Type de document : Original Article
Auteur
Maître de conférences à l’Université d’Isfahan, Isfahan, Iran
Résumé
Mots clés
Sujets principaux
Introduction
La tempête est là. Elle s’appelle « Covid-19 ». Dès son apparition, elle a ébranlé tout, surtout notre rapport à nous-même, à notre corps, à l’autre. L’impossible a donc eu lieu: le monde s’est aussitôt arrêté. Le monstre s’échappe d’une façon désinvolte à l’idéologie de la modernité: « la référence obsessionnelle au concret » (Barthes, 2002 : 30). Il n’est, ni concret, ni saisissable, ni connaissable, ni visible. C’est une machine bestiale qui se ressemble par essence aux mauvais rêves, aux cauchemars les plus terribles des fictions de la catastrophe. Il fissure, coupe, divise et se moque de l’infonctionnalité de tout ce qui a été pour longtemps le privilège de l’humain: l’économie, la politique, la technologie. Il est apparemment là pour démentir toute idée de fonctionnalité.
L’humanité est en train d’éprouver une situation extrêmement ambiguë, critique, problématique: un Huis-clos à l’échelle universel. On est abasourdi devant la lucidité aisée d’un jongleur qui vient de mettre en scène un petit virus et aussitôt toute l’humanité se trouve enfermée dans une situation censée représenter l’enfer[1].
L’homme qui se vantait toujours de son solipsisme (autrui n’existe pas, je suis seul au monde), le trouve à ce moment-là bien illusoire. Car le monstre est là pour nous rappeler encore une fois que la nature ne suit pas les lois ou les caprices du plus fort (l’homme technologique, sophistiqué, utilitariste).
Un nouveau Autrui est là et il paraît qu’il est bien conscient de sa présence indispensable pour une redéfinition de l’homme et du monde. Il se révèle à l’homme comme sujet et lui donne déjà le sentiment d’être objectivé, chosifié, extériorisé. C’est un autre très exigeant, un nouveau Autre qui est non seulement l’enfer mais qui est conscient de son pouvoir de faire de l’enfer.[2]
Il nous fait plus seuls que jamais. Sa présence nous confine, nous efface. Il fait de sorte que nos moindres présences engendrent un sentiment de honte, de culpabilité, un sentiment de faute et d’écart généralisé, épidémique. Tout le monde se croit humblement comme nuisibles, transmetteurs potentiels de l’enfer, partisans inconscients du monstre.
Dans l’étude présente nous allons essayer de présenter une lecture sartrienne du coronavirus en tant qu’un nouveau Autre dans la perception et l’imagination collective. Nous sommes de cet avis qu’on peut reprendre le structuralisme phénoménologique de Sartre et surtout sa théorie de l’Autre pour une lecture novatrice de cet événement crucial de l’histoire contemporaine. La justification de notre choix réside dans la subtilité et la pertinence analytique que Sartre intègre dans ses nombreuses études culturelles et philosophiques de tels « évènements ». Sartre observateur et déchiffreur reste de ce point de vue un mammouth irréfutable. Un géant qui est là, à chaque carrefour et passage des études sociales et humaines. Or, bien que son œuvre soit surabondamment l’objet des lectures et démesurément expliquée, interprétée et repris par nombreuses générations de penseurs notamment d’évocation phénoménologique ou structuraliste (Barthes, Foucault, Kristeva, Badiou, Žižek, …), elle reste une source toujours fiable pour reprendre non seulement les contours théoriques de son approche mais aussi les possibilités de nouveaux corpus.
Dans la même perspective, notre corpus d’étude serait l’événement du coronavirus (l’événement dans le sens de l’apparition, de la présence d’un nouveau phénomène). Nous allons donc étudier la présence de cet Autre qui est brutalement survenu et qui continue à déformer notre monde. Nous allons l’analyser d’après la notion dialectique « Autre-sujet/Moi-objet » pour traiter quelques questions fondamentales: Comment ce nouveau Autre nous regarde, nous façonne et reformalise notre existence? Est-ce que sa présence animée serait révélatrice d’une nouvelle phase de notre rapport anthropocentrique à l’autrui (la planète, d’autres espèces, d’autres hommes)? Est-ce qu’il y a dans cette situation, des possibilités pour repenser et redéfinir notre rapport à de tels nouveaux Autres qui surgiront certainement dans le monde? Qu’est-ce qu’on peut faire pour un meilleur accueil, une meilleure coexistence?
Ma liberté est livrée au regard d’autrui. Je réalise aussitôt que ce qui constitue mon monde, me serait soudain volé par l’étranger. « L’apparition d’autrui » peut être potentiellement la fin de mon monde. (Sartre, 1943 : 313). Mon monde commence à m’échapper; en réalité, il m’échappe à travers cette survenue surprenante de l’Autre. Sa présence est la cause de la désintégration de mon univers. Sur le mode symbolique, je suis négligé, nié parce que c’est lui qui continue d’être là.
Par son existence antagoniste, il me fige en objet, en une forme ou figure en défaite. Ce n’est pas seulement un conflit des consciences entre nous, mais aussi celui des existences: l’Autre se révèle en même temps la menace et le scandale de ma vie. Pire encore, par cette présence concurrente et chalengeuse, il me constitue comme un nouveau signifiant :
« Par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. [...] Ainsi autrui ne m’a pas seulement révélé ce que j’étais, il m’a constitué sur un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles » (Sartre, 1943 : 259-260).
Mon expérience de cet Autre est donc celle de mon objectivation: ces jours-ci, on parle souvent de ceux qui deviennent « hôtes, transmetteurs, porteurs du virus ». Ce qui fait penser au sentiment de la honte, de la trahison, de la collaboration avec l’ennemi, avec l’envahisseur.
L’ennemi est là, il flâne très librement dans mon existence. Comme s’il était toujours objectivant par rapport à moi qui était considéré depuis toujours comme non objectivable. Il est vrai donc que ce sentiment d’être chosifié est une véritable épreuve de réduction: il me regarde, m’affecte et me destitue de mes possibilités de la liberté: « Autrui est d’abord l’être pour qui je suis un objet. C’est ce dont témoigne l’épreuve du regard » (Sartre, 1943 : 259).
L’Autre observateur me fige, me met mal à l’aise. Je suis regardé par une force insolente, cynique: une force de la Nature, indomptable, échappant à tout compromis, tout arrangement. Cette présence par laquelle je me sens objectivé m’emprisonne dans un sentiment de l’absurde et de l’angoisse: « J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en demeure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui » (Sartre, 1943 : 266).
La peur de cette présence invisible est ainsi peur d’une intelligence surnaturelle, révoltée et méconnaissable qui me force de changer ma perception de moi. Il m’oblige à redéfinir ce que j’ai été jusqu’ici comme l’être singulièrement lucide, technologique, progressiste et productiviste. Il exige une redéfinition totale de mes rapports avec tout ce qui est à ma disposition, y compris mon esprit. Alors, il est vrai que c’est un scandale pour ma conscience tellement arrogante, pour ma façon de penser tellement anthropocentrique.
Que je désire ou pas je dois m’adresser à cet Autre en tant qu’il est un sujet (le sujet le plus imposant de ces jours-ci) et je sais que je ne peux, dans le court terme, l’attraper, l’emprisonner dans sa facticité, dans son corps, comme il le fait rudement du mien.
La présence invisible de cet Autre est cette possibilité surnaturelle par laquelle il me saisit comme objet. Il me regarde et comme tel, il découvre le secret de mon être: malgré toutes mes prétentions, je suis plus vulnérable, plus faible que jamais. Il parait qu’il sait plus que je sais. Alors, il façonne mon existence dans sa nudité et il détient alors un autre secret crucial: le secret de ce que je suis.
En dévoilant mon identité et me cambriolant mon monde, il me prive de de tout ce qui est construit par moi, par ma volonté (Meidani, 2007 : 265-266). Je vivais jusqu’à maintenant sur un mode quasiment inattentif, inconscient, nonchalant. Je ne prenais pas de conscience de ce que je faisais, ni même de mon existence (comment et pourquoi j’existais). J’étais ce sujet confiant et certain, et tout ce qui se trouvait autour de moi, y compris autrui, était objet pour mon regard curieux, utilitariste. Mais voilà que le grand Autre est apparu. Son apparition vient de déformer tout, ébranler les moindres aspects du monde dont j’étais l’exploiteur. Sa seule présence est donc une menace posée sur mes connaissances, sur l’héritage de mes expériences et spéculations, car son « regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction » (Sartre, 1943 : 316).
Il y a donc une totalité qui est menacée et comme toujours, on prend très tardivement conscience de ce qui est vraiment risqué: pas de temps pour repenser ce nouveau rapport essentiellement hostile avec l’Autre (Marcel, 1985 : 65). Il n’a y a donc pas de dialogue sain et avantageux qui peut s’engager entre autrui et moi.
Son surgissement entraîne donc mon étourdissement, un vrai trouble de cognition. Il contredit toutes définitions que j’avais du monde et de moi-même. Alors, entre nous, ce n’est pas deux libertés adverses qui se menacent; c’est une liberté absolue, aveugle et sanguine qui a visé de détruire la mienne.
La honte qui m’envahit prend justement naissance dans cette désinvolture et nonchalance moqueuse qui émanent de l’Autre, de son pouvoir de contredire mes vérités: j’ai honte de moi, de ma peur, de mon impuissance, de l’insuffisance de mes connaissances, de cette « reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge. Je ne puis avoir honte que de ma liberté en tant qu’elle m’échappe pour devenir objet donné » (Sartre, 1943 : 319).
Cet Autre informé et consciencieux me regarde et me juge. La conscience regardée ne peut qu’assumer l’échec de sa liberté: « la liberté d’autrui m’est révélée à travers l’inquiétante indétermination de l’être que je suis pour lui » (Sartre, 1943 : 320). C’est lui qui vient de faire une situation pour nouer subtilement ma liberté à ses caprices de l’animal. Son regard qui est en même temps invisible et très posant façonne mon être. Je subis son influence destructrice et me reproche d’être potentiellement le porteur de cette influence contagieuse, aveugle, sournoise. Ma relation (sinon ma non-relation) à lui s’épuise complètement dans le champ d’une connaissance abstraite, incertaine et ratée. Je me désespère: je n’arrive pas à le connaître suffisamment et au temps juste pour le faire entrer dans la case de mes savoirs.
Le destructeur est invisible, la terreur qui émane de son invisibilité reste persistant, sans bornes. Sa présence est donc de plus en plus imaginable, imaginée. En l’absence de la capabilité du registre du visible et du perceptif, on reprend une attitude imageante ou imaginaire, comme celle de l’homme des débuts de l’Histoire, le soir dans la solitude de sa cave. Comment conceptualiser ce regard fixé sur nous qui bouge, glisse, se transforme sans cesse, et qui est pourtant toujours là comme un air qu’on respire, comme une odeur sans caractère qui envahi tout?
On est dans une rencontre perpétuelle avec lui mais on ne le voit pas. On ne peut le regarder. Il est le voisin imperceptible, celui qui se trouve dans autre côté de la jalousie, dans un coin obscur derrière le rideau: il nous regarde sans être regardé. Il est omniprésent et par cette simultanéité puissante, il hante notre conscience, il nous formalise sans être formalisé.
Les peurs les plus profondes de l’homme ont été souvent reflétées par la métaphore d’un mur, d’une muraille qui séparait le monde familier (habitable et habité par nous) et le monde des Autres . L’Autre se trouvait au-delà de la muraille et sa présence distante donnait naturellement une angoisse épouvantable. Cette idée qu’un beau jour l’Autre passe la muraille et envahit brutalement l’espace de l’humain (mon espace) était le catastrophe final, l’apocalypse. Cette épouvantable chimère collective s’efface de plus en plus devant la gravité de la situation actuelle: l’Autre est en moi, plus proche que quiconque, il n’a même pas besoin de passer des murailles, il m’a déjà possédé, il habite en moi. Il n’est non plus le voyeur qui avait besoin du trou de la serrure pour me regarder , il me regarde de tous les angles, de toutes les directions, il est sur mon propre visage, sous mon propre nez, sur mes propres ongles, au fond de ma propre gorge, dans mes propres veines.
Il n’y a pas de lieu donc de « percept » ou de « concept » (Cherniavsky, 2012 : 515). Il y a seulement une occasion pressée et dérèglementée d’une « quasi-observation » (Sartre, 2014 : 308). Parce qu’il n’est pas totalement observable, définissable. La puissance scientifique (la médecine surtout) avec tout son pouvoir symbolique et langagier reste perplexe, distraite, médusé devant la force indomptable de cet Autre. Elle a des doutes et des balbutiements sans précédent dans son observation et son discours: celui-ci n’est pas très percevable ni concevable, c’est un cube qui multiplie ses visages, c’est un rond qui épand ses dimensions, personne ne peut faire une synthèse de tous ses aspects variables, il faut se patienter, etc.
Alors, il n’a y a pas d’images suffisantes de l’Autre. Cette pénurie est la terreur totale dans un monde où tout est perçu et conçu par l’image, un monde où tout ce qui nous entoure se doit se transformer en image. Or, cet Autre échappe à toute re-présentification ou configuration par l’image. Bien qu’il y ait des faciès, des schémas, des figures (imaginaires), son visage reste incontournable. L’image d’une étoile gonflée avec des appendices tentaculaires à la couleur verte (celle de la nature) ou rouge (celle de sang) n’est qu’une simplification: on n’arrive pas encore à rendre visible ce que c’est cette bête à corne. Toute image de ce je-ne-sais-quoi bestial reste inexpressive, illisible: je ne peux pas le transformer en signes lisibles, je ne peux pas en constituer une figure pleine. Comme le désigne Sartre, il y a une « pauvreté essentielle » de l’image de cet Autre qui est liée à son caractère « quasi-observé »: « on ne peut rien apprendre d’une image qu’on ne sache déjà » (Sartre, 1986 : 27).
Dans cette perspective, toute image que l’on donne de cet « autrui-sujet » est à priori une tentative et pas une action accomplie. C’est un effort pour le dire sans espoir ni sureté d’y arriver. D’abord, parce que c’est une image qui enveloppe un certain néant qui menace un certain être (Sartre, 1986 : 34) et ensuite elle est la re-présentation même d’une incrédibilité, d’un manque: celui de la substance descriptive qui est l’essence même de n’importe quelle image qui se veut réelle, authentique, vraisemblable.
Voilà cet autrui-sujet est « hors d’atteinte » (Sartre, 1986 : 240). Il est trop spontané et sauvage pour être totalement observé. Il résiste contre l’image et continue à être ainsi la menace qui pèse sur ma liberté. Il me limite par son renoncement à la réalité que je saisis habituellement par les images. Il est l’inconnu vigoureux et dominant qui m’oblige à adopter la passivité (une auto-passivation) de l’ignorance, de l’inconnaissance. Il me réduit, me méprise: il provoque un sentiment violent de dégradation.
La situation que cet Autre vient de créer est celle d’une aliénation renversée: jusqu’ici c’était moi qui avais le rôle de l’aliénateur (observateur, explorateur, exploiteur) et maintenant c’est lui qui aliène. L’excès de sa présence invisible est le déni de ma liberté. Il est présent dans toutes les scènes du fléau sans être vu, sans être piégé pour être désigné. On dirait qu’il se tient dans un coin de chaque scène (les hôpitaux, les cimetières, les rues) et avec son sourire hideux aux lèvres, il regarde l’homme, cet « autrui-objet » abasourdi et paniqué.
« Ne me touche pas ! » Le coronavirus hante continuellement nos pensées, nos perceptions, nos sentiments, nos rêves et nos fantasmes, mais aussi notre corps. La peur d’être contaminé (d’être sali, maculé, souillé dans beaucoup de langues) éloigne le sujet de son corps. Le corps est aussitôt semblable à un Autre extérieur, distant, étranger. Comme s’il était désormais dissociable de ce par quoi il s’insère dans le monde. Alors le sujet va le vivre comme une excentricité, une extériorité dans laquelle il est difficile de se reconnaître.
Etre corporellement homme, ce n'est pas seulement être né de parents humains. Le corps reconnaît son existence en se communiquant, en se manifestant. Ce schéma sensationnel dualiste tisse entre le sujet et son corps un rapport d’extériorité: j’ai un corps, il est comme un bien, une possession (assujettie aux dangers et aventures) donc distinct de moi, étranger à moi.
Le coronavirus fait peur par sa présence animale, bestiale, corporelle. C’est une présence qui ressemble bel et bien à celle des espèces animales nocives, le long de l’histoire de l’humanité. Ces espèces qui étaient étrangères, indomptables, fuyantes, difficiles à observer, donc terrifiants. L’humain avait toujours peur de ces Autres-animés. Il était longtemps sous le choc de leur regard caché ou déguisé qui continuait à rendre floue les frontières entre sa perception et son imagination. Qu’est-ce qui était plus terrifiant pour lui qu’un regard très évasif et insaisissable rencontré dans l’ombre du buisson, de la jungle, de la rivière ?
C’est la même avec le coronavirus. Cette confrontation n’est pas une rencontre sous le contrôle: elle est imprévue, fortuite, sauvage. Le coronavirus est un autre-sujet-animé devant qui l’homme se revoit comme « moi-objet », comme la victime d’un regard très fort, arrogant, destructeur: « mon appréhension d’un regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction » (Sartre, 2014 : 297).
Son corps n’est donc plus cette entité refermée sur elle-même, autoconstituée dans son intimité. C’est un nouveau corps qui découvre peu à peu sa nouvelle condition de l’existence.
Alors chaque corps devient une île, éloignée et solitaire. Tous les ordres et consignes (politiques, sanitaires, culturels, etc.) lui imposent cet éloignement et réduisent de plus en plus son intentionnalité corporel .
Dans cette perspective, l’homme est plus que jamais enfermé dans son corps qui n’est plus entièrement son être (Chirpaz, 2002 : 536). Il est seul avec cet étranger et en même temps irrémédiablement séparé, éloigné de lui. Il lui est à la fois comme un autre moi et un autre différent de moi. Alors cette ressemblance (identité) et, en même temps, cette altérité (différence), lui fait expérimenter une nostalgie déchirante, une mélancolie de quelque chose déjà disparue; celle de son corps qui n’est plus le médiateur indispensable entre lui et son identité. Il est même un autre, cet inconnu qui peut être la menace, l’obstacle, le complice du monstre, du destructeur.
L’absence d’échange et de partage imposé par la loi (les pouvoirs contrôleurs) agrandit de plus en plus les dimensions de cette altérité normative. On nous avertit constamment que l’Autrui est à la fois à l’intérieur de votre corps et l’ennemi de votre corps. Jamais la communication des consciences et des corps n’était tant coupée. C’est une absence de l’intersubjectivité qui entraîne tôt ou tard la solitude totale, l’indifférence ultime.
Conclusion
Ce que nous faisons au monde est souvent contredit par la présence d’autrui qui peut surgir à tout moment et nous surprendre. Le coronavirus, ce grand Autre survenu dans notre monde est un miroir déformant. Un miroir qui met en cause notre capacité d’apprivoiser, de maîtriser. Nous pouvons quand même tirer des leçons de cette image déformée qu’il nous donne de notre existence.
Comme n’importe quel autre, il est là pour nous faire part de notre situation. C’est un médiateur, un shaman qui a apporté une histoire subtile à raconter, une confidence délicate à livrer. Cette histoire suggère que nous ne pouvons plus penser le monde à notre façon habituelle et notre vision classique sur nous-même et le monde ne saurait plus se suffire à lui-même. Nous ne sommes pas sur le monde mais bien au milieu du monde, faisant une seule et petite partie d’un grand système (la vie, la Nature) qui marche en veillant constamment sur la diversité, la coexistence et la coopération.
A vrai dire, l’enfer, cet Autre menaçant et paralysant, se forme souvent selon nos manières de penser et d’agir en tant qu’habitant de la planète. L’Autrui (autre habitant) est toujours là avec son regard « guetteur », son « arme braquée sur » nous (Sartre, 1943 : 322). Nous ne pouvons nous cacher de lui ni l’ignorer. Partout et à tout moment, le guetteur peut nous démasquer, nous identifier, nous saisir. Nous devons donc assumer que nos possibilités ne sont pas illimitées et si nous voulons agrandir le champ de nos possibilités, il faut que nous développions d’abord la qualité de nos responsabilités.
Pourquoi perdre cette possibilité d’être provisoirement cet « objet-regardé » qui nous permet de voir autrement, en dehors de l’arrogance de notre ancien état du « sujet-regardant »? L’Autre est là pour nous dire que si nous continuons à vivre dans ce seul statut de sujet-regardant, la vérité de nos actes nous échappe comme toujours. C’est cette apparition significative (porteuse du sens) qui nous permettra d’accéder à une redéfinition du monde et de nous-même. Ce miroir sincère et clair est là pour dire que nous ne sommes pas totalement le « maître de la situation » (Sartre, 1943 : 323) : il vaut mieux d’en être le responsable et réessayer de se réintégrer dans l’unité du monde.
L’homme a toujours attribué l’identité qui lui plaisait aux autres. Tandis que sa propre identité et présence est absolument simultanée à celle d’autrui: on habite le même refuge. Rien ne nous sépare de l’autre dont la présence s’affranchit de tous les murs, de toutes les distances, de toutes les frontières. Anéantir la défense des autres c’est la bêtise même de se laisser sans défense et de même, craindre la liberté de l’autre c’est se priver de sa propre liberté. Dans aucun aspect de la nature (grand et unique système), il n’y a pas de dialectique du maître et du serviteur ni de liberté inconditionnée. Ce sont des inventions égocentriques de l’espèce humaine et c’est à lui de les repenser avec plus d’honnêteté et de courage.
Il est permis donc de remettre notre relation intersubjective avec le monde dans la coexistence et pas dans la lutte des consciences. Sinon le monde continue à fonctionner comme un champ de batailles où moi et les autres, enfermés dans une dualité imprégnée de de l’agressivité et de la violence, n’avons pas d’autre choix que de se combattre.
L’angoisse de la présence de l’autrui peut être libératrice. L’Autre peut se révéler comme la médiation entre moi et le monde et me faire sortir de mes illusions. Plus que jamais, l’homme a besoin d’un « d’être-au-monde » conscient, plus qu’un « faire-au-monde » aveugle et impulsif. Ce nouveau être au monde implique un nouveau « être-pour-autrui ». L’autrui n’est pas forcément limite ou interdiction à ma liberté, il peut même en être la condition. Il est faux de le considérer comme une certaine forme d'obstacle ou d’objet à épuiser ou éliminer. Au contraire, c’est à moi d’assumer son indispensabilité égale à la mienne et par là me faire valoir.
Comme le désignait Aristote, plus la connaissance de soi est grande, plus la liberté est élevée. C’est donc ce niveau de coexistence (au sens de la réintégration à l’union) qui facilite une existence libre. Etre l’homme c’est la difficulté de responsabilité mais c’est précisément cette difficulté-là qui garantit la survivance de la planète. Il convient donc à l'homme de s’approcher de cette prise de conscience. La solidarité intersubjective des consciences lui permettra d'accéder à son humanité. Une humanité qui ne cherche plus à revendiquer une place dominante par rapport à l’animalité. Au contraire, elle est une reconnaissance de l’échange et de la réciprocité pour reforger une existence plus libre.
Dans cette perspective, il faut penser à une nouvelle dimension culturelle de l’humanité (une connaissance plus réaliste de soi). Y renoncer, c'est renoncer à notre qualité d'homme; c’est-à-dire à cet animal intelligemment politique et engagé. Espérons que le monde post-corona sera un monde plus déformé! Dans ce sens qu’il serait de nouveau formé par de nouveaux paradigmes de pensée sur la situation de l’homme et de la planète. Qu’est-ce qu’on peut faire jusqu’à ce jour-là? On peut se regarder dans le miroir de l’Autre et profiter de cette occasion pour s’observer comme un objet, un phénomène à redécouvrir, à réexpliquer
[1] Qui ne connaît cette idée problématique clairement formulée par Sartre « L’enfer, c’est les Autres », extraite de sa pièce de théâtre Huis clos ?
[2] Notez que la « conscience » est ici une conscience personnifiée (animall) différente évidemment de celle que Sartre traitait dans l’Autre humain. Le statut variant et indomptable du virus et le phénomène sans précédent de son envahissement serait l’occasion de lancer de nouvelles études sur une conscience biologique, celle d’un Autre présent et vivant mais toujours inconnu.