نوع مقاله : مقاله پژوهشی
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دانشگاه شهید بهشتی
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Introduction
Déjà l’auteur de deux romans et de quelques essais, Pascal Quignard ne commence pourtant à être reconnu dans le monde de la littérature qu’après la parution, en 1986, du Salon du Wurtemberg. Dans cette autobiographie fictive, Charles Chenogne, un musicien d’une quarantaine d’années, raconte une période tragique de sa jeunesse. Il s’agit d’une amitié ardente qui le liait alors à Florent Seinecé, un chartiste rencontré au service militaire. Cette amitié sera vite trahie, car Isabelle, la femme de Florent, quitte son mari pour Charles. Cette histoire fait écho, dans ces différentes étapes, à d’autres souvenirs: ceux de l’enfance du narrateur. Egalement traumatiques, ces deux histoires s’imbriquent et progressent conjointement.
Bien qu’écrit sous forme de l’autobiographie fictive, Le Salon du Wurtemberg se différencie visiblement de ce genre. Loin d’aboutir à retrouver le passé, il ne fait que répéter certaines scènes obsessionnelles. En effet, la fin que se propose le narrateur quignardien est moins de revivre un passé perdu que d’exorciser les souvenirs obsédants. Cette étude tâche de mettre en évidence l’aboutissement de cette tentative du narrateur. Pour savoir si l’écriture arrive à mettre fin à ce retour interminable du passé, il est indispensable d’éclaircir la démarche du narrateur dans l’évocation de son passé et de vérifier ensuite si les stratégies mises en œuvre par lui conviennent à l’exorcisation de son passé traumatique. Selon Freud, pour que l’analysé se libère de ses souvenirs obsessionnels, il faut qu’il surmonte la résistance qu’il éprouve lors de la remémoration et qu’il prenne le courage de faire face à ses souvenirs refoulés. L’évocation complète et sans détours des souvenirs obsédants fait ainsi preuve de la réconciliation de l’analysé avec le refoulé et, par conséquent, de la cessation du retour obsessionnel du passé. La narratologie qui étudie les structures et les techniques narratives, nous fournit les moyens nécessaires pour analyser le rapport qu’entretient le narrateur avec ce qu’il raconte. En effet, cette discipline porte sur le texte narratif où une instance intermédiaire assume toujours la représentation de l’histoire. Elle inclut inévitablement l’étude des rapports entre ce narrateur et l’histoire qu’il raconte. Etant donné que l’histoire racontée par le narrateur quignardien porte sur son passé traumatique, l’étude des modalités de représentation de cette histoire révélera la nature de son rapport avec ses souvenirs refoulés. Parmi les questions de la narratologie, celle du «mode narratif» qui a pour objet l’étude de «la régulation de l’information narrative» (Genette, 1972: 184), nous permettra de déterminer ce rapport. Nous allons ainsi, par l’étude du degré de l’information narrative, fournie par le narrateur sur son passé, déterminer le rôle de la narration soit à réduire soit à accroître l’écart entre le narrateur et son passé.
I. La remémoration: la répétition des souvenirs refoulés
Le Salon du Wurtemberg pourrait paraître à l’abord une recherche du temps perdu. Pourtant, dans cette «œuvre apparemment la plus proustienne de Quignard» (Rabaté, 2011: 94), le narrateur ne prétend en aucune façon ressusciter le passé et redonner de l’existence aux morts. Ainsi, l’écriture des souvenirs s’avère parfois dénuée de sens et il arrive souvent au narrateur de s’interroger sur le sens de sa quête. En répondant à la question de Jean-Pierre Salgas qui l’interroge sur sa position par rapport à l’œuvre de Marcel Proust et à celle de George Perec, Quignard affirme que dans sa quête du passé il est influencé plutôt par Perec car il met en valeur la perte et l’oubli contre toute possibilité d’établir la vérité:
«Perec, je le vénère pour son silence, sa façon d'enfouir le secret et de le laisser affleurer, de s'adresser au trou vide de son enfance et de ne pas ciller des yeux. J'avais à son égard une gêne rhétorique, mais j'admire qu'il ait écrit directement au-dessus du vide, qui dans son cas, était effrayant. Proust? L'œuvre ne flotte pas sur le même vide […]. [Proust] croit à la vérité de sa quête et il croit à l'installation du passé» (Salgas, 1990: 5)
Ainsi contrairement à l’œuvre proustienne où la remémoration pourrait aboutir à retrouver le temps perdu, la quête du passé, chez Quignard, ne débouche que sur le vide. D’un passé impossible il ne reste que des fragments de souvenirs incapables de le reconstituer. «Le projet de Pascal Quignard serait, ainsi, aux antipodes de celui de Proust, auquel il doit pourtant se mesurer […]. Proust sans l’euphorie de croire que la littérature sauve la vie, que la littérature est la vie» (Rabaté, 2011: 95). Pourtant, le narrateur du Salon du Wurtemberg, chez qui le caractère illusoire de la quête du passé ne fait aucun doute, se retourne sans relâche et comme malgré lui vers son passé: « J’ai beau me dire: ‘‘ A quoi bon se souvenir? La trace de la chaussure n’est pas la chaussure et elle n’est d’aucun secours pour marcher!’’ Mais je retourne à la trace et me passionne de nouveau – jusqu’à l’hypnose – pour des ombres.» (SW: 278)
D’ailleurs, l’inconvénient de cette quête du passé ne consiste pas seulement dans son caractère illusoire; cette recherche est marquée aussi par la détresse. La recherche du perdu exige pour Charles, tout comme pour Orphée auquel il s’identifie, le voyage à travers l’enfer. En effet, la remémoration entraine toujours la peine et la souffrance. Le retour du passé s’accompagne invariablement de dépressions nerveuses et de cauchemars: «Les crises d’angoisse sont ces sortes de secousses qui indiquent qu’il y a quelque poisson, qu’il mord – que le passé attaque» (SW: 287). Le passé, pour Charles, représente le perdu; une période révolue et des êtres disparus. Le passé est placé aussi sous le signe de la culpabilité; c’est une amitié trahie. Le passé c’est l’enfance qui fait continuellement retour; une enfance marquée par l’indifférence maternelle.
Mais, si l’écriture n’aspire pas à ressusciter le passé, si la remémoration n’inspire que de la souffrance, pourquoi le narrateur s’acharne-t-il à transcrire ses souvenirs? En effet, chez le narrateur du Salon du Wurtemberg, ainsi que chez Quignard lui-même, «écrire n’est pas un choix mais un symptôme» (Salgas, 1990: 1). En effet, le passé et tous ses souvenirs désagréables ne cessent de hanter le narrateur. «Je suis un être que tout ce qu’il a vécu hante» (SW: 281) convient-il. En écrivant ses souvenirs, le narrateur espère se libérer d’un passé obsédant. La métaphore du «revenant», auquel Charles recourt à plusieurs reprises, exprime à juste titre le caractère obsédant du passé. La répétition est ainsi inhérente à la remémoration; les personnages, les situations et les événements se répètent d’un bout à l’autre du roman. Chantal Lapeyre-Desmaison, dans son étude sur l’œuvre quignardienne, insiste sur l’aspect psychique de cette répétition:
«Le concept de ‘‘répétition’’, tel que Freud l’élabore dans le chapitre ‘‘Remémoration, répétition, perlaboration’’ a une valeur structurelle: cette dimension de la répétition construit l’œuvre de bout en bout. Les personnages ne cessent de revenir, les mêmes scènes reviennent à l’intérieur des romans, ou d’un roman à l’autre, d’un traité à l’autre.»(Lapeyre-Desmaison, 2004: 42)
Dans l’article susmentionné de Freud, le psychanalyste présente une nouvelle méthode de traitement où le médecin aide le malade à se remémorer et à extérioriser les souvenirs refoulés et oubliés. Le médecin y procède en relevant et en mettant à découvert les résistances du malade devant la remémoration. Plus un souvenir est traumatique, plus le malade résiste à la remémoration. Dans ce cas, le souvenir s’est oublié mais les troubles produits chez le malade persistent. Ainsi, «l’abréaction» (Freud, 2004: 2) de ce souvenir refoulé se fait d’une autre manière: le malade tente de l’extérioriser et de s’en libérer en répétant des situations semblables:
«[…] l’analysé ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé, mais qu’il l’agit. Il ne le reproduit pas sous forme de souvenir mais sous forme d’acte, il le répète, naturellement sans savoir qu’il le répète. / Par exemple: l’analysé ne raconte pas qu’il se souvient d’avoir été frondeur et incrédule envers l’autorité de ses parents, mais il se comporte de cette même façon envers le médecin.»(Freud, 2004: 5)
Les sentiments et les désirs refoulés se réactualisent ainsi par le transfert du passé oublié sur tous les domaines de la situation présente et sur toutes les activités et relations de la vie (Freud, 2004: 6). Ce type de répétition, comme nous allons voir, préside d’un bout à l’autre à la rédaction du Salon du Wurtemberg.
Le roman recouvre, comme nous avons déjà remarqué, deux périodes différentes de la vie du narrateur: son enfance et sa jeunesse. Les deux récits se ressemblent du point de vue thématique. Dans le récit d’enfance, Charles est délaissé par sa mère alors que dans le récit de sa jeunesse, il trompe son ami et provoque ainsi le divorce d’Isabelle et la séparation de celle-ci et de sa fille. La séparation de la mère de l’enfant constitue l’un des leitmotivs importants du roman. Plusieurs personnages avaient une enfance difficile marquée par l’abandon ou l’indifférence maternelle; il s’y trouve aussi des mères qui souffrent énormément d’être séparées de leur enfant.
Tout comme le narrateur, Florent aussi était privé de l’affection maternelle pendant son enfance. Délaissé par un père qui était souvent en mission à l’étranger, et une mère qui sortait le soir, il a grandi dans la solitude et l’angoisse. Florent évoque ainsi l’enfance de Charles, alors que l’image d’Isabelle, comme nous allons voir, est à rapprocher de celle de la mère de Charles. L’amitié qui lie le narrateur à Florent et l’amour qu’il éprouve pour Isabelle doivent beaucoup à ces affinités et se présentent comme la répétition des mêmes souvenirs d’enfance.
L’enfance de Charles est marquée profondément par le défaut de l’amour maternel. L’indifférence de sa mère s’incarne en particulier dans le regard qu’elle refusait à jeter sur son fils. Après son divorce, le seul moment de la semaine où la mère de Charles, rendait visite à ses enfants c’était le dimanche, quand ils se rassemblaient dans le salon pour jouer de la musique. Malgré tous les efforts de Charles pour se faire remarquer de sa mère, celle-ci ne levait pas les yeux pour le regarder. Cette scène de concert dans le salon de musique et sous le regard absent de la mère va jouer un grand rôle dans la vie de Charles. C’est ce dont il s’aperçoit quand il arrive à la fin de son histoire: «Ce salon autrefois de musique […] plus je le contemple, plus il me semble qu’il contenait mon destin» (SW: 389). D’ailleurs la dénomination du roman par ce lieu en dit long sur son importance. Ainsi «le destin de Charles paraît s’être accompli nécessairement depuis la blessure affective originelle (le regard absent de la mère)» (Froehlicher, 2013: 133).
Ce salon de musique fait écho au salon rose de la maison de Saint-Germain-en-Laye où Florent, Isabelle et Charles se rassembleront plus tard. Dans le salon du Wurtemberg, au-dessus du canapé où la mère de Charles s’asseyait pour voir le concert de ses enfants, il se trouvait une toile qui représentait une scène érotique entre Psyché et Eros. Le salon rose contient aussi un biscuit en marbre qui représente la même scène. Il s’agit de Psyché nue qui, tenant à la main une lampe, s’est retournée vers Eros. Les sentiments qu’éprouve Charles en se trouvant dans ces deux salons, son amour filial pour sa mère et son amour secret pour Isabelle, semblent être associés à cette scène mythique. D’ailleurs le personnage de Psyché se confond, dans ses souvenirs, à sa mère et à Isabelle. Il cherche dans toutes ces deux femmes un amour impossible: «Ma mère ne levait pas les yeux. Au-dessus d’elle Psyché ne regardait pas […]. Cette Psyché (dont le destin mythique était, un jour, de se métamorphoser en papillon) avait quelque chose de ma mère, ou bien se confondait à elle, et même peut-être, cette Psyché avait-elle quelque chose d’Isabelle.»(SW: 45-46)
Ainsi, l’amour de Charles pour Isabelle se confond à l’amour qu’il porte à sa mère. C’est le regard refusé de sa mère que, bien des années plus tard, il cherche inconsciemment sur le visage d’Isabelle: «Je regardais son regard, ses yeux. Ce qui me fascinait sans que j’en aie pris alors toute la mesure, c’était la ressemblance d’Ibelle et de ma mère» (SW: 116). Pareillement, la fin de cette liaison se coïncide avec la perte de ces illusions: «Toute histoire d’amour se termine d’ailleurs de la sorte: ‘‘ Oh! Pardonnez-moi. Je me suis mépris. Je vous avais pris pour quelqu’un que…, pour quelqu’un qui… J’avais cru reconnaître…»(SW:116).
Ainsi, un même passé traumatique donne lieu à des répétitions interminables. Par l’écriture de cette œuvre autobiographique, Charles entend conjurer ce passé obsédant; ce qu’il ne manque pas de reconnaître lui-même: «J’avais envie de noter ces scènes sans cesse ressurgissantes en sorte de les enfermer, de les répudier, de les rejeter hors des frontières» (SW: 415). Ainsi, «le passage à l’écriture sert de thérapie cathartique face à l’obsession du passé» (Ballet-Baz, 2009: 96).
II. Le mode narratif dans Le Salon du Wurtemberg
La méthode de traitement que propose Freud dans son article, consiste à aider le malade à «surmonter les résistances du refoulement» (Freud, 2004: 3) pour qu’il puisse se remémorer ce passé refoulé. Il faut que le malade adopte une attitude consciente à l’égard de sa maladie, qui prend son origine dans ses souvenirs refoulés. Le malade doit se résigner à faire face à son passé, car «il n’est pas possible de tuer un ennemi qui est absent ou n’est pas suffisamment proche» (Freud, 2004:8). Il faut vivre ce passé traumatique au lieu de s’y soustraire, sinon il ne cessera jamais de chercher une échappatoire dans les répétitions interminables.
Le narrateur du Salon du Wurtemberg ne manque pas de remarquer que la hantise du passé résulte de ceci qu’il n’a pas été vécu totalement. Dans une méditation sur la création littéraire, Charles convient que, dans l’écriture, les expériences incomplètes cherchent un achèvement: «Il me semble parfois que nous passons notre vie à accomplir des actions vaguement ébauchées jadis, à compléter des puzzles antiques, à achever des phrases interrompues, à mettre un terme à des émotions insuffisamment éprouvées. Tout à coup, dans l’inachevé, des bourgeons fleurissent. Ou cela surgeonne. Cela fait des feuilles, des livres.» (SW: 431)
Ainsi, le narrateur n’ignore pas que ce livre, où il étale un passé indéfiniment multiplié, s’origine dans le refus de vivre complètement le passé. Mais, maintenant qu’il procède à la remémoration afin d’exorciser ses souvenirs refoulés, quelle position prend-il envers ce passé? Le vivra-t-il complètement cette fois? Pour répondre à ces questions, il faut étudier le rapport qu’entretient le narrateur avec le monde romanesque (qui est dans le cas présent son passé refoulé dont il fait le récit) afin d’examiner si le narrateur cherche encore à esquiver son passé ou s’il permet à cela de se manifester totalement. Pour y parvenir, nous nous appuyons sur la narratologie qui étudie le texte du point de vue de son «narrativité» (Genette, 1983: 7). En effet contrairement au genre dramatique qui montre directement une histoire, le texte narratif exige la présence d’une instance intermédiaire pour raconter l’histoire. La narratologie étudie la manière dont le narrateur procède à la représentation de l’histoire, soit du monde romanesque. Étant donné que le monde romanesque que représente le narrateur quignardien est constitué généralement de ses souvenirs refoulés, l’étude narratologique du roman nous permettra de connaître le rapport qu’entretient ce narrateur avec ces souvenirs: les repousse-t-il encore ou tente-t-il enfin de s’en approcher? S’identifie-t-il à Charles-acteur qui se trouve plus près de l’expérience vécue ou crée-t-il un intervalle entre lui et ses souvenirs en adoptant le point de vue de Charles-narrateur ? Pour éclaircir le rapport du narrateur avec le monde raconté, nous allons nous intéresser en particulier à la question du «mode narratif» approfondie par Gérard Genette dans Figures III.
Parmi les questions concernant la narrativité, celle du «mode narratif» (Genette, 1972: 183-224) s’avère être la plus importante. Le mode narratif détermine les rapports qui se trouvent entre le monde romanesque (les personnages, leurs discours, les événements, les objets, …) et le regard qu’y porte le narrateur. En effet, le lecteur perçoit le monde romanesque à travers le prisme que lui tend le narrateur. Dans le chapitre consacré au mode, Genette distingue deux éléments qui déterminent le mode narratif : «la distance» et «la perspective».
II. 1. La distance narrative
De la même manière que «la vision que [nous avons] d’un tableau dépend, en précision, de la distance qui [nous] en sépare» (Genette, 1972: 184), la quantité de l’information sur le monde romanesque dépend aussi de la «distance narrative»; c’est cette distance qui détermine l’exactitude des informations fournies sur les événements, les actions des personnages et aussi sur leurs paroles (ce qu’ils disent ou pensent). En effet, ces éléments pourraient être représentés avec plus ou moins de précision et d’une manière plus ou moins mimétique ; cela dépend de la «distance» qui sépare le narrateur de l’histoire qu’il raconte. La distance narrative concerne aussi bien le monde extérieur que la vie intérieure de l’acteur (ses pensées et ses sentiments). Le rapport du narrateur avec le monde romanesque doit être envisagé aussi bien dans sa perception externe que dans sa perception interne (Lintvelt, 1981: 43). Dans chacun de ces deux domaines, le narrateur pourrait se tenir à plus ou moins de distance par rapport à l’objet de sa perception, et en conséquence fournir plus ou moins de détails au lecteur.
L’étude des choix effectués dans ces deux domaines, dans Le Salon du Wurtemberg, nous permet de constater si le narrateur arrive enfin à surmonter la résistance qu’il éprouve à évoquer son passé traumatique (qui est l’objet de sa perception) et à le représenter ouvertement et sans aucune censure. Car, comme dit Genette, la représentation «a ses degrés; le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi […] se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte» (Genette, 1972: 183). Ainsi, pour que la narration apporte son effet bénéfique au narrateur quignardien, il faut que ce dernier se libère des contraintes qui l’empêchent d’aborder entièrement son passé et qu’il donne libre cours à ses souvenirs refoulés. Plus le récit de son passé fournit de l’information narrative (aussi bien dans le domaine de la perception externe que celui de la perception interne) plus le refoulé trouve la possibilité d’émerger au grand jour.
Le Salon du Wurtemberg, en tant qu’une autobiographie fictive, doit être évidemment focalisé sur Charles qui écrit ses souvenirs. Le récit doit s’approprier sa perspective narrative qui inclut sa perception externe (celle du monde extérieur) et sa perception interne (celle de sa vie intérieure). Nous allons examiner, dans l’extrait qui suit, à quelle distance se tient Charles par rapport à chacun de ces deux domaines du monde romanesque. Ce passage concerne la période où Charles et Isabelle vivent ensemble dans une villa en Normandie. Souffrant déjà profondément de cette situation qui lui rappelle continuellement sa culpabilité, Charles est tenté de rompre cette relation et de rentrer à Paris. Pourtant il n’y arrive pas, jusqu’à ce qu’une rencontre accidentelle le décide enfin à partir. Après cette rencontre, Charles est pris d’une tristesse singulière qui affecte l’amour qu’il porte à Isabelle. Peu de temps après, il la quitte et rentre à Paris. Ainsi, ce passage constitue un tournant décisif dans le déroulement de l’histoire.
«Un matin, enveloppé dans un ciré glacial et jaune, j’étais descendu au port acheter du poisson. Je rencontrai Raoul Costeker et Sylvie Miot. / ‘‘ Oh! Karl, dit-elle, vous avez pleuré en dedans!’’/ Je m’approchai de la charrette de poissons. Il y avait de petites daurades. J’hésitais à en acheter une. Costeker me prit par le bras, me secoua vivement, m’embrassa les joues. / ‘‘ Rentrez à Paris! La Normandie ne vous réussit point. Elle ne réussit qu’à l’herbe et aux mares ! Il faut que vous rentriez à Paris!/ - Je prendrai un petit morceau de bavette ou de macreuse’’ dis-je. / Le marchand de poisson me faisait répéter. Il me regardait avec de grands yeux. Ma main tremblait. Costeker continuait de me presser de repartir pour Paris.» (SW: 166-167)
Le monde romanesque est constitué des paroles des personnages et des événements, soit des données verbales et non-verbales. La représentation de chacun de ces deux aspects du monde romanesque pourrait se faire avec différents degrés de précision. Dans ce passage, les paroles, même celles qui sont adressées au marchand et qui paraissent sans grand intérêt, sont citées sous la forme de discours direct c’est-à-dire la forme la plus mimétique du discours rapporté. En ce qui concerne les données non-verbales, la présence de quelques détails infimes et sans grande importance se fait remarquer: «un ciré glacial et jaune» et «de petites daurades». Selon Genette «détail inutile et contingent, c’est le médium par excellence de l’illusion référentielle, et donc de l’effet mimétique» (Genette, 1972: 186), car le narrateur y renonce à sa fonction de direction du récit; il y relate les scènes sans faire de choix et avec tous les détails circonstanciels même ceux qui sont sans intérêt dans le fonctionnement du récit. Dans sa perception externe, le narrateur tient ainsi à transmettre le monde romanesque dans une parfaite imitation.
En revanche, on ne rencontre aucune trace de la perception interne de l’acteur: son état d’esprit et ses pensées sont passés sous silence. Pourtant, le caractère émotif de cette scène ne fait aucun doute, car l’enregistrement objectif de la scène amène forcément Charles à constater les effets de son bouleversement. Ainsi, il ne pourrait s’empêcher de dire qu’il demande de la viande au marchand de poisson, et que celui-ci le regarde avec de grands yeux. De même, il tait ses troubles mais il ne manque pas d’observer que sa main tremble. Cette conversation qui n’est pas d’ailleurs rapportée totalement (eu égard au malaise qu’elle provoque chez le narrateur) est suivie de la narration des cauchemars de Charles et de l’évocation d’un souvenir désagréable de l’enfance, ce qui engendre une égale amertume.
Ainsi, dans le passage ci-dessus, le point de vue objectif se substitue à l’expression des sentiments. Répugnant à faire des confidences, Charles cherche à y échapper en détournant son regard de l’intérieur vers l’extérieur. Il tâche de tromper son angoisse en s’engageant dans une description minutieuse de la scène. Il en va de même pour les autres souvenirs émouvants. En évitant la perception interne, le narrateur tente de se dispenser de revivre ses souffrances passées. Il pratique ainsi «la politique de l’autruche» (Freud, 2004:7) que Freud proscrit absolument. L’abstraction faite du monde intérieur y apparaît d’autant plus flagrante qu’elle tranche sur le fond d’une narration focalisée fortement sur le personnage.
Dans Le Salon du Wurtemberg, la représentation mimétique du monde romanesque et en particulier celle de ses données verbales servent à cacher les souffrances intérieures de l’acteur. Les scènes dialoguées masquent en général une autre scène, mais cette dernière, muette et dramatique, se passe à l’intérieur du personnage. Face à ces longs discours rapportés par le narrateur, on peut se demander, comme Mademoiselle Aubier, la logeuse de Florent: «Mais à quoi cherche-t-il à se dérober en parlant tant?». Intriguée de voir Florent tellement parler, Mlle Aubier fait remarquer que «ceux qui parlent beaucoup s’encapuchonnent» (SW: 73). Ce jugement peut s’appliquer aisément à notre narrateur.
Le narrateur du Salon du Wurtemberg se montre ainsi peu enclin à révéler ses sentiments et il se soustrait souvent à ouvrir son cœur, pourtant il lui arrive exceptionnellement, comme c’est le cas dans le passage suivant, d’adopter la perception interne. Dans cet extrait, Charles médite sur la cause de son travail intense:
«A quatre heures du matin quelle ombre étrange se mettait au travail? Qui avait tant d’appétit à travailler en moi? […] Je songeais parfois à une petite comptine que mes sœurs Lisbeth et Luise se chantaient l’une à l’autre, lorsqu’elles étaient enfants et qu’elles sautaient à la corde: / Scions, scions, scions du bois / Pour la mère, pour la mère…» (SW: 221)
Le discours indirect libre, par lequel débute ce passage, se caractérise par la présence simultanée de Charles-narrateur et de Charles-acteur (nous allons expliciter plus loin cette dichotomie entre le narrateur et l’acteur): le narrateur emprunte le temps passé de l’acteur, et l’acteur, en absence de verbe déclaratif, s’exprime directement. Le narrateur pénètre ainsi imperceptiblement dans la conscience de l’acteur. Après ce discours indirect libre, Charles-narrateur donne la parole directement à Charles-acteur. Nous avons maintenant accès à l’intimité du personnage-acteur; pourtant la transmission des pensées se fait d’une manière tout à fait allusive. En effet, le lecteur n’a pas accès à toute la vie intérieure de l’acteur. Charles s’abstient d’exprimer la partie la plus importante de ses méditations qui porte sur la cause de son travail intense en tant que musicien. Le lecteur doit lire entre les lignes ce que le narrateur ne souhaite pas exprimer. En effet, ce passage évoque la scène déjà mentionnée de l’enfance de Charles où il jouait de la musique sous le regard absent de sa mère : «Je la regardais à la dérobée et je raclais, raclais. Véritablement je raclais pour elle, je mettais dans le mouvement de l’archet un poids et une vigueur tout à fait incroyables, qu’on n’imagine pas, dans l’intention où j’étais de me faire remarquer d’elle» (SW: 45). Ainsi, ce travail intense du musicien se montre encore comme la répétition déguisée d’une situation refoulée; ce que le narrateur se garde bien d’avouer.
En refusant d’adopter la perception interne ou en y procédant d’une manière elliptique, le narrateur cherche à échapper à l’intensité des émotions intérieures. Mais ce n’est pas seulement la perception interne du personnage qui fait l’objet d’ellipse. Parfois, dans sa perception externe aussi, Charles passe sous silence certaines données essentielles. C’est le cas dans le passage ci-dessous où le narrateur retranche curieusement d’une scène son propre discours.
Après son service militaire, alors qu’il n’a pas visité sa région natale depuis huit ans, Charles décide d’y voyager. Il rend alors visite à Geschich, un ami de ses parents. Au cours de cette visite, Geschich et sa femme lui demandent les raisons pour lesquelles il a quitté les lieux de son enfance. En effet, ces raisons, jamais révélées, font l’objet d’une ellipse totale dans le roman. Charles éprouve visiblement de la répugnance à évoquer les souvenirs de cette période de sa vie. Pourtant, il répond à leur question, mais le narrateur refuse de transmettre ce discours qui constitue la partie essentielle de cette scène:
«‘‘ Racontez-nous. Pourquoi avez-vous quitté le pays?’’ demanda brusquement Herr Geschich. Il martelait des doigts la table. Ils écoutaient en hochant la tête et avec de grands mouvements d’yeux, avec des haussements de sourcils, des froncements de sourcils. Ludwig Erhard venait d’être réélu chancelier. J’essayais de détourner le cours de la conversation. Ils ne voulaient rien entendre»(SW: 211).
L’omission du discours du personnage produit une lacune partielle dans la narration de cette scène. Nommée «paralipse» (Genette, 1972: 93) par Genette, cette lacune concerne non pas tout un segment de l’histoire mais certaines parties de ce segment. En d’autres termes, le récit ne retranche pas totalement un moment de l’histoire; il «ne saute pas, comme dans l’ellipse, par-dessus un moment, il passe à côté d’une donnée» (Genette, 1972: 93). Ce vide créé ainsi dans le récit pourrait se prêter, dans la suite, à un «comblement rétrospectif»(Genette, 1972: 93). Mais le narrateur ne revient plus jamais sur cette question qui paraît pourtant d’une grande importance.
Ces ellipses partielles concernent en général l’enfance du narrateur. L’enfance et toutes les souffrances qui y prennent leur origine s’expriment souvent d’une manière allusive et elliptique. Le lecteur sait que l’enfance de Charles est marquée profondément par sa mère. Il a beaucoup souffert de son indifférence et de son absence. Visitant le tombeau de sa mère, Charles l’interpelle ainsi: «Comment c’est l’enfer? Est-ce aussi désagréable que je le pense? Est-ce aussi terrible que ce que tu m’as fait vivre?»(SW: 264). Pourtant le lecteur n’est jamais assez informé sur cette enfance qui fait souffrir si vivement le narrateur.
Outre la distance narrative que met Charles entre lui et son passé, d’autres expédients narratifs lui permettent de faire reculer encore davantage ses souvenirs traumatiques.
II.2. La perspective narrative
L’information narrative fournie sur le monde romanesque dépend non seulement de la distance qui sépare le narrateur de ce monde mais aussi du «point de vue» ou de la «perspective» que le narrateur choisit d’adopter. En effet, le narrateur pourrait feindre d’adopter la perspective de l’un des personnages de l’histoire et de filtrer le monde romanesque à travers la conscience de celui-ci; il se restreint ainsi à transmettre au lecteur uniquement ce que perçoit ou sait ce personnage. Suivant la «perspective» adoptée, le narrateur pourrait représenter le monde romanesque par la conscience des personnages avec des capacités de connaissances variables. Il pourrait ainsi fournir au lecteur plus ou moins de détails sur le monde romanesque.
Autobiographie fictive, Le Salon du Wurtemberg ne saurait adopter que la perspective narrative de Charles qui écrit ses souvenirs. Pourtant, il est essentiel de distinguer Charles-acteur de Charles-narrateur. En effet, racontant sa propre vie, Charles fait fonction en même temps d’acteur et de narrateur. L’instance qui perçoit le monde romanesque se superpose à celle qui le raconte. La narration pourrait faire découvrir le monde romanesque soit par la conscience du personnage-acteur soit par celle du personnage-narrateur. Et l’identité des deux instances ne doit pas nous faire confondre, comme met en garde Genette, la focalisation sur l’acteur et la focalisation sur le narrateur (la «focalisation» c’est le terme que propose Genette au lieu de «point de vue» ou de «perspective» qui insistent sur le côté visuel de l’information narrative):
«L’emploi de la‘‘ première personne’’, autrement dit l’identité de personne du narrateur et du héros n’implique nullement une focalisation du récit sur le héros. Bien au contraire, le narrateur de type‘‘ autobiographique’’, qu’il s’agisse d’une autobiographie réelle ou fictive, est plus ‘‘naturellement’’ autorisé à parler en son propre nom que le narrateur d’un récit ‘‘ à la troisième personne’’, du fait même de son identité avec le héros». (Genette, 1972: 214)
Dans Le Salon du Wurtemberg où la remémoration fait fonction d’une cure cathartique, c’est par la focalisation sur Charles-acteur que le passé refoulé sera revécu d’une manière plus immédiate; alors que la focalisation sur Charles-narrateur produit un écart entre le narrateur et son passé. Le passage qui suit met en évidence cet écart dû à l’intervention du personnage-narrateur. Charles y raconte comment il a rompu sans raison avec Marie Ruppel alors qu’ils vivaient ensemble depuis deux années:
«À mon retour Marie supplia, tanna. Février était glacé. Je tiens que l’altruisme – avec le gâteau de riz laqué de caramel – est la pire des choses. Quelle que fût ma volonté, dans mon délire, sa présence m’était devenue insupportable. Tout d’abord on en veut extraordinairement à ceux qu’on a insultés sans qu’il y ait eu de raison. D’autre part il est assez désagréable de mettre à nu que notre désir ne correspond jamais à aucun être qui le susciterait.» (SW: 292) (C’est nous qui soulignons)
Ici au lieu de raconter, dans la perspective de Charles-acteur, les scènes qui ont mené à la rupture, Charles-narrateur (dont nous avons souligné le discours) prend la parole lui-même. En effet, il ne peut raconter cette histoire qu’en prenant ses distances par rapport à Charles-acteur qui a humilié Marie et qui l’a chassée de chez lui. Il se tient, de cette manière, à l’écart d’un souvenir dont la remémoration l’attriste. Un double décalage sépare, ici, le narrateur de la scène évoquée. Le premier, d’ordre temporel provient de l’écart entre le temps de l’histoire et celui de la narration. En se référant à ses propres coordonnées temporelles (le temps présent), Charles-narrateur fait ressortir le laps de temps qui se trouve entre lui et l’histoire racontée. C’est ainsi que, dans le passage cité, le passé simple de l’histoire contraste avec le présent du narrateur.
Le deuxième décalage découle du changement de niveau narratif. La narration fait alterner deux instances, le personnage-acteur et le personnage-narrateur. Ce qui fait leur distinction c’est le niveau de leur savoir. Le personnage-acteur, dans sa confusion, ne sait à quoi attribuer sa subite antipathie pour sa maîtresse. Alors que le personnage-narrateur, bien lucide, énumère une à une les cause qui sont à l’origine de cette rupture. Cette connaissance élargie distingue nettement les deux instances et fait sentir la distance qui les sépare. Ainsi, le choix de la perspective narrative de Charles-narrateur fait reculer les événements narrés dans un passé lointain, alors que la remémoration pour atteindre le but cathartique qu’il s’était proposé dès le début devrait aboutir à «la réconciliation avec le refoulé» (Freud, 2004: 7).
D’ailleurs le discours du narrateur, dans le passage ci-dessus, ne concerne pas seulement le monde romanesque et ses acteurs. Sa méditation vise sa propre relation amoureuse mais aussi toute relation humaine basée sur l’altruisme. Ce «discours par lequel le narrateur énonce des réflexions générales, abstraites» (Genette, 1972: 65) remplit une fonction idéologique. Il présente ainsi une portée plus générale, car le narrateur y exprime sa vision du monde. En généralisant une expérience personnelle à l’ensemble de l’humanité, le narrateur cherche à justifier une faute et à se faire pardonner une faiblesse qu’il n’est pas seul à commettre. Dans un passage où il médite sur le soulagement que procurent les confessions, le narrateur déduit que cet apaisement résulte de ce qu’on se met sur un même pied d’égalité que l’ensemble de l’humanité:
«C’est la sensation que nous communions alors avec ce qui fait l’étoffe de tous; nous confessons une appartenance qui nous pardonne; il nous semble que nous sommes tous des animaux aux fonctions assez basses et plus ou moins féroces et au nombre très limité. Nous éprouvons un apaisement et presque de la gratitude à l’idée de nous contenter d’être semblables au plus commun. Et nous prenons enfin, comme il est si rare, plaisir à ne plus nous différencier.» (SW: 219-220)
Les discours à fonction idéologique pullulent dans Le Salon du Wurtemberg et substituent souvent les scènes dont la remémoration pèse au narrateur. Ils épousent parfaitement les visées d’un narrateur qui souffre d’un passé traumatique et qui en racontant ses souvenirs aspire à retrouver l’apaisement. Pourtant cet apaisement ne serait qu’illusoire, car ces discours généralisants empêchent le narrateur de se mettre à la place de l’instance qui a vécu l’histoire. Bien au contraire ils font abstraction de la singularité d’une expérience unique pour n’en retenir que l’aspect le plus général.
Ainsi, en recourant aux discours généralisants de Charles-narrateur, le récit cherche à contourner la perspective de l’acteur. Même quand il s’agit de raconter les sentiments de ce dernier, c’est encore par le biais des discours généralisants du narrateur que l’on est informé sur l’état d’âme de l’acteur. Prenons pour exemple cet extrait qui porte sur les retrouvailles de Charles et de Florent: «Le ver à soie crache du fil au printemps jusqu’à sa mort. Les larmes de la bougie coulent jusqu’à ce que la flamme se consume. Nous nous étions quittés dans le silence, en nous embêtant un peu. Nous nous étions promis de nous revoir. Mais j’étais sûr qu’il n’en serait rien. Etais-je soulagé? Même pas.» (SW: 318) (C’est nous qui soulignons)
Ici, le narrateur prétend exprimer l’état d’âme de Charles après les retrouvailles qui lui ont été particulièrement pénibles. Le début et la fin du passage, comme nous avons souligné, se démarquent par l’intrusion de Charles-narrateur. Les phrases encadrées qui proviennent de Charles-acteur racontent impartialement les faits survenus. C’est le discours généralisant du narrateur qui assume l’expression des sentiments. Le personnage-acteur est mis à l’écart, et les sentiments perdent ainsi non seulement leur caractère immédiat mais aussi leur aspect individuel et personnel. Pour communiquer ses sentiments, le narrateur ne met pas l’accent sur ce qui fait leur singularité, par contre, il cherche à les universaliser par une comparaison si stéréotypée.
D’autre part, cette façon de procéder à l’expression de la subjectivité porte atteinte à l’immédiateté des sentiments. Avant de relater l’histoire, le narrateur, par ces comparaisons, prévoit la suite des événements et il se fait remarquer ainsi par sa connaissance plus élargie du monde romanesque. Il souligne de cette manière l’écart temporel qui le sépare de l’acteur. Ainsi, la perspective narrative de Charles-narrateur met les événements à une grande distance par rapport au présent du narrateur.
Après avoir analysé la manière dont le narrateur procède à la remémoration de son passé refoulé, il nous reste maintenant d’étudier notre texte narratif en fonction de l’autre étape de la cure psychanalytique.
III. L’abréaction du refoulé ?
Selon Freud, seule la remémoration du refoulé ne pourrait aboutir à la guérison de l’analysé: «l’état de maladie de l’analysé ne peut cesser avec le commencement de son analyse». (Freud, 2004 : 7) Le malade pourrait multiplier indéfiniment la narration de ses souvenirs refoulés sans qu’il puisse s’en débarrasser. Pour que la cure psychanalytique atteigne son but, il faut que le malade puisse remémorer son passé refoulé sans qu’il le confonde avec sa situation présente; il doit considérer son passé indépendamment du présent: «[…] alors que le malade le vit [son passé refoulé] comme quelque chose de réel et d’actuel, nous avons à y opérer le travail thérapeutique qui consiste pour une bonne part à ramener les choses au passé» (Ibid.).
Du point de vue narratologique, le personnage-narrateur (l’instance qui se remémore) devrait reproduire son passé, tel que le personnage-acteur l’a vécu, tout en se détachant de cette instance. En ce qui concerne la reproduction du passé, nous avons constaté que Charles-narrateur refuse de s’approprier la perception interne et externe de Charles-acteur et qu’il évite d’adopter sa perspective narrative. Mais ce refus de revivre totalement le passé ne signifie en aucune façon que le narrateur ait rompu ses liens avec le personnage-acteur. En effet, bien que les événements racontés concernent le passé, les émotions qu’ils ont déclenchées sont aussi actuelles qu’auparavant. Ainsi une partie de Charles-acteur, celle qui avait pris part dans l’action, se rapporte au passé, alors que l’autre partie, celle qui avait ressenti les émotions provoquées par cette action, habite encore Charles-narrateur.
La présence du discours émotif «par lequel le narrateur manifeste les émotions que l’histoire suscite en lui» (Lintvelt, 1989: 65) certifie cette survivance du passé chez Charles-narrateur. Dans ses discours émotifs, le narrateur insiste sur le fait que, après bien des années, l’évocation des souvenirs engendre chez lui encore les mêmes émotions. Nous avons déjà constaté comment Charles évite l’expression de ses émotions. N’ayant pas l’occasion de se manifester, ces émotions restent enfouies et attendent le moment où elles pourraient enfin s’extérioriser. Le retour obsessionnel du passé refoulé, comme le remarque le narrateur, en est la raison la plus convaincante: «Il semble tellement que nous passons notre vie à nous souvenir de moments que nous avons incomplètement vécus. […] Et le fait que je sois – le cœur encore palpitant – en train d’écrire et de revivre de vieilles émotions en est bien l’aveu presque désarmant.» (SW: 278)
Ainsi, ces émotions incomplètement éprouvées font le lien entre Charles-acteur et Charles-narrateur; elles rendent les événements passés aussi actuels qu’avant. Les émotions, toujours refoulées, n’ont pas l’occasion de se manifester, ni chez l’acteur ni chez le narrateur. Face aux situations émouvantes, Charles-acteur se dérobe à la peine qu’il ressent; il cherche à se soustraire de son monde intérieur. Charles-narrateur, qui transcrit ses souvenirs, procède de la même manière. D’une nature particulièrement renfermée, il se méfie des épanchements, et en conséquence, il évite de s’identifier au personnage-acteur et de raconter ses impressions intimes. Ainsi, les souffrances de Charles resteront toujours «insuffisamment éprouvées» (SW: 431): «l’écriture n’a rien mis au jour» (Froehlicher, 2013: 133).
Conclusion
Le Salon du Wurtemberg, par la résistance qu’y éprouve le narrateur à évoquer son passé, par ses maintes répétitions, par le désir de son narrateur à se débarrasser de son passé grâce à la narration, ressemble fortement, comme le signale Richard dans son étude sur ce roman, à un «discours tenu sur un divan» (Richard, 1990: 61). D’ailleurs la fin que se proposait l’écriture, dès le début, c’était d’extérioriser les souvenirs obsédants. Néanmoins, vu le caractère traumatique du passé, le narrateur ressent une grande répugnance à évoquer ses souvenirs. Deux tendances contradictoires s’opposent ainsi: le besoin pressant de raconter le passé et la révolte contre l’évocation des mêmes tourments. Le narrateur met ainsi en œuvre des procédés qui lui permettent d’assumer son acte de narration tout en se dérobant à la peine qui y est adhérente: se détourner du monde intérieur pour éviter l’évocation des souffrances passées, aborder le passé d’une manière allusive, passer sous silence certains éléments de l’histoire, adopter le point de vue du personnage-narrateur au lieu de celui du personnage-acteur qui a vécu l’histoire.
Mais, ces procédés vont à l’encontre de la méthode de traitement psychanalytique que prescrit Freud. En effet, celle-ci exige que le malade surmonte sa résistance et que, au lieu de chercher à contourner le refoulé, il y porte toute son attention. Mais en refusant d’y porter son regard, le narrateur ne rompt pas son lien avec son passé. Les émotions éprouvées lors de la remémoration certifient la présence de ce lien. Comme la narration ne permet pas aux émotions de s’extérioriser, elle devient le lieu par excellence de la répétition sans fin des mêmes obsessions. La réticence et la répétition se succèdent en alternance. Il en résulte ainsi «une écriture qui fait la belle part aux ellipses, aux silences, aux temps morts, à la répétition étale» (Rabaté, 2011: 55)