نوع مقاله : مقاله پژوهشی
نویسنده
دانشکده ادبیات و علوم انسانی، دانشگاه باهنر کرمان
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Introduction
Tout comme Kundera lui-même le souligne dans la préface du livre du peintre Bacon, devant la question « qu'est-ce que l'homme?», il n'a qu'une simple réponse: «l'homme est un corps» (Kundera, 1996: 16). C'est pourquoi Kundera examine avant tout l'essence existentielle de l'homme dans son attitude à l'égard de la corporalité. Pour Kundera, la première question de la réflexion sur l'homme est l’acceptation de la matérialité de son corps et le questionnement du sens de son existence en tant que corps. Ainsi, le sens de la vie des personnages de Kundera ne se réalise qu'au moyen de leur confrontation avec leur corporalité.
Dans l'histoire humaine, le corps a souvent été regardé comme la source du mal et de la maladie, comme ce qui maintient l’âme au sol et l’empêche de toucher la vérité. En effet, le fait de se libérer du corps, de le rendre invisible et de faire taire ses désirs et ses caprices a été considéré comme le modèle de conduite idéale. Il s’avère que l’humanité souffre d'une phobie de base et que cette phobie est devenue une part de notre inconscient collectif. Il y a des penseurs qui associent cette haine du corps à une angoisse inconsciente. Parmi ces penseurs, c'est Marc-Alain Deschamps qui met l'accent, dans son livre intitulé Corps haï Corps adoré, sur l'omniprésence de la somatophobie dans la civilisation occidentale. La définition qu'il donne de la somatophobie est psychanalytique:
«Etymologiquement, la somatophobie est la haine du corps, de son propre corps d'abord et par la suite, de tous les autres corps. Dans les cas les plus caractérisés on doit la considérer comme une authentique phobie, c'est-à-dire comme une manifestation de la névrose obsessionnelle, ou, selon les termes de Freud, de "l'hystérie d'angoisse»(Descamps, 1988: 23).
La haine inconsciente du corps, la violence directe ou indirecte à son égard sont évidentes dans les deux romans La vie est ailleurs et L'immortalité où la violence exécutée sur le corps paraît sans raison. Selon la théorie de J. Kristeva, les raisons résident dans les tréfonds de la psychè de l’homme, dans les origines de la subjectivité et dans la projection de la haine du sujet de son propre corps sur les autres corps, consolidant ainsi les frontières de son “moi” (afin de protéger son identité contre son corps). Ici, on peut voir une tendance implicite à exercer la violence sur le corps et la nature, et cela peut être enraciné dans la croyance profonde et inconsciente à la malveillance du corps et de la nature ; une croyance qui est à son tour, manifestée sous forme de violence plus générale comme le fascisme et l’antisémitisme.
Kristeva met l'accent sur l'illusion de l’ego et de l’individualité, prétendant que la rupture violente par l'individu avec son corps et avec le pré-linguistique est une condition préalable pour la formation de l’ego. Cet acte d’abjection du corps n’est pas un acte d’émancipation de l’individu, mais la rejection d’une part du “moi”. Toute évocation de la matérialité du corps, des processus corporels et viscéraux, des liquides et des sécrétions, tend à rappeler au “moi” la douleur et la violence associées à la période de son développement. (cf. Nematollahi, 2016: 46). Cette théoricienne associe la plupart des violences commises par les êtres humains, y compris les actes de sadisme, le masochisme, l’homicide, l’exécution idéologique (comme ce qu’on voit dans l’antisémitisme et le fascisme) et même la formation de l’art et de la littérature comme les expressions du sentiment inconscient de l’abjection. Kristeva estime que la littérature: «… est peut-être aussi non pas une résistance ultime mais un dévoilement de l’abject. Une élaboration, une décharge et un évidemment de l’abjection par la Crise du Verbe» (Kristeva, 1980: 246) dont le but est de soulager la douleur silencieuse et de renforcer les frontières du “moi”. Ainsi, on peut dire que la violence à l’égard du corps dans les œuvres de Kundera est une violence silencieuse et indirecte; une violence intellectuelle[1].
Le sentiment de l’abjection se voit ainsi chez presque tous les personnages de Kundera. Alors que les personnages s’intéressent au corps en tant qu’objet de plaisir érotique, ils sont effrayés par tout aspect viscéral associé à celui-ci. Cependant, Il y a deux cas où l'abjection prend une forme directe et immédiate. D'abord, dans la relation de la mère de Jaromil avec le peintre dans La vie est ailleurs[2]; ensuite, dans le suicide de la fillette sur l'autoroute dans L’immortalité[3]. Mais pourquoi la violence contre le corps? Pour répondre à cette question, nous allons examiner psychologiquement les origines de cette violence d’après les idées de Kristeva et Lacan.
Des corps acéphales et des visages métamorphosés
Mis à part la partie onirique touchant le personnage de Xavier, les chapitres concernant la relation de Jaromil et sa mère avec le peintre sont peut-être les chapitres les plus abstraits de La vie est ailleurs; on dirait que cette partie est complètement au service d’idées et de thèmes composites, réunis et juxtaposés par l’écrivain. Comme nous allons le voir, le corps joue un rôle primordial dans une telle association d'idées.
Tout d’abord, voyons le cas des peintures de Jaromil. L’intérêt de celui-ci pour la peinture est en effet enraciné dans son sentiment du vide, du manque d’individualité et d’identité artistique ainsi que social. Tout comme sa mère, en se tournant vers la peinture, il cherche à combler ce sentiment de vide. C’est au début du chapitre VII que le narrateur se réfère à un tel manque d’un “moi” séparé et autonome: «Mais alors, qui était lui-même? Que pouvait être, en réalité, le contenu de son moi? Il se penchait sur ce moi pour le scruter, mais il ne pouvait rien y trouver d’autre que l’image de lui-même penché sur lui-même pour scruter son moi» (Kundera, 1973: 54).
Pour Jaromil, la peinture est un alibi pour remédier à son manque identitaire. Les sujets de ses peintures sont des hommes à tête de chien qui vont plus tard être remplacés par des femmes nues et décapitées. Selon le personnage du peintre, ces peintures ne sont pas dues à une simple “idée fortuite”, mais à «quelque chose qui plongeait ses racines dans les profondeurs de son enfance» (Kundera, 1973: 50).
Néanmoins, si nous prenons la distance de cette partie du roman pour nous référer au contexte, nous remarquons que l’idée des corps acéphales ou avec des visages métamorphosés renvoie à un thème courant dans la plupart des romans de Kundera, y compris L’identité et L’insoutenable légèreté de l’être. Selon ce thème, la tête, le visage ou l’œil sont les demeures où habite l’âme. Ainsi, vu le contexte, on peut dire que l’idée des corps acéphales ou à tête de chien est enracinée dans la métafiction, à savoir dans l’approche de l’écrivain et des thèmes maintes fois répétés dans ses œuvres, tels que l’identité, la dualité du corps et de l’âme et les limites et les insuffisances du corps. Selon ces thèmes il faut souligner que les corps décapités ou les têtes métamorphosées ne sont que les projections de l’esprit du personnage. A base d’une telle approche, il y a une sorte de révolte ou de violence secrète à l’égard du corps et de ses défauts; des corps qui se ressemblent et nient toute identité, individualité ou le “moi” propre des individus. On peut voir cette situation chez Céline et selon Kristeva, «Céline est l’auteur de l'abjection car quand nous le lisons, nos propres bornes du "moi" se trouvent en péril» (Kristeva, 1980: 159). Peu à peu, nous commençons à perdre la capacité de distinguer entre l'intérieur et l'extérieur, entre “moi” et autrui, entre le familier et l'étranger. Ce phénomène ramène le lecteur à la période préverbale, avant l’acquisition de la capacité de juger les objets, ou même de juger si une chose est un objet séparé du “moi”[4].
Dans le roman La vie est ailleurs, comme les personnages sont dégoutés de leur corps, ils prennent distance avec eux pour se forger un “moi” idéal, loin des aspects banals et viscéraux, associé plutôt aux aspects sublimes de la vie comme l'art, la littérature et les relations amoureuses. C'est dans une telle situation que le personnage néglige constamment son corps et le garde dans l'obscurité et gardé ainsi, il est plutôt un objet possédé par le sujet. Néanmoins, cela ne veut pas dire que le corps ne réagit pas contre une telle répression. Le chapitre VIII du roman commence par une phrase significative: «Lorsqu'une femme ne vit pas suffisamment avec son corps, le corps finit par lui paraître comme un ennemi» (Kundera, 1973: 60)
Ici, l'utilisation de l'adjectif possessif dans les termes "son corps" montre que le personnage a un sentiment de propriété à l'égard du corps. Ce sentiment est à son tour, dû au fait que le personnage n'est pas complètement installé dans son corps. Ce n'est pas sans raison que l'écrivain utilise le mot "ennemi". Le corps transmué en objet est Autre pour le sujet, étranger au “moi” du personnage.
Le point d'apogée de la mise en scène de ce thème est le passage décrivant la relation intime du peintre avec le personnage de la mère. En fait, pour Kundera, la sexualité et l'acte érotique sont souvent des alibis pour mettre en scène les thèmes et les idées les plus complexes de ses romans. Il décrit la sexualité comme: «Un point de focalisation où convergent tous les thèmes du roman et où sont situés les secrets les plus profonds des personnages» (Sturdivant, 1985: 131)[5] (Notre traduction). A ce propos, Sturdivant s’exprime comme suit: «le rôle le plus remarquable de la sexualité est peut-être la présentation des inquiétudes et des désirs les plus profonds des personnages par le narrateur omniscient, dans les scènes érotiques ou les scènes qui sont étroitement liées à l'acte sexuel» (Sturdivant, 1985: 131)[6] (Notre traduction).
C'est ce qui se voit clairement dans la relation du peintre avec le personnage de la mère. Autrement dit, dans ce comportement, on peut voir les désirs sadiques du peintre ainsi que la tendance masochiste de la mère à se comporter comme un corps sans âme ni volonté. Les événements qui ont lieu dans ce chapitre et les chapitres suivants, à savoir le comportement du peintre avec la mère de Jaromil sont bel et bien preuve.
L’objectification du corps
Venue à l'atelier du peintre pour se plaindre des dessins de Jaromil (des dessins de femmes nues corrigés par le peintre), la mère se voit soudain face au désir fortuit du peintre. Son chétif "moi" capitule devant ce désir comme si elle était dépourvue de toute volonté ou liberté d'action. Mais cet événement est introduit par une conversation entre la mère et le peintre pendant laquelle ce dernier exprime des idées sur l'art, l'amour et la guerre.
Dans ses propos, le peintre souligne les liens entre l'art, l'amour et la guerre. Selon lui, les dessins de corps sans tête faits par Jaromil renvoient inconsciemment au fait que dans ce monde la guerre, l'homicide et les massacres ont abaissé les hommes au niveau de corps acéphals. Selon Kristeva, c’est le sentiment de l’abjection inconsciente qui est à l’origine de l’homicide et des massacres (Kristeva, 1980: 181). Ici dans les propos du peintre, on voit une sorte de relation entre, la guerre d'une part, et la violence contre le corps d'autre part, ce qui nous rappelle les idées de Kristeva. Selon le peintre, nous vivons dans un monde où «des hommes sans tête ne savent que désirer un morceau de femme décapitée» (Kundera, 1973: 62).
Ces termes ironiques (ironiques parce qu'ils renvoient en même temps au désir du locuteur de posséder le corps de l'interlocuteur), dans lesquels le sujet et l'objet de l'amour sont tous les deux sans visage, sous-entendent le manque d'identité des individus causé par l’objectivisation de leurs corps, réduits à des morceaux de viande sans visage. Mais comme nous l’avons déjà souligné, ces paroles sont ironiques parce qu'elles renvoient également au comportement du peintre à l'égard du corps de la mère de Jaromil, comportement qui témoigne de l'objectivité du corps humain. C'est comme si pendant les actes d'amour, la mère était réduite à un morceau de corps sans conscience ni volonté. Lorsque le peintre parle à Jaromil de l'esthétique, il fait allusion à la phrase célèbre du poète surréaliste Lautréamont: «La rencontre fortuite sur une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre» (Kundera, 1973: 67).
Le peintre associe cette phrase à une autre situation: «La rencontre d'une femme et d'un enfant dans l'atelier d'un peintre» (Kundera, 1973: 67).
La comparaison de ces individus avec des objets rencontrés sur une table de dissection témoigne à son tour, de l'objectification des hommes. Ajoutons-y le comportement du peintre à l'égard du corps de la mère de Jaromil et le puzzle est complet. Presque tous les termes et descriptions utilisés dans les passages concernant la relation physique du peintre avec la mère de Jaromil témoignent de la passivité et du manque de volonté du personnage de la mère:
L'utilisation des termes «ne se défendait pas», «le corps privé d'âme» et «le corps inerte» (Kundera, 1973: 66) renvoient tous, à l'objectification du corps et à l'abaissement de l'individualité du personnage au niveau de l'objet.
Il est clair que l'objectification du corps est tout d'abord enracinée dans l'attitude de la mère à l'égard de son propre corps, et puis une telle objectification s'incarne dans les actes du peintre, qui représente autrui, envers son corps. Car, la mère a une attitude basée sur la dualité corps-âme, qui a régné tout au long de sa vie ; elle regarde et juge toujours son corps du point de vue de l'esprit, d’autrui ou de la société. L'âme est jeune et amoureuse alors que le corps est sujet à la dégradation et au vieillissement :
«Ah! elle avait toujours rêvé d'un amour où elle aurait pu vieillir harmonieusement, où le corps et l'âme auraient été comme les deux doigts de la main (oui, tel était l'amour qu'elle avait longuement et par avance contemplé, en le regardant rêveusement dans les yeux); mais ici, dans cette rencontre difficile où elle était soudainement engagée, elle se trouvait l'âme péniblement jeune et le corps péniblement vieux, et elle avançait dans son aventure comme si elle eût traversé d'un pas tremblant une planche trop étroite, sans savoir si c'était la jeunesse de l'âme ou la vieillesse du corps qui provoquerait la chute» (Kundera, 1973: 69).
Pendant les moments où le peintre photographie le corps de la mère, celle-ci ne pense qu'aux rides de son ventre sous le regard du peintre et se demande si le peintre les voit. Ici, le corps est comme un objet dressé entre elle et le peintre ; l'objet de son regard ainsi que de celui du peintre :
«Elle ne pensait qu'à son ventre; elle avait peur de le voir en baissant les yeux, mais il était devant elle, tel qu'elle le connaissait pour l'avoir désespérément regardé des milliers de fois dans la glace; elle se disait qu'elle n'était rien d'autre qu'une vilaine peau ridée, elle se faisait l'effet d'une femme sur une table d'opération, d'une femme qui ne doit penser à rien et seulement croire que tout cela est provisoire, que l'opération et la douleur prendront fin et qu'en attendant elle ne peut faire qu'une chose: tenir […] Elle n'essayait plus de dissimuler son ventre, mais elle l'avait toujours devant les yeux …» (Kundera, 1973: 79-80).
Le comportement de la mère nous rappelle une citation de Lacan cité par Kadiu:
«Sartre fait très justement remarquer que dans le vécu de l'amour, ce que nous exigeons de l'objet dont nous désirons être aimé, ce n'est pas un engagement complètement libre. […] C'est dans une sorte d'engluement corporel de la liberté que s'exprime la nature du désir. Nous voulons devenir pour l'autre objet qui ait pour lui-même la valeur de limite qu'a par rapport à sa liberté, son propre corps» (Kadiu, 2007: 89)
Ainsi, comme on vient de voir, nous sommes témoins d'une objectification extrême: l'humiliation et l'abjection du corps; cette abjection reste dans l'inconscient et ses manifestations se voient sous forme de la violence et des comportements sadiques envers le corps. Mais si nous nous référons au contexte des œuvres de Kundera, nous constatons que cela couvre un sens beaucoup plus vaste, qui se voit dans la plupart de ses œuvres y compris dans L'Identité et l'Immortalité. Selon ce sens, le corps est contre l'identité et l'individualité; et en tant qu'objet, contre le sujet humain. Autrement dit, comme le corps est limité et qu'il fait l'objet du regard d'autrui, il est insuffisant pour exprimer le "moi" et l'identité. C'est le problème des personnages de Chantal, de Jean-Marc et d’Agnès, c'est ce qui incite ces personnages à le nier et même à exercer une certaine violence contre leur propre corps ainsi que contre celui d'autrui.
Le suicide, l’ultime forme de violence
Dans le roman L'immortalité, nous sommes témoins d'une ultime forme de violence à l'égard du corps: le suicide de la jeune fille sur l'autoroute. Les explications et les analyses effectuées par le narrateur-écrivain et le personnage d'Avenarius font preuve de l'existence d'une relation entre l'acte de suicide et le dégout inconscient de la jeune fille à l'égard de son corps.
Bien que les raisons du suicide renvoient, toutes, à la déception de la jeune fille de la société de ses relations avec autrui, si nous les constatons de plus près, nous nous rendons compte qu’il y a une raison plus profonde que le narrateur présente comme le résultat des raisons mentionnées: «Mais le faible n'a pas la force de répercuter le mal qui s'abat sur lui, sa propre faiblesse l'humilie et le mortifie, devant elle, il reste absolument sans défense. Il n'a plus qu'à détruire sa faiblesse en se détruisant lui-même. Et c'est ainsi que la fille s'est mise à rêver sa propre mort» (Kundera, 1990: 302). Cependant, si l'on se réfère aux autres thèmes et évènements racontés dans ce roman ainsi que dans d’autres romans de Kundera, ce penchant au suicide et à l'autodestruction est le résultat du sentiment de la répulsion enracinée dans l'inconscient de la jeune fille. Les faiblesses que le narrateur-écrivain souligne et à cause desquelles la jeune fille décide de se détruire, ne sont-elles pas les faiblesses et les défauts intrinsèques du corps en tant que partie inséparable de l'existence humaine? Quelques lignes plus bas, le narrateur-écrivain aborde d'une façon plus détaillée le sujet de l'autodestruction de la jeune fille:
«La mort, telle qu'elle la désirait, ne ressemblait pas à une disparition, mais à un rejet. A un rejet de soi-même. […] Elle se portait elle-même à travers la vie comme un fardeau monstrueux, qu'elle détestait et dont elle ne pouvait se débarrasser. C'est pourquoi elle désirait se rejeter elle-même, se rejeter comme on jette un papier froissé, comme on jette une pomme pourrie. Elle désirait se rejeter comme si celle qui jetait et celle qui était rejetée étaient deux personnes différentes» (Kundera, 1990: 302-303).
Dans ce passage, les phrases «fardeau monstrueux qu'elle détestait et dont elle ne pouvait se débarrasser» et «celle qui jetait et celle qui était rejetée» ainsi que des analogies telles que «papier froissée» et «pomme pourrie» renvoient tous, à la relation sujet-objet et à la prise de distance du personnage avec son corps. Finalement, un peu plus loin, le narrateur signale directement l’aspect corporel du suicide: «Elle désirait mourir, mourir terrassée par un poing brutal qui ferait entendre un bruit, comme lorsqu'on écrase les élytres d'un hanneton. C'était un désir très physique d'être écrasée, comme lorsqu'on éprouve le besoin d'appuyer fortement sa paume sur un endroit du corps qui fait mal» (Kundera, 1990: 303).
Toutes les descriptions de ce chapitre évoquent, d'une certaine manière, la dualité corps-âme. Mais il paraît que dans ce moment dramatique, cette dualité se dissipe pour qu’il ne reste qu'un seul de ces aspects, à savoir l'âme. Ainsi, se rompent les attaches de la jeune fille à son corps, à la réalité et aux autres: «Elle ne voyait rien autour d'elle, elle ne savait pas si c'était l'été, l'automne ou l'hiver, si elle longeait un rivage ou une usine; en effet, il y avait bien longtemps qu'elle ne vivait plus en ce monde; elle n'avait d'autre monde que son âme» (Kundera, 1990: 304).
Ainsi, nous admettons la jeune fille souffre d'une division dans sa personnalité. Si l’on voulait expliquer son cas selon les termes lacaniens, on pourrait dire que l'attitude du personnage à l'égard de son corps est bien agressive. Pour Lacan, dans la formation du “moi”, deux attitudes peuvent dominer. L'une est «affairement jubilatoire» qui est le résultat de l'unité inspirée par l'image. L'autre est «la connaissance paranoïaque» provenant de la méconnaissance d'un sujet envers lui-même. Ces deux attitudes entraînent deux tendances opposées: «le narcissisme et l’agressivité» (Grosze, 1990: 40). Dans l’optique de Lacan, elles sont étroitement liées. L'agressivité est le résultat du conflit intérieur du sujet avec son “moi”: «La notion d'agressivité répond au déchirement du sujet contre lui-même» (Lacan, 1966: 344).
Mais ce qui importe avant tout, c'est l'effort de Lacan pour expliquer la tendance de l'homme à l'agressivité par rapport à ses manifestations socioculturelles ainsi que son insistance sur l'aspect corporel de celle-ci :«Il y a là un rapport spécifique de l'homme à son propre corps qui se manifeste […] dans la généralité d'une série de pratiques sociales, depuis les rites de tatouage, de l'incision, de la circoncision…» (Lacan, 1966: 344)
On peut par conséquent conclure que la cause de l'autodestruction de la jeune fille est enracinée dans une agressivité inconsciente envers son propre corps.
Conclusion
Le personnage de la mère de Jaromil ainsi que la fille qui tente de se suicider sur l'autoroute sont confrontés à un même problème: elles ne sont pas capables de s'unir avec leur corps. Cette impuissance aboutit à une sorte de passivité, un manque de volonté et de responsabilité envers le corps et la vie. La violence des personnages envers leur corps est d'une part enracinée dans la dualité corps-âme (ou, dans un sens psychologique, dans une division dans la personnalité), et d'autre part, dans le phénomène inconscient de l'abjection. On doit ajouter à cela la déchéance et le changement perpétuel du corps afin de mieux comprendre pourquoi les personnages haïssent et humilient leurs corps. Pour eux, le corps n'est qu'un corps parmi les autres, un objet parmi les autres objets. Cependant, celui-ci n'est pas neutre. Il fait intégralement partie de l'existence du personnage. Il ne manque jamais de rappeler sa présence perpétuelle et parfois agressive. Il en résulte une confrontation entre le corps et l'identité, entre le corps et le moi du personnage qui se veut libre, sublime et autonome. Le corps va à l'encontre d'une telle sublimation et d'une telle autonomie puisqu’il est sujet au changement, au vieillissement permanent, et qu'il est insuffisant pour exprimer l'identité. C'est pourquoi, pour les personnages, leur corps se mue en talon d'Achille, en ennemi perpétuel.
[1] Cette intellectualité est également l'un des traits caractéristiques du style de Kundera: «D'autres part le style de Kundera est intellectuel et rationaliste. A la différence d'autres écrivains modernes, il ne cherche pas à créer la sphère imaginaire d'un "sens possible" et n'admet pas la relativité sémiotique des mots et des phrases. Il est, au contraire, radicalement obsédé par la précision de chaque mot, par une expression claire, absolument univoque […] c'est peut-être le sort posthume de Kafka et d'autres grands romanciers qui a effrayé Kundera. Quoi qu'il en soit il semble avoir condensé son œuvre, en posant clairement des limites à l'interprétation de celle-ci.» (Boisen, 2003: 545-546)
[2] La vie est ailleurs a pour cadre la Tchécoslovaquie avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale et raconte la vie de Jaromil, un personnage qui a dédié sa vie à la poésie.
[3] Publié en 1990 en France, il s’agit du sixième roman de Kundera. Dans ce roman Agnès et Laura sont deux sœurs. Avant l’accident de voiture qui provoquera la mort d’Agnès, celle-ci va petit à petit se détacher du monde.
[4] Selon Kristeva dans le livre Pouvoirs d’Horreur, les êtres ne surgissent pas soudainement dans le monde comme des sujets discrets et séparés. Notre première expérience du monde est une expérience de la plénitude, de l’unité avec notre milieu. L’enfant vient au monde sans aucune borne délimitant le soi. Il faut que ces bornes soient développées. Le fait d’examiner la manière dont ces bornes se développent et comment le moi se forme constitue l’un des principaux champs de travail de la théorie psychanalytique.
[5] “By depicting sexuality as the focus where all themes of the story converge and where its deepest secrets are located."
[6] “The most obvious role of sexuality in the portrayal of man involves the presentation of the characters innermost concerns and desires, as sensed by the omniscient narrator, in scenes either during or intimately related to the sexual act."