تبارشناسی انتقادی اندیشه فمینیستی: جهت گیری‌ها و جریان‌ها (تبیین مفهومی مفهوم «پژوهش فمینیستی»)

نوع مقاله : مقاله پژوهشی

نویسنده

استادیار گروه زبان فرانسه، دانشکده ادبیات فارسی و زبان‌های خارجی، دانشگاه مازندران، بابلسر، ایران

چکیده

تحقیقات مختلفی که تحت عنوان فمینیسم در زمینه‌های مختلف مطالعاتی صورت می‌گیرد، همگی خصیصه مشترکی دارند. این مطالعات بر این ادعا استوار هستند که ساختارهای اجتماعی و فرهنگی همه کشورها همواره زنان را از نظر جسمی، اقتصادی یا روحی و روانی تحت ستم قرار داده‌اند و بر این اعتقاد هستند که باید به چنین ظلمی پایان داد. با این حال، گاه این برچسب فمینیسم باعث ایجاد برداشت‌های چندگانه و سوتعبیرهای گوناگون در میان افرادی می‌شود که از آن استفاده می‌کنند. این برداشت‌های چندگانه با در کنار هم قرار گرفتن کلمات «فمینیستی» و «زنانه» شدت بیشتری می‌یابد که گاه به جای یکدیگر در موقعیت‌های متفاوت مورد استفاده قرار می‌گیرند به عنوان مثال در صورت عباراتی مانند «نقد ادبی زنانه/ فمینیستی» یا «اخلاق زنانه/ فمینیستی»، «ادبیات زنانه/ فمینیستی». تفاوت این عبارات در چیست؟ آیا اطلاق صفت «زنانه» لزوما به معنای «فمینیستی» است یا برعکس؟ جستار حاضر بر آنست تا از منظر تبارشناسی و با دیدگاهی گذشته‌نگر، به شناسایی جریانات و تحولات اندیشه فمینیستی، جهت‌گیری‌ها و حساسیت‌های ناشی از آن بپردازد. برای انجام این کار، باید در نگاه اول بدانیم که فمینیسم در دوره‌های مختلف رشد خود به چه چیزی توجه دارد تا بتوانیم تحول تاریخی و نظری آن را تشخیص دهیم و به تبیین مفهومی مفهوم «پژوهش فمینیستی» بپردازیم.

کلیدواژه‌ها

موضوعات


Sensibilité féministe

Bien que nous définissions aujourd’hui le féminisme comme «une prise de position d'abord individuelle puis collective, suivie d'une révolte contre l'arrangement des rapports de sexe et de la position subordonnée que les femmes y occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire» (Toupin, 1997, p. 10), l’origine du terme féminisme se trouve dans le discours politique du XIXe siècle. Le discours politique d’alors s’approprie le terme «féminisme» pour parler des femmes, revendiquant l’égalité avec les hommes et cherchant plutôt à les assimiler alors que le terme s’est placé dans le vocabulaire médical pour désigner des hommes d’apparence féminine (Offen, 1987, p. 493). Que l’on attribue l’apparition du néologisme de «féminisme» au penseur audacieux, Charles Fourier (1772-1837) (Offen, 1987, p. 493), pendant les agitations politiques des années 1830, où se font jour les mots «socialisme» et «individualisme» dans le discours politique ou à Alexandre Dumas fils[1] qui, l’ayant emprunté au langage médical, l’emploie en 1872 d’une manière péjorative, force est de constater que le terme «féminisme» dans son sens actuel, ne fait son entrée dans le discours public que dans les dernières années du XIXe siècle: jusqu’en 1891, le mouvement plaidant pour l’extension des droits de la femme est nommé «le mouvement féminin» (Offen, 1987, p. 493) et non pas féministe. C’est à partir de 1892, que les termes «féminisme» et «féministe» s’emploient couramment en France. On commence à parler de «mouvement féministe», «congrès féministe», «fédération féministe», «revue féministe», etc.

Quoique l’apparition du mot féminisme date du XIXe siècle, l’idée qu’il exprime existe bien avant.  Du XVe siècle jusqu’au XVIIIe siècle, les femmes plutôt lettrées et instruites ont dénoncé la profonde misogynie existant depuis le début du Moyen Age. Déjà au XVe siècle, Christine de Pizan, créatrice de la plus vaste œuvre féminine durant tout le Moyen Âge, renommée pour son audacieuse prétention d'être une femme-écrivain, s’est opposée, contre la misogynie en traitant de la relation entre les hommes et les femmes dans ses écrits. Son célèbre Cité des dames s’ouvre sur un portrait de Christine, bouleversée par la lecture d’un texte misogyne. Elle se désole d’être née femme. L’auteure-philosophe «laisse apparaître pour la première fois, une ‘conscience féministe’, prenant l’éducation pour l’origine des inégalités intellectuelles entre les hommes et les femmes» (Berriot-Salvadore, 1983, p. 60). Elle mène un combat pour la réputation des femmes contre les propos misogynes qui cherchent à marginaliser les femmes par les critiques imméritées. Ayant cette vision, elle intervient dans Le débat sur le Roman de la rose. Aujourd’hui, on considère plus ou moins son intervention comme un manifeste primitif du mouvement féministe.

Le XVIe siècle est marqué par la grande tension des rapports entre les sexes. Déjà, le XVe siècle français se distingue par le retour d’une femme au pouvoir (Anne de France, en 1438) et par la suite, l’installation des figures féminines au sein de la vie politique du XVIe siècle (Reine Anne de Bretagne, Duchesse d’Etampes, etc.) insinue la France dans «un temps de conflit aigu entre les partisans de l’égalité des sexes et ceux de la domination masculine» (Alonso & Viennot, 2004, p. 20). La «querelle des femmes» est vive pendant tout le siècle, une polémique au sujet du statut des femmes, dont nombre d’ouvrages ont conservé la trace et à laquelle ont participé beaucoup d’auteurs, de philosophes et de théoriciens
(Cf. Dufournaud, 2023). La femme est-elle supérieure, égale ou inférieure de l’homme? L’extraordinaire production des propos misogynes pendant cette période aboutit à une offensive généralisée des femmes qu’elle soit sous forme de la dégradation de la condition juridique des femmes ou l’incapacité des femmes à hériter et transmettre la couronne.

Durant la Renaissance, l’époque fondatrice par rapport aux siècles précédents, quant à la pensée féministe, les femmes de la cour sont influencées par les idées de l’humanisme et celles du néoplatonisme, saluant l’indépendance de l’individu, préconisant la recherche de soi-même en dehors de toute matière et apparence et mettant de côté les anciennes valeurs chrétiennes de sacrifice et d’humiliation (Espinilla Gutiérrez, 2015, p. 14). La plupart de ces femmes sont aussi écrivains. Ainsi, dans cette ambiance influencée par les débats sur la capacité des femmes à raisonner et grâce à l’invention de l’imprimerie, de nombreuses femmes de cour reflètent des idées féministes dans leurs écrits. Pendant la période de la Renaissance, les femmes ont réussi, après les ténèbres médiévales, à exercer une grande influence dans le domaine politique, moral, religieux et intellectuel, certes par rapport aux siècles précédents. Cette forte influence détermine les bases des activités féminines postérieures. La figure des grandes auteures comme Marguerite de Navarre et Louise Labé inspire d’autres femmes dans le parcours émancipateur.

Au cours du XVIIe siècle, les femmes lettrées se réunissent autour de la notion de «préciosité». Prenant place dans un mouvement qui a pour point de départ les querelles sur la femme au XVIe siècle, la préciosité, mouvement d’inspiration féminine est avant tout un mouvement d’aspiration féministe: les «précieuses» se réunissent pour «agrémenter ou pour meubler leurs loisirs et pour marquer leur indépendance vis-à-vis des hommes et de certaines structures sociales en vigueur dans les classes supérieures de l’époque» (François, 1987, p. I) Par la conversation sur des différents sujets littéraires, sociaux, philosophiques ou scientifiques, elles essaient de continuer à s’éduquer. D’ailleurs, elles ne cessent pas de protester contre les discriminations infligées à la femme par la société patriarcale, la cantonnant dans le rang de créature inférieure. Les Précieuses cherchent à s’affranchir du joug conjugal, à protester contre les maternités nombreuses voire à mettre en question le mariage. Pourtant, malgré une intense activité littéraire des femmes au sein des salons, les femmes restent toujours minoritaires. Les universités étaient encore fermées aux femmes de même que les carrières.

Durant le XVIIIe siècle, caractérisé par un grand désir de rationalité et de liberté de pensée, au moment où les Lumières défendent fermement les principes individuels et égalitaires, la question déjà abordée dès la Renaissance revient sur le devant des polémiques: les femmes sont-elles inférieures aux hommes? Par nature ou par éducation? Depuis lors, la question de l’égalité des sexes entre dans les grands débats de la philosophie des Lumières. Le thème de l’éducation des filles et la question de savoir si elles ont une intelligence comparable à celle des garçons sont au sein des débats. L’éducation se met au premier rang puisque, pour les certains philosophes, construire les hommes nouveaux ne serait pas possible sans des mères capables de les former. La hiérarchie des sexes a pour conséquence l’opposition à l’éducation des femmes. Certains ou la plupart des philosophes des Lumières défendent l’idée de l’infériorité des femmes, issue de la différence sexuelle. Voltaire soutient qu’«il n’est pas étonnant qu’en tout pays, l’homme se soit rendu maître de la femme, tout étant fondé sur la force. Il a d’ordinaire beaucoup de supériorité par celle du corps et même de l’esprit» (cité par Viennot, 2012, p. 63). Soutenu par l’Église, l’inégalité des sexes est présentée comme l’«inégalité naturelle» par les philosophes des Lumières selon qui seule la Nature serait responsable de cette «fatalité». Jean Jacques Rousseau croit que cette inégalité serait fondamentalement «naturelle» et donc «normale». L'article «Femmes (droits naturels)» de l'Encyclopédie dénie l’idée d’une subordination naturelle tandis que nombre de philosophes s’opposent à cette prise de position: la raison ne légitime pas l’inégalité des sexes mais la nature (faiblesse, fragilité, douceur, sensibilité des femmes) exige que la femme s’approprie la sphère privée et que la sphère publique soit propre aux hommes.

Les femmes luttant contre la discrimination féminine partagent implicitement l’idée que l’infériorité de la femme ne provient pas de la nature mais de la culture et de l’éducation. Les premières revendications féministes commencent à se faire jour, au moins dans les esprits. En conséquence, bien qu’on présente la première moitié du XIXe siècle comme le début du féminisme en tant que mouvement collectif, il faut en chercher l’origine pendant la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence des idées des Lumières:

 

«Le féminisme est un fils non désiré des Lumières. En effet, les principes individuels et égalitaires qui soutinrent les Lumières et constituèrent le point de départ des changements sociaux en Europe au XVIIIe siècle seront à la base des revendications des femmes de l’époque. La polémique autour des concepts de liberté, légitimité, contrat social, etc., détermine la nécessité de la construction d’un nouvel individu: le citoyen. […]. Il n’est pas donc étrange que la revendication - la première et la dernière, son commencement et son but - du féminisme se soit consolidée autour de ce principe d’égalité qui définissait la citoyenneté.» (Díaz Narbona, 2001, p. 118)

A la fin du siècle, la «querelle des sexes» arrive à son apogée. Les discours plaidant la cause de femmes se tournent vers des revendications plus égalitaires et libératrices, en particulier, durant les troubles révolutionnaires, suscitant l’espoir d’une société plus égalitaire et libre. Au moment de la Révolution française, les femmes jouent un rôle de premier plan. Elles participent aux conflits, concourent aux événements, déclarent leurs opinions et le plus souvent, elles donnent le signal de la révolte. Le nombre des femmes arrêtés ou guillotinées dévoile l’importance de leur engagement. Michelet, historien, consacre un long chapitre aux femmes de la Révolution pour souligner leur importance; «Les hommes ont pris la bastille royale et les femmes ont pris la royauté elle-même, l’ont mise aux mains de Paris, c’est-à-dire de la révolution» (Michelet, 1855, p. 26).

 

Les premières actions féministes

«Tout opprimé trouve un être à opprimer, c'est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire.» (Tristan, 1843, p. 14)

Au moment de la Révolution française, l’ambiance est favorable aux revendications féminines. Les femmes réclament du pain mais d’autres revendications surgissent en même temps, synthétisant dans le terme de «citoyenneté». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 aout 1789 est saisie par les femmes qui réclament essentiellement des droits sociaux et politiques (à noter que ce texte est jugé plus tard au XXe siècle par la recherche féministe universitaire comme signe de l’exclusion des femmes de la démocratie française). Elles déclarent publiquement leurs intérêts pour la politique et forment des «clubs» exclusivement féminins où se pratiquent un mélange d’activités éducatives, politiques et humanitaristes, légitimant à leurs yeux la qualification de «citoyenne». «Le passage du ‘salon’ au ‘club féminin’ entraîne une différence structurale: la transformation de l’influence indirecte en influence directe.» (Lenoir, 2009, p. 143)

La Révolution procure, en fait, pour les femmes la possibilité de faire entendre leur voix d’une manière collective. Par leur présence active et fructueuse dans nombre des tumultes révolutionnaires, les femmes compensent leur exclusion du corps politique. Elles fréquentent les tribunes de l’Assemblée, elles organisent des clubs de femmes, elles formulent des pétitions et des déclarations. Encouragées par le discours politique de la période révolutionnaire, charpenté sur le principe d’égalité, les femmes commencent à reconnaître leurs droits et à les revendiquer.

À noter pourtant qu’il faut distinguer deux sortes de pratique, concernant la participation des femmes dans les conflits révolutionnaires: la pratique féminine et la pratique féministe. La première désigne la participation collective et nombreuse des femmes en vue de la réalisation des idéaux de la Révolution et la deuxième concerne un mouvement doctrinal cherchant à instaurer l’égalité des statuts sociaux entre les femmes et les hommes. Toute action féminine n’est pas forcément féministe mais elle s’approche implicitement du féminisme. En fait, ne sont pas rares des femmes qui se présentent dans la masse révolutionnaire sans être féministes. Certes, par rapport au mouvement féminin, le deuxième mouvement est numériquement assez faible. Cependant, malgré sa faiblesse, «il n’en revêt pas moins une grande importance historique dans la mesure où l’on assiste avec lui à la naissance du féminisme contemporain.» (Devance, 1977, p. 361)

Cependant, malgré ces premières déclarations collectives en faveur de leurs droits politiques, les femmes se trouvent devant une grande exclusion politique et sociale à l’issue de la Révolution. Autrement dit, en dépit de leur présence dans la sphère politique, les droits civiques des femmes sont rapidement contestés: en 1789, les élections se font sans elles. Les femmes «n’acquièrent pas toujours le droit d’être électrices et recevables, elles obtiennent l’instauration du divorce et un accès plus élargi à l’instruction.» (Godineau, 2003, p.56) Les clubs de femmes sont fermés et la fréquentation des Assemblées politiques leur est interdite. Les rassemblements publics de plus de cinq femmes deviennent illégaux pendant la période postrévolutionnaire. Cette exclusion semble contradictoire avec les notions d’égalité et de liberté que proclame la Révolution. Cette élimination des femmes de la représentation politique provoque la réaction d’une femme révolutionnaire, Olympe de Gouges. Dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1792), réclamant la citoyenneté des femmes, elle prône l’idée d’une émancipation féminine, susceptible de se réaliser à travers l’égalité entre les sexes. La Déclaration des droits la femme et de la citoyenne, la version, en quelque sorte ‘’féminisée’’ de La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’août 1789 se considère comme le premier grand manifeste féministe en France, le texte le plus hardi et le plus abouti de l’époque, où l’auteure revendique les droits civiques et politiques des Françaises de même que l’égalité en associant systématiquement l’homme et la femme, le citoyen et la citoyenne.

Au cours du XIXe siècle, les changements opérés sur le plan législatif renforce en partie la discrimination des femmes en France (Planté, 2004, p. 57). Le code napoléon (1803), misogyne et patriarcal à bien des égards, fait de la femme une éternelle mineure: la femme mariée ne peut pas disposer librement de ses biens, son propre salaire, car ils sont administrés par son mari. Cependant, le XIXe siècle témoigne de nombre de mouvements féministes non seulement en France mais en Europe.

D’autre part, la révolution industrielle et en conséquence l’évolution de la structure économique intègrent de nombreuses femmes de la classe moyenne dans le nouveau système du travail. Précisons entre parenthèses qu’avant la Révolution de 1789, ce sont surtout les femmes da l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie naissante qui arrivent à faire entendre leur voix et c’est au cours du XIX siècle que les femmes du peuple trouvent l’occasion de se présenter sur la scène publique. Or alors que pour les féministes, l’accès au travail se considère comme libérateur, les ouvrières réclament une amélioration de leur condition de travail. C’est à la même époque où les femmes font paraître en 1808 les premiers journaux féministes, La Femme libre et La Tribune des femmes pour se faire entendre. En plus, ce siècle, c'est aussi le siècle de la diffusion des idées du progrès social. Saint-Simon (1760-1825) et Auguste Comte (1798-1857) veulent fonder la société future sur la science. Dans leurs critiques de la société bourgeoise, les saint-simoniens prévoient «l’avènement d’une nouvelle société, industrieuse et pacifique, dirigée par des savants, où rien ne fera obstacle à un rôle prépondérant des femmes.» (Renard, 2004, p.26) Charles Fourier, penseur socialiste, partage l’idée que «l’individu social est un couple formé d’un homme et d’une femme» (Renard, 2004, p. 26) et que l’extension des droits de la femme garantit le progrès social. D’une manière générale, pendant les années 1820-1840, les revendications féministes et les revendications des socialistes utopiques, tels que les saint-simoniens se convergent. Dans son œuvre Le féminisme dans le socialisme français de 1830 à 1850, Marguerite Thibert déduit que le socialisme et le féminisme sont à la fois les fruits du saint-simonisme (Thibert, 1926, p. 9).

Suite au féminisme militant pratiqué dans les milieux socialistes de l’époque, la deuxième moitié du siècle témoigne des mouvements féministes plus organisés et structurés. Après la promulgation de la Loi Falloux en 1850, autorisant la création d’écoles de filles dans les villes (Riot-Sarcey, 2008, p. 52), nombre d’auteures féministes revendiquent une amélioration de la condition féminine dans leurs articles ou leurs manifestes prônant l’égalité des sexes, des droits civils, du droit au travail et l’égalité du salaire. En fait, malgré les efforts de l’Empire pour renvoyer les femmes au foyer, ce sont toujours les écrivaines qui prennent la parole au nom des femmes. De nombreuses périodiques médiatisent les idées émancipatrices, entre autres, L’Athénée des femmes, La femme nouvelle, La femme libre ou Le Journal des femmes, leur attribuant ainsi multiples tribunes. Alors que certaines écrivaines, comme Flora Tristan, associent leurs combats à l’émancipation ouvrière, d’autres comme Georges Sand, romancière, se lancent dans les écrits politiques pour s’engager dans la révolution de 1848. Les femmes profitent de la liberté de la presse proclamée par la IIIe République pour fonder différents quotidiens et journaux. Marguerite Durand fonde le quotidien La Fronde en 1897 qui tire à 200 000 exemplaires et où s’expriment nombre de femmes de lettres. Les journaux féminins militent pour l’éducation, le travail des femmes de même que pour l’autonomie des femmes artistes. Ainsi les écrivaines se trouvent-elles au sein des débats sur la place de la femme dans la cité, tout au long du XIXe siècle. Grâce à la création des associations et organisations féministes réformistes, le mouvement se consolide de plus en plus en France pendant les années 1880, même si l’adjectif féministe n’est pas utilisé à l’époque (Riot-Sarcey, 2008, p. 56). «La Société pour l’amélioration du sort des femmes» en 1878 présidée par Maria Deraismes, «La Ligue française pour le droit des femmes», créée en 1882 et enfin «La Fédération française des sociétés féministes» fondée en 1891 en sont les exemples les plus illustres.

Dans la classification historique du mouvement féministe, la période de la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle se distinguent sous l’appellation de la «première vague du féminisme». Le terme se réfère aux mouvements des femmes pendant cette période historique dont le pivot est la revendication des droits civils: le vote, le travail, l’éducation, le divorce, la gestion des biens propres, l’autorité égale sur les enfants, la libre disposition du salaire, etc. pour dire autrement, le changement de la place de la femme dans la société patriarcale. Pour les féministes de la première vague, la revendication pour le vote féminin est primordiale dans la mesure où elles la considèrent comme la possibilité d’accès aux centres de décisions politiques et d’élaboration des lois éliminant les autres inégalités sociales. D’ailleurs, le chemin semble très périlleux. Depuis les années 1880, les françaises ont pu être électrices et éligibles dans les conseils locaux mais le droit de vote pour l’Assemblée Nationale n’a été acquis qu’après la Deuxième Guerre Mondiale (Yannick & Bard, 1999, p. 147).

 Mobilisation féministe

Depuis le début du XXe siècle, le mouvement féministe, déjà renforcé à l’issue des combats des suffragettes, se partage entre deux tendances majeures. Les féministes soucieuses de l’obtention de l’intégration totale des femmes dans la société sont les représentantes de ce qu’on appelle le féminisme politique. La lutte pour le suffrage est leur priorité. D’ailleurs, celles qui mettent un accent particulier sur le droit à l’éducation ou l’amélioration des conditions de vie représentent le féminisme social. Après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le droit de vote a été accordé aux femmes, le mouvement féministe semblerait perdre son haleine. Il faut attendre les années 1960 pour que les féministes redonnent un nouveau souffle au mouvement malgré l’égalité légale apparemment acquise. Elles prétendent que ces acquis ne sont pas encore parfaits, vu les discriminations persistantes. Le débat féministe se poursuit dès lors par celles qu’on regroupe aujourd’hui sous le nom de «deuxième vague».

Différentes des féministes de la première vague, concentrées sur les questions attachées au droit de vote ou l’égalité des sexes, celles de la deuxième vague continuent la démarche en se focalisant sur les problèmes plus spécifiques tels que la famille, le travail, la violence, la sexualité ou même les droits liés à la procréation (Michèle Riot-Sarcey, 2005, p. 99). À l’époque de l’égalité légale, le livre de Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, apparaît en 1949 dans la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, comme un texte fondateur du mouvement féministe dans l’immédiat après-deuxième guerre. L’expression d’un malaise féminin, considérée comme un véritable scandale à l’époque, l’œuvre souligne l’importance des stéréotypes sexuels, associant la femme à la mère et à l’épouse sans laisser aucune possibilité du développement personnel. Le texte apparaît comme la transcription des sentiments des femmes qui se sentent discriminées dans une société apparemment équitable mais régie par les principes sexistes.  Le discours féministe et existentialiste de cette œuvre se fraie un chemin vers l’émergence d’un nouveau féminisme luttant pour des réformes législatives afin de réduire les inégalités dans les sphères publiques et privées. L’auteure y analyse l’oppression des femmes par les hommes à travers les faits historiques, les expériences vécues ou même les représentations culturelles, les mythes, les œuvres d’art. En s’appuyant sur des réalités sociologiques et anthropologiques, la philosophe met en cause les préjugés masculins concernant les femmes depuis des siècles. Elle tente de clarifier la question «Qu’est-ce qu’une femme?». Sa célèbre citation de «On ne naît pas femme, on le devient» résume bien sa thèse.

Le parcours de Simone de Beauvoir semblerait novateur dans la mesure où elle se dresse ouvertement contre l’hégémonie masculine en se référant à des arguments scientifiques. Elle a révolutionné le mouvement féministe occidental, devenant de la sorte «le porte-drapeau des femmes qui aspiraient impérieusement à affirmer leur différence et leur singularité face à la société dans laquelle elles vivaient, et en même temps à se faire reconnaître par les hommes comme leurs égales.» (Bourin, 1994, p. 132) Elle milite beaucoup pour la cause des Femmes et crée la Ligue du Droit des femmes en 1974. Bien que Le Deuxième sexe ne soit pas le manifeste d’un groupe de militantes et qu’il précède d’une vingtaine d’années la naissance du Mouvement de Libération des femmes en France, il s’avère comme une référence pour tous les groupes féministes postérieurs.

Entre-temps, inspiré des mouvements féministes anglo-saxons et surtout de «Women’s Lib», le Mouvement de Libération des Femmes (M.L.F) se fonde en 1970, deux ans après les mouvements étudiants de mai 68 dont les idées en avaient déjà préparé le terrain. C’est un mouvement féministe collectif qui lutte exclusivement pour des revendications égalitaires dans tous les droits juridiques, sexuels et moraux. Des femmes se réunissent autour de Monique Wittig, Antoinette Fouque et Josiane Chanel qui associent des luttes féministes aux combats anticolonialistes et aux luttes de classes (Pico, 2008, p. 12). Se portant sur la reconnaissance du droit domestique et le droit à la contraception et l’avortement, les combats principaux se voient une sortie médiatique en 1970, quand un groupe de femmes essaient de «déposer symboliquement, sous l’Arc de Triomphe à Paris, une gerbe à la femme du soldat inconnu» (Riot-Sarcey, 2005, p. 99). En 1971, Simone de Beauvoir fait paraître dans le Nouvel Observateur, un manifeste signé par 343 françaises qui ont déjà eu une expérience d’avortement. Le M.L.F. engendre cinq ans plus tard, une maison d’édition baptisée «Des Femmes», rassemblant aujourd’hui dans son catalogue quelques centaines de titres: une tribune offerte à des femmes françaises ou étrangères. Elles s’expriment librement à travers des témoignages personnels ou des récits ou fictions romanesques. Mais de quoi parlent-elles?

«En un mot, le non-dit d’autrefois; ce que la morale, les conventions, les interdits familiaux ou autres leur défendaient d'exprimer. Toute pudeur, toute crainte écartée, elles rapportent, parfois avec véhémence, leurs humiliations, leurs frustrations, leurs rancunes, leurs revendications.» (Bourin, 1994, p. 134)

 

Malgré de nombreuses oppositions, les féministes parviennent enfin dès le tournant des années 60, à prendre des mesures des modifications sans précédent pour les femmes: «La libre administration des biens personnels et le libre exercice d’une profession (1965), le salaire égal pour un travail égal (1972), la gestion commune des biens communs du ménage et la disparition définitive de la notion de chef de famille (1985), l’égalité professionnelle à l’embauche (1983)…» (Rouquier & Février, 2008, p. 28) sont autant de confirmations légales d’une autonomie en voie de reconnaissance. La loi Neuwirth de 1967 autorise la contraception et la loi Veil dépénalise l’avortement. Les femmes sont devenues enfin visibles dans la vie publique et économique. Elles entrent nombreuses aux universités, s’assurent des carrières prestigieuses (ambassadrice, préfète, professeure, académicienne). Nombre d’intellectuelles et de sociologues mènent des études et réflexions sur les femmes. D’ailleurs, «la proclamation de ‘l’année de la femme’ en 1975 a consacré la reconnaissance officielle et mondiale de l’importance de la question féminine.» (Rouquier & Février, 2008, p. 29)

Concentré en grande partie sur la question du corps des femmes et le droit à en disposer librement, le féminisme de la deuxième vague se distingue aussi par un grand souci de théorisation. Les années 1970 témoignent d’une grande propagation des réflexions théoriques sur les causes de la discrimination des femmes et en particulier sur le système patriarcal et ses composants. Faisant référence à des domaines des sciences sociales comme l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse ou la philosophie, la théorie féministe cherche à comprendre la nature des inégalités entre les sexes. Cette créativité du mouvement se manifeste dans la multiplication des revues, devenues un lieu d’expression du féminisme. En littérature, en anthropologie et en psychanalyse, nombre de travaux déstabilisent l’ordre établi par des remises en question de la domination masculine.

Féminisme universitaire

Au tournant des années 1980, le féminisme entre dans une étape de transformation. Les combats des années 1970 ont entraîné des progrès notables concernant le droit des femmes et le féminisme semblait s’institutionnaliser «par les organismes publics, par l’État, et aussi par l’université, à l’intérieur de laquelle les women’s studies fortifient sa position» (Dumont, 2005, p. 67). Cependant, sous l’influence des théories postmodernes, le féminisme commence à reconsidérer certaines de ces positions antérieures. On parlera ainsi, à partir des années 90, de la «troisième vague féministe» qui tourne autour d’«une éthique de l’hétérogénéité» et d’ «une idéologie de l’individualisme» (Oprea, 2008, p. 6).

Nommée «post-féminisme» ou «néo-féministe», la troisième vague du féminisme est née dans une ambiance de tiédeur du féminisme de la deuxième vague: on considère que le mouvement a atteint ses objectifs, que les discriminations ont été éradiquées, que les femmes ont grosso modo obtenu l’égalité avec les hommes et qu’elles sont arrivées à équilibrer leur carrière, famille et vie sexuelle et amoureuse. À cela s’ajoute l’affirmation des femmes en tant que créatrices. La nouvelle génération des féministes se trouvent alors un peu désintéressée par la force militante et engagée des combats antérieurs. D’autre part, la deuxième vague féministe vivait à l’époque un morcellement intérieur. Des groupes des Noires, des lesbiennes, des femmes des pays du sud ou pays en développement ou des migrantes ont commencé à se faire entendre et à créer leur version du féminisme. En fait, la nouvelle génération, issue de mouvements militants marginalisés comme les noires s’élève contre le féminisme blanc et bourgeois de la vague précédente. Des conflits idéologiques et théoriques opposent les féministes de différentes tendances. Cette répartition va de pair avec l’influence des théories postmodernes, poststructuralistes et post-colonialistes. C’est dans ce contexte que la troisième vague féministe monte en puissance.

Les tensions intérieures de la deuxième vague donnent naissance à de nouvelles orientations et de nouvelles sensibilités. Dès lors, le féminisme «se transforme en une pratique et en une idéologie plus respectueuse de l’individualité des femmes» (Oprea, 2008,
p. 6), contrairement à la deuxième vague, insensible à la diversité de situations des femmes et aux inégalités de «race» ou de classe. Autrement dit, «l’accent se déplace de la lutte politique sous-tendue par une idéologie de l’oppression commune de toutes les femmes aux différences d’ordre matériel et culturel des femmes.» (Negeh Mensah, 2005, p. 14) La «femme» ne sera pas considérée comme une catégorie unique mais «dépendante de la race, de la classe, de l’ethnie, de l’orientation sexuelle, du contexte socioculturel, etc.» (Negeh Mensah, 2005, p. 14) La base idéologique de la troisième vague tire ainsi ses racines de «la différence, la pluralité, l’individualisation, la fragmentation et l’hétérogénéité.» (Oprea, 2008, p. 9) Dans son article publié dans la revue Recherches féministes, Anna Kruzynsi essaie de définir les féministes de troisième vague:

«[Ce sont des femmes] qui deviennent féministes dans une salle de classe plus souvent que dans des groupes de conscientisation […] des femmes qui se prennent en charge en construisant des récits plus souvent à caractère «individuel» que collectif; des femmes qui tentent de vivre leur «vérité», de nommer, de déconstruire et de reconstruire la complexité et les contradictions de leur vécu […] des femmes qui remettent en question le modèle de la «féministe idéale» et qui revendiquent une féminité et un militantisme qui leur est propre; des femmes qui s’acceptent telles qu’elles sont (par exemple, aimer un homme, porter une minijupe ou se raser ne sont plus vécus comme une trahison à la cause féministe […] ou qui luttent contre l’image du mannequin parfait […] des femmes qui célèbrent la différence, plutôt que de rechercher la similitude.» (Kruzynski, 2004, p. 228)

 

D’une manière générale, il faut souligner que la troisième vague donne des prolongements aux acquis de la vague précédente: elle s’intéresse aux questions humanistes, l’environnement, l’immigration, le sida et la santé sexuelle des femmes, etc. Il y a souvent les mêmes enjeux soulevés, la même continuité thématique, d’autant plus qu’il n’existe pas de rupture temporelle entre la deuxième vague et la nouvelle vague. Pourtant, baptisé «post-féministe», ce féminisme entretient «un lieu ambigu avec ce qui le précède; car le «post» ce n’est pas tout à fait la rupture, c’est à la fois dedans et dehors.» (Lamoureux, 2006, p. 59). Il est «dehors» parce qu’il a des points de divergence avec la deuxième vague.

Outre la question de critique de l’inattention de la deuxième vague aux différences de race, de culture et d’appartenance nationale, la troisième vague se distingue de ce qu’elle précède par son côté universitaire. Avec ce féminisme plutôt universitaire, le mouvement transforme en «une pratique académique et une virtuosité théorique» (Lamoureux, 2006, p. 60). D’autant plus qu’aujourd’hui, la troisième vague du féminisme se fonde sur «un militantisme artistique et médiatique» (Claire Blandin & Cécile Méadel, 2009, p. 8). À cela s’ajoute une remise en question du principe de la non-mixité organisationnelle de la deuxième vague de la part des néo-féministes. Le féminisme de la troisième vague manifeste une grande volonté pour inclure les hommes dans les mouvements des femmes.

 Les orientations de la pensée féministe

Le mouvement féministe, considéré comme l'un des grands mouvements de ce siècle, est traversé par différents courants de pensée. Ce qui revient à dire qu'on peut parler de moins en moins du féminisme homogène et uniforme. «Le féminisme se veut pluriel dès son commencement. Il s’inscrit dans les courants de pensée de son temps: libéral, socialiste et révolutionnaire; différentialiste, marxiste ou matérialiste à l’heure des théories de la domination sociale; lesbien, égalitariste, du care, écologique, transhumaniste, queer de nos jours, avec le triomphe des quêtes identitaires.» (Navarre, 2022, p. 13). On constate que, à l’encontre des idéologies contemporaines du féminisme, le socialisme ou le marxisme à titre d’exemple, il n’existe pas de texte fondateur du féminisme. «On ne découvre pas un corpus de textes de plus en plus nombreux, écrits après celui d’un père fondateur qui fait figure d’origine mais plutôt un ensemble apparemment confus de discours hétérogènes.» (Fraisse, 1985, p. 92) Autrement dit, il n’y a pas de «théorie générale» du féminisme. Il y a plutôt des courants théoriques divers qui cherchent chacune à sa façon à mettre en lumière pourquoi et comment les femmes occupent une position subordonnée dans la société.

Analyser les inflexions des mouvements féministes semblerait incomplet sans avoir abordé les différents courants de la pensée féministe. Pour parler plus précisément, il faut mettre l'accent sur trois courants d'idées, animant le mouvement des femmes et représentant des points de repère indispensables à la compréhension du parcours du mouvement féministe. Les féministes divergent pour expliquer cette place subordonnée selon trois tendances: «la tendance libérale égalitaire», «la tendance marxiste et socialiste» et «la tendance radicale».

Pivoté sur la liberté individuelle et égalité, dans la lignée des idéaux de la Révolution française (libéralisme et capitalisme), «le féminisme libéral égalitaire» prétend à l’égalité des droits avec l’homme. Depuis plus d’un siècle, les féministes ont réclamé pour les femmes l’égalité dans de nombreux champs; égalité en matière d’éducation, de travail, égalité politique, civile, etc. Le courant modéré du féminisme, «le féminisme libéral égalitaire» préconise «l’éducation non sexiste» et «les pressions pour faire changer les lois discriminatoires» (Toupin, 1997, p. 12) afin d’arrêter la discrimination faite aux femmes.

Contrairement aux féministes libérales égalitaires pour qui l’oppression des femmes est issue des «préjugés, des stéréotypes, des mentalités et des valeurs individuelles rétrogrades» (Toupin, 1997, p. 13), les féministes de la tradition marxiste accusent le «système». Influencées par les idéaux de gauche, issus de la tradition marxiste, les «féministes marxistes» tiennent le capitalisme et l’organisation économique pour responsables de l’oppression des femmes. Celle-ci est née avec l’apparition de la «propriété privée» et la division sexuée du travail que le système capitaliste a instaurée. Le travail est divisé entre les hommes et les femmes, la production sociale et le travail salarié pour ceux-là, le travail domestique et hors de production sociale pour celles-ci. Selon les marxistes, «la fin de l’oppression des femmes coïncidera avec l’abolition de la société capitaliste divisée en classes et son remplacement par la propriété collective.» (Toupin, 1997, p. 14) Pour dire autrement, l’oppression des femmes, engendrée par l’exploitation capitaliste du travail pourrait disparaître par la réintégration des femmes dans le marché du travail salarié et la production sociale ainsi que leur participation simultanée avec des «camarades» dans les luttes de classes. À noter d’ailleurs que depuis les années 1970, nombreux sont les féministes marxistes orthodoxes qui cherchent à entretenir une coalition entre analyse de classe et analyse de sexe (Cf. Reed, 1997, p. 42-50).

Face aux marxistes orthodoxes pour qui l’oppression de la femme provient du système économique capitaliste, «les féministes socialistes» portent une attention particulière au «patriarcat» et au «capitalisme», comme deux systèmes d’oppression de femmes (Juteau & Laurin, 1988, p. 190). Graduellement, les féministes socialistes entreprennent d’accuser plusieurs systèmes d’oppression: racisme, (hétéro) sexisme, classisme, ethnicisme.

Quoique les tendances libérales et marxistes de la pensée féministe soient déterminantes dans le parcours du mouvement de femme, il ne faut pas faire fi de l’existence d’une pensée radicale dans l’itinéraire du mouvement. À la recherche de la «racine» du système, les «féministes radicales» font référence premièrement au système social des sexes, à savoir «patriarcat». Pour eux, l’oppression des femmes est fondamentale et traverse toutes les sociétés, les races et les classes. Cherchant à combler les lacunes de la pensée libérale et marxiste, cette tendance pourrait être une nouvelle façon de penser les rapports hommes-femmes en donnant une place centrale à la lutte «autonome». Selon elles, la domination des femmes par les hommes ne s’explique ni par les lois sociales et les préjugés, comme chez les libéralistes, ni premièrement par le système capitaliste et puis par le patriarcat, comme chez les marxistes mais exclusivement par le patriarcat:

«L’expression première du patriarcat se manifeste par le contrôle du corps des femmes, notamment par le contrôle de la maternité et de la sexualité des femmes. Le lieu où le patriarcat s’exprime se situe d’abord dans la famille et dans tout le domaine de la reproduction, mais aussi dans toute la société et à tous les niveaux (politique, économique, juridique), de même que dans les représentations sociales, le patriarcat constituant un véritable système social, un système social des sexes ayant créé deux cultures distinctes: la culture masculine dominante, et la culture féminine dominée.» (Toupin, 1997, p. 22)

Ainsi pour le féminisme radical, le contrôle du corps des femmes, en particulier la maternité et la sexualité des femmes, constitue la première manifestation du patriarcat. Le but ultime du féminisme radical est de lutter contre le pouvoir des hommes et de renverser le patriarcat. Cet objectif se réalisera de la sorte par «la réappropriation par les femmes du contrôle de leur propre corps.» (Millet, 1971, p. 43)

Nous avons évoqué les trois courants de pensée du féminisme et leurs métamorphoses. Il vaut mieux signaler que la tradition intellectuelle du féminisme est variée et que les femmes du mouvement des femmes n’ont jamais les mêmes idées. En outre, ces diverses étiquettes sont envisagées comme des chemins vers la compréhension de l’évolution du mouvement féministe, de ses traditions, et non pas comme des catégories exclusives.

 Les études féministes 

Sur les traces du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, les années 1960 sont marquées en France par l’apparition d’une pensée répandue sur la condition des hommes et des femmes. Ultérieurement, les années 1970 témoignent, nous venons de le dire, de l’émergence du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), du «féminisme année zéro» (Collin, 1986,
p. 85). La génération féministe des années 70 fournit nombre de chercheuses spécialistes des femmes. Pourtant, les intellectuelles du féminisme préfèrent plutôt, tout au début, de proposer des théories pour l’action. D’ailleurs, certaines adeptes à l’intérieur du mouvement dévalorisent la recherche académique «sous prétexte que la raison serait d’essence masculine» (Collin, 1990, p. 87).

Ainsi, des pratiques féministes de la recherche ne commencent à être formulées qu’à la charnière des années 80. Suite à la réconciliation des féministes avec les universités ou les centres de recherches, un féminisme intellectuel se renforce de plus en plus au détriment du féminisme militant, ce qui a pris le nom de recherches féministes ou d’études féministes (Collin, 1990, p. 88). Dès lors, les recherches se poursuivent les unes après les autres avec une grande ardeur. Des colloques se consacrent aux femmes, des postes spécialisés à l’université sont créés et des associations régionales d’études féministes sont établies. Les féministes mènent un travail critique:

«Le savoir dit «scientifique» est démystifié, sa fausse neutralité dévoilée. Reflet de la subjectivité
(et de l’inconscient) du dominant, savoir inutile, voire malfaisant quand il falsifie et masque la «réalité», il est accusé de donner aux femmes une «fausse conscience».» (Bard, 2003, p. 15)

 

«Le divorce structural entre féminisme et recherche est consommé; d’abord parce que le mouvement des femmes est de moins en moins agissant mais aussi parce que la stratégie de l’intégration institutionnelle a été victorieuse.» (Lagrave, 1990, p. 39) Correspondant approximativement aux termes anglais de «feminist studies», «women’s studies», «gender studies», le terme d'«études féministes», imposé majoritairement en France, n’exclut pas en même temps les autres appellations telles que les études féminines, études-femmes, études de genre, etc. Néanmoins, cette quasi-unanimité sur l’appellation n’impose pas nécessairement une unanimité sur ce que recouvre le terme. Plusieurs questions se posent de prime abord dans la tentative d’éclaircissement de «recherche féministe».

Qu’est-ce qu’une recherche féministe? S’agit-il d’une recherche effectuée sur des femmes ou réalisée par une femme ou une chercheuse ou chercheur se revendiquant du féminisme? Serait-elle l’affaire d’une recherche articulée autour de quelques notions particulières comme «genre», «patriarcat», «sexisme», etc.? Se rapporte-elle exclusivement à une recherche inscrite dans le cadre académique d’«études féministes» ou subventionnée par un groupe de femmes? Et enfin concerne-t-elle une recherche visant à combattre contre les multiples formes d’oppression ou tout simplement celle qui poursuit le but de comprendre les diverses expériences des femmes?

À toutes ces questions, Françoise Collin (1928-2012), philosophe féministe répond que le terme pourrait englober un peu tout cela et qu’«il n’y a pas ‘’une définition’’ de ces études, commune à l’ensemble de celles qui les poursuivent, chaque définition étant déjà une interprétation et formulant un cadre de réflexion. Le terme est donc plus stratégique qu'épistémologique ou méthodologique.» (Collin, 1990, p. 82)

Dans leur Questionnements féministes et méthodologie de la recherche (2000), Michèle Olivier et Manon Tremblay essaient de distinguer la recherche féministe de la recherche traditionnelle en présentant trois caractéristiques majeures. Premièrement, la recherche féministe «représente à la fois un projet socio-politique de transformation des rapports sociaux et un projet scientifique de l’élaboration de connaissance.» (Olivier & Tremblay, 2000, p. 5) Autrement dit, c’est un projet socio-politique puisqu’elle provient du mouvement des femmes et qu’elle contribue en même temps à alimenter les luttes des femmes. Leurs analyses visent alors non seulement la compréhension mais aussi le changement des différentes conditions légitimant l’oppression des femmes. En plus, c’est un projet intellectuel inscrit dans une relation de continuité avec l’ensemble des traditions des sciences humaines et sociales.

La deuxième caractéristique serait la place centrale attribuée aux rapports sociaux des sexes dans les analyses. La recherche féministe, une forme d’analyse scientifique engagée, se fonde ainsi «sur la base d’un nouveau regard, celui des rapports sociaux de sexe, plutôt que d’un nouvel objet, celui du groupe social ‘’femmes‘’.» (Lamoureux, 2006, p. 59) C’est en prenant en compte de la dimension sexuée des rapports sociaux que les divers axes de la recherche féministe se sont articulés. En plus, «la constitution des femmes en ‘’objets’’ de recherche, fondée sur leur reconnaissance comme ‘’sujets’’ historiques, politiques et épistémologiques, a représenté une étape essentielle dans la recherche féministe.» (Olivier & Tremblay, 2000, p. 7) La femme est devenue premièrement «sujet» dans l’histoire pour devenir par la suite «objet» de la théorie. «A la limite tout objet est susceptible de devenir objet des études féministes: une époque, un courant, une œuvre, une pratique sociale, un mythe, un événement...» (Collin, 1990, p. 83)

En troisième lieu, la plupart des recherches qui se proclament du féminisme ont en commun un caractère pluriel et multidisciplinaire. Il y a une multitude «d’objets, de problématiques, d’approches théoriques, de postures épistémologiques et d’outils méthodologiques» (Olivier & Tremblay, 2000, p. 8), permettant de mener une diversité de lectures des causes de la subordination des femmes. En d’autres termes, la question des rapports sociaux de sexe, le pivot central de la recherche féministe, peut être étudiée à la lumière des outils méthodologiques de disciplines très différentes telles que les études littéraires, les sciences sociales ou l’économie. «Il n’y a pas une façon de faire la recherche féministe mais des façons d’en faire» (Olivier & Tremblay, 2000, p. 26).

 

Conclusion

Relire l’histoire de la pensée féministe, ses sensibilités et ses orientations, telle était l’ambition de ce travail de recherche. Offrir un panorama permettant de l’envisager donne l’occasion de réfléchir aux acteurs/actrices qui ont marqué ce parcours et de passer en revue les différents pôles entre lesquels le mouvement féministe se structure. Durant l’histoire de la sensibilité féministe, plus ancienne que le mouvement portant le même nom, les manifestions du féminisme se transforment largement, allant des doléances muettes à une révolte concrète.

Le mouvement féministe revendique dans sa «première vague», coïncidant avec la période de la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe, des droits civils, le droit de vote ou l’égalité des sexes. Il passe, dans sa «deuxième vague» (des années 1970), par une concentration, cette fois-ci théorisée, sur les causes de la discrimination des femmes et en particulier sur le système patriarcal et ses composants, sur la question du corps des femmes et le droit à en disposer librement. Faisant référence à des domaines des sciences sociales comme l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse ou la philosophie, le féminisme connaît un essor exceptionnel dans la mesure où il se trouve institutionnalisé par les organismes publics et l’Université à l’intérieur de laquelle les women’s studies consolident sa position, surtout dans des contrées anglo-saxonnes, d’où l’anglicisme. Sous l’influence des théories postmodernes, le féminisme apparaît comme une tentative académique dans sa troisième vague.

Quant à la notion de recherche féministe, il faut préciser que si nous considérons une méthode en recherche comme «l'ensemble des opérations intellectuelles par lesquelles une discipline cherche à atteindre les vérités qu'elle poursuit, les démontre, les vérifie» (Grawitz, 1984, p. 348), comme un ensemble de guides pour mener à bien une recherche, la recherche féministe ne pourrait pas être une méthode du fait qu’elle ne consiste pas en un ensemble de procédures en vue de produire des connaissances. Guidée par les théories féministes, cette recherche est avant tout une approche, une perspective, un nouveau regard sur les objets d’étude qui ne se restreint pas à un choix limité des techniques d’analyse de données et qui recourt à plusieurs méthodes de recherche. Nous préférons parler de méthodologie plutôt que de méthodes de la recherche féministe, au sens large de discours, réflexion ou questionnements sur les méthodes de recherche, à partir d'une perspective féministe.

 

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