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استادیار، مرکز مطالعات ترجمه، دانشگاه علامه طباطبائی، تهران، ایران
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Il va de soi qu’évoquer la subjectivité comme terme allant de soi ne nous semble pas logique. Leurs existences et manifestations ont été suffisamment abordées par des spécialistes en la matière pour qu’on y revienne ici. Mais le bilan du panorama historique et conceptuel doit être récapitulé, afin d’en dégager les questions fondamentales sous-jacentes communes aux diverses approches. En ce qui concerne la subjectivité et ses limites, il est évident que la variété de ses actions possibles, et la difficulté qui en découle a donné à la subjectivité une définition synthétique. Ce sont surtout les linguistes qui ont approfondi la question, en s’attelant à ses divers aspects. L’on peut regrouper les approches en trois domaines d’application, relatifs aux trois niveaux de la langue: sémantique, syntaxique et pragmatique. Il nous semble que ces trois niveaux coexistent dans la notion générale de la «subjectivité», trois niveaux que nous essayons de dégager terme de cette étude définitoire de la notion dite la subjectivité constitutive de tout être humain, la subjectivité discursive qui renvoie par des marques dans le langage à un sujet dont elle émane tout en indiquant les choix que ce sujet a effectués, et enfin l’unicité subjective du sujet, à laquelle appartiennent toutes les manifestations de son unicité place accordée à autrui dans l’énoncé, art personnel de dire le monde, réflexivité à l’œuvre dans l’acte énonciatif.
Autour de notre recherche nous tâchons, donc, de répondre à des questions suivantes: Comment la subjectivité du locuteur émerge-t-elle dans son énoncé? Peut-on penser à l’absence de la subjectivité lors de l’expression du locuteur? Il va de soi que ces trois domaines d’investigations peuvent être liés mais nous pensons qu’ils sont non réductibles les uns aux autres. Ils concernent la constitution et la nature de la subjectivité, son étendue et ses limites, et encore ses modes de manifestation.
Constitution et nature de la subjectivité
Les questions de la constitution et de la nature de la subjectivité ont en commun de soulever une problématique tant philosophique que linguistique: le sujet entretient-il avec la langue un rapport d’immanence, comme semble en témoigner la conception de Benveniste, (Benveniste, 1996) ou de transcendance, comme le laissent à penser les théories de Kant («Je» transcendantal) (Kant, 2010) ou de Culioli dont la méthode consiste à s’appuyer sur les langues pour remonter aux opérations effectuées par une subjectivité inaccessible (Culioli, 1999). La question semble être résolue par la définition philosophique de la réflexivité du sujet, qui effectue un permanent retour sur lui-même sans lequel il ne serait pas un sujet pensant capable de représentations, mais seulement un animal parmi d’autres. C’est Guillaume qui emprunte à la philosophie cette approche pour l’approfondir en linguistique et montrer comment le sujet se constitue en permanence dans le rapport qu’il entretient avec lui-même par et à travers le langage (Guillaume, 1973). L’on pourrait alors considérer que la subjectivité oscillerait entre transcendance d’un être qui ne se réduit pas à la langue et immanence d’un être qui s’appuierait sur la langue pour se percevoir et se définir lui-même. La question ne saurait trouver ici une réponse définitive et mérite qu’on y revienne.
Mais à son tour, la résolution partielle du rapport entre immanence et transcendance du sujet et du langage à travers une définition de la subjectivité comme réflexivité constitutive d’elle-même pose problème: l’idée de Guillaume qui voit dans la langue établie par l’usage le figement d’expressivités anciennes, revient à considérer que la langue est elle-même une trace de la subjectivité, supprimant ainsi l’idée d’une langue objective. Ainsi exprimé, le problème posé incite à dégager des niveaux de subjectivité. Nous pouvons d’ores et déjà nommer un premier niveau de subjectivité pour désigner cette subjectivité impersonnelle, relevant plus d’un collectif que de la subjectivité d’un seul. Cette subjectivité se situe aux confins du subjectif et de l’objectif, car elle n’est que la trace d’une subjectivité personnelle passée, et d’une subjectivité collective présente.
Etendue et limites du sujet
Niveau sémantique
«La subjectivité est perceptible au niveau sémantique de la langue, notamment par les choix effectués entre différents termes possibles: employer un substantif ou un verbe à l’infinitif entraîne des variations de sens dont le locuteur a la maîtrise. Au sein d’une même catégorie grammaticale, le sujet peut varier les niveaux d’information en étant variablement présent dans son énoncé. C’est le cas lorsqu’un locuteur choisit d’employer des termes neutres, appréciatifs voire affectifs, qui transmettent ou trahissent à des degrés variables son point de vue subjectif. Il en est de même pour les écarts volontaires avec une norme linguistique, qui sont autant de variations stylistiques pour un contenu similaire – mais sensiblement différent. En outre, l’insertion d’adverbes dans l’énoncé peut témoigner d’une perception propre au sujet énonciateur. Ainsi, dire que manifestement, la grève n’a eu aucune incidence sur les décisions des dirigeants restreint les conclusions à propos des effets constatés par le locuteur à ce que ce dernier a pu en percevoir.» (Rezapour; 2018 : 148)
Niveau syntaxique
Du point de vue syntaxique, ce sera encore l’expression de la liberté du sujet dans ses choix linguistiques qui manifestera la subjectivité, comme l’a étudié Culioli, le choix du type de phrase employé qui révèle un degré encore une fois variable de présence subjective, comme dans l’exemple suivant, ou stratégie informationnelle qui décide de l’emploi de procédés de mise en valeur. En témoignent ces deux énoncés, véhiculant tous deux la même information, mais le second seulement étant porteur de subjectivité:
(1) Il est interdit de pénétrer dans l’enceinte du château.
(2) Quel enfant désobéissant! Tu n’as pas le droit d’entrer dans l’enceinte du château!
Guillaume y ajoute la distinction entre expression et expressivité, la première relevant d’une grammaire dite classique quand l’autre émane d’une grammaire improvisée où l’inventivité du locuteur permet de renforcer le sens fourni par l’expression grammaticale (Guillaume, 1973: 154). C’est encore au niveau syntaxique du langage que se perçoit la subjectivité à l’œuvre au cours de ses opérations d’énonciation. Enfin, dans la lignée guillaumienne de l’expressivité, la subjectivité est visible dans les écarts permis par la langue, comme le montre Culioli. On lit ainsi: «A trop marquer la stabilité du signe, discret et arbitraire, on s’est caché le mouvement qui est au cœur de tout acte de langage, cet ajustement des systèmes de repérage entre énonciateurs, pour figer le langage en un instant, normé, calibré, objectif, clair, plus il est vrai la sainte liberté du style-écart et les mystérieux degrés de la grammaticalité.» (A. Culioli, 1999: 45)
Le linguiste se doit donc «d’articuler le divers, l’intersubjectif et l’hétérogène, à travers une métalangue cohérente, explicite et objective».Loin d’être simple emboîtement de parties du discours selon les lois croisées de la syntaxe et de la sémantique, l’énoncé est défini comme un «agencement de marqueurs, qui sont eux-mêmes la trace d’opérations, (…) la matérialisation de phénomènes mentaux auxquels nous n’avons pas accès, et dont nous ne pouvons, nous linguistes, que donner une représentation métalinguistique, c’est-à-dire abstraite» (A. Culioli, 2002: 27).C’est donc à tout ce travail subjectif, à toutes ces opérations mentales donnant lieu à des énoncés, que s’intéresse la théorie des opérations énonciatives.
Niveau pragmatique
C’est le niveau le plus intéressant, dans la mesure où il permet d’inclure dans la langue une bonne part de ce qui lui est extérieur, en introduisant la situation du locuteur et le regard que celui-ci porte sur ses énoncés: l’étude pragmatique de la langue permet d’élargir plus encore le vison de l’énoncé en y ajoutant un cadre supplémentaire. Lorsque le locuteur exprime des commentaires sur son discours «vous voyez ce que je veux dire!», il effectue un retour sur lui-même en tant qu’objet de ses perceptions et réflexions – aussi peut-on situer au niveau pragmatique la première expression de la réflexivité perceptible du sujet. C’est à ce même niveau qu’incombent certains choix énonciatifs, notamment de dilution ou condensation de l’information. Selon ce qu’il juge bon, le locuteur peut adapter aux situations sa manière de transmettre les informations qu’il veut faire parvenir à ses interlocuteurs. La dilution de l’information est particulièrement visible dans les énoncés adressés aux jeunes enfants: l’énoncé (3) est plus dense que l’énoncé (4), probablement adressé à un enfant plus jeune:
(3) Tiens, ton goûter!
(4) Tu vois, le goûter, je le mets dans ton cartable, et quand ce sera la récréation, tu pourras le manger!
On notera en passant que la condensation de l’information tend à faire usage de formes elliptiques, et à omettre ce qui va de soi, en l’occurrence (3), le fait que le destinataire se trouvera en situation de manger le goûter. Ces deux exemples permettent en outre de souligner un troisième aspect de la présence de la subjectivité au niveau pragmatique de la langue, à savoir l’introduction de l’altérité dans l’énoncé, en fonction de la place que le locuteur décide de lui laisser. Le choix de diluer l’information témoigne d’une volonté de se mettre au niveau des capacités du destinataire. C’est une manière de lui ménager une place dans son énoncé.
En somme, le niveau pragmatique du langage permet d’inclure à l’étude des énoncés la prise en considération des situations extérieures. C’est, d’une certaine manière, résoudre la tension entre immanence et transcendance du sujet dans la langue : de même que la subjectivité échappe à la perception directe mais se laisse percevoir dans ses énoncés, de même, le contexte situationnel et discursif de l’énoncé n’est pas systématiquement présent ni représenté dans le discours, mais se laisse inférer à partir de nombreux indices, ou marqueurs.
C’est particulièrement la notion essentielle de marqueur qui va permettre de rendre compte de la conception de l’activité de langage. Il permet de montrer que tout terme déclenche une représentation et il est justement la trace des opérations mentales à partir desquelles les constructions se représentent. Marqueur peut être considérés comme des réalités aussi variées que des schémas syntaxiques, l’intonation et la prosodie, des syntagmes, des coordonnants… Les marqueurs dits énonciatifs, par exemple, permettent de repérer l’énoncé par rapport à une situation d’énonciation. En outre, l’introduction du concept de marqueur dans l’analyse des énoncés permet de rendre compte de phénomènes auxquels l’analyse distributionnelle restait étrangère.
L’étendue du sujet dépasse donc le simple acte énonciatif: la dimension pragmatique de l’étude du langage est là pour en témoigner, qui inclut dans la langue ce qui lui est extérieur. Son étendue peut donc être délimitée par ce que la langue comporte d’immuable et qui résiste par conséquent à la liberté du locuteur – la frontière sera donc l’intelligibilité d’un énoncé passé au tamis de l’objectivité du code commun de communication. En creusant plus avant la distinction, cette subjectivité passe à une relative «objectivité» et rencontre ses propres limites en empruntant à la langue des segments phrastiques établis par l’usage et rendus idiomatiques: forgés par la subjectivité, ces segments ne sont plus personnels et se situent à la frontière entre subjectivité et objectivité. Des limitations et distinctions supplémentaires pourront être effectuées à partir d’une analyse des différents modes de manifestation de la subjectivité, qui représentent le troisième et dernier domaine d’investigations du sujet.
Modes de manifestation dans le langage
L’on retrouve dans les différents modes de manifestation de la subjectivité, dans le langage, la tension problématique entre immanence et transcendance du sujet à la langue. Lorsque le sujet parle de lui-même comme d’un objet en effectuant un retour sur lui-même, nous nous trouvons face à une situation de transcendance du sujet par rapport à la langue. Mais lorsqu’avec Guillaume nous concluons que la langue est porteuse, au sein même de son système, de subjectivité, il y a immanence. Des cas intermédiaires tels que les divers usages de la liberté du locuteur sur la langue poussent à la nuance: comment donc clarifier la définition du sujet? Nous nous proposons de procéder à partir d’exemples de manipulation d’énoncés, en partant d’abord d’un énoncé dépourvu de subjectivité et ouvertement neutre (mode d’emploi) pour le faire aboutir à un énoncé subjectif, puis en effectuant la démarche inverse qui consistera à remonter d’un énoncé à forte charge subjective à un énoncé au contenu identique, mais dépourvu de marque de subjectivité.
Enoncé neutre: le mode d’emploi
Soit l’énoncé (5) extrait d’un mode d’emploi pour imprimante : il délivre à l’utilisateur deux informations, sur le mode d’insertion d’une cartouche d’encre dans l’imprimante. Ce dernier devra 1. Insérer la cartouche, 2. La position finale est l’emboîtement souvent perçu par un «clic». Une nuance est ajoutée: les mouvements doivent être délicats (faites glisser, légèrement). Cet énoncé est dépourvu de toute marque de subjectivité.
(5) Faites glisser la nouvelle cartouche dans l’emplacement vide. Appuyez ensuite légèrement sur la partie supérieure de la cartouche d’impression pour qu’elle s’emboîte dans son emplacement.
L’on remarque une première caractéristique des modes d’emplois, qui est l’extrême précision des termes, laquelle ne laisse aucun espace à l’implicite: tout est dit et développé, et rien ne semble laissé au hasard, afin d’optimiser la transmission d’information. Supprimons donc ces termes «objectifs» et précis, tout en intégrant au message des renvois implicites: il va de soi que la cartouche est nouvelle, et que l’emplacement dans lequel elle doit être insérée est vide.
(5a) Faites glisser la ø cartouche dans son emplacement ø. Appuyez ensuite légèrement sur le dessus de la cartouche ø pour qu’elle s’emboîte dedans.
Dans la même démarche, supprimons maintenant tout ce que la situation implique et n’a donc pas besoin d’être développé, en passant ces informations évidentes dans l’implicite de l’énoncé. Parmi le contenu implicite, l’idée de consécution exprimée par l’adverbe ensuite sera transmise implicitement par un simple coordonnant, ce qui simplifie la syntaxe de l’énoncé. Nous aurons alors:
(5b) Mettez la ø cartouche dans son emplacement ø et appuyez ø ø ø ø dessus ø ø pour qu’elle s’emboîte ø.
Un pas en avant vers plus de subjectivité peut être effectué en supprimant la mise à distance du vouvoiement. Le destinataire semble soudain plus présent, personnel, et l’énoncé plus marqué par la subjectivité:
(5c) Mets la ø cartouche dans son emplacement ø et appuie ø ø sur le dessus ø ø pour qu’elle s’emboîte ø.
Nous avons vu qu’un énoncé fortement marqué par la subjectivité peut renfermer, en plus des informations implicites, des tournures elliptiques: celles-ci sont moins évidentes, mais sont doublées d’un contexte sur lequel le destinataire peut s’appuyer. Nous pouvons ainsi remplacer le segment «dans son emplacement» par le segment, plus abstrait, «à sa place» qui perd en précision mais gagne en généralité: il peut être employé dans de multiples situations et laisse à l’interlocuteur le soin de la bonne interprétation.
(5d) Mets la cartouche à sa place et appuie ø dessus ø ø pour qu’elle s’emboîte ø.
Afin d’introduire explicitement le sujet de l’action, qui est en même temps destinataire de l’énoncé, l’on peut en outre remplacer le mode impératif par l’indicatif présent, plus ancré dans le temps. Cet ancrage temporel peut être doublé d’un ancrage plus marqué dans le temps, en modifiant la deixis. Nous aurons alors:
(5e) Tu mets la cartouche ici et tu appuies ø dessus ø ø pour qu’elle s’emboîte ø.
Voire dans certains cas:
(5f) Tu la mets ici et tu l’emboîtes!
Comparez avec l’énoncé initial: le message est sensiblement le même, à la nuance près de délicatesse qui, semble-t-il, est implicite, dans la mesure où l’on doit manipuler tout matériel avec précaution. L’évolution est spectaculaire, et permet de souligner les différents éléments qui participent de la subjectivisation d’un énoncé: contenu implicite, appui sur la situation extérieure, présence explicite du destinataire, formules elliptiques, ancrage spatial et temporel. Procédons de même dans la démarche inverse, en supprimant ces mêmes éléments qui favorisent la présence de subjectivité dans l’énoncé.
Enoncé subjectif: une exclamation
Soit l’énoncé (6) tiré d’une scène de vie courante: à la fin d’un repas manifestement succulent, l’un des convives, soucieux de féliciter le cuisiner, s’exclame joyeusement:
(6) Ah ben dis-donc! C’est pas tous les jours qu’on se régale comme ça!
La première marque de subjectivité perceptible est l’interjection «ah ben dis-donc!», qui doit donc être supprimée en premier. L’énoncé étant dépourvu d’ancrage spatial et temporel, l’on peut rétablir les informations passées sous silence dans des omissions ou formules elliptiques. Il s’agit ici de la négation partiellement omise, et de l’idée d’intensité contenue dans la formule abstraite comme ça. On a alors:
(6a) Ce n’est pas tous les jours que l’on se régale autant!
L’on peut alors procéder à une simplification syntaxique, qui ne sera plus ici la marque de langage oral, mais bien au contraire d’une densification de l’information délivrée ; l’ordre traditionnel des compléments remplace ainsi la structure emphatique. Notons en passant qu’un même procédé peut avoir des visées différentes: il nous faudra en tenir compte.
(6b) L’on ne se régale pas autant tous les jours!
C’est alors l’effet de style, signe incontestable de la liberté du sujet dans la forme de ses énoncés et du choix qu’il a fait, qu’il faut supprimer. Nous procédons ce faisant à une simplification sémantique, dans la mesure où le message est délivré sans détour: nous transposons ici l’intensif autant en vraiment, lequel peut être à son tour supprimé.
(6c) On s’est (vraiment) régalés aujourd’hui!
La suppression du pronom «on»à connotation plus familière produirait ensuite l’énoncé suivant:
(6d) Nous nous sommes régalés aujourd’hui.
C’est alors la référence à des individus identifiés qui doit disparaître, ce dont résultent successivement les énoncés (6e) et (6f):
(6e) Le repas d’aujourd’hui était un régal!
(6f) Ce repas était un régal!
Il est impossible de supprimer dans cet énoncé le déictique «ce»et l’ancrage temporel marqué par l’imparfait de l’indicatif. La dernière étape de notre manipulation pourrait donc consister à reformuler le message par un énoncé dépourvu de tout ancrage:
(6g) Le cuisinier est un cordon bleu.
Ici, le contenu est sensiblement identique, mais ne présente pas de marque évidente d’expressivité ou de subjectivité. Ce jugement présente une relative objectivité en empruntant à la langue, forgée par une subjectivité générale, une expression que sa généralité rend «neutre»: cordon bleu peut être dit par tous, et se retrouver en multiples situations. Il est frappant de constater qu’un syntagme devient marque de Subjectivité et présente donc une relative objectivité quand son emploi généralisé l’a neutralisé en en faisant une formule ou expression idiomatique. Que dire, donc de l’objectivité? Ses marqueurs semblent être: l’explicitation de tout le contenu, la densité informationnelle, souvent marquée par des choix syntaxiques, l’effacement maximal de la personne (locuteur ou destinataire) et enfin, suppression, si possible, de l’ancrage spatial et temporel.
Ces deux manipulations d’exemple inversées permettent d’élaborer une échelle provisoire de degré de subjectivité perceptible dans un énoncé. Nous avons vu qu’il ne s’agit pas d’énoncés marqués par l’objectivité ou par la subjectivité, mais plutôt d’oscillation entre les deux pôles que forment l’objectivité et la subjectivité. Plus l’on s’éloigne de l’objectivité, plus la subjectivité du locuteur est perceptible et plus nous sommes en mesure de définir le sujet. Deux grands domaines successifs de manifestation dans la langue se distinguent, lesquels renvoient respectivement à l’être du sujet, et à ses actions, dans la forme extérieure de l’énoncé d’abord, puis dans le contenu de l’énoncé, non perceptible en surface. On a alors le schéma (S1). Les trois premiers degrés en partant du pôle objectif relèvent de l’être du sujet: supprimer tout ancrage et toute marque de personne revient à supprimer la subjectivité elle-même, comme nous l’avons vu dans notre exemple de mode d’emploi (5). En effet, il ne s’agit pas de traces du sujet, mais d’éléments qui lui sont constitutifs. Les trois degrés suivants relèvent de la forme de l’énoncé: que ce soit dans l’emploi de formes conventionnelles (vouvoiement, expressions figées relevant d’une subjectivité collective), dans le choix d’une forme syntaxique élaborée contribuant à la densité informationnelle de l’énoncé, ou dans l’explicitation maximale du contenu, les énoncés présentent des formes intermédiaires dans lesquelles la subjectivité est relativement gommée des énoncés. Bien évidemment, ces degrés présentent des nuances: à cette étape de notre étude, nous cherchons simplement à dégager des critères généraux. Les derniers degrés, ceux qui nous rapprochent le plus de formes énonciatives fortement marquées par la subjectivité, relèvent d’une évolution dans la transmission du contenu: l’explicite passe le plus souvent à l’implicite, et nombreuses formules deviennent elliptiques, en favorisant les renvois à un contexte sur lequel les interlocuteurs s’appuient. Ces évolutions marquent l’énoncé en creux, de telle sorte que nous les considérons comme actions sur le contenu plus que sur la forme, bien que les deux soient liés. On objectera qu’une interjection est une forme perceptible: c’est exact. Mais à l’inverse des formules explicites (telles que
«la nouvelle cartouche»), l’interjection ne vise pas à décrire l’objectivité du monde: elle renvoie à une intériorité immanente qui se développe à travers le langage. La place accordée à l’altérité est, selon nous, une marque ultime de subjectivité dans la mesure où elle témoigne de choix personnels du locuteur. En marge de cette échelle, l’on peut trouver un surcroît de subjectivité dans le contenu explicite délivré par l’énoncé : il se manifeste dans l’expression de l’unicité d’un regard porté sur le monde, voire d’un premier degré de réflexivité, où le sujet se prend lui-même pour objet de ses dires.
(S1): Echelle de subjectivité manifestée dans les énoncés
Objectivité
- Ancrage temporel
- Ancrage spatial ETRE DU SUJET
- Présence de la personne
- Emploi de formes conventionnelles
- Densité informationnelle (syntaxe) ACTIONS VISIBLES (FORME)
- Explicitation, précision terminologique
- Implicite (appuis sur la situation)
- Ellipses ACTIONS SUR LE CONTENU
- Interjections
- Place accordée à l’Altérité
La subjectivité renvoie à ce que la langue a de plus objectif et intervient au niveau structurel de la langue: il s’agit de la source d’expressions figées, forgées par des locuteurs et reprises d’énoncés en énoncés au point de devenir idiomatiques. Ces expressions ne relèvent plus de la parole d’un seul individu, mais de la voix collective des êtres humains, locuteurs d’une même langue. La subjectivité est en somme une subjectivité humaine et collective. C’est celle qui façonne la langue, quand la subjectivité individuelle façonne le discours, ou l’énoncé, selon la terminologie employée. Il semblerait que la subjectivité dont parle Benveniste relève davantage de cette notion-là que d’une notion plus personnelle, dans la mesure où tout être parlant se forge une subjectivité à travers sa langue. (Benveniste, 2000: 258-266) Dans ce cas, nous sommes face à une subjectivité collective caractéristique de tout être humain, et non face à l’unicité d’un être dont la vision du monde est sans équivalent.
Les deux autres acceptions renvoient à un individu déterminé. On parlera de subjectivité discursivepour toutes les marques objectives, visibles dans les énoncés, de la personne-sujet à laquelle elles renvoient. L’étude des degrés de subjectivité présente au sein d’un énoncé relève de cette subjectivité discursive, et touche plus particulièrement les niveaux morphologique et syntaxique de la langue.
Une autre dimension de la subjectivité est à considérer, que nous nommerons unicité subjective: il s’agira de tout ce qui relève de l’unicité de l’individu, d’un point de vue, d’une autre conception du monde mais aussi de la dimension réflexive d’un sujet en train de se saisir lui-même à travers l’acte de langage. Cette autre dimension trouve ses manifestations aux niveaux sémantique et pragmatique de la langue et relève du contenu de l’énoncé plus que de sa forme.
Les trois types de subjectivité ne représentent pas trois entités distinctes, mais seront en permanence à situer les uns par rapport aux autres et correspondent à différents aspects de la subjectivité dans un même énoncé. Prenons à titre d’exemple l’énoncé suivant, si fréquent dans la vie quotidienne:
(7) Passe-moi le sel!
La subjectivité sera marquée par le seul rapport entre un je locuteur et un tu destinataire de l’injonction. L’on ne trouve guère d’ancrage spatio-temporel si ce n’est à travers l’impératif, qui repère l’action dans un contexte présent peu précis. Pour ce qui est de la subjectivité discursive, on en trouve trace à travers le pronom personnel moi, et le choix d’emprunter à une expression presque figée dans la langue française l’expression d’une demande. L’unicité subjective enfin est ici très effacée: ce n’est qu’à l’oral, dans l’intonation de l’injonction que peut se sentir l’unicité d’un sujet qui feindrait par exemple une extrême froideur sur fond de plaisanterie, ou au contraire prononcerait l’énoncé sur un ton neutre duquel serait alors effacée toute marque propre au locuteur. On notera au passage que ce type d’énoncé passé dans l’usage et appartenant aux formules figées de la langue est plus proche du pôle objectif qu’il ne l’est du pôle subjectif, dans la mesure où il se laisse transposer tel quel d’un contexte à l’autre. L’exemple (7), en apparence si dépourvu de marques de subjectivité, peut donc être examiné sous les trois points de vue définis ici.
Conclusion
Au long de cette recherche, il est évident qu’évoquer la subjectivité comme terme allant de soi s’avère illusoire, sinon dérisoire. La variété de leurs manifestations a été suffisamment démontrée pour qu’on y revienne ici. Lorsque l’on parle de subjectivité, il importe de préciser en quel sens le terme est entendu. Il n’est pas inutile de dire que les degrés de l’échelle qui résultent de nos recherches correspondent aux divers aspects de la définition élaborée. Ainsi, lorsque Benveniste définit la subjectivité comme «l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience» (Benveniste, 2000: 261), il s’agit d’une subjectivité prise en son sens le plus général. Mais quand on retrouve la notion sous la plume de Bajrić, qui écrit que «La subjectivité est réservée à qui sait devenir «sujet» dans la langue que l’on apprend»tout en opposant à «la subjectivité du monde interne» «l’objectivité du monde externe» (Bajrić, 2009: 46), il va de soi qu’une autre dimension de la notion est favorisée: cette «subjectivité» qui s’acquiert si l’on devient sujet dans une autre langue renvoie à l’unicité subjective à l’œuvre dans l’acte de langage.
La suite de notre étude cherche a vérifié l’évolution de la subjectivité du locuteur dans les différents niveaux linguistiques. En poursuivant l’approche analytique des trois niveaux syntaxique, sémantique et pragmatique des énoncés, nous avons vu dans cette recherche qu’il ne s’agit pas d’énoncés marqués par l’objectivité ou par la subjectivité, mais plutôt d’oscillation entre les deux pôles que forment l’objectivité et la subjectivité. Comme nous avons vu dans l’échelle de subjectivité manifestée dans les énoncés, quand on est loin de l’objectivité, il nous semble logique que la subjectivité du locuteur devienne perceptible. Il est parmi les premières étapes qui rend le sujet capable de se définir.