نوع مقاله : مقاله پژوهشی
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دانشکده زبان های خارجی دانشگاه اصفهان
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Introduction :
Les premiers mots ou paragraphes d’un roman ou de toute œuvre littéraire a une importance particulière. C’est en effet après la lecture de ces premiers mots que le lecteur décide de continuer sa lecture ou bien de renoncer à l’œuvre. L’écriture de cette partie est également, un moment crucial pour l’écrivain, car il est le lieu romanesque sur lequel s’édifie tout le texte du roman et le début du roman supporte l’édifice entier.
L’incipit se veut comme « le moment où le texte littéraire s’arrache à la prose du monde et trahit d’autant mieux ses rapports à cette prose » (J. Dubois, 1971, 297), il est le « lieu de contact, de rencontre et d’échange entre les désirs de l’écriture et les attentes de la lecture […] » (Del Lungo, 2003, 14).
Bien que l’étude de l’incipit et de la clausule romanesques soit encore restée un des domaines presque intacts de la critique littéraire en Iran, mais c’était dans la seconde moitié du XXe siècle que la critique s’y est intéressée et la recherche sur le sujet a pris un essor important. Dans son livre intitulé Je n’ai jamais appris à écrire, ou les Incipit (1969), Louis Aragon considère la première phrase comme étant le fil conducteur de tout le roman et remarque bien que tout le texte est en fait, l’exploration et la découverte des moyens linguistiques qui se représentent dans ces « phrases seuils » (cité in: Hamon, 1975, 502). Italo Calvino reconnaît l’incipit en tant que « lieu littéraire par excellence » (cité in. Del Lungo, 2003, 12). Certains critiques vont même à affirmer que l’incipit est en quelque sorte, un extrait condensé de tout l'histoire narrée. Certains d’autres mettent l’accent sur le fait que l’ambiance particulière du roman se révèle dans l’incipit et que les motifs les plus importants de l’histoire se manifestent, d’une manière plus ou moins nette, dans ces premiers mots du texte. L’importance de l’incipit relève aussi des fonctions, que celui-ci assume dans un texte, qui ne se limitent pas à accrocher le lecteur et l’influencer sur sa saisie dans le roman. Il a en plus, une valeur d'annonce. En fait, il définit préalablement le genre du texte et les choix de narration de l'auteur s’agissant du point de vue adopté par ce dernier, des vocabulaires et du registre de la langue utilisée.
L’étude de l’incipit permettra également de repérer les signes précisant le « contrat de lecture » selon lequel une « horizon d’attente » particulière serait formée chez le lecteur. Il faut pourtant remarquer que ce « contrat de lecture » ne sera pas seulement conclu à l’incipit, mais il concerne également une série d’éléments autour du texte dits le paratexte. Le paratexte constitue, à l’instar de l’incipit, une partie de cette « stratégie du début » dont profite l’auteur afin de stimuler, tout au début, l’attention et la curiosité du lecteur et de garantir son accompagnement dans toute l’histoire.
En évoquant les fonctions que l’incipit remplit dans une œuvre et les étudiant particulièrement dans deux contes fantastiques de Théophile Gautier, nous avons l’objectif de répondre, dans cet article, aux questions concernant le rôle de l’incipit par rapport à la structure du conte et cela à travers l’étude de la relation entre le texte et le paratexte, celle du thématique du conte ou des stratégies de la narration. Nous allons étudier également la modalité de la représentation du contrat de lecture et celle de l’annonce du genre et les choix de la narration de l’auteur dans les incipits et montrerons à travers l’explication des deux concepts principaux de la théorie de la « réception » qui sont le « contrat de lecture » et l’ « horizon d’attente », comment l’incipit joue un rôle décisif dans le déclanchement de l’écriture fantastique. Autrement dit, nous essayerons de répondre à un ensemble des questions telles: Comment l’incipit s’est formé et représenté dans ces deux contes fantastiques ? Comment l’histoire est-elle générée à partir de sa première unité narrative ? Quelles fonctions remplira-t-il l’incipit dans la formation et la représentation du mode fantastique ?
Cette dernière question est directement liée à la définition de la littérature fantastique dans laquelle, comme le remarque Jean Bellemin-Noël dans son Histoire littéraire de France, « le réel et l'imaginaire doivent se rencontrer, voire se contaminer » (1973). Le fantastique est, selon les mots de Nerval, « l'épanchement du songe dans la vie réelle » (1953, 10), puisqu’il ne suffit pas qu'il y ait du surnaturel dans un récit pour que celui-ci puisse être qualifié de fantastique. Il faut que le lecteur ou le spectateur doute toujours de la réalité des événements ou des êtres mis en scène sans pouvoir à aucun moment affirmer qu'il se soit vraiment passé quelque chose de surnaturel. Nous sommes donc toujours dans cet étrange rapport entre le rêve et la réalité qui sera établi d’emblée, dès l’incipit.
Nous envisageons deux contes fantastiques de Théophile Gautier en tant que corpus de cette étude. Ces deux contes sont en effet, collectés avec dix autres, en un seul volume intitulé Contes fantastiques publié en 1986 par la librairie José Corti.
I- La détermination des bornes de l’incipit
Du point de vue théorique, la détermination des limites de l’incipit est une question fondamentale qui s’étend d’une seule première phrase et même de quelques premiers mots à « la première unité » du texte, une unité plus ou moins longue. Il y a des méthodes et des critères pour préciser cette limite, pourtant, nous rejoignons le point de vue d’Andrea Del Lungo basé sur « la recherche d’un effet de clôture ou d’une fracture dans le texte, soit formelle soit thématique, isolant la première unité ». (Del Lungo, 1993, 135-136).
Le premier conte de Gautier a pour titre La Cafetière dont le sous-titre conte fantastique désigne bien le genre du texte, tandis qu’au premier regard, on ne repère pas d’indication précise pour le deuxième conte intitulé Le chevalier double. Le conte, rappelons-le, est un récit bref dont l'action, toujours relatée au passé, se situe dans un univers différent du monde réel. Le récit repose explicitement sur le caractère fictif de l'intrigue, ancrée dans l'imaginaire, le merveilleux, le surnaturel et l'invraisemblable.
La Cafetière raconte l’histoire d’un homme qui, au cours d’un voyage, s’arrête dans un lieu qu’il ne connaît pas, où il fait un rêve étrange: il se voit avec une femme qui se transforme à l’aube en cafetière et qui se révèle être, au réveil, la sœur disparue de son hôte. De même, Le chevalier double est l'histoire d'un jeune Danois qui, né sous les signes conjugués de deux étoiles, demeure partagé entre ses élans généreux et ses impulsions criminelles jusqu'au jour où il peut reconnaître son double sous les traits d'un adversaire qu’il a finalement réussi à vaincre. Les deux récits sont bien fondés selon une structure apte au conte fantastique et les éléments caractéristiques du genre s’apparaissent dès le début. La détermination des limites de l'incipit dans ces deux contes nous permet de mieux cerner les caractéristiques du conte et leur agencement dans l’incipit.
L’incipit de La Cafetière s’étend en deux pages où se terminent apparemment la description de l’état des arrivants et celle de la chambre du personnage principal, à partir desquelles le narrateur esquisse une intrigue, une aventure fantastique qui provient même du décor déjà décrit. Cette frontière peut être facilement remarquée par le passage brutal du descriptif au narratif, précisé par la locution « Tout à coup ». Ce critère est pourtant risqué dans la mesure où dès la première phrase, le discours englobe le descriptif et le narratif entremêlés. Le septième paragraphe par exemple peut nous faire tomber dans l’erreur. Il s’agit d’un contraste sémantique qui nous avertit d’un événement étrange qui va se passer juste après la phrase descriptive « Rien n’était dérangé » au milieu d’un passage descriptif. Pourtant, celui-ci est soudainement mis en cause par un paragraphe narratif qui semble organiser la situation pour entrer dans la péripétie:
Je ne remarquai ces choses [le décor] qu’après que le domestique, déposant son bougeoir sur la table de nuit, m’eut souhaité un bon somme, et, je l’avoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille (Gautier, 1986, 12).
Alors, on voit que la description du décor se reprend à la suite de ce paragraphe par celle de la tapisserie et des tableaux des portraits pendus à la muraille d’où surgit le fantastique.
Le second conte commence d’une manière bien différente. Le lecteur se heurte dès les premiers mots à une situation troublante, qui trace d’une manière si vive, la tristesse et le malheur d’Edwige qui n’est pourtant pas le personnage principal. L’effet émouvant suggéré par ce portrait est encore renforcé par la forme interrogative que le narrateur s’intéresse à employer juste au début de l’histoire. On remarque bien que les deux premières pages, consacrées à la description d’Edwige et la cause de son malheur composent une unité close qui traite une idée unique après lesquelles entrent les personnages nouveaux et l’histoire prend un nouveau chemin. Nous fixons donc l’incipit de ce conte de la première phrase, «Qui rend donc la blonde Edwige si triste?» jusqu’au huitième paragraphe «depuis ce jour, Edwige ne fait que pleurer dans la fenêtre.» (Gautier, 1986, 135-136)
II- Le paratexte, un support de l’incipit
L’étude des éléments du paratexte, en tant que lieux périphériques dont la fonction est, entre autres, de capter l’attention du lecteur, s’avère être aussi importante que celle de l’incipit, puisqu’ils font partie des facteurs composants de la « stratégie du début » Ce sont justement ces données dont l’écrivain profite afin de motiver le lecteur, en lui fournissant quelques informations élémentaires, à démarrer sa lecture et ainsi, ils participent également, à révéler les « conditions de lisibilité » du texte, à mettre en place le « contrat de lecture » entre l’auteur et son lecteur.
Le titre, considéré comme l’un de ces éléments, fait partie du territoire du texte et en participant à la rhétorique de l’ouverture, constitue une partie intégrante du « seuil ». Cette importance du titre se manifeste dans les deux contes pour séduire, intéresser ou instruire le lecteur. On se trouve, dans La Cafetière, face à un titre emblématique qui comporte en effet, le centre fantastique du conte, comme le souligne le narrateur « la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit », mais qui n’était à proprement parler, que la métamorphose de la femme-ange bien aimée du narrateur. Le choix de ce titre qui donne la moindre information sur le genre du texte affirme l’idée de certains critiques comme Umberto Eco et Lessing. Le critique italien prétend que le titre de l’œuvre ne doit pas influencer l’esprit du lecteur, ni affecter ses pensées: « Un titre doit embrouiller les idées, non les embrigader ». (Eco, 1985, 9) Lessing, l’écrivain allemand affirme également que plus le titre donne peu d’informations au lecteur sur l’histoire, plus la curiosité de celui-ci s’accroit. (cité in: Genette, 1987, 95) Ce manque est pourtant tout de suite récompensé par un sous-titre qui indique clairement le genre du texte et à cela s’ajoute encore l’épigraphe empruntée à l’épisode de « La vision de Joseph » de l’évangile dont les deux concepts principaux de « ténèbres » et «lumière» sont presque directement liés à l’histoire. A l’exemple de nombreuses épigraphes étudiées par Gérard Genette, cette épigraphe précise le sens du texte et en donne un schéma préliminaire. Le mot «sommeil», le noyau sémantique de ces vers, est aussi caractéristique par rapport au genre fantastique dans la mesure où la frontière entre le rêve et la réalité, le sommeil et le réveil reste floue dans ce conte. (Todorov, 1970, 29) Pourtant, il paraît que le choix de cette épigraphe ne repose pas seulement sur la valeur significative que celle-ci peut suggérer, mais il offre, par le biais de l’intertextualité, une valeur de crédibilité à son œuvre.
Le titre donné au second conte, Le Chevalier double, a, en soi, un effet considérable. Il est sous forme de syntagme nominal à valeur descriptive. Il s’agit d’une dénomination qui est suivie explicitement d’une expansion. L’adjectif double pour un chevalier, en jouant sur le concept de dédoublement, fait allusion à l’ambiance fantastique de l’histoire. Un tel titre fait attendre le lecteur dans son doute en le privant de toute autre information complémentaire. La pensée intriguée du lecteur ne s’apaisera qu’à la lecture du conte, le pari de l’écrivain est donc gagné !
III- Enjeux et fonctions de l’incipit
Nous avons évoqué, dans l’introduction, les fonctions principales de l’incipit dans un texte narratif. Nous nous proposons donc ici, de les étudier dans ces deux contes et de traiter les enjeux que peut endosser l’incipit et les stratégies expressives qu’utilise Gautier à cette fin.
1- Les composants de l’univers fantastique
Théophile Gautier, qui se voulait poète avant tout, a même inauguré sa production romanesque avec un conte fantastique La Cafetière en 1831 et puis, il a toujours composé des «contes», des «histoires», des «nouvelles» ou des «romans» fantastiques- à l’époque la confusion était fréquente.
La littérature fantastique est un genre littéraire qu’on peut décrire comme l’intrusion du surnaturel dans le cadre réaliste d’un récit. C’est l’univers des créatures étranges et inquiétantes, célestes ou sataniques, personnages mythiques ou imaginaires, l’univers des fantasmes, des rêves prémonitoires, univers des vies dédoublées, des frontières spatio-temporelles abolies, univers des hallucinations, des rêves effrayants et des réveils amers.
L’une des fonctions primordiales de l’incipit, dite informative, consiste à donner au lecteur des indices déterminant le genre de l’histoire et cela non seulement à travers les motifs ou l’intrigue de l’histoire, mais aussi par le biais des informations sur le temps, le lieu et les personnages de l’histoire qui particularisent ce genre.
Dans La Cafetière, l’histoire commence avec une indication du temps et du lieu qui ne sont pourtant pas précises: «l’année dernière», «dans une terre au fond de la Normandie». En revanche, les éléments caractéristiques de la littérature fantastique interviennent dès les premières phrases:
Le temps, qui, à notre départ, promettait d’être superbe, s’avise de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit d’un torrent (Gautier, 1986, 11).
Toute la partie qui s’ensuit est la description de cette situation troublante due au changement brutal du calme à l’agité, ce qui pousse précipitamment le temps de la fiction du jour au soir, « une heure après le coucher du soleil » pour situer la narration juste au moment du sommeil tout au milieu de la nuit. Ce choix du temps correspond bien à la création d’une ambiance imaginaire, irréelle et effrayante. L’étrangeté du lieu s’y ajoute également pour que le narrateur puisse dire « je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre, car il me sembla que j’entrais dans un monde nouveau » (Gautier, 1986, 12). La vision démesurée des objets de la chambre provient de ce cadre spatio-temporel inhabituel au narrateur.
Selon la définition, le conte évolue dans un espace clos, renforcé la présence du narrateur qui est en effet, le maître de l’histoire et on remarque cette particularité déjà dans l’incipit. Dès la première phrase, un « je » prends en tant que personnage principal, le fil de l’histoire. Gautier met encore plus ce « je » en relief par une tournure grammaticale spécifique: au lieu d’écrire «nous fûmes invités», l’écrivain propose cette proposition: «je fus invité, ainsi que deux de mes camarades de l’atelier». Alors que le personnage principal est présent dès les premiers mots mais, le lecteur ne reçoit aucune description, ni explication de l’apparence du personnage, ni des traits extérieurs de son visage ou de ses vêtements. Le nom du narrateur-personnage même ne sera présenté que très tard et cela aussi en guise d’un signe fantastique. C’est en effet, par la bouche de la cafetière animée et personnifiée en image d’Angela qu’on entend pour la première fois le nom de Théodore. On n’a non plus, aucune information sur le passé ou l’avenir du personnage qui est dépourvu de toute profondeur psychologique. Dans ce texte, l'accent est en effet, mis en priorité sur les situations au détriment de la psychologie. Ces caractéristiques montrent bien que l’incipit essaie de nous préconiser une lecture particulière conforme au « contrat de lecture » et permet au lecteur de mieux se situer par rapport à l’univers de la fiction.
Sans se retarder, l’incipit du Chevalier double précipite le lecteur vers l’univers angoissé d’Edwige pour lui provoquer cette « inquiétante étrangeté » (Sigmund Freud) propre à la littérature fantastique. Le passage descriptif nous lance dans un moment imprécis du passé, « il y a quelque mois » et dans un « château » inconnu pour démarrer l’intrigue et nous expliquer la cause mystérieuse de la tristesse d’Edwige. On remarque que l’ambiance initiale est identique dans les deux contes. L’arrivée de l’étranger, le maître chanteur, se passe dans un temps terrible comme nous le rappelle le narrateur:
Il faisait un terrible temps cette nuit-là: les tours tremblaient dans leur charpente, les girouettes piaulaient, le feu rampait dans la cheminée, et le vent frappait à la vitre comme un importun qui veut entrer. […] Il resta cette nuit et encore d’autres jours et encore d’autres nuits, car la tempête ne pouvait s’apaiser, et le vieux château s’agitait sur ses fondements comme si la rafale eût voulu le déraciner et faire tomber sa couronne de créneaux dans les eaux écumeuses du torrent » (Gautier, 1986, 135).
Le temps troublé a, en plus, mis en relief l’image morne du vieux château qui, par rapport à sa thématique constituant un espace de rêve ou de surnaturel, est en concordance parfaite avec l’ambiance décrite. Bien que l’intrigue principale tourne autour du destin énigmatique du fils d’Edwige, appelé Oluf et qu’il se reprenne dès la naissance de l’enfant, l’incipit met en perspective, par un regard rétrospectif, la source des problèmes survenus dans l’histoire sans même faire allusion à ces problèmes. Dès le départ du conte, le narrateur ouvre son récit sur des questions oratoires/ rhétoriques qui font comme si le narrateur est incapable de donner une vérité quelle qu'elle soit. Or, il utilise le procédé cinématographique connu sous le nom de la rétrospection afin de donner des explications au lecteur: l'arrivée du maître chanteur de Bohème et l'enchantement de madame "Edwige". Le lecteur, resté dans un état de suspension, se demande non seulement la cause des pleurs d’Edwige, mais aussi le rôle de l’étranger dans toute l’histoire, dont il ne se rend compte pas tout de suite.
Une autre caractéristique du conte consiste à jouer sans cesse sur les contrastes; il plonge le lecteur dans un monde manichéen où les bons s'opposent aux méchants, où les forces du Bien luttent contre les manifestations du Mal, où tout est poussé à l'extrême. On voit bien que l’histoire du Chevalier double, comme le titre le suggère, est basée sur cette lutte entre les deux forces du Bien et du Mal, réunis chez le personnage principal, car « le petit comte Oluf a une étoile double, une verte et une rouge, verte comme l’espérance, rouge comme l’enfer ; l’une favorable, l’autre désastreuse » (Gautier, 1986, 137). Cette idée centrale du dédoublement sur laquelle le conte est charpenté, est préalablement représentée dans l’incipit, en personne de l’étranger dont on s’aperçoit de l’influence satanique sur le fils d’Edwige:
L’étranger était beau comme un ange, mais comme un ange tombé ; il souriait doucement et regardait doucement, et pourtant ce regard et ce sourire vous glaçaient de terreur et vous inspiraient l’effroi qu’on éprouve en se penchant sur un abîme. Une grâce scélérate, une langueur perfide comme celle du tigre qui guette sa proie, accompagnaient tous ses mouvements ; il charmait à la façon du serpent qui fascine l’oiseau (Gautier, 1986, 135-136).
L’incipit est donc lourdement chargé, par la présence même de ce personnage diabolique, de créer un rapport sentimental nécessaire à l’éclosion de l’ « inquiétante étrangeté » propre au conte fantastique. Contrairement à la description d’Edwige qui ne dépasse de quelques détails subjectifs sur sa tristesse, le narrateur s’intéresse à donner des indications précises particulières sur le physique de l’étranger, sur sa beauté sinistre, son teint, son regard et son sourire mystérieux, mais aussi sur ses mouvements et ses activités. Cette mise en scène du personnage n’est pas gratuite. Sans avoir une visée réaliste, ces explications se servent au contrairement, de situer le lecteur dans le vif du sujet fantastique. La disparition mystérieuse de ce type dont le lecteur ne connaît même pas le nom, étant interprétée dans le même sens, renforce encore plus, l’effet fantastique de l’événement: « enfin le maître chanteur put partir ; un petit sourire bleu venait de dérider la face du ciel » (Gautier, 1986, 136). La présence de ce personnage dans l’incipit n’est en effet qu’un prétexte qui permet la génération du texte. Il fonctionne comme un élément diégétique mettant en place l’isotopie du dédoublement qui trouve son expression dans tout le récit.
2- L’incipit et le «contrat du lecture»
L’incipit caractérise, à travers les informations particulières, le genre du texte et par là, il esquisse une « horizon d’attente » unique sur laquelle se fonde le lien entre l’auteur et le lecteur. Cette notion, élaborée par H. R. Jauss (1987) désigne un « ensemble d’attentes et des règles du jeu avec lesquelles les œuvres antérieures ont familiarisé le lecteur et qui, au fil de la lecture, seront modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites ». En fait, comme nous le rappelle Jauss, une œuvre littéraire n'est jamais absolument neuve. L'attente romanesque de chaque lecteur se base sur l'ensemble des livres lus par ce dernier, tout nouveau texte va être perçu à travers un tableau d'images et d'idées créées par les textes antérieurs. L'accumulation des lectures crée chez le lecteur un horizon d'attente qui est spécifique pour chaque genre. Cet horizon d'attente aide le lecteur à mieux apprécier et interpréter chaque œuvre nouvelle. L’œuvre littéraire oriente son lecteur, « par tout un jeu d'annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, vers un certain mode de réception » (Jauss, 1987, 50).
Le concept du « contrat de lecture », défini en tant que pacte sous-entendu entre l’auteur et le lecteur, doit être conçu dans le même sens. C’est en fournissant des informations sur les personnages, le lieu et le temps que l’auteur crée chez le lecteur, un aperçu plus ou moins net de l’œuvre et de son univers fictif. Des descriptions intégrées à la narration permettent de répondre aux différentes questions: Où ? Quand ? Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Et c’est à partir de ces informations liminaires que se forme le « contrat de lecture », qui montre la direction générale vers laquelle la forme et le fond de l’œuvre doivent être conçus.
Collectant des informations transmises dans l’incipit, le lecteur entrevoit le genre du texte et par là, il peut continuer la lecture d’après l’« horizon d’attente » que l’auteur lui esquisse. C’est ainsi qu’un pacte de lecture se conclut entre le lecteur et l’auteur. Les critiques parlent de la « codification linguistique » faisant allusion aux caractéristiques marquant le genre et le style du texte. La fonction codifiante de l’incipit permet d’élaborer le code du texte et d’orienter sa réception car le lecteur « a intérêt à recevoir l’idée la plus complète possible du genre, du style du texte, des codes artistiques types, qu’il doit dynamiser dans sa conscience pour percevoir le texte. Ces renseignements, il les puise pour l’essentiel dans le début » (Lotman, 1973, 309).
Les premiers paragraphes nous donnent un vue claire du registre de la langue soutenue de l’écrivain, ornée du lexique bien choisi, des descriptions détaillées et d’un ton noble et approprié. Mais concernant le style de Gautier, ce qui se montre particulièrement dans ces phrases initiales, c’est justement ce que les Goncourt appelaient « l’écriture artiste ». L’art descriptif de Gautier essaie de « donner à voir par des mots » et cela non seulement par le choix minutieux des mots, mais aussi par des moyens stylistiques appropriés. Cette écriture se doit de concurrencer le tableau et le texte sera digne d’être contemplé, dit et goûté par son harmonie et son élégance. Il paraît même que la richesse polychromique de l’écriture gautiériste à laquelle s’intéresse la critique s’appuie principalement sur l’art descriptif de l’écrivain dans sa prose romanesque.
Dans La Cafetière, en accordant une place dominante à la description des objets visibles et la focalisation sur ses détailles oniriques, Gautier crée une ambiance qui prépare le lecteur pour une apparition fantastique et cela se manifeste dès l’incipit du conte où la description de la chambre et des objets qui s’y retrouvent est bien significative:
En effet, l’on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles surchargés d’ornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux des glaces sculptés lourdement. Rien n’était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d’argent, jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière d’écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais (Gautier, 1986, 12).
La description prend également une autre fonction en charge. Elle s’érige comme un obstacle à la narration et s’oppose au récit et au lecteur. Le descriptif se construit en opposition d’une part, au niveau de l’énonciation, au texte et à son lecteur et, d’autre part, au niveau de l’énoncé au personnage et à l’histoire. On voit comment dans l’incipit de Cafetière, le récit a du mal à démarrer à l’image du narrateur auquel le chemin fait obstacle:
Nous enfoncions dans la bourbe jusqu’aux genoux, une couche épaisse de terre grasse s’était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur ralentissait tellement nos pas, que nous n’arrivâmes au lieu de notre destination qu’une heure après le coucher du soleil (Gautier, 1986, 11).
Cette forme descriptive provoque le ralentissement ou l’arrêt de la narration. La mise en place de cette tranche descriptive en incipit crée un effet retardateur qui stimule paradoxalement l’intérêt du lecteur. Alors le mouvement descriptif est mené à l’instar d’une énigme. Ce passage descriptif, suivi de celui déjà cité, lié aux objets de la chambre constituent une partie descriptive herméneutique, tournant autour d’un secret, en posant toutes les questions du savoir, en jalonnant son texte d’objets non identifiés et de lieux inconnus motive son lecteur et participe de la progression du récit tout autant qu’elle la ralentit.
L’incipit du Chevalier double apparaît en revanche, comme une construction bouclée dont le point initial se noue au point final:
Qui rend donc la blonde Edwige si triste ? que fait-elle assise à l’écart, le menton dans sa main et le coude au genou, plus morne que le désespoir, plus pâle que la statue d’albâtre qui pleure sur un tombeau ? […] Depuis ce jour, Edwige, la blonde Edwige ne fait que pleurer dans l’ange de la fenêtre (Gautier, 1986, 135).
L’ambiance du malheur et de la tristesse dominent dès le premier paragraphe dont la forme interrogative suscite d’emblée la curiosité du lecteur et le confronte à une énigme. Ce choix du discours permet au narrateur, par une ignorance simulée, de se placer à côté du lecteur, et de feindre découvrir les événements de l’histoire et leur cause en même temps que lui.
En plus, à travers la description du personnage Edwige, se manifeste le registre poétique de cette écriture. L’abondance des images poétiques, des comparaisons et des métaphores et l’utilisation des figures comme la répétition et l’apostrophe reflètent bien le souci du poète d’Emaux et camées de ciseler ses phrases. Les expressions comme « Il resta cette nuit, et encore d’autres jours et encore d’autres nuits », ou « Edwige pâlissait, pâlissait comme les lis du clair de lune ; Edwige rougissait, rougissait comme des roses de l’aurore », « languissante, à demi-morte, enivrée comme si elle avait respiré le parfum fatal de ces fleurs qui font mourir » suggèrent, par l’harmonie phonétique et le jeu de l’allitération et de l’assonance, un effet rythmique. La description d’Edwige dans les deux premiers paragraphes se rapproche de l’image d’une femme-statue. Dans un sens parallèle, le lexique corrélatif à la thématique de l’angoisse, du malheur et de l’irréel est parsemé dans tout l’incipit afin de faire entrer le lecteur dans un monde fantastique. Cette cohésion de la poésie et de l’effroi se reflète également dans l’histoire: le temps est terrible, la tempête ne s’arrête pas, et « pour charmer le temps, il [l’étranger] chantait d’étranges poésies qui troublaient le cœur et donnaient des idées furieuses » (Gautier, 1986, 136).
3- La perspective et la voix narrative
L’incipit a une valeur d’annonce et programme la suite du texte. Ces deux instances narratives s’avèrent être importantes dans ce même sens et dont l’étude nous permet de mieux comprendre les relations entre d’une part, le narrateur et l’histoire à l’intérieur d’un récit donné, et entre le lecteur et l’histoire d’autre part.
Dans La Cafetière, la perspective et la voix narratives impliquant le narrateur au sein de l’histoire, s’exprimant à la première personne, avec une perspective restreinte, jouent un rôle important à mener le lecteur à accepter, dès l’incipit, le déroulement de l’histoire. Ce choix d’un narrateur autodiégétique a pour effet de justifier la narration et de garantir implicitement, la réalité du récit. En fait, la création d’un narrateur qui se présente comme le protagoniste central de l’histoire et qui voit de son regard les événements narrés est une façon de crédibiliser l’histoire et ainsi, la narration acquiert un aspect réel. Le lecteur est poussé à croire que le narrateur a vraiment vécu cette histoire. Ce dernier profite d’une autre astuce pour attirer l’attention du lecteur et l’encourager à poursuivre sa lecture et cela se fait par un discours particulier qui met en relief l’aspect fantastique et surnaturel de son histoire. Le narrateur-personnage insiste plusieurs fois sur le degré de l’invraisemblance de l’intrigue et exprime son souci par rapport à la crédibilité de l’histoire: « Oh ! Non, je n’ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et l’on me prendrait pour un fou » (Gautier, 1986, 13). Ou encore un peu plus loin, « Je ne savais que penser de ce que je voyais ; mais ce qui me restait à voir était encore bien plus extraordinaire » (Gautier, 1986, 13).
Quant au narrateur du Chevalier double, il essaie avec beaucoup d'astuces et de nuances, de focaliser l'attention du lecteur sur la mélancolie d’Edwige d’une part et sur l'embarras que déclenche l’arrivée de l’étranger d’autre part. Le schéma narratif du conte met en scène, dans l’incipit, une structure ambivalente par rapport à ces instances narratives. Dans les deux premières pages, l’histoire est racontée par un narrateur qui ne dévoile pas son statut dans la diégèse et il laisse même paraître des traces relatives de sa présence dans le récit qu’il raconte. Par le biais de la figure de l’apostrophe dans deux passages de l’incipit, le narrateur suggère sa participation dans l’histoire:
Edwige, blonde Edwige, ne croyez-vous plus à Jésus-Christ le doux Sauveur ? Doutez-vous de l’indulgence de la très sainte Vierge Marie ? […] Vous allez être mère ; c’était votre plus cher vœu: votre noble époux, le comte Lodbrog, a promis un autel d’argent massif, un ciboire d’or fin à l’église de Saint-Euthbert si vous lui donniez un fils (Gautier, 1986, 135).
Le lecteur ne tarde pas à découvrir cette ruse de ce narrateur hétérodiégétique de créer un effet de réel, autant pour les personnages que pour l’histoire et de les rendre palpables pour le lecteur. Le même mécanisme s’opère sur la perspective narrative. Le narrateur omniscient et omniprésent feint parfois de n’être plus qu’un témoin qui raconte seulement tout ce qu’il voit et que l’évocation même des caractères ou des états d’âmes des personnages provient aussi de leurs comportements à travers lesquels il soupçonne ou interprète les pensées des protagonistes. Mais, certains signes nous révèlent le vrai foyer de perception, affirmant que le narrateur sait plus qu’un témoin, de la vie, du passé et de l’avenir des personnages aussi bien que de leur pensées. Le narrateur nous rappelle par exemple: « la pauvre Edwige a le cœur percé des sept glaives de la douleur ; un terrible secret pèse sur son âme » (Gautier, 1986, 135). Non seulement le narrateur connaît le sentiment intérieur d’Edwige et son ampleur, il en sait aussi la cause. Plus on avance dans la lecture, plus on s’aperçoit de l’omniprésence et de l’omniscience du narrateur et la clausule en est la preuve. On voit qu’à la fin de l’histoire où le monde basculé par l'introduction d'un élément perturbateur retrouve son équilibre, le narrateur s’apparaît pour en tirer un enseignement. Il confirme en outre, l’aspect légendaire du récit en s’adressant, d’un ton ironique même, au lecteur: « Si vous demandez qui nous a apporté cette légende de Norvège, c’est un cygne ; un bel oiseau au bec jaune, qui a traversé le Fiord, moitié nageant, moitié volant » (Gautier, 1986, 146).
Cette ambivalence dans le texte déploie une stratégie de séduction qui pousse le lecteur à aller plus loin dans sa lecture pour percer l’énigme concernant celui qui parle et celui qui voit. La question inaugurale du conte est aussi une manière de provoquer la curiosité du lecteur qui est jeté immédiatement dans l’histoire et situé dans une ambiance provocatrice. Le code herméneutique structure une bonne partie de l’incipit en maintenant l’énigme suspendue grâce à la figure de l’apostrophe qui a pour objectif de retarder la narration et d’augmenter l’intérêt même de l’énigme. Ces procédés d’écriture répondent bien à la fonction séductive de l’incipit.
Conclusion :
La critique littéraire doit beaucoup aux études narratologiques. Les travaux de Gérard Genette (1972 et 1983) s’inscrivent dans la continuité des recherches allemandes et anglo-saxonnes, et se veulent à la fois un aboutissement et un renouvellement de ces critiques narratologiques. Rappelons que l’analyse interne, à l’instar de toute analyse sémiotique, présente deux caractéristiques. D’une part, elle s’intéresse aux récits en tant qu’objets linguistiques indépendants, détachés de leur contexte de production ou de réception. D’autre part, elle souhaite démontrer une structure de base, identifiable dans divers récits.
À l’aide d’une typologie rigoureuse, Genette établit une poétique narratologique, car selon lui, tout texte laisse transparaître des traces de la narration, dont l’examen permettra d’établir de façon précise l’organisation du récit. Cette approche se situe, évidemment, en deçà du seuil de l’interprétation et s’avère plutôt une assise solide, complémentaire des autres recherches en sciences humaines, telles que la sociologie, l’histoire littéraire, l’ethnologie et la psychanalyse.
Comme on l’a évoqué dans l’introduction, les lieux stratégiques d’un texte littéraire, c’est-à-dire, l’incipit et la clausule, ont beaucoup attiré, surtout à partir de la genèse du mouvement structuraliste, l’attention des critiques. Citons en guise d’exemple Jean-Michel Adam, Dorrit Cohn, Rolland Barthes, Jean Rousset, Tzvetan Todorov, Gérard Genette, Philippe Hamon, tous, les théoriciens qui, traitant la poétique de la prose, ont minutieusement étudié l’incipit ou parfois aussi la clausule de certaines œuvres.
Nous avons essayé, dans cette brève étude, d’aborder la question dans l’écriture prosaïque de Théophile Gautier et d’examiner particulièrement, le rôle de l’incipit dans la structure des contes fantastiques de l’auteur. Cette étude affirme bien que l’incipit en tant qu’un lieu spécifique du récit possède une place déterminante dans la mesure où il fonctionne non seulement comme un point de départ du récit où l’histoire reprend l’existence, mais aussi et surtout comme une esquisse, un extrait condensé de ce qui en suit. L’incipit schématise les éléments caractéristiques du discours et reflète ainsi ce que le lecteur doit attendre du récit.
C’est en effet dans l’incipit que se manifeste l’art d’écriture de Gautier et se déploie son souci d’un art pur, d’une écriture soigneusement ciselée et d’une œuvre solidement structurée. C’est à partir de l’analyse des éléments du cadre spatio-temporel et celle de l’apparition des personnages exposés dans l’incipit qu’on connaît la particularité de l’univers fantastique de Gautier. Un univers qui est fondé, comme l’évoque d’ailleurs l’écrivain dans un de ses contes fantastiques, sur une fameuse théorie:
Rien ne meurt, tout existe toujours, nulle force ne peut anéantir ce qui fut une fois. […] La figuration matérielle ne disparaît que pour les regards vulgaires, et les spectres s’en détachent et peuplent l’infini. […] Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés en apparence, et faire revivre des personnages morts pour tous (Gautier, 1986, 245).
C’est justement cette thématique d’aller au-delà du temps et de retrouver les âmes mortes ou le passé mythique, de parcourir l’extra-monde et vivre le surnaturel qui comble le monde fantastique de Gautier qui est à proprement dit, l’expression métaphorique de ses hantises personnelles.