نوع مقاله : مقاله پژوهشی
نویسندگان
1 دکتری ادبیات فرانسه، دانشگاه شهید بهشتی، تهران، ایران
2 استاد ادبیات فرانسه، دانشگاه شهید بهشتی، تهران، ایران
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Introduction
Depuis la naissance de la littérature, la question du personnage se pose et les modalités de son analyse ainsi que son statut se placent parmi les problèmes les plus majeurs de toute théorie littéraire. En effet, cet être de papier est considéré comme une composante littéraire au même rang que le thème, la structure et l'action.
De multiples études sont menées sur le concept du personnage et plusieurs analyses se sont donné pour tâche de proposer différentes dénominations pour désigner cette force agissante. Vladimir Propp propose le concept de « fonction », Todorov choisit la notion d' « agent », Claude Bremond propose à la fois « agent et patient » et finalement, Greimas le réduit à la notion de l' « actant ».
La sémiotique qui se veut une méthode à analyser le processus de la formation du sens, est une des méthodes se penchant sur l'étude du personnage. Il considère le personnage comme un signe plutôt motivé dont le signifiant est composé d'un certain nombre de caractéristiques physiologiques et psychologiques, y compris le nom propre.
Mahmoud Dowlatâbâdi est le grand écrivain réaliste iranien dont certaines particularités littéraires sont comparables aux grandes réalistes illustres tels que Balzac. Parmi ces caractéristiques, on peut indéniablement citer le penchement à une construction minutieuse du personnage. Le personnage dowlatâbâdien est effectivement bien structuré tant du point de vue physique que psychologique. Malgré un langage poétique et rythmique et une prose emphatique, le silence chez lui, dispose d'un statut hautement remarquable.
Ne tendant nullement à nier le caractère purement réaliste de l'œuvre dowlatâbâdienne, Solouk a, pourtant, une ambiance différente : entre monologue et récit, dialogues narrés et discours indirect libre, ce roman a de quoi offrir dans les sinuosités d'une narration compliquée et un langage hautement travaillé et riche. En plus, l’une des caractéristiques détachant Solouk de l’ensemble de l’œuvre dowlatâbâdienne, c’est le brouillage des personnages qui rend difficile la lecture du roman. Ceux-ci portent des noms historiques voire mythologiques et sont pour la plupart, des personnages silencieux.
Basée sur les théories concernant la sémiotique du personnage et se réclamant également de la sémiotique tensive, cette étude a pour objectif de vérifier le statut, le processus de formation et le fonctionnement du silence chez les personnages de Solouk. Effectivement, notre démarche la plus essentielle c’est la sémiotique du personnage développée par Ph. Hamon, mais afin de pouvoir mettre au clair certains éléments qui ont un trait déterminant à notre analyse, on se doit de recourir aux principaux préceptes de la sémiotique tensive. Ainsi, supposant le personnage comme un signe et comme un constituant majeur du roman, on essaie de montrer le rôle que joue le personnage dans l'agencement du silence. En conséquence, au fur et à mesure de notre analyse, on montre comment le silence dowlatâbâdien se tisse au néant et à la mort.
Pour un statut sémiotique du personnage
Parmi les théories anciennes et récentes qui s'intéressent au personnage, la sémiotique occupe une place primordiale. En effet, cette théorie de l'agencement du sens dans les énoncés et le discours, théorie du récit et de la linguistique du discours, se penche sur le personnage comme faisant partie de la « grammaire textuelle » (Hamon, 1972 : 87). Pour Philippe Hamon, le personnage dans un produit littéraire est un signe et fait partie également d'une association de signes. La sémiotique définit le personnage comme un effet sémantique lié à « une construction textuelle » (Hamon, 1998 : 17). Effectivement malgré ce qu’on peut en penser de prime abord, le personnage est un signe littéraire dont les indices et les traits sont conventionnels, alors que l’actant est une fonction, un rôle dans l’action, c’est une réalité abstraite différente d’un personnage. En effet, l’actant est « celui qui accomplit ou qui subit l’acte, indépendamment de toute autre détermination » (Greimas et Courtés, 1993 : 3).
En effet, la sémiotique du personnage tente d'homogénéiser le problème de la description du personnage. Ce projet va de pair avec les principaux objectifs de la sémiotique et met au clair la distribution et la description du personnage dans le texte, l'arbitraire et la motivation du personnage-signe, son rapport à l'ensemble du système de l'œuvre et finalement, sa composition historique, sociologique, physiologique et psychologique.
Effectivement, pour qu'une œuvre littéraire (manipulant les personnages) soit analysable du point de vue sémiotique, il faut que code et message y coïncident : « chaque œuvre-occurrence possède son code original propre, sa propre « grammaire » […] » (Hamon, 1972 : 88-89). Dans cette perspective, le personnage-signe doit contribuer au procès de la transmission du signifié. En effet pour analyser le personnage du point de vue sémiotique, plusieurs domaines et plusieurs niveaux d'analyse s'imposent. La sémiotique du personnage présente une triple distinction de cet élément romanesque :
De surcroît, en tant que l'un des composants du système, le personnage est en effet considéré comme une sorte de morphème, caractérisé par un signifiant et un signifié discontinus. Ainsi, le personnage se définit-il sémiotiquement comme une série de segments et de substituts constituant son support-signifiant et par une série de traits sémantiques constituant son signifié. Autrement dit, le personnage est individualisé par un certain nombre de traits caractéristiques, qui constituent son signifiant propre. Le nom propre est l'un de ces traits majeurs.
Le nom propre : l'élément reliant le personnage au contexte historico-social
C'est effectivement à admettre que le sens d'un signe dans un énoncé dépend largement du contexte précédent qui sélectionne une signification parmi plusieurs possibles. En tant que signe, le personnage dépend d'un contexte beaucoup plus large qu'est l'Histoire et la Culture. Ainsi, la seule mention du nom propre va imposer d'emblée au personnage, un parcours « programmé » et une « sphère d'action » (Hamon, 1972 : 106). En effet, contrairement au signe linguistique dont le rapport des constituants est purement arbitraire,
« La relation qui existe entre le nom du personnage (son signifiant : noms propres, communs, et substituts divers qui lui servent de support discontinu) et la somme d'information à laquelle il renvoie (son signifié) […] est très fréquemment « motivée ». On connaît le souci quasi maniaque de la plupart des romanciers pour choisir le nom ou le prénom de leurs personnages » (Hamon, 1972 : 107).
Sur ce point et parmi les différentes possibilités qui s'offrent aux romanciers pour le bon choix du nom des personnages, on peut faire allusion à l'étymologie, la mythologie et tout ce qui fait référence aux codes stéréotypés possibles, surtout quand le récit s'adresse à une audience large qui connaît ces codes par cœur. En ce sens, le nom propre pourra également annoncer sa psychologie et son destin général, procès qui s'intitule une « réduplication sémantique » (Hamon, 1972 : 108).
Parmi les caractéristiques essentielles du personnage, il faut dire que le personnage se fait le plus souvent connaître par la parole et que celle-ci constitue l'architecture textuelle. La parole, qu'elle soit silencieuse ou verbalement produite, c'est la qualité propre du personnage. En effet d'après Benveniste, « la conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par contraste […] C'est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne » (Benveniste, 1970 : 224). Cependant dans Solouk, les personnages se trouvent face à une société moderne et toute réconciliation, voire toute communication, paraît impossible et obturée. La parole n'ayant aucune place dans ce monde, les personnages se réfugient dans le silence et le mutisme.
Vers une étude sémiotique du personnage dowlatâbâdien à travers Solouk
Ecrit en 2003 (1382), Solouk se fait le manifeste de Dowlatâbâdi à propos de l'amour. Après Rouzgâr-e separi shodeh-ye mardom-e sâlkhord-e (Le temps passé du peuple séculaire), c'est Solouk qui jouit d'une sinuosité narrative remarquable. C'est comme si la prose dowlatâbâdienne se fait de plus en plus sinueuse et ses derniers romans sont si difficiles à lire et à saisir qu'ils rendent inévitable la relecture. L'incipit du roman s'accompagne d'une ambiguïté profonde. Ce n'est que vers le milieu du roman qu'on se rend compte de certains événements qui se sont passés et qui se passent encore. Il est curieux de constater que le roman se clôt sur la même ambiguïté initiale. Solouk narre l’histoire de Qeysse qui, à l’âge de 40 ans, est tombé amoureux d’une jeune fille de 17 ans. Et maintenant, âgé de 66 ans, il regrette et se demande pourquoi un tel amour ardent doit finir par être si froid. Le roman parle, d’une manière assez compliquée, de leur façon de faire connaissance, leur relation amoureuse et leur séparation. Et finalement, on dirait que Qeysse, le personnage principal, se suicide. Malgré un langage majestueux et poétique, le silence trouve un statut hautement remarquable à travers Solouk, ce qui est visible dans l’énonciation, les blancs typographiques, le caractère des personnages, etc.
Considérant le personnage comme un signe à analyser, cette étude prouve le statut sémiotique du personnage dowlatâbâdien et sa participation à la production du silence. Ce qui compte pour nous, c'est plutôt l'aspect référentiel et symbolique du personnage. Sur ce point, on est inévitablement amené à admettre que les relations que le texte tisse avec son extérieur trouvent une primordialité indéniable. En effet d'après Mitterand, « la sociocritique ne peut être autre chose qu'une sémiotique » (Mitterand, 1980 : 17). En d'autres termes, bien que les analyses sémiotiques relèvent des éléments structurels et textuels, rien ne nous empêche de tenir compte des faits historico-sociaux qui se trouvent à l'origine de la création artistique. Bref pour suivre les propos de Denis Bertrand, on peut dire que :
« La sémiotique a pour tâche d'assurer le passage entre l'analyse textuelle elle-même et les schémas socio-culturels que la formation du discours actualise. [Ces réalités sociales] nous paraissent pour une large part inscrites dans le texte lui-même sous la forme des modèles conceptuels et idéologiques qui le gouvernent en profondeur » (Bertrand, 1985 : 190).
En effet, comme toute œuvre littéraire, l'œuvre dowlatâbâdienne esquisse « les schèmes épistémologiques et idéologiques » et cela, dans « les profondeurs de l'espace textuel » et c'est ce qu'on appelait jadis « la vision du monde » de l'auteur (Bertrand, 1985 : 11, 12).
De ce point de vue, ce qui est pertinent c'est de définir les axes sémantiques nous aidant à distinguer les personnages d'une manière sémiotique. En guise d'exemple, on peut citer l'axe du sexe (masculin/féminin), de l'âge (âgé/jeune), de la hiérarchie sociale (haut/bas), etc. Ainsi, les personnages seront-ils classés d'après leur classe, leurs qualifications diverses et en fin de compte, du point de vue de leurs fonctions, c'est-à-dire différents types d'actions qu'ils sont supposés d'accomplir tout au long du récit. L'analyse peut bien entendu aller plus loin pour laisser décomposer une notion simple ou un axe sémantique en un certain nombre de « traits distinctifs » pertinents (Hamon, 1972 : 101).
A ce stade, il convient de rappeler que la plupart des personnages de Dowlatâbâdi sont silencieux, voire muets. On voit dans son œuvre, la fréquence constante des personnages muets: Gongou[1] et Tamour dans Kalidar, en font des exemples évocateurs. Encore faut-il remarquer que les personnages secondaires sont aussi atteints du silence que les personnages principaux. D'après les axes oppositionnels que nous avons précédemment énumérés et faisant un survol à travers toute l'œuvre dowlatâbâdienne, on se rend compte que la fréquence du silence chez les personnages jeunes, masculins et pauvres est plus remarquable. Une autre catégorisation est possible: parmi les personnages féminins, les plus jeunes sont les plus silencieuses mais parmi les personnages masculins, les plus âgés sont plus silencieux. Cependant, ce qui est certain et sans conteste, c'est que le silence règne chez les personnages pauvres, ce qui pourrait être dû à la souffrance et aux dures conditions socio-économiques auxquelles ils sont aux prises.
Pour revenir à notre analyse, nous signalons que le personnage et ses substituts divers, synonymes, surnoms, pronoms, allusions, etc. attachent à un même paradigme les segments textuels de longueur différente: du pronom (il) et du démonstratif (celui-là) à la description (c'était un vieillard muet) en passant par le nom propre (Sénémar par exemple). Effectivement,
« L'identification de chaque personnage s'effectue grâce au nom qui est selon Vincent Jouve, « un support privilégié de l'effet personne ». Ce signifiant attire l'attention du lecteur, le fascine et le séduit, du moment qu'il est un « foyer » de significations. Le nom est une « étiquette », nous dit Hamon qui se réfère à une société voire à une époque » (Ben Aissa, 2012 : 86).
Et chez Dowlatâbâdi, le personnage considéré dans l’ensemble de ses traits, représente une société et fonctionne comme un ensemble de significations. Ce qui revient à dire, c'est que d'après les remarques que nous avons faites à travers toute l'œuvre dowlatâbâdienne, on a trouvé la fréquence du son /s/ dans le nom propre des personnages dont le caractère est marqué par le silence. Pour n'en citer que quelques-uns, on fait allusion à Sénémar, Qeysse, Sabr khan, Abbas, etc. Sémiotiquement parlant, ce phénomène est le signifiant ou l'expression du contenu /silence/. Effectivement en persan, on émet continuellement le son /s/ pour inviter quelqu'un au silence. Ainsi, nous sommes face à deux couches sémiotiques :
A ce propos, on est inévitablement ramené à passer en revue les expressions de « connotation » et de « dénotation ». Ce survol définitionnel nous empêche donc de nous introduire dans les détails encombrants, y compris l'historique des concepts. En effet, la connotation est définie comme « une valeur supplémentaire » de la signification (Bloomfield, 1933 : 151). Et selon Benveniste, le sens est suggéré et repose sur une série de valeurs attachées au terme, alors que la dénotation repose sur le sens explicite et irréfutable du terme. En ce sens, la connotation peut être définie comme « « une atmosphère affective » qui enveloppe les mots et prend en considération le rapport entre chaque signe et chaque locuteur individuellement » (Athari Nikazm, 2010 : 10). Pour être plus précis, il convient de remarquer que la dénotation « désigne » le sens direct du terme alors que la connotation charge ce dernier d'un certain nombre de « significations affectives » et « émotionnelles » (Athari Nikazm, 2010 : 10).
Pour revenir à notre analyse, on remarque que [/s/ expression du contenu silence] devient à son tour, globalement, l'expression des contenus « affects » et c'est exactement ce qu'on appelle une structure « connotative » : [A expression du contenu B] devient l'expression X du contenu Y. C'est principalement ce qui permet de dire d'un côté que le silence dénote l'affect, et que le son /s/ connote l'affect silencieux.[2]
Comme exemple évocateur de ce cas-là, on peut citer Qeysse dont le nom propre et sa redondance dans Solouk vont accentuer la prévisibilité du récit. En définitive pour Philippe Hamon, « le nom propre, lexème « vide » pour les linguistes, est, dans un univers de fiction romanesque, au contraire, lieu « plein », programme narratif » (Hamon, 1998 : 108). Effectivement, la description du physique, du vêtement et des caractéristiques psychologiques de chaque personnage viennent justifier sa cohérence psychologique. De plus, dans le cas de Qeysse, on peut dire que « la référence à certaines histoires connues (déjà écrites dans l'extratexte global de la culture) fonctionne comme une restriction du champ de la liberté des personnages, comme une prédétermination de leur destin » (Hamon, 1998 : 109).
En effet, la détermination des informations du personnage, représenté par un nom propre ou ses substituts, se fait progressivement. La première apparition du nom propre affronte le texte avec une sorte de « blanc » sémantique : on se demande qui est ce « je » ou ce « il » qui prend la parole et qui apparaît dès la première page. Par conséquent, « on a affaire à un « asémantème » qui va se charger progressivement de sens, et en général, dans la littérature classique, assez rapidement » (Hamon, 1972 : 98). Mais ce même morphème, vide à l'origine, prendra un sens défini par les répétitions et la récurrence des marques, par l'accumulation (du moins déterminé au plus déterminé) et particulièrement par la différence vis-à-vis des signes de même niveau et de même catégorie et finalement, par son insertion dans le système global du texte. Qeysse aussi fait son apparition dans le roman par le pronom sujet « il » et par la récurrence des verbes à la troisième personne du singulier : « il voit un homme qui s'en va dans l'ombre » (Dowlatâbâdi, 1382 : 5).
Pour une analyse sémiotique du personnage Qeysse
S'abreuvant d’un contexte historico-social bien étendu, le nom de Qeysse est pris du nom d'un poète arabe s'appelant Émraolqeysse Kendi[3] qui est à maintes reprises répété dans Solouk (Dowlatâbâdi, 1382 : 59), et dont l'histoire constitue tout le roman Ce jument à la crinière rouge. C'est en effet l'un des sept poètes arabes ayant chacun écrit une balade éloquente. Pour avancer dans les détails des traits distinctifs de ce personnage, il convient de remarquer que, comme l'histoire nous enseigne et comme il est narré dans ledit roman, Qeysse est le seul garçon qui, ayant entendu le meurtre de son père, ne pleura pas. Mais plus tard, pris de remords, il prit en charge la vendetta de son père et traita violemment les meurtriers de ce dernier. A ce propos, on pourrait mettre l'accent sur l'une des caractéristiques majeures de ce personnage dans Solouk, qui est le parricide. Un aperçu nous montre que Dowlatâbâdi n'est pas étranger à ce thème obsessionnel. Dans la plupart des romans, le père a un statut assez faible alors que la mère se hausse graduellement. Dans L'Absence de Soloutch, Soloutch est parti et le poids de la vie familiale pèse sur Mergan. Dans Kalidar aussi, les fils de Karbalaï Khodâdâd ont l'intention de tuer leur père parce qu'il est un usurpateur et que ses fils mènent une vie vagabonde et sans argent (Hossein Zadeh, 1391 : 102). Dans ce roman également, Qeysse est victime du complexe d'Œdipe. Cela n'étant pas explicitement présenté, on voit de temps en temps des allusions aux traits de ce personnage mythologique : « Mais Qeysse … ne peut pas s'asseoir de cette manière. Il a un problème de l'os du pied » (Dowlatâbâdi, 1382 : 35). D'après ce que l'on vient de dire, et suivant les catégories distinctives de Philippe Hamon, Qeysse est un personnage référentiel, car il fait partie des personnages qui sont « intégrés à un énoncé, [qui] serviront essentiellement « d'ancrage » référentiel en renvoyant au grand Texte de l'idéologie, des clichés, ou de la culture ; ils assurent donc ce que R. Barthes appelle ailleurs un « effet de réel » » (Hamon, 1972 : 88-89). En plus, Qeysse, le symbole de l'homme oriental, croit « posséder » la femme, comme un objet dont il dispose et c'est la raison pour laquelle il n'est pas capable d'être séparé d'elle. Et c'est alors que son amour laisse la place à la haine et Qeysse, ayant été un jour amoureux de la femme, se trouve obligé de la tuer :
« L'avalanche de la mort est proposée, comme elle fut proposée à Émraolqeysse. […] Un trope de la vie, elle était la vie même pour moi, Nathanaël-Mahama[4]; et maintenant, la mort, la mort et la haine, ce sont les mêmes récompenses qu'elle m'a offertes généreusement, offertes et pas proposées! Comme je suis anéanti, sans merci ! » (Dowlatâbâdi, 1382 : 38).
En conséquence, le nom propre de Qeysse, son signifiant, va de pair avec son signifié et ses caractéristiques, ce qui sert à rendre plus clair le statut du personnage. En effet, tout personnage contribue également à la formation de la signification que le texte a progressivement construite. C'est un signifié auquel accèdent la description et l'analyse. Par conséquent, on admet « qu'un personnage de roman naît seulement des unités de sens, n'est fait que de phrases prononcées par lui ou sur lui » (Wellek et Warren, 1971 : 208). Dans le cas de Qeysse par exemple, le destin du personnage et ce qu'il subit pendant sa vie est obligatoirement assuré par son prénom même. De ce point de vue, on peut dire que si selon Hamon, il existe un horizon d'attente pour chaque personnage, l'horizon d'attente porté par le nom de Qeysse est bien fondé, car il est porteur de sens envisagé par l'auteur : son amour platonique dans l’espoir de l’union conjugale et sa mort.
Sénémar: de l'isolement au silence
Inutile de répéter que « l’appellation du personnage s’appuie sur le repérage de la relation intérieure qui existe entre le personnage et son nom ou son passé, entre la qualification et l’action du personnage » (Firouzabadi, Kahnamouipour, 1396 : 67). Dans Solouk, Sénémar est un personnage secondaire, ayant de moindre importance par rapport au personnage principal, Qeysse. N'ayant pas de rôle déterminant dans le récit, il intervient pour marquer un avancement diégétique. Selon Dowlatâbâdi lui-même[5], le nom de Sénémar qui veut dire « le simurgh du soleil » est emprunté à un maçon romain ayant construit à Mésopotamie, un édifice sous le commandement de Nowman 1er. Ce château de « Khovarnaq » était destiné à accueillir Yazdgerd III et il changeait de couleur à chaque moment de la journée. De peur que Sénémar ne construise pas un tel château pour quelqu'un d'autre, Nowman ordonna qu'on jette Sénémar du haut du château qu'il avait construit lui-même. Alors selon Dowlatâbâdi, Sénémar est le symbole du manque de support. Dans Solouk également, Sénémar qui était déjà prisonnier politique, à l'époque du coup d'état d'Abdolkarime Qâssème en Iraq (Dowlatâbâdi, 1382 : 11), souffre de ce manque de support chez les membres de sa famille. Ne parlant à personne, seule sa fille cadette, Maha, se permet de lui apporter du thé de temps en temps. Sénémar est un « homme silencieux » (Dowlatâbâdi, 1382 : 123), qui bénéficie de la communication non-verbale qui supplante la parole. Il se contente par exemple d'un hochement de la tête qui remplace souvent la parole. (Dowlatâbâdi, 1382 : 49). En plus, il faut rappeler que Sénémar est silencieux, tant du point de vue des traits caractéristiques que de celui des actes. Un exemple évocateur vient éclaircir, non seulement ce dernier propos, mais aussi le manque de support familial dont il souffre. C'est la scène où Ardida a l'intention de battre sa sœur Fakhimé dont les fréquentations lui paraissent suspectes. C'est alors que « le silence de la mort envahit la maison. […] A présent, l'autre côté de la porte était rempli, à chaque instant, du silence de la mort » (Dowlatâbâdi, 1382 : 138-139). Le silence chez Dowlatâbâdi est la plupart du temps dysphorique, source de connotations négatives, se caractérisant le plus souvent comme un signe de la mort. Les exemples ne manquent pas sur ce point : « n'est-ce pas que le silence de la mort avait envahi la bergerie ? Personne ne bougeait. La porte de l'étage supérieur non plus ne se ferma pas. On dirait que tout le monde était mort » (Dowlatâbâdi, 1387 : 1909). Pour suivre la scène que nous étions en train d'évoquer, il faut dire que dans une telle situation où les membres de la famille craignent qu'Ardida ne tue pas Fakhimé, ils est obligés de garder le silence de peur que les voisins ne les entendent pas crier ou faire une dispute : « seuls les voisins… les voisins ne doivent ni entendre ni comprendre… seuls… et un seul instant, et une fois de plus, le silence de la peur envahit toute la maison, de façon que la voix du présentateur de la radio de Sénémar se fait entendre du haut du ciel étroit de la cour » (Dowlatâbâdi, 1382 : 139).
D’après un survol sur l’œuvre dowlatâbâdienne, on se rend compte que le silence se tisse le plus souvent aux affects dysphoriques, en l'occurrence la peur ou la mort. Ensuite, il convient de mettre l'accent sur l'importance des trois points de suspension dont la récurrence chez cet auteur est étonnante. Etant signe de l'haleine qui se coupe, la pause qui se fait entre les dialogues, etc., c'est un signe formel, voire textuel, du silence, son signifiant en quelque sorte. En plus selon Dowlatâbâdi lui-même, les trois points de suspension pourront marquer le fait de ne pas savoir d'où et comment commencer : « c'est pourquoi il a commencé chaque ligne avec les trois points de suspension, et cela montre que lui, cet homme muet et effacé, disparu dans la cendre, ne savait pas d'où et par quel mot pourrait-il commencer » (Dowlatâbâdi, 1382 : 23). Dans son livre intitulé Parole, mot, silence, pour une poétique de l'énonciation, Pierre Van Den Heuvel considère que l'écrivain impose parfois le silence à son discours. C'est ainsi que plusieurs procédés contribuent à mettre en place « une situation énonciative qui mène manifestement à un manco dans le texte » (Van Den Heuvel, 1984 : 86). Parmi ces multiples procédés jouant le rôle des « stratégies discursives » (Van Den Heuvel, 1984 : 86), on trouve les trois points de suspension comme l'un des cas le plus fréquemment employés. En effet, « la forme la plus simple du silence volontaire, car la plus visible, est le manque graphique : la phrase incomplète, contenant un blanc, une biffure, ou se terminant par les points de suspension » (Van Den Heuvel, 1984 : 86).
Selon Dowlatâbâdi lui-même, ces trois points de suspension et ces blancs typographiques sont une « haleine » qui garantit le continument et la perpétuation de la vie du texte[6]. Encore convient-il de faire allusion à l'avis de Van Den Heuvel : « on y sent le halètement de la parole dans le mouvement des mots » (Van Den Heuvel, 1984 : 345). A propos de cette scène, il n'est pas abusif de prétendre que les trois points de suspension sont dus au halètement de la parole qui est le résultat de la dure condition et de la tension dont sont victimes les personnages et qui est marqué par « le ciel étroit ». C'est ainsi que les mots manquent pour contenir ce dur instant et qu'ils sont remplacés par les points de suspension.
En plus, ce qui convient à dire sur cette scène, c'est encore la tension du bruit et des affects due à la fermeté de l'espace. Pour ce faire, on est carrément obligé de recourir aux principales théories de la sémiotique tensive. D'après cette théorie, présentée et développée par Claude Zilberberg et Jacques Fontanille (1998), l'intensité et l'extensité composent deux gradients se reliant respectivement à l'affection, la passion, les états d'âme et à la quantité, la cognition, les états de chose. Ces deux gradients sont en corrélation converse et inverse, contribuant ainsi à la production du sens (Hébert, 2005 : 111-113). Dans la scène présentée, la tension est tellement forte que le ciel, signe notamment de l'extensité spatial, paraît étroit et on dirait que le règne étouffant et ennuyeux du silence de cette scène ne touche à sa fin que par le bruit de la radio.
La courbe commence à un certain point de l'axe de l'extensité pour montrer le ciel étroit de la cour par rapport au grand ciel ouvert et étendu. Et ensuite, il convient de rappeler que ce schéma ne veut pas dire que le bruit de la radio s'élève soudain, mais c'est comme si on commence à y prêter attention à un moment donné. En effet, on peut dire que le bruit de la radio existe dans un mode potentiel ou virtuel et qu'il est actualisé à un moment donné, lorsqu'on y a prêté attention.
Par la suite, la scène est continuée comme suit :
« Les instants… Dieu sait comment ils passent. L'immobilité absolue. La voix du présentateur de la radio se coupe aussi, l'émission a pris fin. Comme un coup de choc, la porte métallique du bain s'ouvre et Fakhimé est lancée dehors. Désagrégée et demi-morte. […] Elle reste et crie soudain à tue-tête, elle crie. Elle crie à tue-tête et semblant possédée, elle court vers le couloir et se tord aux escaliers » (Dowlatâbâdi, 1382 : 139-140).
Dans cette scène dont l'analyse est indispensable à la connaissance du portrait silencieux que l'auteur nous présente de Sénémar, il faut, une fois de plus, mettre l'accent sur l'importance des points de suspension, signes, en l'occurrence, de l'hésitation (Van Den Heuvel, 1984 : 59), car personne ne sait comment passent les instants. La pesanteur spatiale précédemment soulignée, mêlée à la lourdeur des affects, règnent sur les instants et le /ne pas savoir/ comment passe le temps, marque la dimension cognitive de cette scène. Par la suite, intervient « l'immobilité absolue », l'élément partout indissociablement lié au silence. Parallèlement à l'arrêt du bruit de la radio dû à la fin de l'émission, le moindre bruit dont se contentaient les personnages touche à sa fin et le règne du silence étouffant commence :
La courbe ne se continue pas ici sur l'axe de l'extensité pour montrer que « le ciel étroit de la cour » est moins étendu que le grand ciel ouvert. De toute façon, la chute de l'intensité du bruit est à la base du silence, ce qui s'ensuit de l'extrême intensité des affects dysphoriques. En d'autres termes, la tension du silence et des affects se forme dans une corrélation converse, c'est pourquoi Dowlatâbâdi emploie le mot « choc » pour désigner cette tension. Les adjectifs de « désagrégée » et « demi-morte » poussent à l'extrême la présence des affects dysphoriques. Il est intéressant de souligner la couleur de la cendre, partout étroitement liée au silence chez Dowlatâbâdi : le silence chez lui étant la plupart du temps entrelacée au noir, au gris, à la cendre, à la brume et à l'ombre (Dowlatâbâdi, 1382 : 15-16-17).
Par la suite, avec les cris que pousse Fakhimé, la glace du silence se brise, elle va vers sa chambre et tout le monde la suit (Dowlatâbâdi, 1382 : 140), ce qui fait que l'immobilité absolue s'anéantit à son tour. C'est alors qu'on sent « la lourde présence de Sénémar » qui descend les escaliers (Dowlatâbâdi, 1382 : 140). Etant donné la description du caractère de ce personnage, antérieurement soulignée, la diminution de la description d'un « homme », d'un « personnage », d'un « être » de papier à une « présence lourde » se justifie. C'est « […] un homme qui peut rester boudé avec sa femme depuis longtemps et qui ne lui dit mot » (Dowlatâbâdi, 1382 : 145). Ensuite, accompagnées de lui, on voit Maha et Fakhimé descendre les escaliers. Cette dernière s'est bourrée une touffe de tissue dans la bouche pour que ses cris ne se fassent pas entendre. Ce silence est depuis toujours « imposé » et « dicté » aux membres de la famille, de peur que les voisins ne les entendent. Le sens de ce silence réside dans l'importance de l'honneur familiale, tellement mise en relief en Iran.
De nouveau, tout le monde est dans la cour. Maha décide d'
« Allumer la lampe […] Mais une fois que la cour s'éclaircit, Fakhimé crie: « éteins, éteignez![7] » […] En même temps que le cri de Fakhimé, le cri d'Ardi se fait entendre: « éteins, éteignez! » […] Sénémar, assis sur un tabouret, se lève et se met devant le fils. Tout le monde sait que le père a la main dure. Il donne un grand coup de soufflet à Ardi. Ardi devient fou et retourne le soufflet du père. Il soufflète fermement le visage du père en criant que c'est toi qui as fait une telle … maison. […] Le père s'est appuyé la tête contre le mur et on ne peut pas voir ce qui se passe dans son visage. […] Il se lève dans les ténèbres, monte les escaliers […]. Depuis, il ne descend plus, ou pour dire plus exactement, personne ne le voit fréquenter […] » (Dowlatâbâdi, 1382 : 141-142).
Ce qui règne énormément dans cette scène ainsi que dans la plupart des scènes créées par Dowlatâbâdi, c'est le manque de lumière, donc les ténèbres et la noirceur. En effet, suivant les catégorisations présentées par Denis Bertrand (1985 : 136), l'espace dowlatâbâdien est plutôt terrien et chtonien, ce qui fait que, par opposition au ciel, au soleil et à la lumière, tout y soit noir, voire gris. On voit alors les sèmes /lampes/, /éteindre/ et /ténèbres/, ce qui met l'accent sur les isotopies suivantes :
Ces isotopies opposées et opposantes ont pour origine, dans les profondeurs du parcours génératif, l'isotopie fondamentale vie/mort (Fontanille, 1999 : 4). Encore convient-il de revenir, à ce stade, sur un autre point en ce qui concerne le nom propre de Qeysse. Selon Dowlatâbâdi lui-même[8], Qeysse veut dire celui qui aime la lumière alors que ce personnage est tissé paradoxalement aux ténèbres (Dowlatâbâdi, 1382 : 156). Depuis le début du roman, il marche dans l'ombre, sous un ciel nuageux, à côté du cimetière qui est par origine, une hétérotopie fréquentée par les morts silencieux (Brossat, 2011 : 122-123), etc.
En plus, dans cette scène de Solouk également, on assiste à la présentation du complexe d'Œdipe, car Ardi qui donne un coup de soufflet à son père, a, en revanche, une relation paisible et réconciliable avec sa mère (Dowlatâbâdi, 1382 : 148). A partir de cette scène de querelle familiale, Sénémar perd son statut précédent, qui, comme on vient de dire, n'est pas assez rassurant et rassuré. Depuis, Sénémar se transforme en un fantôme : « […] le fantôme qui était resté assis sur le tabouret, au coin du mur, et on dirait qu'il était glacé » (Dowlatâbâdi, 1382 : 146). L'adjectif de « glace » se répète à maintes reprises, à partir de ce moment, pour qualifier cet homme silencieux : « même dans les conditions de la colère et de la bouderie, c'était seulement Nilounâ (Maha) qui pouvait s'interposer et fondre la glace amère dominant le cœur et le visage du père » (Dowlatâbâdi, 1382 : 149). Il convient, à ce stade, de souligner que l'un des moyens par lesquels l'affectivité fait son apparition dans le discours, c'est l'aspect somatique. En effet, les expressions somatiques fonctionnent « comme des codes figuratifs qui accompagnent ou expriment les états affectifs, et qui manifestent les réactions du corps » (Fontanille, 1999 : 70). Dans ce cas-là, la glace amère qui domine le cœur de l'actant, suscite [et est suscité à son tour par] un état affectif intense dont l'expression extérieure se traduit en un état somatique qui manifeste « l'échec d'une stratégie de discrète dérobade » (Fontanille, 1999 : 70). En conséquence, la même glace se fait voir dans le visage et s'est comme si « […] c'est un homme dont la figure s'est frigorifiée au coin du mur » (Dowlatâbâdi, 1382 : 151). Ce qui est fort évident dans ce roman, ce sont les substantifs « la glace » et « le froid » qui sont omniprésents du fait de l'isotopie fondamental qu'on vient de citer dans le tableau.
Pour revenir à notre analyse de Sénémar, il faut souligner que dans la conception fontanillienne,
« La disjonction entre un actant sujet et un actant objet, sous le contrôle d'un tiers actant qui la provoque, n'est pas en elle-même source d'effet affectif. Mais, si l'opération narrative est saisie du point de vue d'un des actants concernés, qui devient la source d'une visée, l'opération elle-même devient une perte, ou une appropriation ; mieux encore, si cette perte est évaluée à partir de la position du sujet, elle deviendra une absence, une disparition, et sera donc susceptible de donner immédiatement naissance à des états d'âme : frustration, colère, satisfaction, désir de vengeance, nostalgie, regret, etc. » (Fontanille, 1999 : 69).
En effet à partir de cette scène de querelle familiale, l'actant sujet/la famille, se trouve dans un état de disjonction avec un actant objet/le père, sous le contrôle d'un tiers actant/Ardi. Cette opération est saisie du point de vue d'un des actants concernés/Maha qui la trouve comme une perte, une disparition et c'est dû à cette scène que « le père n'était pas ! Il était et n'était pas » (Dowlatâbâdi, 1382 : 149). Cela donne naissance conséquemment à des états d'âme telle que la frustration, le repli sur soi et le détachement des autres, le faisant plus seul et silencieux qu'auparavant. Par la suite, la description du personnage se réduit à la description de ses vêtements, de ses accessoires, de ses mouvements et fréquentations :
« La canne, le chapeau, le costume, le gilet et la chemise et la cravate, le pantalon, les chaussettes et les chaussures montent les escaliers et ils entrent dans la chambre et s'accrochent au porte-manteau et les chaussures se mettent au pied du porte-manteau et les chaussettes dans les chaussures, chaque chaussette dans une des chaussures, et personne ne s'assieds sur le lit en bois » (Dowlatâbâdi, 1382 : 151).
Avant d'entamer une analyse de ce passage, il faut rappeler que « ce qui affecte l'esprit peut affecter le corps et l'affection du corps devenir un spectacle passionnel pour l'esprit » (Greimas et Fontanille, 1991 : 106). En lisant ce passage, une hypothèse nous hante : la suppression du corps du personnage qui a pour conséquence son repli sur soi et son silence. Mais à voir plus précisément, on constate que le corps existe, ce qui change, ce sont plutôt « les modes d'existence sémiotique ». C'est effectivement, « une dimension autonome et homogène […] dimension sur laquelle se situent les formes sémiotiques, que l'on peut ensuite hiérarchiser, en distinguant différentes stases : le « potentiel », le « virtuel », l'« actuel », le « réalisé », qui, par leur ordre et leur interdéfinition, constitueraient les conditions nécessaires de la sémiosis » (Greimas et Fontanille, 1991 : 10). Ainsi, pour avoir une meilleure définition de ces concepts, on se trouve obligé de recourir au Dictionnaire raisonné de la théorie du langage où l'existence virtuelle est marquée comme « une existence in abstentia », et l'existence actuelle comme une existence « in praesentia » (Greimas et Courtés, 1993 : 138). De ce point de vue, le corps passe du mode « actuel » au mode « virtuel » ou bien « potentiel », alors que les vêtements et accessoires sont toujours en mode « actuel ». En plus, du point de vue de la rhétorique, on peut parler de la synecdoque et de la métonymie pour justifier le déplacement de la description, passant du personnage, être en papier, à la description des objets contigus. Ce qui nous importe dans la présentation des modes d'existence, c'est de savoir qu'
« Un sujet sémiotique n'existe en tant que sujet que dans la mesure où on peut lui reconnaître au moins une détermination, autrement dit, que s'il est en relation avec un objet de valeur quelconque. […] C'est la jonction qui est la condition nécessaire de l'existence des sujets tout aussi bien que de celle des objets. Antérieurement à leur jonction, sujets et objets sont dits virtuels, et c'est la fonction qui les actualise » (Greimas et Courtés, 1993 : 139).
Et c'est ainsi que Sénémar, l'homme silencieux, se trouve en état de disjonction, donc virtuel, par rapport à sa famille, au support prévu et en fin de compte, à l'envie de parler, ce qui le pousse au silence éternel. Sémiotiquement parlant, ce silence est dû au refus à parler qui détermine les modalités /vouloir ne pas parler/ et /ne pas vouloir parler/, nous poussant, toutes les deux, à croire que ce choix du silence est volontaire, et donc, consciente. En plus, la description des « objets » qui sont par nature silencieux et la réduction du personnage à ces objets, est une autre preuve pour mettre en relief le silence chez ce personnage. Cet exemple met une fois de plus l'accent sur l'absence du père, la preuve en est que c'est à partir de ce moment que le narrateur ne parle plus du père mais d'une « figure » de celui-ci. Sur ce point, on peut encore parler du changement de point de vue chez l'instance observatrice que présuppose la description. En effet, c'est elle qui se met à voir et à raconter l'apparence du personnage au lieu de son « être ». De ce fait et étant donné que le père se transforme en une simple « figure », on peut s'appuyer sur le carré véridictoire, présentée par Courtés :
Comme c'est fort évident, ce qui paraît, mais qui n'est pas, en l'occurrence Sénémar, se met du côté de l'« illusoire ».
Pour traiter du silence chez Qeysse, il convient de signaler que, comme on vient de montrer, le silence dowlatâbâdien est gris et noir. Dans ce roman qui couronne à son apogée le silence, la couleur grise est omniprésente et cela se voit notamment de la couverture du livre. On voit un homme qui va dans l'ombre, dans un espace gris. Sans vouloir entrer dans les détails d'une étude purement paratextuelle, on en offre une brève présentation : c'est en effet à Gérard Genette que nous devons les cinq types de transtextualité, dont l'un est désigné sous le nom de paratextualité. Il s'agit en fait de la relation que,
« Le texte proprement dit entretient avec ce que l'on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, post-faces, avertissements, avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière d'insérer, bande, jacquette, et bien d'autres signaux accessoires […] » (Genette, 1982 : 10).
C'est effectivement dans un ouvrage intitulé Seuils (1987) que Genette étudie particulièrement le « paratexte ». C'est « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public. Plus que d'une limite ou d'une frontière étanche, il s'agit ici d'un seuil […] qui offre à tout un chacun la possibilité d'entrer, ou de rebrousser chemin » (Genette, 1987 : 7-8). Mieux que toute autre formule, cette dernière citation nous aide à bien mener notre analyse des couleurs et par la suite, du froid, dans ce roman. Nous passons promptement à l'incipit du roman : « il voit un homme qui passe dans l'ombre » (Dowlatâbâdi, 1382 : 5). Par la suite, on voit que cet homme marche à l'ombre dans un trottoir qui sépare la rue du cimetière (Dowlatâbâdi, 1382 : 6). La phrase marquante qui détermine bien l'espace dominant de ce roman est la suivante :
« L'espace brumeux et ombreux d'une ville européenne, n'est pas du tout bizarre, encore plus en automne. Mais quand un homme, silencieux et stupéfait, passe du côté d'un mur dont les anciennes barricades de pierre usées ont moussé dans une humidité permanente, la nature de l'ombre trouve une lourdeur particulière ; et comme il se souvient que cet ancien mur sépare la rue du cimetière, dans un long trajet, il se met à comprendre quel sens pourrait avoir cet homme, l'ombre de toujours, et ce ciel nuageux. […] Donc, par derrière la même couche de brume et la douce pluie, il peut imaginer que lui, il devrait lever le col de son imperméable pour que sa nuque soit protégée du froid » (Dowlatâbâdi, 1382 : 5-6).
Ce sont presque les mêmes phrases constituant la même ambiance qui closent le roman (Dowlatâbâdi, 1382 : 210). Ce qui se voit certainement, c'est la relation entre le silence du protagoniste et cet espace ombreux. On peut, une fois de plus, relier cette partie figurative aux isotopies plus profondes : en effet, l'ombre est la conséquence directe de l'absence de lumière. Il se peut que la lumière existe mais selon Fontanille, elle est obturée par un obstacle (Fontanille, 1995 : 137). Alors ce manque ou cette obturation de la lumière influence directement « le sombre et le clair », ainsi que « l'éclat et la couleur » (Fontanille, 1995 : 128). En conséquence, l'ombre se met du côté des ténèbres et de l'obscurité dans l'isotopie clair/obscur. En outre, étant donné que « la référence au corps propre déictise l'espace lumineux, et [que] la lumière peut alors directement affecter le sujet sentant » (Fontanille, 1995 : 129), on pourrait conclure que les états affectifs dysphoriques du sujet, y compris le silence et la stupéfaction, sont le résultat de l'absence de lumière, celle-ci renforcée par la brume, les nuages et la pluie. C'est encore et toujours dans cette scène enrichissante que la tensivité des affects dysphoriques se fait une fois de plus sentir. L'allusion à la « lourdeur particulière de l'ombre » et au ciel nuageux en sont de marquantes preuves.
Basé sur les isotopies précitées, on peut dire que le sème /froid/ s'oppose au /chaud/ qui, dans les profondeurs du parcours génératif, se rattache à la vie. Par conséquent, l'ombre, le gris, le froid, le nuage, se mettent du côté de /bas/ et de /mort/ dans les isotopies fondamentales [bas vs haut] et [mort vs vie]. Conséquemment, le silence de Qeysse se rattache à l’ombre, au froid, à l’absence et l’isolement et finalement, à la mort.
Conclusion
Bien que la question du personnage soit toujours posée dans la littérature, le problème du personnage se trouve survalorisé, grâce à la montée croissante de la nouvelle critique et surtout, la critique psychanalytique. On est même frappé de voir tant de romanciers se pencher, eux aussi, sur ce problème. En effet, chez les romanciers romantiques et réalistes, l'élément romanesque le plus connu est certes le personnage qui commence à se hausser et à disposer d'une vie de plus en plus autonome. La sémiotique s'étant penchée sur ce domaine, elle étudie la part que joue cette instance romanesque dans la formation du sens. En effet, l'entrée en scène du personnage s'ensuit d'un blanc sémantique, un blanc ou un trou qui va être résolu et trouver du sens au fur et à mesure que le texte avance. D'autre part, le nom propre est un élément indispensable désignant parfois les traits psychologiques du personnage. Chez Dowlatâbâdi, on assiste à un foisonnement étonnant de mots contenant le son /s/, son dont la continuation de production désigne, en Iran, l'invitation au silence. En plus, comme on vient de constater, chez Dowlatâbâdi et surtout à travers Solouk, les personnages ont une grande part dans le processus de l'avènement du silence. Celui-ci s'est la plupart du temps tissé à d'autres phénomènes, car suivant les principes du parcours génératif, ce qui figure dans le niveau le plus superficiel du discours, donc le niveau figuratif, est en relation directe avec ce qui se trouve dans les niveaux les plus profonds. Ainsi, le froid, le vent et la glace, le manque de lumière, la couleur grise, et finalement le silence, qui se sont noués de tout près aux personnages dowlatâbâdiens, sont liés, dans une certaine mesure, à la dimension terrienne, voire chtonienne de l'espace, caractéristiques tellement récurrente chez Dowlatâbâdi, et sur une grande échelle, ils sont reliés à la mort, d'après l'isotopie fondamentale qui oppose la vie à la mort. Cela pourrait être la raison pour laquelle Qeysse, le protagoniste de Solouk, dont les caractéristiques sont nouées au silence, aux ténèbres, au froid et à l'isolement, finit par s'éteindre définitivement dans le silence. Il est intéressant de souligner que le silence dowlatâbâdien se rattache le plus souvent aux affects dysphoriques tels que la peur, la nostalgie d'un passé perdu, le regret et la mort. Effectivement, le personnage dowlatâbâdien, en tant qu’une entité sémiotique par excellence, contribue parfaitement à la formation de l’œuvre : il concourt à la formation du silence en tant que signe, apportant ainsi une pierre à l’édifice de la grammaire de l’œuvre.
[1] En persan, l'adjectif « gong » veut dire « muet ».
[2] Nous devons cette analyse à la conversation que nous avons eue avec Jacques Fontanille.
[3] نام کامل وی اِمرُؤُالقَیس بن حُجر بن الحارث بن عمرو بن حُجر آکل المرار بن معاویة بن ثور الکندی.
[4] Ce sont les noms attribués à Niloufar, de la part de Qeysse.
[5] Pour cela, nous nous confions à la conversation téléphonique que nous avons eue avec l'auteur en juin 2018.
[6] On doit ce propos à une conversation téléphonique qu'on a eue avec l'auteur.
[7] Les caractères de ces phrases sont mis en gras par l'auteur lui-même.
[8] D'après une conversation téléphonique avec Dowlatâbâdi.