نوع مقاله : مقاله پژوهشی
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Introduction :
La nostalgie de l’origine, de l’Amour originel, est au centre de la littérature persane classique. La recherche du Bien-Aimé, ou de la Bien-Aimée est le symbole de cette nostalgie de l’âme persane qui se languit de la Source divine, tout amour, pur amour. Privé de la « patrie de l’âme », l’être humain souffre de se sentir « étranger » en ce monde, exilé, seul : sa quête d’amour est incommensurable et largement désespérée car le Bien-Aimé, ou la Bien-Aimée, après avoir séduit son amant, ne le reçoit plus parmi ses « familiers ». Hâfez a illustré puissamment cette situation dans nombre de ses ghazals. Bien avant lui, ‘Attâr puis Mowlânâ avaient mis en vers, mis en scène cette souffrance d’être déchiré entre « ici » et « là-bas », ils avaient exprimé ce cri qui appelle l’amour, la patrie, la proximité, l’union. La quête à laquelle le cheminant, le sâlek, a voué sa vie toute entière ne peut être satisfaite par les lois ordinaires de l’ego qui atteindrait enfin l’objet de son désir. Elle ne trouve d’issue que dans le renoncement à soi-même et à toute prérogative de l’ego. Jamais l’être aimé ne pourra être possédé : il n’est pas un objet, il est le Sujet par excellence, il est l’Etre essentiel. C’est seulement dans le renoncement total que peut se produire l’Union.
Nostalgie de l'origine: la Patrie de l'Âme
Sans vouloir aller trop loin des traditions qui sont dans notre horizon culturel depuis de longs siècles, nous penserons à Platon et aux néoplatoniciens, en particulier à Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus, et au Pseudo-Denys, mais aussi aux diverses expressions de la pensée gnostique. La gnose – ou le gnosticisme - est un très vaste ensemble qui s’est exprimé en plusieurs langues, dans plusieurs religions et philosophies du bassin méditerranéen depuis l’Antiquité et plus encore depuis l’Antiquité tardive. Les gnostiques sont dualistes, et pensent que l’homme, depuis son origine dans le monde de la lumière qui est tout entier bonté et connaissance, est « tombé » dans l’obscurité de la matière : là, il est en « exil ». Il est prisonnier. Il a les yeux fermés, ses sens sont les gardiens de sa prison, et s’il se languit de sa patrie c’est le signe qu’il aspire à se réveiller du sommeil dans lequel il est tombé. Le sentiment d’être un étranger sur cette terre, d’être en exil est donc un premier pas vers le réveil, le début d’un processus de retour vers notre origine, vers ce monde de la lumière divine qui est notre véritable patrie.
En plus de la religion mazdéenne et sa réforme zoroastrienne qui sont proprement persanes, la vaste aire persane a connu dès l’Antiquité des traditions très diverses : le bouddhisme a pénétré très avant en Iran, à commencer par l’actuel Afghanistan (rappelons-nous les gigantesques bouddhas de Bamyan que les Talibans ont détruits à la bombe), la culture grecque a laissé sa marque indélébile pour des siècles avec Alexandre et ses successeurs, le christianisme a été très actif, puis le manichéisme qui est né en Iran et s’est diffusé de là jusque très loin vers l’ouest (de notre côté) et vers l’est (jusqu’à la Chine). Enfin seulement, l’islam est arrivé avec la conquête arabe dans la deuxième moitié du VIIe siècle mais a mis des siècles avant de s’implanter définitivement partout.
Encore faut-il préciser que la version persane de l’islam est bien spécifique : elle n’est d’ailleurs pas « une » mais diverse. Tout ce qui a précédé l’islam a laissé sa marque profonde, en particulier la pensée grecque et le gnosticisme (dont beaucoup de textes ont été diffusés en grec, mais aussi dans toutes les langues du bassin méditerranéen et de plus loin). La profonde trace néoplatonicienne et gnostique est majeure ; de très nombreux auteurs persans en ont été conscients et l’ont déclaré nettement dans leurs écrits, dans leurs enseignements. Je parle ici principalement d’auteurs à orientation mystique, qu’ils soient des mystiques au sens propre ou qu’ils soient des poètes et des philosophes à visée mystique. Mais ces distinctions ne sont pas franchement pertinentes car elles se recoupent et se superposent le plus souvent : les mystiques se sont exprimés souvent en vers, et ont été souvent des philosophes ou plus exactement des « théosophes ». Quant aux auteurs littéraires, je n’en connais presque pas qui soient exempts d’une orientation spirituelle plus ou moins implicite ou affirmée.
Je ne donnerai ici que deux exemples – très connus en occident, et bien entendu en orient aussi - de grands auteurs persans qui ont mis l’accent sur le thème de l’étranger, mais il faut être conscient que cela est présent en arrière plan presque partout : Djalâl od-Dîn Rûmi, au XIIIe siècle, surnommé Mowlânâ (« notre maître ») et Hâfez au XIVe siècle. Et je ferai aussi quelques appels à ‘Attâr qui les a précédés.
Très célèbre est le début du Mathnavi (c’est-à-dire un recueil d’enseignements, immense) de Mowlânâ :
Écoute la flûte de roseau, écoute sa plainte, / Des séparations elle dit la complainte : / ‘Depuis que de la roselière on m’a coupée, / En écoutant mes cris, hommes et femmes ont pleuré. / Pour dire la douleur du désir sans fin, / Il me faut des poitrines lacérées de chagrin. / Ceux qui restent éloignés de leur origine / Attendent ardemment d’être réunis… (Anvar-Chenderoff, 2004, 260).
Le début de ce long prologue est enraciné dans l’esprit, le cœur, la mémoire, l’oreille de tous les persans, ou tout homme marqué par la culture persane : il est chanté par d’innombrables musiciens depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, il est l’emblème de toute la mystique de l’amour qui est au centre de l’islam persan mais aussi, indépendamment de la religion, au centre de la littérature persane jusqu’à l’époque contemporaine.
Le motif central est ce roseau qui, dans sa première existence, vécut l’union béatifique, puis fut coupé de sa roselière pour devenir flûte : flûte dont le son plaintif (en effet le son du Ney, la flûte persane, est plaintif et nostalgique) chante désormais sa douleur d’être séparée, étrangère en ce monde, exilée, chant dont le but est tout entier de se réunir à l’amour premier. Le symbole de cet amour (‘eshq), sera appelé l’Ami, l’Aimé, tandis que l’exilé sera appelé l’Amant (âsheq). Un motif central, lui aussi, sera celui du voyage, de la voie (râh), chemin ou pèlerinage, qui ramène le cheminant (sâlek) ou pèlerin à sa patrie, à notre origine dont la nostalgie nous habite irrémédiablement. Celui qui sait comment cheminer est le « connaissant », ‘âref, celui qui sait les étapes et le comment de la Voie.
Ces motifs simples et fondamentaux animent toute la poésie persane, et aussi la mystique : l’amour, le voyage. Ajoutons-y l’ivresse, au sens figuré (du moins en mystique), alias la folie d’amour car « La flûte dit le récit du chemin plein de sang / Et les histoires des fous d’amour et des amants. / Il faut avoir perdu la raison pour comprendre » (Ibidem, p. 261).
La douleur de la séparation
Ce bref exorde nous met en présence des thèmes fondamentaux mais aussi de quelques éléments du lexique de base de la mystique persane, avec ces mots que nous avons cités en persan. On voit à quel point la nostalgie, la douleur de l’étranger, de l’exilé, est le ressort de cette vision de l’homme et de sa destinée. Douleur, et surtout douleur d’amour, qui est la condition nécessaire du réveil, du cheminement, et de la réintégration dans la proximité de l’Aimé:
Le royaume de l’union avec toi était, depuis le commencement, la demeure du cœur / Jusqu’à quand laisseras-tu en exil ce cœur vagabond ? 2 (De Vitray-Meyerovitch, Mokri, 2003, 160).
L’un des ghazals du Dîvân-e Shams, recueil immense (22 000 distiques) de poèmes d’amour écrits par Rûmî après qu’il eut perdu son ami et maître spirituel Shams3 de Tabriz, scande ce refrain tout au long de son déroulement : « Reviens enfin à l’origine de ta propre origine »4 :
Bien qu’en apparence tu sois fils de la terre / Tu es le fils des perles de la certitude. / Tu es le gardien fidèle du Trésor de la Lumière divine. / Reviens enfin à l’origine de ta propre origine (De Vitray-Meyerovitch, Mokri, 2003, 140-141).
Nous avons vu le célèbre exorde du Mathnavi de Rûmî : non moins célèbre le début du Divân de Hâfez. Hâfez, l’un des plus grands poètes persans, vécut à Chiraz au XIVe siècle, et nombre de ses ghazals sont chantés. En Iran, le Dîvân de Hâfez5 est le livre qui se trouve dans tous les foyers. C’est le Dîvân de Hâfez qui est ouvert quand on veut tirer le fâl. C’est ce livre qu’on ouvre quand on cherche un sens et une solution à la situation qu’on est en train de vivre. Il est un livre quasi sacré car les iraniens y reconnaissent leur poésie, leur culture, leur âme..., tout cela porté à un point de perfection dans la langue persane. Nombre de ghazals, ou au moins de beyts sont dans les mémoires et dans les cœurs, et viennent spontanément dans les conversations, comme viennent aussi des beyts de Ferdowsi, de ‘Attâr ou de Mowlânâ. Au cœur du premier ghazal, ces deux distiques :
Pour moi, quelle assurance d’une vie heureuse, à l’étape où est l’Aimé, / Alors qu’à chaque instant, les clochettes lancent cet appel : ‘Attachez les litières ! ? / Nuit sombre, frayeur de la vague, tourbillon si terrifiant ! / Comment comprendraient-ils ce que nous éprouvons, ceux qui, sur les rivages prennent tout à la légère ? 6 (De Fouchécour, 2006, 85)
La situation, très concrète, du premier de ces deux distiques est celle de la caravane : il y a des étapes, où tout le monde s’arrête. Mais celles-ci peuvent être très brèves, si brèves que, à peine s’est-on arrêté, les clochettes attachées aux litières se remettent à tinter, appelant de nouveau au départ imminent. L’idée est qu’il n’y a aucun repos dans la Voie de l’amour : l’amoureux est sans cesse sur le qui vive, sans cesse en route.
La situation du deuxième distique est celle du voyageur en mer : nuit noire, tourbillon, vagues effrayantes, l’amoureux exilé risque sa vie à chaque instant. Il est par nature un étranger ballotté par les vagues, il est terrifié, alors que les sédentaires, ceux qui demeurent « sur le rivage » sont tranquilles et ne portent, eux, que des « charges légères » : les mots sont très concrets, là encore. Il y a clairement deux catégories de gens : ceux qui dorment tranquilles dans la matérialité, satisfaits de leur condition, inconscients de leur véritable nature et de leur véritable destination, et ceux qui ont pris conscience, qui se sont mis en route, pour lesquels il n’y aura plus de repos. Mais les uns comme les autres sont des étrangers sur cette terre : certains le savent, les autres l’ignorent. Parmi ces exilés, les uns sont devenus des « amoureux, ivres et fous d’amour », les autres sont seulement des « ivrognes », hébétés, aveugles et sourds.
Heureux le jour où je quitterai cette étape délabrée ! / Je cherche le repos de l’âme et partirai à la trace de l’Aimé. / Je sais que l’étranger ne parvient nulle part, pourtant / Je partirai attiré par l’odeur de Ces cheveux en désordre7. / (…) S’il me faut marcher sur la tête comme le calame, sur Sa voie / j’irai le cœur fendu8 et les yeux en pleurs. / J’ai fait le vœu que si un jour je sors de ce chagrin, / J’irai joyeux à la porte de la Taverne en déclamant des ghazals. / Par passion de Lui, dansant à la façon de l’atome de poussière, / J’irai jusqu’au bord de la source du soleil éclatant9 (De Fouchécour, 2006, 891-892).
« Cette étape délabrée » est notre monde. L’étranger est voué à l’errance, même s’il sait QUI il cherche : il n’y a de place nulle part pour lui, et jamais il n’est «arrivé». La «Taverne» où il a fait vœu d’aller, c’est le lieu de «l’ivresse» où se rassemblent les Compagnons, tous ceux qui sont conscients et engagés dans la voie de l’Amour, c’est le lieu des «fous d’amour » qui se vouent à la célébration de l’Aimé dans la danse sacrée (sama’), la récitation du Nom de l’Unique (Le dhikr), la méditation chantée. L’image du dernier distique est très célèbre dans toute la poésie persane, surtout depuis Rûmî – Mowlânâ : chacun d’entre nous est comme un atome, un petit atome de lumière issu du Soleil divin, dansant dans le rayon de lumière, conscient ou non que son voyage de retour ascensionnel est entamé.
Tout vient de Lui, tout est Lui
Cette « étape délabrée », cette « étape d’exil »10 (Ibid., 894) dans laquelle nous sommes serait-elle par elle-même mauvaise, comme pour les gnostiques ? Non, car tout ce qui EST vient de LUI : «Les deux mondes sont l’unique éclat de Sa face. / Je te l’ai dit ouvertement, en secret également»11 (Ibid., 902).
Les deux mondes, c’est-à-dire « ce monde-ci » - monde mélangé, fait d’eau et de boue, de lumière et d’obscurité, de bien et de mal -, et « ce monde-là » - monde de lumière, monde qui est pure expression divine - sont tous deux « l’éclat de Sa face » : il n’y a rien qui ne vienne de Lui, cela c’est à la fois la profession de foi (« je te l’ai dit ouvertement ») de l’islam et une expérience des mystiques (« je te l’ai dit en secret »), car dans l’expérience ineffable de l’union, l’unicité abolit tous les contraires.
Ainsi ce qui fait de nous des étrangers, ce n’est pas le « lieu » où nous sommes, c’est l’état de conscience qui est le nôtre. Savons-nous qui nous sommes ? Tout est là ! Si nous le savons, nous savons que nous sommes « familiers »12 de l’Etre divin, car nous avons été créés à sa ressemblance : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur » comme le dit ce très célèbre adage spirituel en islam. Or l’essence de TOUT ce qui EST, l’essence divine par excellence, c’est l’amour. C’est s’anéantir dans l’amour qui permet de retrouver la véritable patrie :
Pourquoi ne pas penser rejoindre mon pays ? / Pourquoi ne pas être poussière sur la rue de mon Compagnon ? / Puisque je ne supporte pas d’être étranger et de vivre au loin, / J’irai à ma ville, et j’y serai mon propre maître ! / Je deviendrai l’un des intimes au pavillon de l’Union, / Je serai l’un des serviteurs de mon Seigneur. / Puisqu’on ne sait où va la vie, du moins le mieux / Est qu’au jour du trépas, je sois auprès de mon Bel Aimé. / Si du sort lourdement endormi et de ma situation incohérente / J’ai à me plaindre, je serai mon propre confident13 (Ibid., 845).
Charles-Henri de Fouchécour, dont nous citons la traduction, trouve ce ghazal 330 «étonnant par l’insistance du refrain à redoubler l’attention à la première personne du locuteur par le pronom réfléchi qui renvoie à lui, khod».
Serait-ce que, ici, de manière totalement stupéfiante, Hâfez réintroduit le « moi » ? Ce n’est certainement pas de ce khod qu’il s’agit. Mais plutôt de cette conviction, si admirable dans le soufisme persan, que le Bien-Aimé se trouve tout au fond du cœur de celui qui aime. Et je me reporte ici à cet autre ghazal admirable de Hâfez dont voici le début:
Durant des années, le cœur cherchait auprès de nous la coupe de Djamshîd. / Ce que lui-même possédait, il le demandait à l’étranger. / La perle qui est hors de la coquille du monde créé, / Il la cherchait auprès des égarés sur la route de l’océan !14 (Ibid., 428).
Qui est ce « nous » ? Sans doute renvoie-t-il au khod, le moi du poète, ce moi qui justement se sent, de par sa condition même, étranger !15 Ce « moi » qui est un égaré sur « l’océan », c’est-à-dire dans « le monde créé ». Or « la perle » - l’âme, la patrie de l’âme, la source de l’amour infini - est « hors du monde créé ». La Perle, Hâfez l’a longtemps cherchée « auprès des étrangers », pour finalement découvrir qu’elle était en son propre cœur. Ce qu’on pouvait lire également, environ deux siècles plus tôt, dans un tout autre style, plus discursif, à la fin du Livre de l’Epreuve de Farid od-Dîn ‘Attâr:
Pèlerin à l’âme troublée ! Tu as en vain parcouru tout l’univers, avant d’aborder finalement au rivage de la mer qui est mienne.16 (…) Ce que tu as cherché est en toi. Tu es toi-même l’obstacle qui t’en sépare. L’homme d’abord se hâte vers les signes, mais tant qu’il ne s’est pas trouvé lui-même, il ne trouve pas la Voie. Quoique tu aies beaucoup erré (…) pas un instant tu n’as cherché le chemin vers ton être propre. A présent qu’ici tu es arrivé, sois vaillant ! Plonge dans cette mer qui est mienne, abîme-toi en elle. Je suis l’océan illimité, pour toujours sans rives. De la désunion d’où tu viens, aborde sur mon rivage ; renonce à la vie, plonge en moi ! (‘Attâr, 1981, 328).
Le paradoxe est qu’il faut plonger en soi-même (khod) tout en laissant derrière soi le « moi » (khod, également) qui fait obstacle à la ré-union.
Désormais, pour l’éternité, voyage en toi-même ; à chaque instant sois radieux davantage ! Mais si tu veux te libérer de toi-même, deviens proche de l’Aimé ! Si tu cherches l’union, sois patient ; comment l’Aimé serait-il à toi si tu es attaché à ta vie ? (Ibid., 334).
‘Attâr dit bien « attaché à TA vie », et non pas « à La vie », car il ne s’agirait pas d’exclure cette vie d’ici-bas qui est le terrain d’épreuve et d’expérience pour l’âme qui chemine vers sa réunification. Ce qu’il s’agit d’abandonner c’est le moi avide, le moi qui cherche l’Autre pour soi-même, au lieu de chercher l’Autre en soi. C’est le moi « vital », l’âme animale, la nafs : tout ce qui nous distingue nous sépare ! Seule la douleur d’aimer, poussée jusqu’à son extrême, nous mène jusqu’à l’extinction de ce moi. Seule l’expérience de l’amour consumant nous libère de ce moi toujours désirant, toujours insatisfait, d’où « étranger », car dans une situation « incohérente » pour reprendre le mot si juste de Hâfez.
À la lumière de cet enseignement explicite de ‘Attâr, on comprend bien le ghazal 330 où Hafez, de façon métaphorique, décide de rejoindre son pays, d’aller habiter sa propre ville (sa ville natale) et d’y être « son propre maître » : là il sera l’un des « intimes » de son Seigneur au lieu d’être un étranger perpétuel. Mais, comme il le dit aussi clairement, c’est « le jour du trépas » qui apporte cette ré-union. Trépas physique, oui, et avant cela, mort de ce « moi » qui fait voile entre l’amant et l’aimé. « Mourez avant que de mourir », on connaît cette injonction bien antérieure à nos poètes… C’est pourquoi on ne se sent « étranger » que « en ce monde-ci ». Chez ‘Attâr, il est dit au Pèlerin, au terme de sa quête :
Tant que tu te voyais toi-même, tu étais écarté du Secret. A présent que tu vois que ta quête est une quête de l’Ami divin à la recherche de soi-même, garde ce regard ! (Op.cit., 333).
Car le « Secret » de toute cette histoire se trouve dans cette phrase que Dieu, l’Ami divin, a prononcée, selon un hadith bien connu : «J’étais un Trésor caché ; j’ai aspiré à être connu ; alors j’ai créé la création afin de me connaître moi-même en elle». Laissons, à travers le calame de Mowlânâ, le dernier mot à l’Aimé lui-même :
Je suis venu te prendre par la main / Pour te priver de ton cœur et de toi-même et te mettre dans le Cœur et dans l’Âme. / Je suis venu (…) pour t’enlacer de mes bras et t’étreindre. / Je suis venu pour te conférer, dans cette demeure, la splendeur (Rûmî, 2003, 207).
Par l’amour, la patrie est enfin retrouvée : demeure de la splendeur !
Conclusion :
Il semblerait facile de réduire le sentiment d’être un étranger en ce monde, sentiment profond qu’ont le poète et le mystique persans, à une sorte de dualisme mazdéen ou au gnosticisme antique et hellénistique qui a, en effet, imprégné tout le Proche-Orient. Mais ce serait manquer totalement l’essence de la mystique persane : bien loin d’être dualiste, celle-ci est unifiante. Son originalité est d’unir deux réalités qui semblent « étrangères » l’une à l’autre mais sont intimement liées du fait qu’elles sont toutes deux totalement issues de l’Unique source de tout, Dieu. Aussi ne faut-il rien renier, ni exclure. Au contraire, il s’agit d’utiliser la puissance purificatrice de « ce monde-ci » - purification par l’épreuve – pour brûler l’obstacle, le Voile principal qui nous sépare de « ce monde-là » : Voile qu’est notre « moi », le khod avide. La plus puissante énergie qui peut nous conduire à chercher cette épreuve, puis à la subir, à la traverser, pour pouvoir enfin parvenir « au-delà », c’est l’Amour. Car de l’Amour nous sommes nés, à l’Amour nous retournons.
Notes :
[1] Admirable et bouleversant, en particulier, le ghazal n° 15 (édition de Khânlari) a pour refrain – in gharib : adjectif qui signifie « étranger », « étrange », « étonnant ».
2- Ghazal 143, page 160. Le ghazal est l’une des formes poétiques les plus répandues, il peut être chanté et l’est d’ailleurs souvent.
3- Shams signifie Soleil.
4- Ghazal 120.
5- Le dîvân Hâfez atteint presque les 500 ghazals, c’est une œuvre immense souvent traduite mais la seule traduction intégrale en français, récente et excellente, par un grand spécialiste, est celle-ci : Hâfez de Chirâz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour. Paris, Verdier / poche, 2006. Les références que je donne renvoient toutes à cette traduction, que l’on peut se procurer facilement et à prix accessible. L’un de ses grands mérites est d’être très près du texte, et de dire en notes ce qui éclaire chaque ghazal, parfois chaque beyt. Cette traduction a été saluée par des distinctions prestigieuses en Iran et en France.
6- Ghazal 1, distiques 4- 5 (sur 7).
7- La chevelure de l’Aimé (ici le Bien Aimé divin) est objet de désir par excellence, elle est parfumée, pleine de boucles qui symbolisent des « hameçons » prêts à attirer le plus d’amoureux possible. Les cheveux en désordre représentent l’état amoureux où l’on est « éperdu », hors de soi : on a quitté l’ordre des conventions, on est sorti de tous les sentiers battus.
8- Le calame, outil du scribe et du poète, est un roseau fendu à son extrémité (présentée ici comme sa « tête »), et il laisse couler des « larmes » d’encre.
9- Ghazal 351, Distiques 1- 7 (sur 9).
10- Ghazal 353, 1er vers.
11- Ghazal 355, 3ème distique.
12- Dans cette poésie, la notion inverse et complémentaire de l’étranger / exilé, c’est « le familier », « l’intime », celui qui est dans la proximité de l’Aimé, qui est dans sa demeure.
13- Ghazal 330.
14- Ghazal 136.
15- Telle est aussi l’interprétation de C. H. de Fouchécour, Op.cit., p. 429, où l’on peut lire un admirable commentaire de tout ce ghazal 136, commentaire auquel je renvoie vivement, d’autant plus que tout l’ouvrage est en cours de traduction en persan et paraîtra bientôt en Iran (s’il n’est déjà paru à cette date).
16- C’est l’Ame qui parle, c’est-à-dire ici la Plénitude divine.