نویسندگان
1 دانشجوی کارشناسی ارشد فرانسه، دانشگاه اصفهان، اصفهان، ایران
2 استادیار گروه زبان و ادبیات فرانسه، دانشکدۀ زبانهای خارجی، دانشگاه اصفهان، اصفهان، ایران
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Introduction
La diversité de nouveaux regards sur le monde, issue de l’effondrement des anciennes valeurs, a préparé le terrain pour les changements fondamentaux dans la pensée et la conception de l’homme sur le monde et sur lui-même, ce qui a provoqué l’apparition de divers mouvements artistiques et littéraires dont le postmodernisme comme l’un des plus récents. Le postmodernisme marque une distance critique par rapport à l’hégémonie de discours moderne, un courant majeur dans la création artistique de la fin du XXe siècle. Aux Etats-Unis, ce mouvement est considéré comme une critique artistique de l’art et de l’architecture. Mais en Europe, ce discours critique s’élargit encore sur la décontextualisation sociale, politique et géographique de l'urbanisme moderne. Apparu en France dans les années 60, le postmodernisme doit sa popularisation, notamment aux efforts de Jean-François Lyotard, en ce qui concerne ses critiques des fondements rationalistes et traditionnels des sociétés occidentales. Il faut attester que malgré certains accords sur les postures des critères généraux du postmodernisme, comme celui de se libérer des traditions idéologiques de la modernité occidentale et la méfiance contre le totalitarisme et l’hégémonie de l’humanisme, il y a des conflits pour classifier les critères attribués à ce mouvement et cela concerne même le nom du mouvement car une part des philosophes ne sont même pas convaincus d'appeler ce courant « Postmodernisme ».
L'auteur d’une trentaine de romans récompensés par de nombreux prix prestigieux comme le Grand Prix du roman de l'Académie française et le Prix Goncourt, Modiano est couronné en 2014, par le Prix Nobel de littérature, de la part de l’Académie suédoise qui a considéré l’écriture de Modiano, le modèle de « l'art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation » et ainsi l'a présenté comme « Marcel Proust de notre temps » (Modiano, 2014 : 6). Au premier regard, les romans de Modiano ne peuvent pas être classifiés dans le rayon des œuvres postmodernes et ils ressemblent plutôt aux romans policiers, modèle typique de la littérature moderne, qui met en scène un crime dans un passé lointain, un personnage perdu qui met le détecteur sur la piste de l’enquête. Mais en les étudiant de plus près, se révèlent les caractéristiques de l’écriture postmoderne qui la jalonnent.
En fait, Modiano se considère comme le produit de l’Occupation. Selon lui, la source de ses idées noires et l’angoisse de son écriture se trouvent dans le hasard qui l’a fait naître dans cette époque et qui l’a privé d’un entourage familial.
Trois œuvres de Modiano composent le corpus de cette étude. La première intitulée Rue des boutiques obscures, parue en 1978, nous raconte l’histoire d’un détective privé nommé Guy Roland qui travaille dans une agence dirigée par Hutte, un baron balte. Par besoin de découvrir sa mémoire et son passé, Guy Roland se met à la recherche de son identité. Le second roman de notre corpus est Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier dont le protagoniste, Jean Daragane se met à la recherche de son identité à la suite d’une perte. Le troisième roman choisi, intitulé Souvenirs dormants, ressemble plutôt à un livre puzzle dans lequel l’auteur reconstitue ses souvenirs. Ceux-ci lui reviennent dans un ordre aléatoire à travers le temps et il essaye de les reformer en un spectacle uni.
Les questions qui se posent dans cet article, concernent en effet la modalité de la mise en œuvre d’une écriture postmoderne. Comment l’univers postmoderne se manifeste dans les œuvres de Patrick Modiano ? Dans quelle mesure ces caractéristiques postmodernes mettent en scène les efforts de l’écrivain pour reconstruire son identité ? Dans quelle mesure l’incertitude et la discontinuité participent à la texture des romans de Modiano ? Comment l'écriture postmoderne se met au service de la mise en représentation des thèmes principaux des romans modianesques, celui de la recherche de l’identité et de l’art de mémoire.
Depuis les années 80, le mouvement du postmodernisme attirait l’attention des critiques, et ce mouvement ne concernait pas seulement la littérature, mais, également, l’architecture, le cinéma, la peinture, ….. À la différence de tous les mouvements déjà présentés dans l’histoire littéraire, celui-ci ne cherche pas de grandes révolutions afin de se différer de son précédent. En effet, le postmodernisme se montre comme un mouvement rampant qui résiste fortement à déclarer une séparation absolue de son ancêtre. Au premier regard, on trouve la liaison entre le postmodernisme et le modernisme par ce nom composé de deux fragments dont le préfixe « post » nous conduit vers un « après ». Donc la relation entre ces doctrines est évidente, mais le terme est le seuil de l’ambiguïté, puisque bien qu’il déclare l’achèvement de l’un, il n’éclaire rien de la nature de l’autre.
En effet, l'origine du postmodernisme se trouve dans la nature même de la modernité, c'est-à-dire, une méthode de discussion du raisonnement. Autrement dit, la dialectique hégélienne et marxiste se proposent comme un processus automatique et infini. Mieux dire, chaque idée, en tant que thèse, crée une antithèse et l’opposition entre ces deux pôles nous mène vers un terme supérieur comme une vérité qui s’intitule la synthèse. Toute synthèse se présente à son tour, comme une thèse et ce processus recommence d’une manière continue et infinie. Pour Hegel, l’histoire, c’est le trajet de la confrontation entre les différentes idées, qui aboutit au but final, à la vérité ou à l'émancipation de l’homme. Gontard évoque dans son livre intitulé Le roman français postmoderne : « Ce qui institue une véritable théologie du concept selon lequel, le principe de l’unité des contraires ramène les forces de dissémination de l’hétérogène vers un centre (l’être, Dieu) où réside la vérité. » (Gontard, 2003 : 19). Pour Marx, les différents milieux sociaux jouent le rôle des deux pôles, celui du capitalisme et du prolétariat. L’histoire est donc le résultat de leur dialecte. C’est la même situation entre le modernisme et le postmodernisme. En effet, le postmodernisme n’est pas un mouvement qui nie le précédent, mais une pensée critique envers le modernisme, pour mettre en cause ce qui caractérise le système hégélien.
Le postmodernisme est associé au nom de Jean-François Lyotard, sociologue et penseur français et écrivain de La Condition postmoderne en 1979. Pour Lyotard, l’histoire culturelle humaine est une sorte de la narration, un rôle qui a changé lorsque notre monde a abandonné la modernité pour entrer dans une condition « postindustrielle » ou postmoderne. Selon Lyotard, les philosophes de l’Age moderne profitaient de cette narration afin de légitimer leur prétention de la vérité. Ils sont inventés des histoires acceptées à propos de la connaissance et du monde. Lyotard définit ces histoires acceptées, les métarécits et il prétend que dans une condition postmoderne, les métarécits ne seront plus au service de légitimer ces fausses prétentions à la vérité.
A part Lyotard, il y a d’autres philosophes qui ont essayé d’élaborer la base théorique postmoderne. Les déconstructivistes ont mis en cause la structure de l’univers moderne et les philosophes de la « différence », critiquaient les postulats de la modernité, par lesquels la convergence des concepts opposés, comme s’est expliqué par la dialectique hégélienne, mène vers une unité qui se traduit par la vérité. Les philosophes de différence, selon les termes de Marc Gontard (2003 : 19), c'est-à-dire Derrida, Foucault, Lyotard et Deleuze, ont, chacun selon sa théorie, mis en cause le système binaire de même/altérité et le rapport absolu de ces deux pôles.
En ce qui concerne les caractéristiques du roman postmoderne, nous nous référons aux travaux de Kibédi Varga, Sophie Bertho et Janet Paterson, qui ont cité la discontinuité, l'hétérogénéité, la renarrativisation, la parodie, le retour du sujet et l'auto-représentation comme les éléments de l'écriture postmoderne. Marc Gontard y ajoute encore quelques-uns : « autoréflexivité, intertextualité, mélange des genres, polyphonie, présence de l’hétérogène, déréalisation, indétermination, déconstruction, refus de la scission entre le sujet et l’objet, participation du lecteur au sens de l’œuvre, hybridation de la culture savante et de la culture de masse. Le retour du sujet et du récit, la dissolution des frontières institutionnelles entre culture élitaire et culture de masse, la diction spatiale d’un temps insignifiant et discontinu, l’expression du décentrement et de la fragmentation qui caractérisent notre époque, l’affirmation par l’ironie, l’existence de l’ère du vide. » (Gontard, 2003 :74) Nous nous contentons d'étudier deux éléments décisifs de l'écriture postmoderne qui s'imposent dans les œuvres romanesques de Modiano, à savoir l'incertitude et la discontinuité.
Même si on suit le précepte mis en relief par les critiques insistant sur le fait que les œuvres de Modiano sont construites contre l’oubli, et dans l'objectif de la reconstruction du passé, mais elles fabriquent en même temps, des images qui laissent peu de traces dans la mémoire du lecteur, servant plutôt à faire oublier les souvenirs. En effet, Modiano se présente comme un écrivain du silence, qui fait d’abord, passer des images, mais ses explications sont toujours douteuses et les images vagues et floues, se succèdent par une narration hallucinante au point que rien n’est stable. Cela s'accentue surtout par le biais de la topographie générale des lieux que fait que l’image présentée s’étend partout à Paris, en France ou en Europe. Mieux dire, nous nous trouvons souvent en face des descriptions minutieuses qui renvoient pourtant aux millions des endroits dans le monde où nous sommes incapables de nous situer, dû aux ambiguïtés inhérentes à ces images, ce qui crée chez le lecteur un état contradictoire et vertigineux.
L'ambiguïté et l'incertitude concernent, comme le suggère Christian Donadille, tous les aspects du roman : « À reconsidérer de plus près les composantes du récit de Modiano on se rend vite compte que la mise en scène est hésitante, que l’époque est indéterminée, que le décor est fluctuant, que les relations entre les individus sont diffuses, leurs motivations troubles, les aventures immobiles et les destins incertains. » (Donadille, 2012 : 2)
Les interactions entre les personnages se manifestent également sous le poids de l'incertitude. Ceux-ci semblent en effet égarés, n'étant pas certains de leur situation, leur destin, et la condition dans laquelle ils sont présentés. Le narrateur qui est dans une situation entre la remémoration et la rêverie, est incapable de fonder une liaison logique entre ses personnages.
La plupart du temps, les relations se produisent hasardeusement, par un croisement dans la rue, qui fait revivre les mémoires embrouillées et confuses. Cet extrait tiré des Souvenirs dormants en est un bon exemple : « Nous finirions par oublier ce mort dont elle-même ne semblait pas savoir grand-chose, sauf qu’elle l’avait connu quand elle travaillait à la parfumerie de la rue de Ponthieu. Il y était entré pour lui parler et elle était de nouveau tombée sur lui au café voisin de la parfumerie, où d’habitude elle déjeunait d’un sandwich » (Modiano, 2017 : 56). Il y a chez eux, non seulement, des peurs et des fuites, mais également des confrontations.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier commence par un coup de téléphone qui présente un certain Gilles Ottolini dont la voix, comme le narrateur prétend, est « Une voix molle et menaçante » (Modiano, 2014 : 7). Ce n’est pas la seule fois qu’il se sent menacé par le fait de communiquer avec un inconnu. Cette scène se répète plusieurs fois non seulement dans ce roman mais aussi dans les autres romans de Modiano. Il écrit dans Souvenirs dormants : « Je crois que ses voix appartenaient au mystérieux « réseau » de personnes qui, autrefois, profitaient des lignes téléphoniques désaffectées pour communiquer entre elles ». (Modiano, 2017 : 72). En fait, ses personnages sont souvent, mal à l’aise de répondre au téléphone, la sonnerie du téléphone les perturbe et leur provoque l’hésitation et l’appréhension qui s'expriment à travers la forme autant bien que le fond. « Il était assoupi sur le canapé du fond, à l’abri du soleil. Et ces sonneries qu’il n’avait plus l’habitude d’entendre depuis longtemps ne s’interrompaient pas. Pourquoi cette insistance ? À l’autre bout du fil, on avait peut-être oublié de raccrocher. » (Modiano, 2014 : 5)
Dans l’autre roman Rue des boutiques obscures, nous nous heurtons à cette scène : « Il a raccroché brusquement et la sueur coulait le long de mes tempes. J'avais bu un verre de cognac afin de me donner du courage. Pourquoi une chose aussi anodine que de composer sur un cadran un numéro de téléphone me cause, à moi, tant de peine et d’appréhension ? » (Modiano, 1978 : 8). Cette incapacité s’étend dans les autres aspects de ses relations. Les narrateurs de Modiano sont extrêmement réservés pour exprimer leurs sentiments et leurs impressions. Ils n’en expriment que d’une manière superficielle. La timidité exclusive dans leurs relations les empêche d’atteindre l’habileté de communication qui reste toujours infinie, vague et perturbée. L’attachement sentimental n’a presque pas de sens, lorsqu’il parle des individus avec qui, ses personnages sont en contact. Le protagoniste de Rue des boutiques obscures, au début de l’intrigue, quitte son vieil ami ; ils se séparent après une longue période de collaboration, deux amis dont l’un doit sa vie à l’autre :
« Il est sorti du café d'une seule enjambée, en évitant de se retourner, et j'ai éprouvé une sensation de vide. Cet homme avait beaucoup compté pour moi. Sans lui, sans son aide, je me demande ce que je serais devenu, voilà dix ans, quand j'avais brusquement été frappé d'amnésie et que je tâtonnais dans le brouillard. Il avait été ému par mon cas et grâce à ses nombreuses relations, il m'avait même, procuré un état civil. » (Modiano, 1978 : 7)La ville est composée de l'«accroissement géométrique du ciment, du fer et de la pierre», une architecture symbolique de la ville en général qui n'est pas en équilibre avec son environnement. Sepehrî utilise la ville comme symbole de la vie matérielle qui éloigne l'Homme de son essence. Il nous paraît que l'image de la ville traduit une recherche de l'identité perdue du poète, à travers laquelle, il exprime sa nostalgie.
L'auteur nous décrit l’un des moments le plus exaltant de la vie de son protagoniste par un seul mot « vide ». Une qualité confuse et illimitée dans laquelle il n'y a rien de perceptible. L’absence de toute sorte de sentiment et d’impression se dégage de l’ambiance du narrateur. De l’autre côté, ce vide témoigne de la présence de la peur et du désespoir qui accompagnent le vide. Un état contradictoire, incertain, équivoque qui guette le lecteur égaré et perdu. La lettre, l’emblème de la relation sociale, évoque chez le protagoniste de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, un sentiment contradictoire ; « rien » représentant le « vide » accompagne le sentiment de l’hésitation qui suggère à son tour, les diverses impressions : « Pendant quelques instants, ce nom ne lui évoqua rien. À cause de la simple initiale « A » qui cachait le prénom ? Plus tard, il se dit qu’il avait eu un pressentiment puisqu’il hésitait à ouvrir la lettre. » (Modiano, 2014 : 39)
L'incertitude réside surtout sous la forme de l'incapacité de la mise en ordre des souvenirs. Le narrateur des Souvenirs dormants avoue cette incapacité, étant conscient de ce fonctionnement de son cerveau pour s’enfouir des souvenirs non-désirés, ou au moins, sa défaillance pour les intégrer dans une forme unie et sans défaut. Il essaie d’exprimer le procédé par lequel ses souvenirs se construisent, le même procédé qui peut être considéré comme la source de « l’impossibilité de résumer » des romans de l’écrivain, ce qui à son tour, confirme la présence de l’angoisse et de l’incertitude dans son écriture :
« Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, et il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolées. Parfois, je parviens à en rassembler trois ou quatre, mais pas plus. Alors, je note des bribes qui me viennent dans le désordre, liste des noms et des phrases très brèves. Je souhaite que ces noms comme des aimants en attirent de nouveaux à la surface, et que ses bouts de phrases finissent par former des paragraphes et des chapitres qui s’enchainent. » (Modiano, 2017 : 38)
Une autre singularité des récits de Modiano consiste dans le fait qu’il fait circuler ses événements dans une mise en scène hésitante et instable. En effet, ses romans sont une rencontre entre le réel et la rêverie. Ses livres fourmillent de mille détails réels, des noms et des adresses ou même, des numéros de téléphone par lesquels son monde se forme, un monde flottant, tout semblable aux individus pour lesquels il est perçu comme un abri, pour ceux qui essaient désespérément, de se sauver de cette instabilité à tout prix. Examinant la part de l'irréel dans les représentations mémorielles dans l'œuvre romanesque, Mariko Bando précise que « de reproduire une scène vécue dans tous les détails représente toujours un artifice » et ajoute à propos des œuvres de Modiano que l’auteur lui-même admet qu’« il mélangeait la vérité et la fiction » (Bando, 2015 : 100)
En fait, la fluidité de la mise en scène chez Modiano, est une technique sensée évoquer pour le lecteur, l’angoisse et l’instabilité de l’époque où le récit se déroule. Dans Rue des boutiques obscures, le protagoniste est à la recherche de soi et il se rappelle des souvenirs vagues de son passé. Le narrateur revit les moments sombres et embrouillés dans une mise en scène flottante et ondulée.
« Mais pourquoi Scouffi, ce gros homme au visage de bouledogue, flotte-t-il dans ma mémoire embrumée, plutôt qu'un autre ? Peut-être à cause du costume blanc. Une tache vive, comme lorsque l'on tourne le bouton de la radio et que parmi les grésillements et tous les bruits de parasites, éclate la musique d'un orchestre ou le timbre pur d'une voix...Je me souviens de la tache claire que faisait ce costume dans l'escalier et des coups sourds et réguliers de la canne à pommeau sur les marches. Il s'arrêtait à chaque palier. » (Modiano, 1978 : 138)
L’écrivain se souvient des objets, des mouvements et des sons dont les qualités sont minutieusement indiquées, mais la disposition de ces éléments semble hors de propos, ce qui fait de l’ensemble de ces composantes une structure extrêmement fragile et instable, une mise en scène qui provoque l’incertitude et l’ambiguïté.
Il faut insister sur le rôle de la ville Paris dans les romans de Modiano. Ses œuvres sont en effet une part de reconstruction de Paris dans sa mémoire. Tout gravite autour de cette ville, comme le remarque Laurea :
« Il fait sans cesse de sorte que l’image de Paris se compose et se décompose et encore se recompose dans ses romans. Les parcours, les itinéraires et les déambulations des personnages dans la ville forment un sujet incontournable de son œuvre. Mais dans cette errance permanente, les individus éprouvent le besoin de repères, de points fixes, d’ancrage. » (Laurea, 2015)
On rencontre des fois, l’image de Paris qui se forme dans l’imagination du narrateur ; les endroits secrets de cette ville, méconnaissables pour tout le monde, forment un paysage vague et énigmatique de cette ville :
« Plusieurs fois, en fin d’après-midi, je me suis posté devant l’immeuble en brique derrière lequel s’étend le square de la Butte-du-Chapeau-Rouge. Je ne connaissais pas ce quartier. Ce sont les autres qui vous font connaître une ville dans ses zones les plus secrètes et les plus lointaines, en vous donnant des rendez-vous à telle ou telle adresse. Quand ils ont disparu, ils vous entraînent sur leurs traces. » (Modiano, 2017 : 69)
Les personnages cherchent le refuge, surtout dans les cafés, les hôtels et les librairies de cette ville. Le destin égaré des personnages est lié à des endroits qui ne sont que des logements ou des lieux plutôt méconnus où tout est éphémère, instable, changeant et incertain. Ainsi, les personnages de Modiano se promènent dans un Paris en métamorphose, dans leur état mental. Dans Souvenirs dormants, nous rencontrons souvent, des scènes par lesquelles l’auteur décrit son aller-retour éternel entre le présent et le passé : « Six ans plus tard, je longeais la rue Geoffroy-Saint-Hilaire à la hauteur de la Mosquée et du mur du Jardin des Plantes. Une femme marchait devant moi, tenant par la main un petit garçon. Son allure nonchalante me rappelait quelqu’un. Je ne pouvais pas m’empêcher de garder les yeux fixés sur elle. » (Modiano, 2017 : 31). Les éléments suggérés contribuent à produire une ambiance de rêverie, dans un endroit tout à fait réel. La longueur de la rue nous fait penser à la durée du temps passé, depuis leur mise en lieu jusqu’au moment de leur remémoration.
Bref, l’aptitude de Modiano nous fait percevoir l’incertitude contemporaine, et l’angoisse et l’instabilité d’un individu de l’époque d'après-guerre. La perturbation expérimentée a marqué des effets inoubliables sur les esprits des Européens, et la remémoration des souvenirs du passé est censée d'être un effort dans l'objectif de remédier au traumatisme.
La notion de l’histoire comme progression linéaire, est en rapport direct avec ce que J.-F. Lyotard prétend comme les métarécits. Dans son livre intitulé Esthétiques de la postmodernité (2000), Caroline Guibet Lafaye explique comment la discontinuité se justifie par les idées de Lyotard comme un élément esthétique postmoderne (Lafaye, 2000 : 5). Selon le classement de Marc Gontard, la discontinuité littéraire s’émerge dans les œuvres modianesques, par trois formes différentes : le collage, la fragmentation et l’hybridation dont nous allons examiner les deux premiers.
Le collage se révèle chez Modiano, sous la forme d’oscillation entre deux temporalités, entre le temps mémoriel et le temps présent, et la juxtaposition des perspectives différentes par le biais de collage des bribes de la mémoire. Cette alternance perpétuelle rompt la chaîne des événements et mène à la discontinuité temporelle du récit et la contiguïté de diverses images du passé et du présent, l’une à côté de l’autre forme un collage d'images variées qui ne respectent pas l’ordre temporel.
Dans ces trois œuvres, le narrateur s’est engagé à fouiller sa mémoire. Le lecteur des Souvenirs dormants remarque dès le début du roman, l’alternance temporelle de la narration : Le récit commence par une scène sur le quai, au temps présent qui se rattache immédiatement au passé : « Un jour, sur le quai, le titre d’un livre a retenu mon attention, Le Temps des rencontres. Pour moi aussi, il y a eu un temps des rencontres, dans un passé lointain. » (Modiano, 2017 : 1)
Nous retrouvons dans l’autre roman de Modiano, les empreintes du même procédé : Daragane, le protagoniste de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est dans un va et vient perpétuel entre le présent et le passé à la recherche de son identité : « Il était arrivé sous les arcades du Palais-Royal. Il avait marché sans but précis. Mais, en traversant le pont des Arts et la cour du Louvre, il suivait un itinéraire qui lui était familier dans son enfance. Il longeait ce qu’on appelle le Louvre des Antiquaires et il se souvint, au même endroit, des vitrines de Noël des Grands Magasins du Louvre. » (Modiano, 2014 : 43)
Le narrateur de Rue des boutiques obscures, Guy Roland, qui décide lui aussi, de se mettre sur la piste de son identité, n’hésite pas à s’enfiler dans des situations imaginaires lorsqu’il se retrouve en face d’un endroit peu connu, ou devant quelqu’un qui l’aide à obtenir des informations sur son objectif de recherche. Au milieu du récit, le narrateur s’est situé dans une maison qui porte des souvenirs du passé, les coins de la maison, les images qui se forment devant les yeux du narrateur, des images entrecoupées, abstraites et étincelantes : « Une impression m'a traversé, comme ces lambeaux de rêve fugitifs que vous essayez de saisir au réveil pour reconstituer le rêve entier. » (Modiano, 1978 : 106). Les images vont et viennent, comme des morceaux d’un ensemble, mais incapables de se réunir. Les spectacles vagues et muets détachent le lecteur du cours du récit, et le jettent dans un temps sans repères de nulle part : « Je me voyais, marchant dans un Paris obscur, et poussant la porte de cet immeuble de la rue Cambacérès. Alors mes yeux étaient brusquement éblouis et pendant quelques secondes je ne voyais plus rien, tant cette lumière blanche de l'entrée contrastait avec la nuit du dehors. » (Ibid.).
En effet, il semble que les personnages emblématiques des œuvres de Modiano, appartenant à l’époque postindustrielle, et en proie à la masse d’informations et de données, pratiquent la technique du collage pour interpréter leur appréhension de ce monde confus et en flux perpétuel.
L’emploi du fragment est une autre forme de discontinuité et considérée comme la technique de l'écriture spontanée et discontinue, qui ne porte que des vérités provisoires. Dans son œuvre critique intitulée Roman postmoderne français, Marc Gontard aborde trois formes d’écriture comme exemples du texte fragmentaire : « Parmi ces formes brèves, recensées par la rhétorique et dont le sens évolue au cours des siècles, avec les changements de pratiques, j’en retiendrai trois qui me permettront de dégager les éléments d’une pratique postmoderne du fragment, il s’agit de la maxime, de l’aphorisme et de la Note. » (Gontard, 2003 : 84)
Parmi ces trois formes, la note qui est censée d'ailleurs selon Gontard, la forme la mieux adaptée aux principes de la postmodernité, nous intéresse. L'une des habitudes communes chez les personnages de Modiano concerne à ce fait qu'ils portent toujours un carnet de notes dont l’usage se réduit évidemment à noter les numéros de téléphone et les adresses. Ces éléments peuvent correspondre exactement à ce qu'on appelle « la note », comme une forme d’écriture fragmentaire : une adresse, un numéro de téléphone ou un nom totalement isolé du corps du livre, adjonction dans une successivité aléatoire narrative.
Au cours d’une visite du frère de Geneviève Dalame, le narrateur des Souvenirs dormants précise : « J’ai essayé de vous joindre à Val-d’Or 14-14, il y a quelques années, mais apparemment vous étiez absent. » (Modiano, 2017 : 34) Au corps de la phrase indiquée, nous rencontrons une adresse que le personnage désigne en regardant son carnet : « Il a sorti de la poche de sa veste son carnet noir et, après l’avoir consulté, il m’a lancé un sourire ironique » (Ibid.). Du même, le narrateur de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier se met en dehors du texte en expliquant l’intention du personnage à poursuivre le trajet indiqué : « - Vous permettez que je note les noms ? » dit Daragane. Il sortit de l’une des poches de sa veste un stylo bille et le carnet de moleskine noire qu’il gardait toujours sur lui depuis qu’il avait commencé son livre. Il y notait des bouts de phrases, ou des titres éventuels pour son roman. » (Modiano, 2014 : 66).
La technique très subtile de Modiano concernant la fragmentation du texte est beaucoup plus visible dans son roman Rue des boutiques obscures dont les chapitres entiers sont remplis de notes ; il s’agit des correspondances de Guy Roland et de son vieil ami, C. M. Hutte, enquêtes privées au cours desquelles ce dernier donne des informations sur quelques personnes sous la forme d'indices d’une enquête, le nom, l’adresse et quelques lignes d’explication à propos de l’état-civil de cette personne, comme la date de naissance, la nationalité, etc. et cela souvent sous la forme de lettre : « Objet : McEvoy, Pedro. Il a été très difficile de recueillir des indications sur M. Pedro McEvoy, tant à la préfecture de Police qu'aux Renseignements généraux.
Il peut s'agir d'un individu ayant usé d'un nom d'emprunt et de faux papiers, comme il était courant à l'époque. » (Modiano, 1978 : 156)
Dans les romans de Modiano étant considérés comme des romans biographiques, l'écrivain s’est souvent occupé de décrire la vie de ses narrateurs et de ce qui s’est passé dans les diverses périodes de celle-ci. La mémoire joue un rôle principal dans son écriture au point où l’Académie suédoise l'a récompensé pour « l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et a dévoilé le monde de l’Occupation ». Les personnages de Modiano ont peur de se perdre dans l’oubli et cette impression les fait souffrir communément. Telle est la motivation essentielle de la quête d’identité chez ces individus. En effet, c’est la mémoire de l’auteur qui fabrique la vie du personnage, et autrement dit, l’inconscience de l’auteur remplace la conscience du narrateur. Le procédé du rebondissement de l’auteur fait que l’identité des personnages se mêle avec son identité à lui, une situation purement chaotique et anarchique, ou mieux dire une situation postmoderne. Chez Modiano, il y a quelques éléments qui servent comme déclencheur de la mémoire. Il y a des objets ou des endroits où le personnage perd sa conscience du temps et se retrouve dans le domaine de la mémoire. Un carnet de téléphone ou une photo joue ce rôle comme un point de repère dans le temps, ainsi que dans l’espace. Il arrive qu’un quartier, une place ou un coin sombre dans la ville fonctionne en tant que déclencher de la mémoire du narrateur.
Paris joue un rôle très important dans les souvenirs de cet écrivain. Les personnages modianesques vagabondent dans cette ville pour vaincre leur peur du vide, ils font des rencontres, chaque fois dans les différents endroits de la ville, un café, une librairie ou une station de métro, qui peuvent déclencher leurs souvenirs dans ces lieux. En menant une quête d’identité, le narrateur en tant que détective, essaie d’imbriquer des pièces mosaïques de son identité. Le narrateur fait son enquête en cherchant dans des archives, par des témoignages, des photos, des informations, en retraçant la cartographie des vies de ces personnages. En effet, l’écrivain met en scène la vie des personnages déracinés qui sont en proie à une angoisse sans origine certifiée, une peur de la perte d’identité. Mais l’originalité de sa tâche réside dans la forme de la représentation de ce motif, là où se pose la question de l'identité et l'altérité. Guy Roland dans l'enquête qui mène sur sa propre vie, se rend compte qu'il était un ami de Freddie. Au fur et à mesure, il comprend des informations sur son passé lui permettant de connaître sa vraie identité ; le « je » change ainsi de posture. Au cours de son enquête, il croise une photo sur laquelle il est debout à côté de Freddie, sachant que c’est son visage à lui, il commence à croire que cette personne est son ancien Soi. La conscience de soi change par la coïncidence des deux. Guy Roland découvre ainsi son ancien nom, Pedro McEvoy, mais il n’est pas toujours persuadé que c’est son prénom. Sa conscience de soi est hantée par la confusion entre le Soi et l’altérité :
« Je figure sur deux d'entre elles. Aucun doute, c'est le même homme que celui que l'on voit à côté de Gay Orlow et du vieux Giorgiadzé. Un brun de haute taille, moi, à cette seule différence près que je n'ai pas de moustache. Sur l'une des photos, je me trouve en compagnie d'un autre homme aussi jeune que moi, aussi grand, mais aux cheveux plus clairs, i Freddie ? Oui, car au dos de la photo quelqu'un a écrit au crayon : « Pedro-Freddie-La Baule. » (Modiano, 1978 : 81)
Un être mystérieux et énigmatique se présente dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier : le narrateur insiste notamment sur ce point lorsqu’il essaie pour la première fois, de présenter, lors d’une rencontre dans un café, Chantal Grippay, la jeune fille qui avait le carnet d’adresse de Daragane à la main. L’ambiance nous donne un sentiment de l’hésitation et du soupçon : on considère cette femme comme une complice d’un malfaiteur, Gille Ottolinie qui la présente comme « une amie ».
Daragane écrit son adresse à la même page où était écrit le nom de Guy Torstel. « Au quatrième étage, au fond du couloir. C’est écrit en bas sur la boîte aux lettres. Elle est au nom de Joséphine Grippay, mais j’ai changé de prénom. » (Ibid.) Le ton assuré de sa voix est le symbole de l’assurance que le narrateur prend pour résoudre l’énigme. Il le confirme encore par une comparaison : le plongeur, l'image du détective et l’eau symbole de la vérité donnent la certitude de la découverte de l’identité de Chantal. D’ailleurs, la note a été écrite dans la même page où était écrit le nom Guy Torstel, celui dont le manque de l’identité a formé la quête principale du roman. La relation entre ces deux énigmes suggère que la découverte de l’une va aboutir à la découverte de l’autre. Malgré cet épisode révélateur, cette espérance reste au cours du récit, stérile puisque dans les prochains épisodes, la situation devient de plus en plus compliquée et le nom barré sur la carte de visite met un barrage sur l’épisode précédent :
« Le prénom « Joséphine » était barré et remplacé, à l’encre violette, par celui de « Chantal ». Il s’apprêtait à sonner mais la porte s’ouvrit. Elle était habillée en noir, comme l’autre jour au café. « La sonnette ne marche plus, mais j’ai entendu le bruit de vos pas. » Elle souriait et elle restait là, dans l’embrasure de la porte. On aurait cru qu’elle hésitait à le laisser entrer. » (Modiano, 2014 :15)
Cette oscillation entre l’assurance et l'hésitation se répète plusieurs fois mais n’aboutit jamais à une fin définitive. L’identité floue de Chantale reste nuageuse et mystérieuse, jusqu’au milieu du récit qu’elle se perde enfin dans l’air. Les détails de son identité ne se réunissent pas dans un statut uniforme, une dissémination totale issue de la nature hétérogène de l’écriture modianesque.
Conclusion
L'image d'un homme qui marche le long d’une rue sombre dont la pente fait glisser doucement dans l’obscurité, les événements du passé, et chez qui l’horreur et la peur augmentent, est très récurrente dans les œuvres romanesques de Modiano. Cette image est certainement le fruit des souffrances et des détresses personnelles et collectives dont la mort et la torture n’en étaient qu’une seule face, mais l’impact le plus pesant aurait été la mise en cause des principes du passé. L’homme d'avant-guerre n'espérait que la liberté et le bonheur. L'Homme ne cherchait la voie d'accès à ces deux grandes finalités qu'à travers la science et la raison. La défaillance de cette créance lance ainsi l’Homme dans la suspension, ce qui le mène à perdre ses repères. Modiano se présente comme le narrateur de cette situation où l’incertitude, la discontinuité et l’instabilité font partie intégrante de la vie et la mise en scène de ces caractéristiques reflète bien l'aspect postmoderne de son écriture et c'est par là que les personnages de ses romans, des êtres perdus et incertains, se sont égarés dans leurs souvenirs passés à la recherche de leur identité.
Modiano est la voix d’une génération qui n’était pas assez malheureuse pour supporter directement les désastres de la guerre mais qui n’avait pas non plus eu assez de chance pour y échapper indirectement. Elle avait hérité des conséquences de cette catastrophe par l’âme détruite de ses parents et par un monde brisé moralement et physiquement. Ce monde attend cette nouvelle génération pour se reconstruire. Cette malédiction perpétuelle pour Modiano consiste à retrouver l'occasion d’exposer son talent. L’art de mémoire est une capacité individuelle, lui permettant de renouveler le leitmotiv de la quête d'identité, très recherchée en cette ère postmoderne.