نوع مقاله : مقاله پژوهشی
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دانشیار گروه زبان و ادبیات فرانسه دانشگاه اصفهان، اصفهان، ایران
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L’écriture mémorielle a occupé depuis longtemps une place importante dans la littérature française et francophone. La relecture du passé, le retour aux souvenirs à travers le «temps perdu» ou l’Histoire, ont largement nourri les écrivains, en particulier depuis le XXe siècle. Les deux guerres mondiales, la Shoah, les génocides, les camps de déportation, les expériences des exilés et tant d’autres événements traumatiques pendant cette période, ont tous mené au foisonnement des récits testimoniaux et mémoriels où l’écrivain se voit forcé de faire recours au passé pour retrouver son présent.
Pourtant, le grand intérêt de la littérature contemporaine à l’écriture mémorielle et à l’exploration des ficelles entre la vie personnelle et l’Histoire est indéniable. C’était en effet, cette tendance qui a abouti à l’essor des récits autobiographiques et autofictionnels. En fait, l’homme contemporain qui avait perdu ses repères après la chute des métarécits à l’époque postmoderne, se voit obligé de redéfinir son rapport avec le monde. Et en ce temps dit «saturé d’à-présent» (Benjamin, 1940, p. 439), il préfère se tourner vers le passé, car cet individu incertain «cherche à travers son ascendance une parcelle enfouie de sa vérité singulière» (Demanze, 2008). Il a pourtant «la conscience aiguë que le passé n’est jamais donné mais recomposé, reconfiguré à distance» (Bouju, 2010, p. 418). Ainsi, se forme comme le remarque Emmanuel Bouju, «l’une des tendances principales du roman contemporain par une position originale de réécriture de l’histoire liée au souci d’une articulation nouvelle des temps: articulation fondée sur l’expérience de lecture, idéalement inscrite dans la perspective du «singulier collectif»» (Bouju, 2010, p. 416) et c’est sur ce point que la littérature et l’histoire/ l’histographie se conjuguent aujourd’hui. Cette revendication se manifeste en partie dans l’écriture autobiographique/ autofictionnelle qui fonctionne comme des «tentatives de restitution» (Simon, 1957) selon les mots de Claude Simon, mais elle pourrait se pencher vers un autre mode de narration que Dominique Viart appelle «le récit de filiation» (Viart, 1999, p. 117). Ces récits émergents cherchent, comme le remarque Viart, à réparer les injustices du passé et signent par- là, le grand retour aux existences individuelles des figures familiales oubliées par la grande Histoire.
Ainsi, l’écriture autobiographique/ autofictionnelle se teinte par l’écriture de filiation car, «c'est au miroir de l'autre que se découvre l'individu contemporain, élaborant un récit où la fiction se mêle aux souvenirs, et l'écriture de soi à la fable familiale» (Demanze, 2008). Mais que ce soit l’une ou l’autre tendance, l’investigation de la mémoire et le retour au passé en sont les principes. Dans ce genre de récit, l’écrivain/ le narrateur cherche à combler un vide ou une défaillance dans son univers et cette tâche lui servirait à la reconstitution de son identité.
L’imbrication de ces deux motifs se manifeste d’une manière récurrente, dans l’œuvre romanesque de deux écrivains contemporains dont ce présent article s’intéresse à mettre en vue. Pour ce faire, nous nous contenterons de l’analyse de deux romans contemporains à savoir Dora Bruder de Patrick Modiano et La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Dora Bruder a apporté le Prix Goncourt en 1997 pour son écrivain et La femme qui fuit, le premier ouvrage romanesque de l’écrivaine québécoise, a gagné le Prix des libraires du Québec en 2016. Les deux récits ont pour noyau principal, le processus amnésique pour relancer la quête de filiation.
La question principale consiste donc à voir quelles stratégies narratives ou dispositifs discursifs sont mises en œuvre par ces deux écrivains pour bien mener à une sorte de restitution archéologique et dans quelle mesure la mémoire convoquée dans ce genre de récit procède comme mémoire matérielle. Nous viserons également à étudier comme point de convergence de ces deux récits, la mise en jeu d’une figure féminine en tant que l’enjeu principal de la quête de filiation. Enfin, la démarche artistique de ces deux écrivains pour inscrire une histoire personnelle dans la lignée de l’Histoire collective sera analysée.
Le récit de filiation, le nouveau-né de la littérature contemporaine
Il semble bien que l’émergence des nouvelles tendances littéraires contemporaines répond parfaitement à la question pertinente de Pierre Brunel «Où va la littérature française aujourd’hui?». Il suggère lui-même d’une vue optimiste, que:
«La littérature de la fin du XXe siècle n’est pas une littérature
fin-de-siècle prise dans le vertige d’une décadence. Elle a bien souvent de la fraîcheur, du brillant, surtout peut-être quand elle adopte la forme brève, laissant à des consommateurs plus qu’à des lecteurs les romans-fleuves, les fausses sagas familiales ou les fresques historiques en technicolor» (Brunel, 2002, p. 278).
Héritier des différentes périodes littéraires du XXème siècle, le roman contemporain cherche son autonomie et son originalité. Ainsi, comme le remarque Fayçal Bouiche, «cette période contemporaine serait celle de la synthèse des deux premières grandes parties: elle renoue à la fois avec les questions de l’homme et du monde tout en se souciant de proposer et de développer une certaine esthétique comme le prônaient déjà prestement les théoriciens de la littérature du siècle dernier» (Bouiche, 2019, p. 16). Dominique Viart, spécialiste de la littérature contemporaine, et son collègue, Bruno Vercier confirment également qu’à partir des années 1980, il ne s’agit plus d’une «nouvelle génération qui s’avance», mais bien d’une «nouvelle période esthétique qui commence à se dessiner, et qui implique plusieurs générations d’écrivains» (Viart & Vercier, 2005, p. 6). Ils confirment d’ailleurs que la littérature contemporaine s’attache bien, après un bon moment de focalisation sur la forme et les questions formelles, à un retour aux questions liées au sujet et à l’histoire (Viart & Vercier, 2005,
pp. 5-18).
S’attachant ainsi à la question du sujet, cette nouvelle tendance essaie de s’opposer à la doxa littéraire et de mettre en scène la pluralité des voix singulières, de mettre en jeu les démarches variées et de puiser dans les ressources personnelles que collectives. Donc, on n’est pas en face d’un phénomène uniforme et homogène.
Pourtant, une grande majorité de ces œuvres romanesques se montrent passionnée par un retour au genre autobiographique. Un grand intérêt pour les récits de vie et les récits de soi se fait jour, accompagné pourtant par de sérieuses exigences de renouvellements. Ces récits pour la plupart, d’ordre généalogique, se fondent bien sur une tentative amnésique vouée quand-même à l’incertitude, à l’ambiguïté et à la confusion. Anne Martine Parent et Karin Schwertner parlent d’une «esthétique du patchwork, c’est-à-dire d’un montage et d’un tissage des traces d’un passé lacunaire, les récits sont traversés d’un devoir de mémoire envers ce passé familial et de la reconnaissance de l’oubli dont il a été l’objet» (Parent & Schwerdtner, 2012).
Si l’élaboration du thème de la filiation et de la quête de soi constitue le fondement du récit chez ces deux écrivains, Modiano et Barbeau-Lavalette, mais la particularité de l’esthétique et la modalité de la démarche fictionnelle de chacun sont bien révélatrices. Pour avancer mieux notre exploration, nous nous appuyons sur la définition de Dominique Viart du récit de filiation:
«[Ils] sont des récits archéologiques en prose (à de rares exceptions près), souvent fragmentaires, dans lesquels une personne réelle restitue par l’enquête, l’hypothèse, le recueil d’informations ou de documents, l’existence d’un parent ou d’un aïeul, lorsque, avec une conscience métalittéraire marquée de son entreprise, elle met l’accent sur la vie individuelle de cette personne aux prises avec les contraintes familiales, sociales et historiques» (Viart., 2019, p. 18)
En effet, les deux récits de notre corpus ont comme noyau principal, une quête authentique. L’incipit de Dora Bruder nous révèle la perception du narrateur-personnage d’un acte de recherche publié dans le quotidien Paris Soir en 1941, d’une fille juive de seize ans sur lequel tout le reste de l’histoire est fondé, dans la mesure où la narration deviendrait une sorte d’enquête et le narrateur agit comme un détecteur à la recherche de la fille perdue, à travers les documents et l’Histoire. L’authenticité de l’acte de recherche ainsi que les divers documents et archives qui forment l’arrière-plan pour le récit autobiographique entrelacé du narrateur lui-même, vise à garantir en quelque sorte, la véridicité de celui-ci. Jeanne Ben suggère à juste titre que «l’objet biographique – le «biographé» - est réel. La jeune fille a existé. Elle était juive, elle vivait à Paris avec ses parents qui étaient venus d’Autriche et de Hongrie. […] De son côté Patrick Modiano s’est comporté vis-à-vis de son objet en biographe» (Bem, 2000, p. 222). Pourtant, la reconstitution de la vie de Dora compose le premier plan de l’histoire romanesque, on trouve en arrière-plan, la recherche sous-jacente du narrateur de restituer sa propre vie, celle de son père et de toute une race, les déportés aux camps d’extermination.
La même technique a été mise en œuvre par l’auteure-narratrice de La femme qui fuit qui annonce que son œuvre est bâtie à travers les manuscrits et les correspondances que lui a légué à sa mort sa grand-mère, la peintre et poète Suzanne Meloche. Elle a engagé pour cela, la journaliste et documentariste Louise-Marie Lacombe pour mettre au jour les secrets méconnus de la vie de Suzanne. Un dossier de recherche de plus de 200 pages tiré de documents d'archives et d'entrevues diverses auprès de personnes ayant connu Suzanne Meloche, a servi comme la base du roman de Barbeau-Lavalette. Insistant sur l’aspect autobiographique de son roman, l’auteure le commence par cette explication qui situe d’ailleurs son œuvre dans la lignée des récits de filiation: «Mon roman n’est pas un roman historique. C’est le récit d’une vie, celle de ma grand-mère, qui traversa l’histoire à sa façon: libre, intense, choquante. [...] Mon livre part sur les traces d’une femme en marge de cette Histoire, qu’elle traversa de façon fulgurante, sans laisser de traces …» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 1). Et la narratrice cherche à esquisser ces traces invisibles ou effacées, une quête qui constitue le noyau romanesque de son œuvre.
Dans les deux récits, le narrateur/la narratrice se revêtit comme enquêteur et essaie de «déchiffrer l’énigme du présent» (Demanze, 2018, p. 1) et cela «en redonnant vie aux archives muettes» (Demanze, 2018, p. 1). L’écrivain-enquêteur s’enfonce dans un tas de documents et d’archives, de correspondances intimes, de photos ou même, de petits objets de souvenir pour que le récit puisse se construire sur le mode du montage documentaire. Modiano repère quelques photos de Dora, personnelle ou en famille, une autre à côté de sa mère et de sa grand-mère et tente même d’esquisser pour son lecteur, les traits caractéristiques de la personnalité de son personnage. De même, Barbeau-Lavalette prend la possession du journal intime de sa grand-mère et des bribes de ses poèmes et de ses souvenirs écrits. Elle les a vus et pris en possession lors du dépouillement de l’appartement après la mort de Suzanne.
Cette enquête prend d’ailleurs de l’ampleur en dépassant une simple recherche dans le temps. L’histoire intergénérationnelle dans les deux récits se double par une sorte de reconfiguration spatiale. En ce qui concerne le premier aspect, les deux récits se caractérisent par un grand intervalle temporel de plusieurs décennies entre deux vies, deux histoires qui sont quand-même mises en parallèle, et ainsi, l’instance narrative s’articule autour d’une position temporelle particulière, celle de la narration intercalée. L’histoire du narrateur de Dora Bruder, sa vie personnelle et ses expériences, et sa relation avec son père juif qui était arrêté et déporté vers le camp, s’entrecroise avec celle de Dora, la juive fugueuse. On trouve plusieurs références temporelles, celle de l’Occupation, des années quatre-vingt, et de l’année 96 où le narrateur écrit son livre. Ce parallélisme est d’ailleurs renforcé par une sorte d’ambiguïté générique. Catherine Douzou explique dans son étude comment le mélange entre une écriture documentaire que l’auteur prétend mener dans son œuvre, avec la grande part d’imagination et des souvenirs personnels du narrateur, rend la classification générique du récit encore difficile. Selon elle, «le narrateur, confus sur la frontière entre imaginaire et réel, peut y être perçu comme une mise en fiction de la personne de l’auteur, même si celui-ci a confirmé la véracité des souvenirs personnels qui émergent dans le récit de son narrateur» (Douzou, 2007, p. 24).
Pourtant, c’est la réminiscence et la mémorisation des faits qui constitue le fil conducteur du récit. L’œuvre se veut comme une lutte contre l’oubli. Là où le narrateur confronte à des lacunes sur la trace de Dora, il n’hésite pas à s’identifier à son personnage pour remplir ces vides par les expériences et les sentiments qu’il a déjà vécus dans sa propre vie. La séquence de la fugue de Dora, annoncée par son père à la police, en est un exemple remarquable. Le narrateur tente de combler une lacune historique par ses émotions ressenties lors de sa propre fugue.
L’ombre du père est considérablement présent et la problématique de filiation s’articule étroitement avec l’histoire. La présence du père ne se limite pas à certaines indications de la simultanéité des événements concernant Dora et le père du narrateur, comme en témoigne cette phrase par exemple: « Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait plus aucune trace de la présence de cette inconnue et de celle de mon père dans un panier à salade en février 1942, sur les Champs-Élysées. Rien que des personnes — mortes ou vivantes — que l’on range dans la catégorie des “individus non identifiés” » (Modiano, 1997, p. 95). Mais comme le montre bien Boutin, l’histoire de Dora Bruder est une tentative du narrateur «d’élaborer (pour le comprendre) le rejet dont il fut – du moins le suppose-t-il – victime, fort injustement d’ailleurs, par son père» (Boutin, 2000, p. 74)
et il estime que l’auteur essaie à travers la fouille des souvenirs, de se réconcilier avec l’image de son propre père:
«[L’objectif est de] Réhabiliter le père ingrat par l'écriture, redessiner le désir du père à l'égard du fils, y mettre plus d'attention, plus de générosité. [de] Redessiner le désir du père pour le mieux, au contraire de ce que pouvait être «réellement» ce désir (ou peut-être, finalement, cet abandon, comme le suppose le narrateur) :s'y revaloriser, s'y redonner une valeur, ne plus s'y sentir «être rien»; être reconnu comme «témoin» par ce regard paternel.» (Boutin, 2000, p. 74)
C’est pourquoi Kühn considère le récit de Dora Bruder comme une «histoire de revanche» (Kühn, 2019, p. 27).
De plus, comme nous l’avons souligné, l’œuvre romanesque de Modiano est d’emblée un effort mémorial topographique. L’histoire est en effet, une représentation des déambulations du narrateur dans Paris. Les quartiers et les rues de cette ville sont attachés à un tel ou tel souvenir, de Dora ou du narrateur lui-même. Ainsi, les lieux urbains et les indications spatiales du Paris de l’Occupation fonctionnent comme support de l’écriture mémorielle. La topographie a également un retentissement intertextuel et participe ainsi à la formation de récit de filiation dans son sens plus large. Lynn Higgins estime:
Retraçant l’itinéraire de Dora pendant sa première fugue, son narrateur se replonge dans une autre «traversée nocturne de Paris», celle de Jean Valjean, avec la police de Javert à ses trousses. Cette relecture des Misérables révèle au narrateur de Dora un lapsus fort intéressant. Valjean emprunte le Pont d’Austerlitz et s’enfuit vers le faubourg St. Antoine, mais, nous dit notre narrateur modianien, « soudain, on éprouve une sensation de vertige, comme si Cosette et Jean Valjean, pour échapper à Javert et à ses policiers, basculaient dans le vide: jusque-là, ils traversaient les vraies rues du Paris réel, et brusquement ils sont projetés dans le quartier d’un Paris imaginaire que Victor Hugo nomme le Petit Picpus»» (Higgins, 2004, p. 400).
La femme qui fuit se caractérise également par le récit de l’absence, que la narratrice essaie de retracer par la «post-mémoire», terme employé par Marianne Hirsch, en parlant de la mémoire «qui traverse les générations et qui trouve langage dans les arts» (Hirsch, 2012, p. 5) et pour désigner la passation du traumatisme d’une génération à l’autre après la Seconde Guerre Mondiale. En effet, la seconde génération procède à partir des points de mémoire et crée un assemblage. Ces points de mémoire se relient l’un à l’autre non pas par des souvenirs ou des témoignages directs, mais plutôt par l’imagination. La trace de l’imagination dans le tissage du fil d’événements de trois générations dans La femme qui fuit se manifeste clairement par la narration au «tu». La narratrice s’adresse à la deuxième personne du singulier à sa grand-mère pendant tout le récit et par là, elle essaie, dirait-on, de la prendre comme témoin de sa propre vie racontée après deux générations. L’histoire s’encadre d’ailleurs l’histoire de la vie de Claudia, la mère de Suzanne, et sa personnalité particulière qui aurait mené Suzanne à s’enfuir. La vie de Mousse, fille de Suzanne et mère de la narratrice, touchée gravement par cette fuite, est aussi abordée dans le récit. En effet, l’entrelacement des vies et des événements permet à l’auteure-narratrice, qui accusait auparavant sa grand-mère de l’irresponsabilité, de comprendre le motif et les causes de son absence. Ainsi, l’écriture de ce récit de filiation joue pour l’auteure-narratrice le rôle d’un remède qui pourrait la libérer de cette hantise familiale. A la fin du récit, non seulement la liberté recherchée par Suzanne ne retentisse plus d’un écho négatif, mais elle est en plus acceptée comme un héritage. Se réconciliant avec son passé en se présentant à la tombe de Suzanne,
la narratrice reconnaît «ce besoin d’être libre, comme une nécessité extrême» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 376).
La recherche de la filiation dans La femme qui fuit, engage fortement l’espace romanesque, ce qui fait traverser le lecteur d’un lieu à l’autre, d’Ottawa vers Montréal, de la France vers l’Angleterre, et de l’Europe vers les Etats-Unis. L’espace symbolise à chaque fois la nouvelle identité que le personnage acquiert dans la vie et les transformations et les métamorphoses de la personnalité du personnage principal: «Un an seulement s’est écoulé, tu as l’impression d’années. Mais de retrouver ta ville te bouleverse. Tu n’aimes pas ce qui est fixe, ça te donne le vertige. Tu as si peur de reprendre racine. Tu dis à Peter que tu pars à nouveau.» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 248). On lit encore plus loin: «Montréal n’a pas changé. Mais après Londres, la ville te ressemble rajeunie. Puérile, inachevée. Cette candeur-là te fait du bien. Tu te sens débutante, toi aussi» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 263).
Il est en outre à signaler que l’histoire de La femme qui fuit se situe au cœur de l’histoire de la modernisation du Québec, que nous allons expliciter dans la troisième partie de cette étude. Ce qui est pourtant remarquable et se montre comme l’originalité de ces deux romans, c’est que ces deux récits de filiation se sont construites, non pas comme c’est souvent le cas, autour d’une figure masculine, mais d’une identité féminine.
La mise en relief de l’identité féminine
Le récit biographique/autobiographique de Modiano se fonde sur l’histoire d’une fille. Autrement dit, le double de l’écrivain-narrateur, n’est ni son père – présent dans l’histoire – ni Ernest Bruder, mais Dora Bruder. C’est elle, sa vie et son destin mis au centre de l’histoire. A la recherche de l’adolescente, le narrateur tombe sur les photos familiales dont la longue description n’aurait pour objectif que mettre en relief la présence de Dora:
«Quelques photos de cette époque. La plus ancienne, le jour de leur mariage. […] Une photo de Dora, prise certainement à l’occasion d’une distribution des prix. Elle a douze ans, environ, elle porte une robe et des socquettes blanches. Une autre photo, prise dans le même lieu, à la même époque et peut-être le même jour […]. Dora est debout à sa gauche dans une robe à col, le bras gauche replié devant elle afin de poser la main sur l’épaule de sa mère. Une autre photo de Dora et de sa mère: Dora a environ douze ans, les cheveux plus courts que sur la photo précédente. […] Une photo de forme ovale où Dora est un peu plus âgée – treize, quatorze ans, les cheveux plus longs […] Une photo de Cécile Bruder, devant ce qui semble un pavillon de banlieue. […] Au fond, la silhouette d’un enfant, de dos, les jambes et les bras nus, en tricot noir ou en maillot de bain. Dora? Une photo plus ancienne de Dora seule, à neuf ou dix ans.» (Modiano, 1997, pp. 17-18)
Dora est la représentante de toutes les autres femmes déportées à Drancy, les soixante-six femmes dont le narrateur rappelle quelques-unes: Claude Bloch, Josette Delimal, Tamara Isserlis, Ida Levine, Hena, Annette Zelman. D’ailleurs, le narrateur fait allusion dans le dernier chapitre du roman au rôle des femmes et leur solidarité contre l’Occupation: «Celles que les Allemands appelaient «amies des juifs»: une dizaine de Françaises «aryennes» qui eurent le courage, en juin, le premier jour où les juifs devaient porter l’étoile jaune, de la porter elles aussi en signe de solidarité, mais de manière fantaisiste et insolente pour les autorités d’occupation.» (Modiano, 1997, p. 79).
Cet enjeu se manifeste doublement dans La femme qui fuit dans lequel non seulement l’histoire tourne autour d’une figure féminine, d’une personnalité particulière, «libre, intense, choquante» (Barbeau-Lavalette, 2015), dont on poursuit l’histoire de la vie depuis l’enfance, mais en plus, l’histoire est racontée par la narratrice, la petite-fille de la protagoniste. La modalité particulière de l’énonciation et l’interpellation continue de l’héroïne par la narratrice tout au long de l’histoire, met encore plus en relief ce personnage remarquable. Les allusions et les métaphores signifiantes de la narratrice préparent d’ailleurs le lecteur à rencontrer une femme singulière: «Elle [ta mère] fait don honorable de ses casseroles. Le besoin d’aluminium est criant: ses casseroles seront transformées en navire de guerre. Tu es fière d’être la courroie de transmission de cette alchimie. Et puis, ça te donne espoir. Imaginer une casserole qui en les flots et pourfend l’ennemi, elle qui était destinée aux fourneaux. Toi aussi, un jour, tu te transformeras en navire de guerre.» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 55).
L’imaginaire féminin du roman se multiplie encore par la forte présence de la mère et de la sœur de Suzanne envers l’absence quasi-totale de son père et de tout autre homme au début de l’histoire. La narratrice n’empêche même pas à souligner le rôle des femmes dans la guerre et la reprise du pronom personnel «Elles» les mettent en relief:
«Tu passes à côté de l’usine où travaillent des femmes. Tu t’arrêtes pour les regarder. Leurs gestes ont la rigueur de la petite aiguille à l’horloge du salon. Fins et précis. Des mains féminines exactes. Elles fabriquent des armes. Transforment les casseroles en navire de guerre. Elles portent le béret et leurs vêtements adoptent la coupe sobre des lignes militaires. Elles ont la prestance des grandes ballerines. L’élégance du geste utile. Elles sont aussi un stimulus, une récompense. Les hommes qui partent au front se battent aussi pour elles: leur beauté participe à l’effort de guerre.»
( (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 60).
C’est vers le milieu de l’histoire qu’on connaît enfin à travers une phrase tirée des Chroniques du mouvement automatise québécois de François-Marc Gagnon, la place et le rôle que jouait Suzanne sur le plan social et dans le processus des changements radicaux du Québec vers la modernisation: «Suzanne Meloche fut la première femme à se livrer à une écriture automatise, à des recherches phonétiques non éloignées de celles de Gauvreau» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 118) et puis une bonne partie du roman est consacrée à raconter les événements littéraires et sociaux liés au mouvement Refus global qui est considéré comme un événement historique remarquable, symbole de l’entrée du Québec dans la modernité et dont Suzanne était l’unique femme du groupe des signataires.
Le roman se termine par une sorte d’allusion à la transition générationnelle des caractères particuliers et de la personnalité singulière de Suzanne. Dans un chapitre intitulé «Aujourd’hui», la narratrice annonce implicitement la naissance de sa fille avec qui elle va à la tombe de Suzanne pour insister encore une fois sur sa ressemblance avec elle. Le roman se termine donc avec ces mots: «Ma fille s’est endormie sur mon sein. Toutes deux ainsi fusionnées devant l’ampleur de la forêt, sous le ciel immense où se déploient, sauvages, les nuages nous sommes ensemble et te saluons, Suze. Je me souviens de toi. Nous nous souviendrons de toi.» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 323).
Si la féminité rebelle et transgressive constitue dans les deux romans le gage de l’histoire, mais la recherche de la filiation familiale, basée sur la mémoire, est d’emblée, l’axe principal non seulement d’une affaire individuelle, mais aussi d’une réhabilitation d’un mythe provenant de l’imaginaire collectif.
De la réminiscence d’une histoire personnelle à la remémoration d’un événement historique
Rappelant l’’engouement contemporain vers les récits de filiation, Feyçal Bouiche précise que «ces récits vont également signer le grand retour aux existences individuelles, souvent représentées par des figures familiales oubliées par la grande Histoire. A partir de là, leur ambition sera double: rétablir et interroger les figures ancestrales à la lumière du présent d’une part, et savoir se positionner par rapport au poids du passé de l’autre» (Bouiche, 2019, p. 16). La reconstitution du passé pour y chercher la trace du personnage constitue le projet d’écriture de ces deux romans. Modiano le prononce ainsi: «Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait plus aucune trace de la présence de cette inconnue et de celle de mon père dans un panier à salade en février 1942, sur les Champs-Élysées» (Modiano, 1997, p. 65) et Barbeau-Lavalette le dénonce juste au début de son roman: «Mon livre part sur les traces d’une femme en marge de cette histoire, qu’elle le traversa de façon fulgurante, sans laisser de traces…» (Barbeau-Lavalette, 2015, p. 4).
La restitution de l’Histoire constitue en effet en parallèle à une recherche de filiation, l’un des deux volets fondamentaux de deux romans. Dans son article intitulé «Patrick Modiano ou la mémoire de l’oublié», Sylvie Servoise pose cette question: «Plus qu’un écrivain de la mémoire, Modiano ne serait-il pas, en fait, un écrivain de l’oubli, ou plus exactement, de ce qui a été oublié? Un oublié dont il faudrait se rappeler pour le dénoncer, certes, mais aussi un oublié qui est, pour l’écrivain, constitutif de la démarche même de celui qui hérite d’une histoire qu’il n’a pas vécue, constitutif d’une mémoire qui ne se vit jamais que sur le mode de la quête, de l’enquête, du tâtonnement» (Servoise, 2015, p. 2).
Beaucoup de critiques rappellent en effet que l’écriture mémorielle de Modiano est une mémoire générationnelle, qui revendique une lutte contre l’oubli à l’échelle collective plutôt qu’individuelle. La «couche épaisse d’amnésie» (Modiano, 1997, p. 131) et les «sentinelles de l’oubli» (Modiano, 1997, p. 16) dont parle le narrateur dépasse son envie de fouiller les ficelles d’une filiation personnelle, car l’auteur «tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu’ont laissé sur terre des anonymes et des inconnus» (Modiano, 2015, p. 29).
Pourtant, les stratégies narratives mises en œuvre par l’auteur qui nous révèle sa volonté de faire surgir la mémoire de Dora, mais cela au contraire d’une manière indécise avec une grosse couche de doute, suivent en effet l’affirmation d’Agamben sur la mémoire et l’oubli:
«Ce que le perdu exige, c’est non pas d’être rappelé et commémoré, mais de rester en nous et parmi nous en tant qu’oublié, en tant que perdu – et seulement dans cette mesure, en tant qu’inoubliable. De là l’insuffisance de toute relation à l’oublié qui chercherait simplement à le renvoyer à la mémoire, à l’inscrire dans les archives ou les monuments de l’histoire – ou, à la limite, à construire pour celle-ci une autre tradition et une autre histoire, celle des opprimés et des vaincus, qui s’écrit avec des instruments différents de ceux qui sont employés par l’histoire dominante, mais qui ne diffère pas substantiellement d’elle» (Agamben, 2004, pp. 72-73).
Modiano cherchait en effet à dessiner à travers le personnage de Dora, les événements atroces de la Seconde Guerre Mondiale, et ceux surtout de la Shoah. C’est la formule fameuse de George Perec, «l’Histoire avec sa grande hache» qui est ici l’enjeu du roman. En effet, la recherche de l’identité n’a apparemment d’autre choix que de recourir à la recherche de filiation qui croise inévitablement l’Histoire.
L’intrigue de La femme qui fuit s’inscrit également dans un événement historique: En 9 août 1948, «les automatistes, groupe d’artistes d’avant-garde, lancent à Montréal Refus global, un manifeste artistique à portée politique qui dénonce un climat d’oppression sociale et d’académisme artistique et prône, dans la lignée des surréalistes, la libération de l’art et de l’individu par le recours à l’inconscient. Le manifeste prend la forme d’un recueil collectif comprenant des textes et des œuvres visuelles diverses» (Duois, 2019, p. 11). Il est ainsi inspiré d’un épisode marquant de l’histoire culturelle du Québec, forgé comme un mythe collectif. A cela s’ajoute les réflexions et les rappels de la narratrice sur d’autres événements historiques tels que la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale, et la Révolution tranquille. Ainsi, ancré dans les différentes époques de l'histoire du Québec, le récit offre un aperçu des transformations sociales, politiques et culturelles du pays.
Ce qui est pourtant le point de convergence entre ces deux romans, c’est tout d’abord l’impact de l’Histoire sur la vie du personnage et influence ses choix et ses parcours de vie, façonnant son identité et ses relations. En plus, le personnage principal autour duquel s’est construite l’histoire, tout en imprégnant dans l’Histoire, est représenté comme fantôme. Suzanne Meloche devient fantôme autant que Dora Bruder l’est. Si la seconde est une oubliée dont le narrateur cherche à restituer l’image, la première aussi, en refusant signer finalement le Refus Global, passe dans les marges de l’Histoire.
Ainsi, les deux romans interrogent la manière dont l'Histoire collective façonne les destins individuels et la mémoire collective du peuple. D’ailleurs, l’exploration des silences de l'Histoire est fortement mise en accent. Les auteurs interrogent les zones d'ombre de l'Histoire, mettant en lumière les histoires oubliées ou marginalisées, et donnent ainsi une voix aux personnages et événements peu connus ou négligés par les récits historiques dominants.
Conclusion
La littérature contemporaine française regorge récemment de romans autobiographiques ou semi-autobiographiques qui traitent de la filiation de manière plus personnelle et intime. L'engouement pour le récit de filiation dans la littérature contemporaine française peut s'expliquer par plusieurs facteurs, y compris la quête d'identité, l’héritage culturel, le besoin du renouvellement du genre autobiographique, l’envie pour le témoignage et la transmission. Le besoin profond des individus de se reconnecter à leurs origines, de comprendre leur place dans le monde et de tisser des liens entre le passé, le présent et l'avenir à une époque où les repères semblent parfois se brouiller, ainsi que l'essor des études postcoloniales, des études de genre et des études sur la mémoire ont également contribué à l'intérêt croissant pour les récits de filiation.
Il est indéniable que les récits de filiation profitent aujourd'hui des études sur la mémoire en intégrant des réflexions plus approfondies sur la manière dont les souvenirs individuels et collectifs façonnent notre compréhension de l'identité et de l'histoire familiale. Les études sur la mémoire mettent en lumière la façon dont les événements du passé sont filtrés, interprétés et transmis à travers les générations, influençant ainsi notre perception de nous-mêmes et de nos origines.
Les deux romans de notre corpus manifestent plusieurs caractéristiques convergentes qui les situent bien dans la lignée de ce vague de la littérature française contemporaine qui est le récit de filiation. Nous avons montré comment les deux auteurs intègrent des éléments de documents historiques dans leur récit, donnant une dimension authentique à l'histoire qu'ils dépeignent. D’autre part, les romans explorent la relation entre la mémoire individuelle des personnages principaux et l'Histoire collective, montrant comment les événements historiques influencent les destins individuels et les parcours de vie. D’ailleurs, les deux romans adoptent une approche narrative hybride, mêlant la fiction à des éléments de mémoire personnelle et collective, créant ainsi une représentation nuancée et complexe de l'Histoire. Et enfin, Modiano et Barbeau-Lavalette tentent d’interroger les zones d'ombre de l'Histoire, mettant en lumière les histoires oubliées ou marginalisées, et donnent ainsi une voix aux personnages et événements peu connus ou négligés par les récits historiques dominants.
Le recours au récit de filiation a en tout cas, contribué chez les deux auteurs, à la recherche d’un passé perdu pour guérir de leurs traumatismes et reconstruire leur identité individuelle et collective.