نوع مقاله : مقاله پژوهشی
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دانشآموختۀ دکترای فرانسه، دانشگاه شهید بهشتی، تهران، ایران
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Issu d'une famille aisée, Gustave Flaubert (1821-1880) s'intéresse vivement aux écrits sur la bourgeoisie et la classe moyenne. Son œuvre la plus célèbre, Madame Bovary (1856), raconte l’histoire d’Emma qui commence sa vie conjugale avec une certaine passion. Mais l’incapacité à mener une vie romantique et excitante la transforme en une femme lubrique et naïve. Nous constatons de cette transformation en grande partie à travers ses tendances vers les apparences de luxe. Au premier abord, on ne peut soupçonner que l’habillement occupe une place importante dans ce roman, pourtant la manière dont sont vêtus les personnages contribue à leur évolution. Quant à l’histoire de la recherche, Menoux, Beaumont et Lacoste ont écrit des articles sur l’évolution du vêtement dans la période flaubertienne et son reflet dans les romans de l’écrivain. Shoshana-Rose Marzel, achève des études sur ce sujet et au passage de l'ancien régime à la société bourgeoise et capitaliste. Elle analyse des œuvres-clés des romanciers qui ont fait du vêtement une partie intégrale de leurs œuvres. Emmanuelle Gogibu (2008) a écrit un article sur le rôle des costumes dans la transmission et transgression des personnages de Madame Bovary. Dans cette recherche, nous partons de l’idée de Pierre Bourdieu (1930-2002) afin d’affirmer cette évolution. Dans les règles de l’art (1998), il porte une analyse minutieuse sur Flaubert et son projet esthétique. Cependant c’est dans son livre Distinction où le sociologue traite de tout ce qui forme et influence le jugement du goût esthétique en expliquant la relation entre la production des objets d’art et la formation du goût et le conflit existant entre ces deux. En relation avec ces théories se forment les questions de notre recherche. Madame Bovary nous expose la relation entre le luxe et le goût. Comment Flaubert utilise cette dichotomie en tant que base de son roman ? Alors, la première partie de notre recherche montre en quoi le vêtement est le champ capitalisable. L’étude approuve la pertinence d’une lecture bourdieusienne. La seconde partie, montre comment cette capitalisation interpelle des usages massifs des objets en vogue. Dans la troisième partie, nous traitons la transformation que subit l’individu au passage du luxe à la mode. Et finalement, dans la quatrième partie, nous monterons comment l’effet contradictoire du vêtement a pour vocation la déromantisation de l’œuvre flaubertienne.
Dans son livre Distinction (1979), Pierre Bourdieu distingue le capital économique, le capital social et le capital culturel. Il explique que les membres de la société cherchent leur position dans le système social pour obtenir leur place et leur classe par rapport aux autres. Ainsi, les gens se placent dans les champs différents de la société en termes du capital qu’ils ont pu gagner. Ce constat sociologique justifie le rapport entre les capitaux et les champs. La haute-couture est un champ qui se résulte de l’interférence entre les divers capitaux. Donc, est évident la nécessité de fournir autant de moyens possibles pour entrer dans un champ particulier et en l’occurrence dans celui de mode. Ce que Bourdieu conceptualise par sa théorie du champ, se matérialise et se cristallise avec la mise en place de toutes les institutions de la vogue parisienne dans Madame Bovary. Flaubert souligne avant tout l’importance du capital symbolique du luxe qu’est la mode française et qui s’adapte avec la capitale géographique du luxe qu’est Paris. Emma est fascinée par les romans dont le décor dominant est la luxueuse vie parisienne. Mais l'horizon limité de la vie rurale, est en conflit avec la réalisation des rêves romantiques. Aussi, la médiocrité de province, en opposition au luxe parisien, constituent-ils des scénographies du roman. La véritable haute couture se trouve à Paris : les presses et les défilés de mode, les grands magasins et les meilleures boutiques du vêtement. Flaubert fait répertorier tous les mécanismes appropriés à la mode dans cet « immense pays des félicités et des passions » :
Elle [=Emma] s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. […] Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’Opéra (Flaubert, 1910 : 99-100).
Dans le bal de Vaubyessard, Emma, comme les parisiennes, porte « une robe de safran pâle, relevée par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure » (Flaubert, 1910 : 88). Pour ses équitations avec le riche Rodolphe, elle achète une amazone pour accomplir ses toilettes de campagne sur le modèle des parisiens (Flaubert, 1910 : 236). Pour le bal masqué de la mi-carême, elle s'habille à la dernière crie « un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque à catogan et un lampion sur l’oreille » (Flaubert, 1910 : 420). Emma connait les marques célèbres dont Trois Frères, Barbe d’or ou Grand Sauvage, toutes comme sa poche (Flaubert, 1910 : 162). Et en devenant la maitresse du jeune avocat Léon :
Elle s’acheta un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles ; elle écrivit à Rouen, afin d’avoir une robe en cachemire bleu ; elle choisit, chez Lheureux, la plus belle de ses écharpes ; elle se la nouait à la taille par-dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé dans cet accoutrement. Souvent, elle variait sa coiffure : elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées ; elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme (Flaubert, 1910 : 191).
En effet, Paris, en tant qu’un important périmètre du luxe, offre la vocation dominante française, tant fascinante et ravissante qu’elle absorbe tout autre mode de vie. Est en vogue tout ce qui tout ce qui sied aux parisiens et les exigences de la capitale. Intéressant est qu’elle établit une relation faible avec la profession des gens et une liaison forte avec leur position sociale. En cela et pour souligner la distinction entre riches et pauvres, Pierre Bourdieu va jusqu’à la dénégation des aspects fonctionnels du vêtement de travail (Bourdieu, 1979). De même le vêtement de travail, dans Madame Bovary, devient significatif lorsqu’il contraste - cela par son caractère grossier et brut - avec la parure du luxe. Charles Bovary, par exemple, n’est jamais décrit en vêtement cher ni conforme au goût des gens de la haute société de sa fréquentation. Pour le médecin, le vêtement joue son rôle lié à la profession. Le corps et le confort du corps est secondaire aux exigences du milieu du travail ; Thibaut Menoux éclaire cette idée : « Le vêtement de travail fait partie de ces objets triviaux en apparence, mais qui permettent d’analyser les logiques sociales à l’œuvre dans la manière dont l’individu « fait corps » avec son travail. Le port du vêtement de travail constitue en effet à la fois l’indice et le support d’une socialisation professionnelle » (2019 : 47).
Emmanuelle Gogibu aussi classe la famille de Monsieur Bovary père en catégorie de ni bourgeois, ni non bourgeois. D’après lui, en termes de couverture, le costume de cette famille est fonctionnel. Il explique que l’inadaptation du costume de travail à une situation donnée peut avoir une incidence sur le costume dans sa fonction (2008 : 23) :
On peut dire que les paysans sont des gens qui s’habillent avec bon sens. En effet, les travaux quotidiens, aux champs pour les hommes, à la ferme pour les femmes, nécessitent des vêtements solides et dont la coupe n’entravera pas les mouvements. Tel est le cas de la blouse, exclusivement masculine, cette grosse blouse de toile bleue qui deviendra parfois bourgeron (Gogibu, 2008 : 26).
Ainsi le vêtement, est au service du travail sinon destiné à la parure. Dans le deuxième cas il ne sert à aucun ajustement fonctionnel. Le vêtement luxueux incarne les riches dans leur oisiveté tandis que chez les pauvres, le luxe est celui qui apporte le plus de confort lors du travail. Ainsi, la dichotomie "société-habit" donne lieu à la socialisation vestimentaire tout au long de l’œuvre (Marzel, 2009). Le passage ci-dessous, montre l’opposition du luxe aux manières grotesques des villageois :
Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent, il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles (Flaubert, 1910 : 208).
Pour les gens ordinaires, l’aspiration au luxe et au goût se subordonne à la question du devoir et du travail alors que le vêtement ne dit rien sur la profession des personnes riches. Quant au choix du vêtement, Bourdieu affirme que les gens de la classe ouvrière s'attendent à faire des choses pratiques, tandis que ceux qui n'ont pas de besoins économiques peuvent avoir une vision pure et détachée de la vie quotidienne (1979 : 5 & 41). De ce constat bourdieusien, nous apprenons que pour le riche Rodolphe, le rapport entre le luxe et le devoir est sophistiqué : « Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles : « Le devoir ! Le devoir ! » » (Flaubert, 1910 : 218).
Dans Madame Bovary, tout contribue à la capitalisation du luxe et de la haute-couture. Cette capitalisation vise tous les personnages, mais le personnage principal en est la cible : « Emma est victime d’une éducation qui a développé "des besoins de luxe et de jouissance et des instincts sans proportion avec sa naissance et avec la position où elle peut prétendre " » (Sénard cité par Lacoste, 2008 :11).
On peut admettre, schématiquement, que le vêtement répond à des conditions sociales ainsi qu’il en résulte mais il correspond au sens de l’esthétique. Alors, pour Emma, qui n’est pas placée dans un statut social bien élevé, l’assujettissement au luxe se fait à partir de quel critère ? Le goût et l’intérêt pur sont les enjeux ou il y existe des raisons de l’ordre social ? Arrivant à la ville, Emma investit sur la tenue tout premièrement pour élever son statut social. Ses prodigalités sont tout de moins incapables de changer la vie d’Emma et sa destinée tragique pour autant qu’elle n’arrive pas à remédier son infériorité face aux tels Rodolphe ou Léon. Donc, avant qu’elle devienne un objet de prostitution, elle devient un objet de domination de l’Empire des modes où les riches dictent leur manière, leur goût et leur style de vie.
Pour Bourdieu, les choix esthétiques que font les gens sont tous basés sur la volonté d’être supérieurs aux autres. Madame Bovary prétentieuse, voit du haut en bas :
La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente ; mais, n’oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant, dans l’ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert pomme ; et Mme Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des badines à pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes (Flaubert, 1910 : 325).
Bourdieu insiste que le goût, comme un élément en jeu dans le système du pouvoir, n'est pas pur, ni innocent. Il est au service d’un système symbolique dans lequel de subtiles distinctions de goût fondent le jugement social. Bourdieu dit qu’aucun jugement n'est innocent de goût et que le goût lui-même est le fruit et l’affirmation d’un snobisme. Aussi, selon lui, le luxe devient-il tout simplement un marqueur social sans qu’il n’y existe point de goût. Suivant le même plan, dans la scène de comices, nous assistons à la manière dont la vogue conduit l’individu à adopter de nombreux codes qui sont basés sur la volonté de distinction :
Suivant leur position sociale différente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes ; — bons habits, entourés de toute la considération d’une famille, et qui ne sortaient de l’armoire que pour les solennités ; redingotes à grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches larges comme des sacs ; vestes de gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière ; habits-vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochés comme une paire d’yeux, et dont les pans semblaient avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache du charpentier. Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas bout de la table) portaient des blouses de cérémonie, c’est-à-dire dont le col était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits plis et la taille attachée très bas par une ceinture cousue. Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses (Flaubert, 1910 : 56) !
Pourtant les attitudes et postures que les gens prennent tous ensemble, peuvent ne pas correspondre ni à leur goût, ni appartenir à leur niveau social. Le passage cité en dessus montre comment les paysans aisés habillés des vêtements auxquels ils ne sont pas habitués forment « un groupe homogène, conventionnel, quasiment standardisé » (Gogibu, 2008 : 29). Il est de même pour les noces de Madame Bovary où la mode suit l’uniformité répétitive des salons mais d’une manière ridicule :
Les dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avec une épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Les gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là la première paire de bottes de leur existence), et l’on voyait à côté d’eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il n’y avait point assez de valets d’écurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et s’y mettaient eux-mêmes (Flaubert, 1910 : 55-56).
Cette image reflète l’échec des villageois qui ont fait tout effort pour suivre la vogue parisienne mais inutilement car Emma déteste le fond campagnarde de leur apparence. Emma éduquera sa serveuse avec ses propres principes et règles :
Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parler à la troisième personne, apporter un verre d’eau dans une assiette, frapper aux portes avant d’entrer, et à repasser, à empeser, à l’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour n’être point renvoyée (Flaubert, 1910 : 102).
En ce qui concerne cette scène, nous nous associons à Gogibu :
Bannissant d’emblée le port d’une coiffure si commune aux paysannes, Emma tente ainsi, sinon de priver les autres d’un moyen d’identifier l’origine sociale de sa jeune servante – origine identique à la sienne propre – tout au moins de s’en démarquer. Sachant dans quel mépris Mme Bovary tient le monde paysan (et renie ses origines), cette phrase qui paraît anodine n’exprime-t-elle pas mieux qu’un long paragraphe sa haine, son dégoût et sa honte ? (2008 : 28)
Au fait, Emma est une petite bourgeoise qui veut monter dans la classe supérieure et être considérée comme faisant partie d'elle. Ce type de scènes ne manque pas. Le souvenir d’Emma lors du dîner à la Vaubyessard prouve à quel point son origine paysanne provoque en elle le sentiment de mépris et de dégoût : « Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres […]. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie » (Flaubert, 1910 : 91).
Le rôle de la mode est donc considérable dans le procès fâcheux de l’assimilation de l’individu dans la collectivité, ainsi que dans sa passivité et dans son sentiment de mépris.
Bourdieu déclare que les gens de la classe ouvrière sont emmenés à imiter leurs maitres de classe supérieure car le goût et les préférences des gens riches sont considérés comme distingués et ils sont reconnus à tort comme nécessaires (1979 : 41-42).
De tout ce que nous venons de dire, nous concluons que la tendance au luxe s’issue du désir de se distinguer, d’être et d’avoir ce que les autres sont privés d’être ou d’avoir, il légitime donc une sorte de mépris envers ce qui est appelé la masse. Au fait, la mode étant rattachée à des valeurs autres que celle du goût, fonctionne en tant que marqueur social qui distingue l’élite de la masse. On peut donc dire que nous ne choisissons toujours pas un produit de luxe suivant nos plaisirs ni d’après l’appréciation esthétique que nous en faisons. Au contraire, on le choisit justement parce qu’un produit de luxe est onéreux et qu’il est donc réservé à la société d’élite. D’après Bourdieu, dans ce procès, la volonté de distinction va occuper la première place et le goût reste en marge. Le sociologue de mode, nous ramène à cette idée que les riches dépossèdent l’individu de l’exercice de son goût (1979). Nous concluons que les choix esthétiques se diffèrent non pas d’un individu à l’autre mais d’une position sociale à l’autre. Ces choix contrastent avec ceux des autres classes. Alors, pour répondre à la question posée au titre, il faut dire que la mode prétend octroyer la distinction mais elle aboutit à une normalisation. Elle prive l’individu de sa singularité et lui fait entrer dans une morne collectivité à laquelle il n’appartient pas. Dans ce monde capitaliste, les écarts entre les riches et les pauvres se creusent et la mode s’impose selon des facteurs liés aux valeurs de distinction sociale. En cela, le produit de marque est une étiquette sans éthique car il titre l’individu d’après les valeurs les plus grotesques de la bourgeoisie : la classe sociale, le revenu, la famille, la profession, la propriété et les biens. Le goût, l’appréciation personnelle, ainsi que le jugement "individuel", deviennent donc secondaires et vont se subordonner tous aux effets de mode qui est devenue popularisée.
Pierre Bourdieu dans son livre, Distinction, qui s'intéresse à la bourgeoisie française, approuve que le goût a pour fonction de rapprocher tous ceux qui ont les mêmes préférences les uns des autres et qu’il les sépare ainsi des autres (1979 : 238-240). La classe supérieure, peut s'opposer à la classe inférieure tout en lui imposant son propre goût. Selon la théorie bourdieusienne, le statut social plus élevé, la personne sera plus capable de dicter les manières de sa classe sociale. Ses paroles illustrent bien le rôle de l’industrie dans la propagation des préférences esthétiques des classes sociales favorisées :
D’un côté, les propriétaires des usines de luxe reproduiront des articles en les proposant aux gens ordinaires de la société et de l’autre côté ceux-ci les achètent pour jouer sur terrain de la société favorisée. Et ce n’est qu’un jeu dont il s’agit car la mode change de jour au jour et donc la haute société réserve sa position supérieure et la classe défavorisée reste inférieure à jamais. Ainsi l’espace oppositionnelle résiste entre dominants et dominés (1979 : 55).
Au fait, Bourdieu nous avertit du consumérisme qui piège les amateurs de la mode, ceux qui cherchent toujours une certaine supériorité par rapport aux autres. C’est d’un piège qu’il s’agit parce que l'utilisation de l’objet de mode balaye constamment la notion de l’exception beaucoup plus vite, que celle-ci s’élabore. La mode meurt – parce qu'elle devient démodée – puis elle renaît sous une autre forme matérielle. Elle vit donc et revit éternellement mais elle tue l’exception de laquelle il se fait renaitre. Dès que l’artiste crée quelque chose d'exceptionnel, l’industrie le rattrape, le reproduit et le prive de sa rareté. Donc, l'état de l'exception donne naissance au procès de la normalisation et celui-ci accouche l'exception ; et c’est un cycle interminable. Les salles de danse que décrit Flaubert nous donnent l’impression que les individus sont dans une course infinie « comme l’est aussi […] la production des objets qu’ils se procurent » (Gogibu, 2008 : 29) :
Des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. L’homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs sur les théâtres, que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu’à Emma (Flaubert, 1910 : 108).
Gogibu estime que le désir d'être vu comme le désir que ressent un acteur sur la scène, forme l'arrière-plan ou le décor permanent du roman, et pour cela il cite des passages de témoins où les paysans, dans les jours de Comices, de noces ou de fête, laissent leurs costumes ordinaires pour en porter leurs plus somptueux. Et cela pour paraître, gagner du respect et même exciter la jalousie (2008 :28). Quant à Emma, plus elle cherche à être vue, moins elle attire les regards. Elle ne semble jamais exceptionnelle. Elle brille même moins que les paysans de Gogibu. Au contraire, malgré des travestissements successifs, pour des différentes occasions, la mode uniforme aussi bien que le « désir mimétique » (2008 :11) que les salons imposent aux participants, ne permettent pas de remarquer un trait singulier de la personnalité des gens plus riches, ni du point de vu mental, ni du point de vu d’apparence.
Or, l’usage de la mode, supprime la singularité et réduit les individus à "une espèce quelconque de gens" :
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes (Flaubert, 1910 : 213).
Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s’écartaient des têtes, on était rasé de près ; quelques-uns même qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies (Flaubert, 1910 : 58).
Bref, les parisiens aisés ont accès au luxe et les provinciaux adoptent les nouvelles vogues que les riches imposent par les journaux. Les gens moins favorisés copient les modèles diffusés dans un mouvement d’imitation collective et sans fantaisie parce que ces modèles leur sont trop extérieurs (Gogibu, 2008 : 29). Bourdieu s’inquiète des dommages que la société capitaliste peut apporter à la masse en passant par la mode. Flaubert aussi nous partage cette inquiétude : « songer que pas un de ces braves gens n’est capable de comprendre la tournure d’un habit ! » déclare Rodolphe (Flaubert, 1910 : 210). Le moyen que la masse choisit pour se rendre distinguée peut risquer le bon sens. La mode conduit la masse à la consommation des objets qui ne font pas partie de sa vie. Alors, elle répond au consumérisme et dans leur relation mutuelle, ils créent un vide à jamais remplir. D’un côté, les objets et les formes luxueux sont caractérisés rares et de l’autre, par le biais de la mode, ils subsistent en tant qu’objets de la production massive et de la consommation de masse. Dans Madame Bovary, ces deux côtés existent et se protègent sans qu’on puisse les séparer l’un de l’autre. Flaubert crée d’abord un vide dans l'existence de l'individu qui cherche constamment la beauté et un état de distinction dans l’ordre social. Ensuite, il essaie de remplir ce vide par le consumérisme. Dans la partie suivante, nous étudions la perfection de l’œuvre flaubertienne qui vient de ce cycle défectueux et de l’emploie paradoxal que l’auteur fait de la mode.
Pour montrer le rôle paradoxal du luxe, Flaubert se recourt au luxe pour nous en faire dégoûter. Dans son roman la rationalité accompagne l’érotisme. Flaubert imbrique les sensations à l’intérieur des personnages aux certains moments donnés et puis il les entraine au malheur afin de gâcher les effets agréables du luxe. Cette technique flaubertienne, nous en avons découvert des modalités dans des scènes différentes. Commençons par le scandale d’Hippolyte où le luxe apparait d’abord comme prometteur mais après paralysante. Madame Bovary provoque son mari d'opérer la jambe au jeune homme né boiteux. La chirurgie échouée, le médecin finit par l’amputation de la jambe. La gentille Madame Bovary ordonne une « si belle jambe […] de bois […] à trois cents francs » (Flaubert, 1910 : 279) afin de bénéficier le pauvre Hyppolite des bienfaits du luxe. La scène nous fait dégoûter de la réalité cruelle du luxe. Flaubert donc dresse d’abord les arguments pour le luxe, puis, après avoir justifié tout désir excessif du luxe, il parcourt la marche inverse. Il prend la partie contre. Voici les paroles qu’il met dans la bouche de son personnage :
Ne fallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière ? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée (Flaubert, 1910 : 101).
Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-à-vis l’un de l’autre il la contemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, […] toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idée d’avoir engendré le délectait (Flaubert, 1910 : 141).
Cette déception s’effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; — et, pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides… dans l’étreinte de ses bras, quelque chose de vague et de lugubre… (Flaubert, 1910 : 408-409).
Donc, le vêtement loin de son rôle de vêtir, traduit l'image intérieure de la vie onirique et la chute dans des sensualités ; il s’agit d’une corruption qu’aucun déguisement de luxe ne pourra plus dissimuler.
Tantôt l’opposition du luxe et contre luxe est plus cruelle. Notons l’une des scènes les plus significatives : celle de l’agonie. Tous les symptômes qu’expose Emma, vont à l’encontre des apparences luxueuses que Flaubert avait au paravent octroyées à son héroïne. Avec ses râles qui font entendre la voix de mort, Emma va éveiller en Charles la nostalgie de leur noce accompagnée d’un désenchantement profond. Dans son cercueil et en sa robe de mariée, Emma fait rappeler le suaire. Flaubert nous partage le malheur du veuf et son esprit assombri : « Il entendait encore le rire des garçons en gaieté qui dansaient sous les pommiers ; la chambre était pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit d’étincelles » (Flaubert, 1910 : 479).
Le plus souvent dans des scènes qui encadrent Madame et Monsieur Bovary, bien que l'habillement et le maquillage d’Emma permettent de réveiller la virilité oubliée chez Charles (Marzel, 2008 : 2), chaque sentiment érotique que le luxe crée va coûter cher au pauvre mari. Tantôt la faculté de la mémoire intervient pour signaler le caractère éphémère et destructeur du luxe. Remarquons quelques scènes où les vêtements de luxe évoquent des souvenirs douloureux restés d’une femme prétentieuse qui les portait et se vantait. De grands chapeaux de paille que Berthe allait porter pourraient lui faire ressembler à sa jolie mère (Flaubert, 1910 : 288) ; la pauvre qui allait travailler comme ouvrière dans une filature de coton après la mort de son père. Celui-ci devait voir Félicité (la serveuse) vêtue des robes de sa femme, celles qu’elle avait volées de la garde-robe et qu’elle mettait en imitant sa dame en marche et coiffure. Voire les cravates blanches auxquelles Charles allait s’habituer pour le plaisir de sa femme décédée. Emma avec l'influence néfaste du luxe, ne cesse pas de détruire son mari même après la mort : « elle le corrompait par-delà le tombeau » (Flaubert, 1910 : 492). Dans toutes ces descriptions, les sentiments déclenchés par le luxe fonctionnent au détriment du luxe car tout ce qui au paravent provoquait des impressions plaisantes cause à présent les chagrins douloureux. En d’autres termes, la réalité sensorielle du luxe et sa réalité intuitive en collaboration l’une avec l’autre, montrent le monstrueux visage du luxe. L’autre exemple est la scène où le père Rouault prend ses meilleurs vêtements pour se présenter à l’enterrement de sa fille : « [sa blouse] était neuve et comme il s’était, pendant la route, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur sa figure ; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussière qui la salissait » (Flaubert, 1910 :488). Dans ce passage, la description vestimentaire qui fait chic de l’extérieur ne peut cacher ni récupérer la douleur interne du père en deuil. La technique flaubertienne, bien qu’elle soit insérée dans l'intrigue du roman, est facile à identifier.
Résumons : la tenue, contrairement à notre attente, symbolise la ruine spirituelle. Et les coupures vestimentaires surtout ont pour vocation d’enlever au luxe toutes représentations spirituelles. Un simple vêtement d’intérieur devient la métonymie de désirs sexuels autant que le costume officiel devient un identificateur social. Nous avons donné des exemples où Flaubert esquisse des scènes rationnelles de sorte que le luxe agit douloureusement contre lui-même. Ainsi cette technique fait oublier tout l’érotisme qui n’allait pas de soi en littérature à l’époque et que Flaubert avait mis sur scène. Alors, si Mme Bovary cherche dans le luxe, une « l'orgie perpétuelle »[1], Flaubert, en revanche, neutralise incessamment ce plaisir luxueux qui ancre dans son œuvre. La jouissance issue du luxe est tant imparfaite que le luxe ne reste qu'au service de la création artistique. Finalement, ce qui reste du luxe, ce sont les métamorphoses vestimentaires et les raffineries comportementales qui, ayant enrichi le roman, ont appauvri le personnage du point du vue matériel aussi bien que mental. Le luxe, en général, ne contribue pas à l’aisance mental ni au calme spirituel. Madame Bovary tâche d’apporter les délicatesses du luxe dans la grossièreté de la vraie vie. Chose impossible car ces deux sont incompatibles de nature. Et la description de cette tâche laborieuse donne lieu à « luxe-contre luxe », la dichotomie paradoxale qui a pour la vocation de déromantiser le texte dans les scènes qui décrivent le luxe et la mode.
La conclusion
Madame Bovary n’est pas une critique de luxe mais plutôt une critique de mode supposant que celle-ci est le luxe popularisé. Elle cherche à faire sortir l’individu de l’état ordinaire. Celui-ci est déchiré entre l’aspiration à une singularité et l’impossibilité de réserver cette singularité. Pourquoi ? Parce que l’objet qui est conforme au goût du jour malgré sa prétention de distinguer ses amateurs en termes d’image individuelle et de prestige social, va bientôt se mettre à l’accès des usines et des ateliers afin de devenir l’objet de production en masse. Gustave Flaubert prend en considération ce fait que la mode permet de reproduire à l’infini une forme ou un objet et que, par conséquent, elle lui fait perdre sa rareté. La critique que Flaubert porte à la popularisation de luxe vise cette réalité qu’il est impossible de réintroduire un état d’exception dans une logique de normalisation, celle-ci étant imposée par l’industrie de vêtement. Alors, ce paradoxe inné construit donc la matérialité de l’esthétique flaubertien consistant à écrire « un livre sur rien ».[2] La base d'un tel livre est un vide que crée et qu'approfondi la mode. Et cette contradiction inhérente au luxe, est devenue artistiquement féconde car « de cette idée d’utilité [de la mode] dérive le Beau »[3], déclare Flaubert. L’auteur montre le paradoxe entre la beauté des objets du luxe et l’image pathétique d’une femme avec ses ornements empruntés. Au faite, Madame Bovary veut s’adapter avec la vision bourgeoise de la femme. Flaubert rejette la vision bourgeoise selon laquelle l’objet de l’amour devient l’objet de commerce (Bourdieu, 1975 : 89). Vu cette analogie qui existe entre l’objet d’art et l’objet d’amour dans la pensée de Flaubert, nous pensons que l’écrivain de Madame Bovary finit le roman de sorte que la mort d’Emma évoque la mortalité de la mode, les deux étant objets du traitement esthétique. Pour l’écrivain, Emma incarne à la fois la beauté du luxe et l’infidélité de l’amour adultère. Tandis qu’elle essaie de vivre ses rêves dans le luxe, la réalité du luxe la punit en la conduisant à la mort. L’auteur préfère faire mourir son héroïne pour que l’objet d’art et l’objet d’amour, en l’occurrence le luxe et Emma, restent loin de devenir l’objet de l’entreprise vénal de la mode et de la prostitution.
[1] Le titre du livre de Mario Vargas Liosa à propos du roman Madame Bovary.
[2] Flaubert: un livre sur rien (devoir-de-philosophie.com)
[3] Flaubert et la mode. | Contre-Regards