur. Ernaux déploie son effort pour se donner une image entièrement lumineuse, par confrontation à l’image exclusivement sombre de l’infériorité et du sentiment de la honte. A ce propos, elle ajoute d'ailleurs qu'elle a été «traversée d’émotions, marquée par des faits qui ne m’appartiennent pas en propre. Il n’y a pas de « moi », de personne en soi, d’individu. On est le produit de différentes histoires familiales, de la société ».[4]
Conclusion
Les femmes représentées dans l’œuvre d’Ernaux semblent tellement déterminées à résister à un système politique qui les a reléguées à une position d'infériorité et de subordination. La sociologie de la famille contemporaine, dans la perspective développée par Ernaux, place l’individu dans une interférence de la tension entre une échéance foncière de l’attachement aux origines, et les tentations de rompre qui peuvent être aussi des initiatives de renouvellement. Ernaux évoque souvent une incompréhension radicale par rapport aux parents, à la période de trouble où l’enfant manifeste une réaction agressive contre l’autorité familiale et s’intègre à la société.
Ernaux ne se trouve pas responsable des sentiments d’infériorité, d’indignité et de culpabilité ressentis pendant des années. Par contre, ces sentiments sont nés du mal fonctionnement de la société hiérarchisée et de la politique de différenciation des cultures dominées et dominantes, ce qui est caractérisé par le continuum culture pauvre en contexte, celle dont Annie est issue, et culture riche en contexte, celle à laquelle elle se sent intégrée. A travers l’écriture de la honte et le sentiment d’infériorité ressentie comme intrinsèquement problématique, Annie Ernaux parvient à affronter son histoire alors qu’elle reconnait à Bourdieu d’avoir transformé une expérience personnelle en une souffrance sociale. Qu'elle représente son père ou sa mère dans la littérature, Ernaux souhaite combler un vide (la dignité), un complexe (l’infériorité), et un sentiment jugé moralement mauvais et destructeur (la honte). Elle se donne donc comme ambition de reconnaître à ses parents, et à la classe qu'ils représentent, une valeur authentique à la fois historique et littéraire. Elle fait son aveu, qui n’est que le sentiment qu’elle éprouve à l’égard des parents, son aveu n’est autre chose que la rupture et la honte. Mais elle a cette conscience qu’écrire sur la rupture, la honte et l’infériorité des dominés, est une manière de les renier. A partir du moment où ces sentiments sont clairement révélés, l’écriture leur enlève le caractère énigmatique. Ernaux résiste à s’unifier avec les liens familiaux comme si elle cherchait plutôt à les briser. L’impact de différenciation face aux procédés normatifs de sa culture familiale, l’amène à une fuite du temps, de l’espace et de soi-même.