نوع مقاله : مقاله پژوهشی
نویسندگان
1 دانشجوی دکترا، گروه فرانسه، دانشگاه تبریز، تبریز، ایران
2 دانشیار، گروه فرانسه، دانشگاه اصفهان، اصفهان، ایران
چکیده
کلیدواژهها
موضوعات
Introduction
Julia Kristeva, figure majeure de la psychanalyse et de la philosophie, connue pour ses travaux sur le langage, a introduit le concept d’abjection, l’un de ses concepts clés, dans Pouvoirs de l’horreur. L’abjection est un geste désespéré qui surgit lorsque les frontières du «Moi» vacillent, c’est un mouvement d’exclusion pour écarter l’inacceptable, l’impur et l’informe.
Telle que théorisée par Kristeva, l’abjection éclaire les dynamiques de rejet et d’aliénation qui hantent les personnages de Goli Taraghi, écrivaine iranienne contemporaine qui explore dans ses œuvres, les complexités de l’existence humaine et reflète dans Sommeil d’hiver, une tentation pour définir les frontières du sujet, face à l’écroulement des certitudes. Dans ce théâtre de confrontation avec l’irreprésentable (les réalités difficiles à saisir), nous sommes témoins d’une lutte infinie entre les personnages et leurs conflits internes dans le but d’atteindre une cohérence personnelle.
En ce qui concerne notre problématique, il est nécessaire de se demander si c’est le «Moi» ou «le sujet d’abjection» qui bénéficiera de cette lutte. Nous nous intéresserons à la façon dont le narrateur apaiserait ses troubles mentaux devant la violence issue des souvenirs d'un passé qui n'existe plus, ainsi qu’à la solution de repousser le facteur gênant, celui menaçant après toutes ces années de post-jeunesse.
Cette recherche sera documentaire; un rassemblement d'idées, une consultation de diverses versions papier, des sélections, des exploitations et enfin une mise en page des informations acquises.
Divisée en trois parties, cet article va tout d'abord traiter la notion d'abject chez Julia Kristeva, afin de donner une désignation exacte et précise sur le processus de l'abjection au sens kristevaïen du terme.
Puis, le lexique de Goli Taraghi va être soumis à l'arbitrage. Ses descriptions sur la mentalité, les souvenirs et les troubles des personnages, dépeintes ligne par ligne et avec soin dans Sommeil d'hiver, nous conduisent à une adaptation entre la notion de l'abject chez Kristeva et ce qui assigne d'être conçu en tant qu'abject à travers les paroles attirantes de Taraghi.
Enfin, en nous recourant sur les notions kristevaïennes de l’abjection, nous discuterons sur la nécessité de préserver ou de renoncer à la lutte, ainsi que sur la valeur de la mémoire et de l'oubli chez le combattant, afin de pouvoir tirer, une conclusion finale sur la possibilité du succès ou de l'échec du projet introduit dans les parties précédentes.
Historique de la recherche
La notion d’abjection kristevaïenne a toujours attiré l'attention d'innombrables chercheurs. Des recherches effectuées dans ce domaine sont disponibles dans différentes langues. À ce stade, il conviendrait de présenter quelques-unes de ces recherches écrites en langue française, à propos de l'application de ce concept sur diverses œuvres littéraires. Il convient de mentionner «Effet cathartique de l’abjection dans Malakout de Bahrâm Sâdeghi» écrit par Matin Vesâl et Hadisehalsâdât Mousavi, publié en 2023 dans la revue Plume, ainsi que «L’abjection et ses manifestations dans le roman La vie est Ailleurs de Milan Kundera» de Rouhollâh Nematollâhi, publié en 2016 dans la même revue. Il existe également de nombreux articles en persan comme «Analyse du roman Prince d’Ehtejab selon la théorie de l’abjection kristevaïenne» (2022/1401) publié dans la revue Critique et théorie littéraire, de Fâtemeh Sâdeqi Naqdali Olya et Roqayeh Bahâdori, ainsi que «L'application de la théorie de l’abjection de Kristeva sur le poème «Mon cœur brûle pour le jardin» de Forough Farrokhzâd» (2014/1395), écrit par Ebrâhim Salimi Kouchi et Fâtemeh Sokout Jahromi. Ce qui distingue ce travail des autres recherches est l’accent mis sur la vision amère de Goli Taraghi qui façonne les personnages et les événements dans Sommeil d’hiver. Aucune étude n’a jusqu’à présent exploré cette œuvre sous cet angle, en révélant comment la mélancolie et le désespoir des personnages sont intrinsèquement liés aux facteurs destructifs analysés à travers le prisme de l’abjection.
L'abjection Kristevaïenne
Mobilisant ses connaissances en linguistique, en sémiologie et en psychanalyse, Kristeva explore comment le langage structure le sujet et comment il est le lieu de tensions entre le symbolique et la sémiotique. Kristeva considère deux fonctions pour la langue. La première, l’essai conscient du sujet pour une expression claire et précise du sens, attribuée à l’usage grammaticale et syntaxique de la langue, s’appelle la fonction symbolique. La deuxième transmet le sens, non par les règles syntaxiques, mais par l’énergie et les affections qu’introduit le sujet dans la langue. Cette fonction a un aspect sémiotique. D’après Kristeva, le sens se produit non seulement par les mots exprimant uniquement les pensées et les choses, mais par l’effort du sujet à s’exprimer. (McAfee, 2005,
p. 51). Là où les structures symboliques ne suffisent plus à exprimer certaines expériences et que certains aspects de l’expérience humaine sont trop désordonnés pour être correctement formulés dans le langage conventionnel, la langue se brise et l’indicible menace de submerger l’ordre du symbolique. L’abjection survient lorsque des aspects de l’expérience humaine échappent au cadre habituel de la communication et de la signification. L’abjection c’est ce qui perturbe l’ordre symbolique et les frontières entre le propre et l’impur.
L'abject est une étrangeté qui, avec sa présence intense et violente, pèse sur le «Moi» en même temps qu'il l'attire en tant qu'une tentation: «Il est un rejeté dont on ne se sépare pas, […] étrangeté imaginaire et menace réelle, il nous appelle et finit par nous engloutir» (Kristeva, 1980, p. 12). Du point de vue de Julia Kristeva, l'abject est «quelque chose» qui, comme un exilé, cherche constamment à attaquer les frontières du «Moi». Julia Kristeva ne reconnait pas ce «quelque chose» comme chose, car «l’abject n’est pas un objet en face de moi, que je nomme ou j’imagine. De l’objet, l’abject n’a qu’une qualité- celle de s’opposer à je» (Kristeva, 1980, p. 9). C'est plutôt une douleur à qui le «Je», entité consciente, logique et rationnelle du sujet s'accoutume. Tout ce qui provoque un sentiment de dégoût extrême et de rejet, et menace les frontières du sujet et son intégrité, peut être considéré comme «Abject»: «L’abject, objet chu, est radicalement un exclu» (Kristeva, 1980, p. 9) et le processus de l’expulser par le sujet comme «Abjection»: «II y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui parait venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant» (Kristeva, 1980, p. 9). Le vomissement est par exemple, un avertissement de la part de celui abjecté par une nourriture dont le dégoût est selon Kristeva «la forme la plus élémentaire et la plus archaïque de l'abjection» (McAfee, 2005, p. 77).
Ce conflit entre le «Moi» et le «Non-moi», est celui qui a été commencé, d’après Kristeva, avant même que le «Moi» se connaisse en tant qu'un sujet: «l’abjection se produit lorsque l'enfant est encore en unité imaginaire avec sa mère. C'est-à-dire juste avant qu'il reconnaisse son image dans le miroir et avant de commencer à apprendre la langue et d'entrer dans le domaine symbolique de Lacan [1]. L'enfant n'est pas encore devenu un sujet. Il n'est pas encore tout à fait au stade de devenir sujet» (McAfee, 2005, p. 79). Pour le justifier, il faut dire qu’avant l’entrée dans le domaine symbolique qui introduit la loi et les interdits dans la vie du sujet, les instincts naturels de l’enfant qui n'est pas encore transformé en un sujet, voient dans le corps maternel un centre plein de force, à la fois attrayant et désagréable, une menace de détruire ses frontières saines et intactes. Pour devenir un sujet, un «Moi» unique et indépendant, l’enfant doit refouler le corps de sa mère et renoncer à son unité obsessionnelle avec elle. Mais comme nous le savons, l'enfant ne se sépare pas entièrement du corps de sa mère et ce sont cette fois encore les désirs et les idéaux qui font sortir le «Moi» de son abri et le bousculent vers un «Autre». D'une part, le besoin de l’indépendance crée une atmosphère narcissique, car la défense de ses limites fragiles afin de reconnaitre son image comme signe, oriente le sujet à altérer l’autre et d'autre part, le sentiment de besoin d’affection maternelle se heurte à l’eau claire et transparente du narcisse: «ce narcissisme n’est jamais l’image sans ride du dieu grec dans une source paisible. Les conflits des pulsions en embourbent le fond, troublent son eau et amènent tout ce qui, pour un système de signes donné, en ne s’y intégrant pas, est de l’abjection» (Kristeva, 1980, p. 22). Néanmoins, pour que se crée l’abject, il est juste nécessaire qu’un interdit empêche la tendance du désir vers l’autre, ou que cet autre, en recourant à ses lois, ferme le chemin du désir tendu (Kristeva, 1980, p. 22). À la suite de l’effondrement des objets de désir, le sujet retourne dans sa zone de sécurité et l’autre, vaincu, continue toujours de fusionner avec le sujet en écrasant ses frontières ébranlées.
À travers la description primordiale de la notion de l'abject et en se référant au terme «cadavre», Kristeva donne de l'abject une description forte et plus appliquée encore. En tant que symbole de la mort et pillard de la vie, et par la suite, l'apogée de l'écœurement et de la contamination, le cadavre est un rejeté dont le vivant ne peut être séparé. Il se voit inévitablement sous condition de franchissement de limites de la vie pour être à la présence de cette menace réelle. Kristeva explique ainsi l'abject, comme tout ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. (McAfee, 2005, p. 78).
Plus insistante et violente encore, Kristeva considère toute transgression de limites, places, et règles, comme abjection; et tout crime, toutes les actes immorales et toute chose qui soit le représentant de fragilité légale, comme abject (Kristeva, 1980, p. 12).
En somme, il faut ajouter qu’au sujet de la critique littéraire de Julia Kristeva, le phénomène psychique de l’abjection joue un rôle principal. L’abjection, en tant qu’un processus de refoulement de ce qui est considéré «Autre» pour «Moi», prépare un fort outil pour la défense des frontières du «Moi». En même temps, comme une menace afin de détruire ce qui a déjà fondé l’identité du «Moi», l’abjection ne disparaît jamais entièrement. Dans une telle situation, le sujet reste vigilant pour se protéger contre les menaces qui veulent anéantir ses limites.
Selon Kristeva, la plupart des créations littéraires, préparent un outil pour cette vigilance: «comme le sentiment d’abjection est à la fois juge et complice de l’abject, ainsi l’est la littérature qui s'y confronte» (Kristeva, 1980, p. 23). Elles sont en d’autres termes, une sorte de purification à l’égard de cet «autre» qui est nommé «abject»: «nous pouvons faire passer les douleurs et les tensions intérieures du filtre de la littérature et de l’art et nous occuper de la purification de notre âme» (Pourali et al., 2013, p. 36).
Il faut que le sujet se reconnaisse, afin de reconnaître et de refouler tout ce qui est considéré en tant qu’«autre» et par conséquent, une menace pour lui. De ce point de vue, le sujet est en opposition avec tout ce qui se trouve dans le monde extérieur ou intérieur en tant qu’«abject». Cette connaissance n'est possible qu'en cherchant le monde de son dedans ou celui hors de soi. Étant donné que le sujet n’a pas toujours cette possibilité, il trouve un manque devant l'impossibilité à laquelle il s’affronte. C'est la question à la suite de laquelle, le sujet se voit abject et le sujet abjecté jouit même parfois de se nuire. C'est là que Kristeva représente la notion d' «abjection de soi»:
«Las de ses vaines tentatives de se reconnaitre hors de soi, le sujet trouve l’impossible en lui-même: lorsqu’il trouve que l’impossible, c’est son être même, découvrant qu’il n’est autre qu’abject. L'abjection de soi serait la forme culminante de cette expérience du sujet auquel est dévoilé que tous ses objets ne reposent que sur la perte inaugurale fondant son être propre» (Kristeva, 1980, p. 12).
Du point de vue des religieux, ce problème est la cause pour laquelle il faut être humilié devant Dieu (Kristeva, 1980, p. 13). C’est tout en considérant ces notions de base que nous allons nous mettre à déchiffrer le phénomène d’abjection au sein du Sommeil d’hiver, rédigé par Taraghi.
L’abjection à travers Sommeil d’hiver
Avant de nous pencher spécifiquement sur le roman Sommeil d’hiver, nous rappelons que la création littéraire chez Goli Taraghi se tisse de manière subtile avec la notion de l’abjection. Elle se sert de la littérature afin d’explorer les frontières entre le Moi et l’Autre, le familier et l’étranger, l’ordre et le chaos, autant de thèmes qui résonnent avec l’abjection. L’abondance dans ses œuvres des thèmes comme l’exil, un espace de non-appartenances où les frontières de l’identité sont floues ou la perte d’identité à la suite de l’effondrement des repères personnels lui offrent un miroir de l’expérience humaine face à l’exclusion et la perte. Là où le «Moi» est menacé de dissolution, la littérature chez Taraghi devient un espace pour définir les contours de l’identité, ce qui donne la possibilité de l’examen de ses œuvres selon la perspective kristevaïenne de l’abjection.
Sommeil d’hiver est la narration des souvenirs d'un vieil homme qui a été grandi dès l'adolescence, avec quelques-uns de ses camarades de lycée. Ils ont juré d'être ensemble pour toujours. Maintenant, il est vieux, et comme d’habitude, tout seul dans sa chambre, il attend que quelqu'un vienne le voir, mais il n’entend que la voix du vent et des souris: «Dans le couloir, il n’y a que du froid, de l’obscurité et une poubelle qui sent mauvais» (Taraghi, 1972, p. 2). En raison de la vieillesse et de l'incapacité, ce vieillard narrateur est imbibé de ses pensées. Sa pensée se glisse peu à peu vers les amitiés passées. Il s’aperçoit soudainement du passage du temps, de ses souhaits non réalisés, etc: «Quand a commencé la vieillesse? Depuis quand la mort a-t-elle affirmé sa présence?» (Taraghi, 1972, p. 1). Une angoisse radicale l’envahit. La crainte de la vieillesse, de la mort et de la poursuite d’une vie vide et fastidieuse crée en lui une révolte passagère: «Je me suis dit que si je cassais ma montre, si je tirais les rideaux, si je fermais les portes et les fenêtres, ce maudit chronomètre m’aurait enfin laissé tranquille» (Taraghi, 1972, p. 1). Le désir d’atteindre l’autre côté des murs où se trouvent la vie, le monde et des milliers de moments incroyables, se mêle à la peur de changement et à celle d’être jugée. Il n’existe plus d’espoir à changer l’avenir, au contraire, ce sont les souvenirs ennuyeux du passé, le regret, un destin inévitable et la certitude de l’échec qui l’emportent. Taraghi consacre les chapitres à la vie de chacune de ces personnages amenés inévitablement vers une sorte de haine de leur sort et de leur propre identité:
«Ici, c’est seulement l’ombre et l’obscurité et le compte précis des anniversaires -trente ans, quarante ans, soixante ans - le compte précis du temps et des choses ainsi que l’angoisse du néant et de la parole, de la parole, de la parole. Non. Je ne peux plus m’asseoir et regarder. Il faut que je me tienne debout, maintenant» (Taraghi, 1972, p. 20-21).
Dans sommeil d’hiver, la solitude, les souhaits non réalisés et la crainte de la mort illustrent les tensions internes chez les personnages qui, en cherchant à maintenir une identité stable, sont confrontés à l’effondrement de ces frontières. L’abject surgit dans ces moments de confrontation directe avec ce qui est expulsé (solitude, vieillesse, mort), mais qui persiste à hanter le sujet, dans ces instants de face à face avec la fin des désirs et la finitude de la vie, où le sujet perd pied et se retrouve face à son propre délitement.
Sommeil d’hiver est en somme l’histoire de l’amitié, de l’union, de la querelle et de l’impuissance de sept personnages si fortement liés les uns aux autres, qu’ils semblent être unis dans un seul personnage. Ils tournent dans un cercle vicieux, rêvant de pouvoir en sortir un jour, mais ils ne le peuvent pas, car ils y sont enfermés pour toujours: «Si je commence mille fois encore, j’arriverai toujours au même endroit» (Taraghi, 1972, p.3). Un jour, nous avons recours à de nombreux moments d’attente et de promesse, le lendemain, il ne va y avoir aucun changement. Les personnages toujours faibles de l’histoire se débattent en vain dans un cercle de répétition et se soumettent constamment à une force plus forte, à leur destin et à leurs paniques. Taraghi dit elle-même à ce propos:
«Son titre permet de comprendre ce dont ce livre traite. Les personnages de ce roman sont des fantômes somnolents et dépourvus de volonté. Ils vivotent en marge de l’Histoire et de la vie. Ils sont arrêtés sur une ligne du temps. Ce sont sept hommes vieux qui examinent leur vie et leur passé. La vie de chacun d’eux n’est que le regret ancien et le désir perdu. Ces hommes ont vieilli dans l’espoir d’arriver à un ailleurs par un autre chemin. Condamnés et emprisonnés, ils ont passé leurs journées dans un cercle clos. L’un dit à l’autre: «Nous sommes des hommes méprisables. Si nous renaissions encore cent fois, nous continuerions la même voie. Il n’y a pas d’autre chemin pour nous». La froideur de ces hommes, leur lâcheté et leur peur de prendre une décision, le sommeil hivernal de ces personnages, se référent tous à moi-même et ils ont puisé certainement leurs racines dans mon propre silence mental. Les symboles et les messages artistiques ont un contenu inconscient» (Fakhâriyân, 2009, p. 9).
Plus qu'autre chose, la recherche d'identité perdue, est ce qui est dépeinte ligne par ligne dans Sommeil d'hiver de Goli Taraghi. Partout dans l'histoire, il existe un événement mental inattendu, un coup lent ou rapide qui va frapper le sentiment ou la pensée du personnage narrateur et qui le fait retourner vers le passé, ce qui le fait penser à sa véritable identité. À partir de ce moment-là, ce qui paraissait normal et familier autrefois, se révélera étrange, inconnu et même source d'une sorte d'anxiété inattendue. La vie en groupe lui paraît comme un abject dont il ne peut plus s’échapper: «Chaque fois que je pense à l’un, l’autre surgit. Il apparaît et impose sa présence» (Taraghi, 1972, p. 51). Il sent la nécessité d’un éveil individuel, celui d’accepter individuellement toute responsabilité. Mais il est tant désespéré qu’il n’ose point oublier cette alliance longtemps fondée et franchir le pas pour entrer dans le monde de l’individualité:
«Si seulement une personne venait me voir. Si seulement quelqu’un m’appelait à travers la fenêtre. À cette époque, au moins il y avait Fâtemeh qui venait me voir. Elle ne s’appelait pas Fâtemeh. Elle ne s’appelait non plus Roghayeh, ni Sakineh. J’ignore son nom. Peu importe qui elle était, c’était bon pour moi. C’était une personne, autre que moi» (Taraghi, 1972, p. 4).
C’est pour ces raisons que nous parvenons à la question de la crise d’identité dans cet ouvrage de Goli Taraghi. En se référant aux recherches qui ont analysé les œuvres de Goli Taraghi sous un angle psychologique, spécialement dans le cadre des théories analytiques et les concepts junguiens de l’inconscient et des archétypes, et en tenant compte des propres aveux de l’auteure sur sa connaissance de la philosophie junguienne, nous pouvons dire que les écrits de Taraghi sont inspirés par la profondeur de la psyché humaine, par la quête d’identité et de sens:
«Pendant mes études aux États-Unis, j’ai découvert les idées et les œuvres de Jung, et cette découverte a été une bénédiction divine dans ma vie. J’ai laissé de côté les livres monotones et ennuyeux de philosophie et, autant que mes capacités, ma compréhension et mes connaissances me le permettaient, je me suis consacré à l’étude des écrits de Jung. Jung, poète et mystique» (Fâni & Dehbâshi, 2001, p. 34).
L’un des fondements clés de la philosophie de Jung est le processus d’individuation dont les effets sont clairement visibles dans le roman soumis à notre étude. «L'individuation», concept appliqué dans la psychologie analytique de Carl Gustav Jung, est un processus qui n'a d'autre but que de développer la personnalité individuelle, de mener l’individu vers une unification avec son «Moi»: «L’individuation est le processus par lequel un individu devient ce qu’il est réellement, c’est à dire son propre soi indivisible et unique» (Jung, 1993, p. 31). Dans Sommeil d’hiver, les personnages sont en quête de sens et d’identité au cœur des crises et des conflits. Cette recherche notamment face aux défis intérieurs et extérieurs, reflète leur effort pour atteindre une intégrité psychologique et une croissance personnelle. Dans ce voyage intérieur et cette quête de sens, les personnages tentent également de se détacher des attentes sociales et culturelles pour atteindre une identité indépendante et unique, au-delà des influences sociales. Taraghi dit ainsi à propos de Sommeil d’hiver:
«Durant une table ronde organisée par Radio France Culture, un nouveau débat a été soumis à la discussion, nouveau également pour moi-même. Il est dit que ce livre a un côté prédisant qui a présagé la Révolution de l’Iran. Car, dans l’histoire, nous voyons une société suffoquée et étouffée. Les personnages de ce livre sont à la recherche des nouvelles normes. Ils ne savent quoi faire. Ils restent à la limite de la modernité et la tradition et n’acceptent pas les valeurs anciennes. Ils désirent l’écrasement de la société, le changement et la révolution» (Fâni & Dehbâshi, 2001, p. 38).
L’individualisme et le problème du «Moi» s’aggravent aux XIXe et XXe siècles à partir de la découverte angoissée de l’existence. Influencée par les pensées existentialistes de Jean-Paul Sartre, du fait que «l’existence précède l’essence» (Bénac, 1988, p. 181), et par conséquent l’idée que les individus créent leur propre essence à travers leurs actes et leurs décisions, Goli Taraghi met en considération dans Sommeil d’hiver, le thème du choix et de la décision existentielle:
«Quant au contenu, la question qui m’occupait l’esprit - des histoires de mon premier recueil jusqu’à mon dernier livre – était unique, et s’est répétée sous des formes différentes: celle de la notion de liberté et de choix. Peut-on dominer notre destin? Peut-on choisir notre manière de vivre et changer de voie? Peut-on protester et persister dans cette protestation et se révolter? La révolte existentielle» (Fakhâriyân, 2009, para. 6).
Mais l’un des freins majeurs à l’individualisation est la peur de l’isolement chez les personnages de Sommeil d’hiver. Le poids des traditions et du passé leur impose une stagnation qui les empêche d’imaginer une existence nouvelle. L’incapacité des personnages à s’individualiser est une réflexion complexe sur les contraintes imposées par la société et les traumatismes intérieurs des personnages:
«Ces sept hommes sont toujours ensemble. Ils ne peuvent pas assumer la responsabilité de leur propre vie. En fait, ils n’ont pas d’individualité. Je me souviens que l’un d’eux avait des tendances à l’évasion. Il lui arrivait toutes sortes de malheurs. Il se tenait près de la fenêtre et une pierre inconnue lui tombait sur la tête. Il tombait dans les escaliers et se cassait la jambe. Ses amis lui disaient que ces malheurs étaient dus au fait qu’il n’était pas à sa propre place. Si tu restes avec nous, il ne t’arrivera rien de mal. Tu ne dois pas prendre seul des décisions. Tu ne dois pas être toi-même» (Fâni & Dehbâshi, 2001, p. 37).
En somme, Le sommeil d’hiver explore la tension entre la quête d’une individualité authentique et les forces extérieures qui empêchent tout épanouissement, tout en montrant les conséquences psychologiques de cette lutte contre les facteurs destructifs, tous les abjects menaçant la personnalité individuelle.
L’abjection, une lutte continue
Ce rejet ou plus précisément, l'abjection kristevaïenne, est selon elle, le retour d'une sorte de refoulement primaire qui avait été constitué avant même la formation des frontières autour du «Je». Ce sont d'après Kristeva, les premières tentatives de l'être humain pour se libérer du corps maternel, et obtenir sa propre indépendance: «La première chose considérée comme abject est le corps de la mère, l’origine même de l’enfant» (McAfee, 2005, p. 79). De plus, du point de vue de la chronologie, ce refoulement est même lié à une période antérieure à l'aptitude de prise de parole chez l'enfant. Selon la théorie de «Jacques Lacan», le philosophe français, regardant son visage dans le miroir, l’enfant de six mois détecte son image et parvient à une perception unique de soi-même. (Lemaire, 1977, p. 223). C’est pourquoi, l'abjection est la forme la plus psychotique de ce recul initial qui crée des limites instables autour du sujet. Pour assurer les individus, une certaine cohérence, un minimum de continuité et la personnalité individuelle s’organisent peu à peu autour d’une forme identitaire dominante pour autrui: soit communautaire, soit sociétaire: «L’identité sociale est ainsi à la fois ce qui est «pour soi» et «pour autrui», ce qui est revendiqué et ce qui est assigné. Elle est à la fois communautaire, c’est-à-dire liée à des appartenances premières (famille, ethnie, religion), et sociétaire, c’est-à-dire fondée sur les rôles sociaux attribués et les statuts acquis au cours des échanges sociaux» (Dubar, 2003,
p. 105). Appartenant à un groupe culturel ou une communauté d’origine, les individus s’identifient par des marques identitaires culturelles, leurs traits physiques ou linguistiques (stigmatisées ou stigmatisables), ou bien, par leurs rôles professionnels et leurs statuts sociaux, par «un rôle structuré, routinier, standardisé» (Dubar, 2003, p. 171).
Mais il y a toujours un grand danger. L'abject se soucie de sa position, plutôt qu'être conscient de sa propre nature. En tant qu'un égaré sans abri, il vagabonde constamment autour des frontières du «Moi». Non seulement il ne se disparaît pas entièrement, mais à jamais infatigable, il cherche à élargir le monde sombre et obscur de son alentour. Enfin, comme une menace constante, l'abject devient peu à peu la raison des inconforts des frontières attaquées. De ce point de vue, plus le «Je» essaie de faire une solidarité étroite avec soi-même, plus ses efforts le conduisent à l'errance, comme si l’abjection dressait le drapeau de perpétuité: «Constructeur de territoires, de langues, d’œuvres, le jeté n’arrête pas de délimiter son univers dont les confins fluides — parce que constitués par un non-objet, 1’abject — remettent constamment en cause sa solidité et le poussent à recommencer. Bâtisseur infatigable, le jeté est en somme un égaré. Un voyageur dans une nuit à bout fuyant» (Kristeva, 1980, p. 16).
C’est pourquoi, tout abject qui ne peut pas être le sujet des balles de l'ennemi, se transforme après un certain temps, en haine durable, à du feu sous cendre qui pourrait éclater à tout moment et rappeler la souffrance des temps perdus.
De ce point de vue, une caractéristique importante que nous voyons dans les travaux de Goli Taraghi, c'est qu'elle élimine l’axe du temps, par la volonté manifeste de briser les lois de la chronologie, le refus de narrer les événements dans l’ordre où ils se présentent. Les souvenirs dispersés, Ailleurs et Deux mondes en sont des exemples. Sommeil d'hiver, qui exprime les souffrances d'un vieil homme, semble n’avoir ni début ni fin. Quand l'esprit du lecteur incarne le passé, ce retour est récursif, doux et inconscient. Comme les images de notre enfance sont souvent imprécises, marquées de l’oubli et empreintes de sensations et de souvenirs partiels apparaissant dans l’esprit comme des fragments flous, et ressemblent à des espaces gris entre lesquels il y a des visages et des relations vagues, de manière similaire, le lecteur contemple dans Sommeil d’hiver les images floues et incomplètes du monde intérieur du personnage qui narre les événements, ce qui reflète un processus de mémoire partiellement oublié ou altéré du narrateur de Sommeil d’hiver qui est constamment en train de mémoriser les constructions oubliées et essaie en même temps d’oublier les constructions mémorisées: «J’ai envie de dormir. J’espère arriver à ne plus penser à rien. Je suis fatigué. Comment dire? Je suis vieux» (Taraghi, 1972, p. 73). Face à une mémoire désagréable et poignante, il y a l’oubli et l’amnésie. En réalité, c’est un mécanisme de défense, quand le cerveau préfère effacer certains épisodes.
La crainte provenant de la confrontation avec toute sorte d'étrangeté désagréable peut être tantôt si forte que le sujet purifie son alentour. Il va se transformer avec sa forteresse de solitude en une sainteté qui refoule avec l’armure d'abjection tout étranger décidant d'y entrer.
Parfois même, de peur de se perdre dans l'identité égaré de l'abject, le «Moi» crée de soi une nouvelle identité que Kristeva nomme «Autre». Lors de distinction entre le «Moi» et l’ «Autre», plus simplement dit le «dedans» et le «dehors», se crée de nouvelles limites enclos d'un nouveau «Moi». La joie résultant de cette surpression au profit de «l’Autre», transforme tout abject en une passion:
«Car, de s’être fait un alter ego, l’Autre cesse de tenir en main les trois pôles du triangle où se tient l’homogénéité subjective, et laisse choir l’objet en un réel abominable, inaccessible autrement que dans la jouissance. En ce sens, la jouissance seule fait exister l’abject comme tel. On ne le connaît pas, on ne le désire pas, on en jouit. Violemment et avec douleur. Une passion. […] Une jouissance donc dans laquelle le sujet s'engloutit mais dans laquelle l’Autre, en revanche, l’empêche de sombrer en la lui rendant répugnante» (Kristeva, 1980, p. 17).
L’«Autre» est dès lors, une nouvelle identité qui donne l'étiquette de répugnance à l'abject égaré et qui se protège de toute sorte d'abject. Car ce n'est plus le «Moi» qui fait une erreur mais en tant qu'un «Autre» qui est disculpé de toute sorte de souillure, il a la justification d'infliger une amende. Afin de justifier toutes ces personnes étant victimes de l'abject, Kristeva n'utilisera qu'un seul mot: la jouissance (Kristeva, 1980, p. 17).
L'abjection est d'une part, un bouillonnement significatif qui prend le «Moi» pour une langue détestée et odieuse, qui en est signe ou «symptôme» selon Kristeva (ce sera le sens corporel, objectif): «Le symptôme: un langage, déclarant forfait, structure dans le corps un étranger inassimilable, monstre, tumeur et cancer» (Kristeva, 1980, p. 19). D'autre part, l'abject se conduit vers un non-sens, une sorte de sublimation selon elle (ce sera le sens subjectif). La sublimation libère le sujet, l'aide à vaincre l'abject. Comme si transporté à un autre monde, un grand plaisir l'oriente plutôt vers l'oubli (Kristeva, 1980, p. 19). Il est certain que, ce qui se présente comme abjection pour Kristeva, est un mélange de sens et de non-sens, symptôme et sublimation. La sublimation pourrait se référer à la manière dont les personnages transforment leurs souffrances en un espace intérieur de résilience. Ce processus permet de sublimer les douleurs, de transcender la nostalgie et le déracinement en trouvant un moyen de consolation dans l’introspection:
«Non, je ne veux pas penser à Jalili. Si seulement je pouvais effacer de mon esprit, tous les jours et tous les moments qui le concernent, comme on pourrait essuyer avec la paume de la main, la buée apparue sur une vitre. Je me lève. Je pose la théière, la bouilloire et les verres à côté des couvercles de dîner. Je prends les comprimés du soir. J’éteins la lumière. Je vais au lit. Je n’ai pas oublié ma cigarette, mon seul compagnon avant de me coucher» (Taraghi, 1972, p. 54).
Ainsi, il y a dans la sublimation par le sommeil, l’évasion mentale et l’introspection, un moyen de surmonter l’abject qui, se dirigeant vers un espace d’oubli temporaire, offre un répit, sinon un apaisement.
Conclusion
Pour conclure, Julia Kristeva considère la littérature d’abjection, comme un exemple de la divulgation par le sujet, des crises du monde d’alentour. De ce point de vue, cette recherche est un exemple qui montre l’importance de la littérature en tant qu’outil pour chasser les souillures intérieures et essaie de figurer comment l’univers du texte peut aider à purifier les blessures et les douleurs d’un monde imprégné d’abject, en les faisant révéler.
Là où l’auteure essaye d’expulser son ennemi intérieur à travers l’acte créatif, le narrateur, lui, reste impuissant. Il est piégé dans une lutte incessante contre ses propres souvenirs, incapable de trouver la paix. Dans cette dynamique, ce n’est ni le moi ni le sujet d’abjection qui triomphe. Le moi du narrateur reste fragmenté, incapable de s’émanciper de l’abject, de cet autre en lui-même qu’il ne parvient pas à éliminer. La lutte contre ces facteurs destructifs n’aboutit ni à l’échec ni au succès complet, mais à un état d’impasse douloureux où le narrateur doit cohabiter avec ses traumatismes. Cette impasse met en lumière la complexité du lien entre mémoire et identité. La mémoire agit à la fois comme un ancrage identitaire et comme une entrave. Se souvenir signifie maintenir une continuité avec le passé, mais cela peut aussi empêcher la transformation personnelle, emprisonnant l’individu dans une version figée de lui-même. Il est à noter que, d’après la théorie kristevaïenne de l’abjection, Sommeil d’hiver de Goli Taraghi est apte à une relecture. Cette possibilité existerait pour d’autres romans et poèmes persans. Que de fois, sous les auspices de ces lectures, le lecteur pourrait atteindre des résultats efficaces.