نوع مقاله : مقاله پژوهشی
نویسندگان
1 دانشیار گروه زبان و ادبیات فرانسه، دانشکده ادبیات و علوم انسانی، دانشگاه شهیدبهشتی، تهران، ایران
2 دانشجوی دکترای گروه زبان و ادبیات فرانسه، دانشکده ادبیات و علوم انسانی، دانشگاه شهیدبهشتی، تهران، ایران
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Introduction
La guerre représente un sujet d’inspiration inépuisable pour tout penseur: nombre d’historiens, de sociologues, de philosophes et d’artistes ont consacré leurs écrits à ce sujet. Dans le domaine littéraire, on peut citer Illiade de l’époque hellénistique et La Chanson de Roland du Moyen-Âge, deux épopées retraçant les événements survenus pendant les batailles. Plus proche de nous, nous distinguons un besoin plus urgent de l’évocation de combats, eu égard aux fléaux qui ont secoué le siècle passé. Dans le cas de la représentation de la Première Guerre mondiale, nous parlons de trois périodes: guerre, entre-deux-guerres, époque contemporaine. Concernant les deux premières périodes, on se souvient certainement des noms des grands écrivains comme Henri Barbusse, Roland Dorgelès, Jean Giono, Roger Martin du Gard. Mais au seuil du XXIe siècle, à l’occasion du centenaire de l’Armistice de 1918, nous revisitons nombre de récits dont les auteurs ont pris pour cadre les années de la Grande Guerre, tel Cris de Laurent Gaudé, objet de notre analyse. En fait, les écrivains contemporains paraissent fascinés émotionnellement et intellectuellement par ce grand bouleversement du siècle précédent. Notre recherche tente de voir les raisons d’un tel retour thématique, celle qui a déjà été traitée par des écrivains qui l'ont vécue, comme Dorgelès, Barbusse, Giono ou Céline et qui n’a pas été la seule tragédie du siècle. Raconter la guerre consiste en rappels de souffrances, de carnages et de sacrifices qui résultent ou préparent les conflits socio-politiques. Pour ce faire, une méthode est indispensable à notre analyse, celle qui s’y apprête le mieux. Dans cette perspective, la sociocritique se présente bien adéquate à un examen précis du texte et de son contexte.
Mot créé en 1971 par Claude Duchet et proposé également par Edmond Cros, la sociocritique concerne l’analyse de la situation sociolinguistique de l’auteur, c’est-à-dire la situation sociale du langage. C’est là où les théories de Pierre Zima et les autres théoriciens qui s’enracinent dans les enjeux linguistiques attirent de plus en plus l'attention. Donc, le langage joue un rôle intermédiaire entre le texte littéraire et le contexte socio-historique chez les disciples de cette approche. En d’autres termes, l’interface qui permet la communication entre la société et le texte littéraire, c’est le langage considéré comme le système d’expression de la pensée et de la communication. C’est pour cela que les disciples de la sociocritique, afin d’étudier la socialité dans le texte littéraire, se réfèrent plutôt aux approches linguistiques et structuralistes. Ainsi, la sociocritique se distingue totalement aussi bien de la sociologie empirique que de la sociologie de la littérature.
Les courants de la «sociocritique» recouvrent, en effet, un ensemble d’approches à la fois complémentaires et divergentes. Goldmann, théoricien célèbre de ce domaine, parle d’une homologie entre la structure économique du capitalisme et la structure de l’imaginaire romanesque, une idée émanant du marxisme. Selon lui, l’œuvre littéraire véhicule la vision du monde d’un groupe, c’est-à-dire la conscience collective. De plus, Goldmann ne s'intéresse pas à l’importante matière composante de la littérature, à savoir le langage. Ce sera par la suite, le tour de Claude Duchet et d’Edmond Cros de poursuivre cette voie en inventant son appellation et précisant ses contours. Vient après Pierre Zima dont les premières études reprennent les concepts goldmanniens avant de se frayer le chemin davantage sur l’aspect textuel et langagier.
Dans cette recherche, en nous appuyant sur la démarche critique de celui-ci, nous allons étudier le rapport du texte et du contexte en analysant les discours sociaux du roman. Zima aborde la critique littéraire de manière systématique et analytique, en mettant l'accent sur les structures formelles et les contextes culturels. Il souligne l'importance de contextualiser le texte, en étudiant l'interaction entre les éléments stylistiques, les thèmes et les idéologies. Zima critique les approches qui se limitent à l'intention de l'auteur ou à des interprétations subjectives. Il plaide pour une critique rigoureuse qui valorise l'analyse textuelle tout en tenant compte des dimensions sociales et historiques.
Perspectives de recherches
Signalons que l’approche de Zima constitue le pivot essentiel et théorique de bien de recherches dans plusieurs pays, y compris en Iran. Citons "Analyse de la fonction sociale de la sémantique et de la syntaxe dans Ace Heart selon l'approche de Pierre Zima" (Karimian & Deldadeh, 2023) où il est plutôt question d’analyser la fonction sociale de la sémantique et de la syntaxe à l'intérieur du roman de Moniru Ravanipur, intitulé Del-e-fulâd, pour découvrir la syntaxe interdiscursive, en soulignant aussi les relations entre le texte et la société environnante. De plus, dans "Le statut de la femme à travers Nulle part dans la maison de mon père d'Assia Djebar et La Bohémienne près du feu de Moniru Ravanipur (étude sociocritique)" (Karimian & Deldadeh, 2020) par l’analyse de l’univers sémantique et celui du pouvoir sociolectal, grâce à l’analyse de la structure narrative tout comme celle du schéma actanciel, les autrices étudient le statut de la femme. "La Désémantisation des Mots et l’Ambivalence Narrative dans L’Amant de Marguerite Duras" (Vesal, 2022) Il en va de même pour un autre article qui se propose de souligner les structures narratives, sémantiques et linguistiques du texte afin de repérer les éléments constitutifs de la structure de l’Amant de Duras et d’en déceler l’idéologie féminine.
Cela dit, la nouveauté de cet article par rapport aux études précitées qui ont utilisé les concepts sociocritiques de Zima réside dans le fait essentiel qu’il s’efforce de s’appliquer sur un récit testimonial contemporain: Ce présent travail apporte une contribution originale d’autant plus qu’elle s’applique à une œuvre de la littérature de l’extrême contemporain sur la Première Guerre mondiale, mettant en avant l'antihéroïsme, le chaos linguistique et narratif ainsi que la critique de la modernité à travers le prisme du sociolecte des personnages. Il renouvelle alors l'approche sociocritique en l’adaptant à une œuvre qui interroge la possibilité même de représenter la guerre.
L’objectif essentiel de cette recherche est de nous interroger quelle est la situation sociolinguistique de la société d’où s’érige ce roman et comment cette situation sociale affecte son écriture. Pour y répondre, s’impose d’abord notre méthodologie de recherche, en précisant les outils linguistiques que nous utiliserons pour analyser les niveaux langagiers (lexical, sémantique et syntaxique). Nous expliquerons ainsi nos outils d’analyse de relations entre le langage et la réalité sociale du roman. Nous présenterons par la suite une brève biographie de Laurent Gaudé, mettant en lumière son parcours et son contexte sociohistorique. Ensuite, nous aborderons les principales thématiques abordées dans Cris et leur lien avec la réalité sociopolitique. Enfin, nous poursuivons la partie analytique à l’appui de l’examen sociocritique des extraits choisis. Ce sera l’occasion de montrer dans quelles mesures les choix lexicaux, les structures syntaxiques et les nuances sémantiques contribuent à construire un discours critique sur la guerre. Nous mettrons en lumière les effets de sens produits par ces choix langagiers et leur résonance avec la situation sociolinguistique.
Méthodologie de recherche
Pour étudier la démarche de la sociocritique comme l'une des approches dynamiques de l'analyse littéraire contemporaines, il faut dire que la sociocritique met l'accent sur l'étude des facteurs sociaux, culturels, historiques, politiques et économiques qui influencent la création et la réception de la littérature. Donc, il y a des liens solides entre les formes et les structures sociales de même que les formes et les structures littéraires. La sociocritique s'intéresse particulièrement à la manière dont les textes littéraires reflètent les valeurs et les normes de la société qui leur donne naissance, ainsi qu'à leur utilisation pour remettre en question, renforcer, ou bien rejeter les structures de pouvoir existantes.
En somme, la sociocritique cherche à démontrer que la littérature ne peut être comprise en dehors de son contexte social, culturel et historique, et que les textes littéraires sont des produits culturels contribuant à refléter les réalités sociales et culturelles de leur époque.
Les théories marxistes ont directement influencé la sociocritique. Elles considèrent l’œuvre d’art en tant que phénomène social. Le contexte de production d’une œuvre influence son orientation idéologique. Georg Lukács, philosophe marxiste, a inspiré le philosophe et sociologue français, Lucien Goldmann qui parle d’une homologie entre la structure économique du capitalisme et la structure de l’imaginaire romanesque. En tenant compte de cette idée marxiste, la société a des impacts sur le contenu littéraire et l’œuvre littéraire véhicule la vision du monde d’un groupe social ou d’une classe, jamais celle d’un seul individu. Goldmann ne s'intéresse donc ni à la forme de l’œuvre littéraire ni à la matière composante de la littérature, c’est-à-dire le langage.
Ainsi distinguons-nous la sociologie marxiste de la littérature de la sociologie du texte de Zima qui a pour but de dévoiler les intérêts collectifs. Ceux-ci se trouvent dans les luttes sociales, économiques et politiques en étudiant le champ lexical, sémantique, syntaxique, auquel il faudrait ajouter la situation sociolinguistique de l’écrivain et l’univers intertextuel de l’œuvre avant de souligner le décodage des sociolectes et du discours. Selon Zima, la littérature est «un art du langage dans lequel la signification se lie arbitrairement à la forme des mots. D’où l’importance du langage et de la forme dans le contenu du texte en particulier et de la littérature en général» (Cité par Karimian & Alaei, 2017, p. 4-5).
De même, dans le Manuel de sociocritique de Zima, la notion de la sociocritique équivaut à celle de sociologie du texte. La sociologie du texte représente les différents niveaux textuels comme des structures à la fois linguistiques et sociales pour décrypter les contenus connotatifs des mots. Il s’agit surtout des niveaux sémantiques et syntaxiques (narratifs) et de leurs rapports dialectiques.
En outre, au niveau lexical, sémantique et syntaxique du texte, Zima affirme que «l’objectif essentiel de cette méthode consiste à représenter l'univers social comme un ensemble de langages collectifs […] absorbés et transformés par des textes littéraires» (Zima, 2000b, p. 117). Ces langages de groupe, ces sociolectes, se caractérisent également par des «unités lexicales, sémantiques et syntaxiques [qui] articulent des intérêts collectifs et peuvent devenir des enjeux de luttes sociales, économiques et politiques» (Zima, 2000b,
p. 121). C’est ainsi qu’il définit le sociolecte comme le langage collectif d’un groupe qui possède une dimension lexicale, sémantique et discursive. Le concept de «sociolecte», terme-clé de notre approche, est défini par Zima comme «représentation linguistique de positions et d’intérêts socio-historiques des différents groupements sociaux» (Zima, 2011,
p. 41). L’apport des recherches de Zima à la sociocritique, sur la lignée de Duchet et avant Angenot, se fonde sur le concept de sociolecte, terme pris non seulement dans la façon de parler d’une catégorie sociale, mais surtout au sens de la représentation linguistique d’intérêts des groupes sociaux étayés sur les trois dimensions lexicales, sémantique et narrative.
Ainsi, la sociocritique de Zima est particulièrement utile pour l'analyse des représentations de groupes sociaux dans la littérature, telles que les classes sociales, les femmes, les minorités ethniques et les groupes marginalisés. Elle met l'accent sur la manière dont les groupes susmentionnés sont représentés dans la littérature ainsi que sur la manière dont ces représentations reflètent ou contestent les valeurs et les normes de la société dans laquelle elles sont produites.
Parallèlement, Zima procède à la lecture de l’univers intertextuel de l’œuvre et fixe un rapport d’intertextualité entre le texte littéraire et le contexte de sa situation sociale. De même, il met en évidence un rapport d’interdiscursivité entre le discours narratif du sujet d’énonciation du texte avec les discours théoriques, idéologiques ou scientifiques de son temps.
Cette méthode traite alors la situation sociolinguistique de l’auteur qui est «historiquement délimitée» (Zima, 2011, p. 19) puisqu’elle concerne une durée précise; c’est «la situation sociale du langage, telle qu’elle a été vécue par l’auteur en question et par les écrivains qu’il connaissait, critiquait ou appuyait.» (Zima, 2011, p. 125)
Par ailleurs, selon Zima, la situation sociolinguistique est dynamique et ses codes sémantiques sont modifiés au cours du temps. C’est comme une «constellation historique, dynamique de langages dont chacun articule des intérêts de groupe particuliers en interagissant de manière affirmative ou critique avec les autres» (Zima, 2011, p. 39).
Eu égard aux références précitées, nous allons analyser des niveaux langagiers par le biais de la perspective sociocritique pour mettre à l’épreuve, l’hypothèse de l’omniprésence de la folie, de la crise d’identité, du chaos guerrier, entre autres thématiques, le tout provoqué par des évènements guerriers et industrialisés dans la société correspondante à Gaudé qui se manifeste dans son récit et son langage.
Cris, l’innovation et la commémoration : réflexions sur le fléau
Laurent Gaudé est né en 1972 à Paris où il fait des études de lettres modernes et de théâtre. Cette passion pour le théâtre se manifeste dans son premier roman publié en 2001, Cris, dans lequel l’écrivain choisit une écriture théâtrale afin d’authentifier son témoignage.
Parmi les nombreux récits qui revisitent la guerre de 14-18 à l'aube du XXIe siècle, certains, plus modernistes, transgressent le réalisme. C'est le cas de Cris de Laurent Gaudé, un roman polyphonique et insolite qui n’obéit pas aux images conventionnelles des romans sur la guerre et recourt plutôt à la fiction pour la décrire. La lecture du roman nous permet d’extraire l’originalité du positionnement de ce texte, d’une part conforme à la tradition du récit de guerre, par la comparaison des personnages et la forme à ceux d’une œuvre comme Voyage au bout de la nuit de Céline, et d’autre part dans l’institution littéraire, en y examinant d’importants sous-textes sur la validité des genres à l’époque contemporaine et sur l’éthos des auteurs par rapport à leur expérience de la guerre.
Mais la raison pour laquelle Gaudé insiste sur le côté fictionnel, c’est qu’il est bien éloigné de l’événement et qu’il n’a jamais vu directement la guerre de 14. Pour écrire Cris, Gaudé s’inspire des récits et des documents sur la Grande Guerre et puisqu’il ne peut pas assumer le rôle du témoin-combattant, l’écrivain se retire au profit de plusieurs personnages qui s’expriment du début à la fin du récit. Ainsi nous plonge-t-il davantage dans l'immédiate instantanéité des combats.
Citons aussi l’aspect surréel du roman qui est montré par un mouvement de va-et-vient entre la vie et la mort, c’est-à-dire la présence d’existences immortelles. Prenons en exemple l’homme-cochon qui hante tous les soldats du front avec ses cris énervants et qui personnifie la douleur et la souffrance des soldats blessés, traumatisés, disparus ou tués. En fait tous les personnages de Cris deviennent les porte-paroles des soldats de la guerre qui n’ont d’autre soulagement que de crier.
Le cri est la voix de la souffrance, de la folie et de l’incapacité de se contrôler. Tout au long du récit, nous sommes confrontés aux cris des soldats blessés et perdus. Cela symbolise la crise de conscience d'un homme qui a été témoin de l'effusion du sang de la Première Guerre mondiale et qui subira à jamais les conséquences de cet événement atroce et dramatique. Jules, le permissionnaire loin de la vie du front, en reste le survivant ayant bien réalisé l’inutilité de fuir ces cris. Il comprend qu’il est impossible de retourner à la normalité quotidienne, après avoir vécu tant de souffrance et de traumatisme et donc, il finira par vivre avec ces cris.
Cris est un récit avec un petit nombre de personnages: Jules, Marius, Boris, le Médecin, le Gazé, Le Lieutenant Régnier, Dermoncourt, Messsard, Barboni, l’homme-cochon. Nous plongeons au plus profond de ces personnages et vivons une courte période de guerre à travers leurs perceptions silencieuses ou exprimées. Certains sont les témoins-narrateurs qui décrivent les autres, tandis que d’autres s’expriment par eux-mêmes. Jules, c’est le témoin principal, qui inaugure et termine le roman et aussi chaque chapitre. Le deuxième personnage important, c’est l’homme-cochon qui fixe l’attention principale. Ces deux personnages tiennent un rôle symbolique dans le roman. Mais les autres personnages aussi jouent un rôle décisif dans le texte. Hormis leur prénom précédant leur soliloque, le récit ne nous donne guère d’informations sur leur identité.
L'histoire se déroule en temps de conflit, où des personnages aux vécus variés se croisent et s'entrelacent. Le récit commence avec des soldats se remémorant l'horreur de la bataille, leurs cris résonnant comme des échos de douleurs passées et des pertes incommensurables. Chaque personnage porte une histoire unique, marquée par la violence et la tragédie. Au fil des pages, Gaudé nous plonge dans l'intimité de ces âmes tourmentées, nous faisant ressentir leur désespoir, leur colère et leur quête de rédemption. Leurs «cris» ne sont pas seulement des manifestations de souffrance, mais aussi des appels à la mémoire et à la compréhension. Le roman soulève des questions profondes sur le sens de la guerre et l'impact durable qu'elle a sur les individus et les sociétés. À travers ces récits entrelacés, Gaudé nous rappelle que derrière chaque cri se cache une vie, une histoire, et que la paix est souvent un combat intérieur difficile. En somme, Cris est une œuvre qui nous invite à réfléchir sur la condition humaine et sur le poids du passé, tout en rendant hommage à ceux qui en ont souffert en silence.
Sur un champ de bataille où règne un monde de guet-apens permanent et de constantes scènes apocalyptiques, nous pouvons distinguer une double attitude d’agir ou de subir selon les motivations et valeurs des soldats. Ces derniers s’efforcent de se défendre contre les tireurs d’élite et les difficultés persistantes de la vie dans les tranchées. Les attaques d’ennemis engendrent, en effet, une angoisse et un épuisement excessifs qui désarment matériellement et mentalement les fantassins face aux massacres arbitraires et soudains. Autrement dit, par les assauts, les affrontements militaires, les tirs d’embuscade et les obus qui éliminent régulièrement des poilus, ce que l’on appelle les véritables combats, la mort fauche inexorablement aussi les vies des civils. C’est ainsi que l’image des combattants de guerre, tués ou témoins de massacres, est celle de la victime, ceux qui sont plongés au cœur de l’enfer. Dans cette optique, la plupart des romans modernes concernant la guerre adoptent une approche antihéroïque de la guerre et prennent place dans la catégorie de la littérature anti-belliciste dans laquelle les romanciers attaquent toutes les guerres. Il en va de même pour Gaudé, pour qui écrire devient un moyen de mémoriser les «cris» de ceux qui ont disparu et de leur donner une occasion pour qu’ils puissent crier.
Citons que Cris de Gaudé, comme la majorité des récits concernant la guerre, traite des thèmes tels que l’historicité, la socialité, les bouleversements politiques, l’invasion des ennemis, la brutalité humaine, la crise d’identité, la folie, la peur, la souffrance, l’instabilité de la condition humaine, la précarité de la paix, le monde oppressant, etc.
Nous venons d’examiner plutôt le contenu et la thématique du roman et pour analyser les fonctionnements techniques de l’écriture de Gaudé, notre recherche se penche sur l’étude sociocritique du roman afin de révéler la socialité mise en discours dans ce texte.
L’étude sociocritique du roman: la structure sémantique et narrative
Au cours du XXe siècle et la période d’après-guerres, nous voyons tant de bouleversements socio-politiques en France qui influencent la langue, surtout celle des jeunes et des élites intellectuelles qui ont plus de préoccupations sociales par rapport aux autres. De tout cela surgit un sociolecte philosophique et idéologique, celui des jeunes et des intellectuels à tendance humaniste.
Les auteurs contemporains traitent les changements opérés dans la société à la suite des bouleversements sociologiques et politiques. D’autre part, ils interrogent les notions du progrès et de la civilisation. Zygmunt Bauman dans son ouvrage Modernité et Holocauste, explore comment les structures de la modernité peuvent faciliter des atrocités. Il écrit: «La modernité a produit des conditions favorables à la barbarie tout en se proclamant civilisée.»[1] Cela souligne l'idée que la modernité n'est pas nécessairement synonyme de progrès. David Harvey, dans La condition postmoderne, aborde encore le sujet des changements sociopolitiques et économiques en affirmant que «la modernité est une période d'incertitude où les promesses du progrès sont souvent déçues.»[2]
Par ailleurs, ces auteurs soulignent que l'homme contemporain est animé par un fort désir de pouvoir. Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, discute de la montée des régimes autoritaires et de l'asservissement des individus. Elle écrit: «Le totalitarisme repose sur la capacité de transformer les hommes en sujets dociles.»[3] Cette citation illustre le danger d'un désir de pouvoir excessif. Cependant, il met en garde contre le fait que cet appétit de pouvoir peut conduire à l'asservissement de l'individu aux pouvoirs mondiaux. Ces auteurs dénoncent le discours dominant du pouvoir dans une société moderne, mettant en évidence les mécanismes de contrôle et de manipulation qui opèrent à différents niveaux.
Les situations sociolinguistiques vécues par Gaudé pendant la création de Cris sont ancrées dans un siècle qui semble plus que jamais chargé de catastrophes, de désastres et de chaos guerrier. On retrouve une sorte de folie, de désespoir, de délire, d’instabilité, d’incapacité de communication, de crise d’identité et de traumatisme émanant des massacres désastreux et industrialisés chez les gens. Tout cela affecte certainement la langue et amène les penseurs et philosophes à repenser les origines et les étapes du phénomène guerrier; d’où surgit le sociolecte idéologique des personnes préoccupées et engagées.
Pour mieux comprendre, il faut tout d’abord étudier le lexique et la structure sémantique de ce sociolecte. En réalité, la majorité des écrivains qui veulent décrire la guerre déclarent qu'il est impossible de restituer l'énormité et l’intensité du chaos par des moyens linguistiques limités. Comme le dit Henri Barbusse dans Le Feu: «On ne peut pas rendre l’horreur de la guerre par des mots. Les mots sont trop pauvres.»[4] En fait le langage est souvent insuffisant pour capturer l'ampleur et l'intensité des expériences vécues en temps de guerre.
Mais contrairement à l’historien classique dont le travail relève de la science du témoignage et de la documentation, l’écrivain contemporain a le privilège d’inventer des personnages et de créer une histoire imaginaire au-delà du débat entre la véracité et la fiction.
Comme nous l'avons déjà mentionné, le romancier contemporain, n'ayant pas vécu personnellement la guerre, recourt à certains procédés narratifs pour mieux atteindre les situations de souffrances intenses de la guerre en particulier celles vécues sur les fronts. Au-delà de son art cathartique, il s'efforce de raviver la mémoire et de promouvoir la valeur de la paix afin d'éviter les risques et les dangers de nouveaux drames.
Cris présente donc un certain degré de décontextualisation. Il n’y a pas de lieux et dates précis dans ce récit, tout se passe sous le feu, dans les champs de bataille, surtout la première ligne et toutes les cent vingt-cinq pages du roman se déroulent en quelques heures; c’est le cadre temporel et spatial du récit dans lequel de nombreuses voix s’enchaînent et s’entrecroisent. De plus, l’absence du narrateur hétérodiégétique, efface toute distance entre Histoire et récit, c’est-à-dire la distance entre ce qui s’est passé et le moment de sa narration, comme si tout se passait au moment présent. En d'autres termes., la distance des événements passés avec des voix narratives disparaît dans Cris.
Mais cet enchaînement des voix dans le présent, cette confusion hétérogène de faits, de récits, de dialogues et de réflexions nous donne un sentiment de chaos. Pourtant, malgré la narration directe des événements, l’auteur ne peut pas encore montrer l’immensité et l’intensité de la souffrance des soldats aliénés et perdus qui ne retrouvent leur pouvoir de s'exprimer que dans leurs cris de colère et de peur devant les scènes d’horreur. Voici le témoignage du médecin qui souligne par sa voix les souffrances indicibles des soldats: «Les cris que poussent les hommes qui se débattent sur mes tables, je ne sais pas les nommer. De même que je ne saurais pas dire de quelle souffrance est atteint un homme qui se réveille en pleine nuit en se tordant de douleur parce qu’il souffre de la jambe qu’on lui a amputée la veille» (Gaudé, 2001, p. 15-16).
En fait, tous les personnages expriment haut et fort leur douleur à travers des cris déchirants qui attestent la gravité des situations atroces:
Les cris des hommes, leurs hurlements de terreur, résonnent encore dans ma tête.
La guerre, c’est ça: une succession de cris et de silences.[5]
Ou bien encore Je mets des pansements sur les morts et j'ampute les vivants. Il y a trop de cris autour de moi. Je n'entends plus les voix. (Gaudé, 2001, p. 10)
Au niveau formel du texte, il s’agit d’un ensemble structuré en cinq chapitres, comme cinq actes de tragédie: I. La relève de la vieille garde; II. La prière; III. Le cri de l’homme-cochon; IV. Derniers souffles; V. Statues de boue. Les épisodes sont de longueurs inégales et hétérogènes. Nous voyons une irrégularité dans l’intrigue, la chronologie, l’ordre narratif, les points de vue qui se remplacent ou s’interrompent et aussi le délire verbal des soldats perturbés par la folie de la guerre.
Notons au passage que le monde diégétique du récit n’est pas bien bâti et ce modèle incohérent, sinon chaotique, souligne cette attitude qu’il est impossible de restituer le désordre et le chaos de la guerre autrement que par un ensemble perturbé et hétérogène.
Comme nous avons mentionné, dans Cris, nous confrontons les points de vue qui se remplacent ou s’interrompent, rappelant les identités qui se mêlent et se confondent. Ce modèle de narration risque de compliquer l’identification des personnages. Chaque personnage, symboliquement dépouillé de son identité, aliéné et perdu, voire amnésique, vit une crise identitaire dans un cauchemar, incapable de rétablir son identité brisée. Par conséquent, il n’est pas étrange que les romans contemporains de la guerre mettent plus d’importance sur la psychologie affectée des personnages combattants. En fait, ce qui importe, c’est l’identité altérée des personnages et les effets de cet évènement dévastateur sur les générations suivantes. Tous les participants et témoins de la guerre, de près ou de loin, avouent que celle-ci altère profondément l’identité
(de façon approfondie).
Tout cela révèle le sociolecte existentiel des soldats qui essaient de retrouver leur identité en crise dans un univers qui s’écroule autour d’eux, ce grand malaise existentiel des gens et leur quête perpétuelle de sens. Cette crise de l’identité du monde vient d’une certaine crise de modernisation et d’industrialisation.
Au niveau lexical, des termes tels que «cris», «peur», «effroi», «délire», «traumatisme», «désastre», «gravité», «angoisse», «mort», «blessure», «souffrance», «violence», «destruction», «désordre» et tout un champ lexical de la bataille se déploie, dans le roman de Gaudé, pour révéler un vocabulaire concernant le discours blâmable des conflits et celui à tendance pacifiste. Ce dernier condamne l’insécurité et l’oppression du monde ainsi que l’instabilité de la condition humaine tout en dévoilant un univers empreint de stupeur:
MEDECIN. Les cris que poussent les hommes qui se débattent sur mes tables, je ne sais pas les nommer. De même que je ne saurais pas dire de quelle souffrance est atteint un homme qui se réveille en pleine nuit en se tordant de douleur parce qu’il souffre de la jambe qu’on lui a amputée la veille./ Je ne sais pas si ce sont des lamentations ou les fous rires d’une bête sauvage. (Gaudé, 2001, p. 29).
Parallèlement et toujours dans la perspective sociocritique de Zima, il importe d’aborder aussi les structures sémantiques du récit: en respectant le code sémantique, le sujet de l’énonciation attribue des connotations positives ou négatives aux mots. Les choix sémantiques du sujet «se manifesteront au niveau actantiel où ils régissent le parcours narratif» (Zima, 2000b, p. 123). En réalité, les discours sociaux sont censés se baser sur des sociolectes propres aux différents groupes sociaux sur la scène de la société. Zima évoque la notion de la situation sociolinguistique comme une «constellation historique, dynamique de langages dont chacun articule des intérêts de groupe particuliers en interagissant de manière affirmative ou critique avec les autres» (Zima, 2011, p. 39). Cette situation, «historiquement délimitée» (Zima, 2011, p. 19), concerne une durée précise «vécue par l'auteur en question et par les écrivains qu'il connaissait, critiquait ou appuyait» (Zima, 2000b, p. 143). De plus, si elle est dynamique, c’est parce qu’elle est «ouverte sur l’avenir» (Zima, 2011, p. 19), exerçant des changements sur les codes sémantiques et les plans discursifs ultérieurs.
En révélant les concepts fondamentaux du texte, nous pouvons y dégager des isotopies sémantiques différentes et/ou opposantes. Le discours idéologique de ce texte, c’est le discours de la condamnation de la guerre, due à l’attitude antihéroïque du sujet du discours. En fait, il y a une attitude dualiste pour se montrer dans le sociolecte du combat et les classèmes relevés à l’étape initiale qui se répètent et forment par leur récurrence des isotopies sémantiques différentes, et le cas échéant, opposantes. Nous y voyons donc les binômes vie/mort, défense/fuite, front/derrière, le Mal/ le Bien, respect des valeurs/transgression, liberté/interdiction et héro/anti-héros.
Prenons des exemples des phrases sur les binômes vie/mort: «La mort est partout, elle rôde, elle attend.» (Gaudé, 2001, p. 16) Cela souligne l'omniprésence de la mort imminente et personnifiée dans le contexte guerrier, opposant la vie à la violence destructrice, à la disparition. Et sur les binômes défense/fuite, nous lisons: «Fuir, c'est parfois la seule défense qu'il nous reste.» (Gaudé, 2001, p. 16) Ici, la fuite est présentée comme une réponse légitime à l'oppression, remettant en question le concept traditionnel de bravoure; cela signifie aussi une détermination pour survivre aux dégâts de la bataille, à la mort. Quant aux binômes bien/mal, cette phrase illustre bien la complexité morale de la guerre, où les distinctions entre le bien et le mal s’effacent: «Dans cette folie, il n'y a ni bien ni mal, seulement des survivants.» (Gaudé, 2001, p. 27) Les structures sémantiques se construisent ainsi selon un «faire taxinomique» (Greimas cité dans Zima, 2011, p. 55), effectué par les sujets de l’énonciation du roman de Gaudé et consistant à subdiviser les mots d’après une taxinomie sémantique dualistes, voire opposantes.
C’est à travers l’étude des sociolectes que se révèle la nature des intérêts des groupes sociaux représentés dans cet ouvrage. Plus le mot représente l’intérêt d’un/des locuteur.s et du/des groupe/s auquel/auxquels il.s s’adhère.nt, plus le mot est pertinent dans le cadre du sociolecte correspondant. Le répertoire lexical d’un sociolecte a donc une valeur symptomatique (Zima, 2011, p. 42). Ainsi, à l’appui de la perspective de Zima en sociocritique, nous soulignons la manière dont Gaudé procède à une interdiscursivité significative qui consiste à absorber dans le discours de son récit, les discours sociaux de son temps. Les détails de cette interdiscursivité seront abordés sur deux niveaux de la sémantique et de la syntaxe narrative. Dans cette optique, nous ne voyons pas le modèle de l’homme supérieur qui ne craint pas la mort, qui croit en défense sacrée de la patrie dans Cris. Les soldats ne croient plus aux valeurs supérieures de la guerre, ils sont des gens ordinaires et leurs réactions sont humaines, ni grandioses, ni exceptionnelles. D’ailleurs, ils souffrent de l’inanité et l’inutilité émanant de l’absurdité des combats. Donc, l’héroïsme traditionnel se retire et cède la place à l’horreur et au traumatisme.
Rappelons en passant que l’énonciation laisse des traces implicites ou explicites au niveau textuel, permettant d’aborder certaines dichotomies liées aux conceptions traditionnelles du langage en opposition à la réflexivité sur la situation déplorable des soldats pendant la guerre (Tore, 2014, p. 434). Il suffit, en ce sens, d’examiner l’énonciation dans les récits de guerre du troisième millénaire qui s’efforce d’évaluer les rapports entre leur nature transitive et leurs traits parfaitement réflexifs.
Dès le début de Cris, nous voyons une contradiction insurmontable entre l’envie et l’impossibilité de parler, de se communiquer, de battre et de revenir à la vie normale. L’univers de Gaudé retrace l’individu perdant les mots pour dire. A maintes reprises nous lisons qu’un énonciateur, un «je» ou un «nous» plongé.s dans le silence et en attente (Gaudé, 2001, pp. 21, 22, 23, 24, 29, 30, 32, 40, 41, 42, 60, etc.). Curieuse ce mutisme, qui à son tour, accentue non seulement l’incommunication et l’aphasie des fantassins, mais il constitue aussi une dichotomie sémantique avec le titre: autrement dit, l’individu que les mots quittent et cela suffit par contraste de montrer le modus operandi du romancier qui, déjà avec son titre, exhorte le lecteur à une certaine interprétation équivoque.
Cette complexité réside aussi chez Jules, figure de l’antihéros. Dès sa première apparition, il remet en question l’image courante du soldat agissant, enthousiaste et brave. En fait, il y a une opposition, entre les idées du protagoniste homodiégétique du récit et celles des autres combattants de la guerre. Tout ce qu’il souhaite, c’est de s’éloigner du champ de bataille car il réalise l’impossibilité de s’adapter à la réalité brute et horrible de la guerre.
Selon ces concepts, on distingue, dans le roman, des éléments grammaticaux, thématiques, stylistiques, soit des marques de l’énonciation qui démontrent une multiplicité de points de vue variés, voire antinomiques, sur un même événement. La technique de biais et la polyphonie remettent l’anecdote dans un tout narratif ordonné conforme discursivement parlant au caractère chaotique du sujet sans diminuer à sa complexité de représentation. La scène d’énonciation textuelle, souvent détournée, ne doit donc pas se confondre avec une situation historique “réelle”: «“entre” le texte et le contexte il y a l’énonciation» (Maingueneau, 2004, pp 106-107); c’est ce que Maingueneau considère comme « paradoxe du phénix » dans la mesure ou un livre renaît des ruines qu’elle cherche à rétablir (Maingueneau, 2004, p. 232). Plus qu’une connaissance précise de l’ampleur des dégâts, se forge au fil des jours par le récit de Cris une représentation de rupture. Jules comprend qu’il y a un décalage entre lui et les autres, les soldats ne sont que des étrangers aliénés ou des fous chez les civils et parmi ceux qui les entourent, même au milieu des proches, des voisins et de leur famille. Nous voyons également l’ignorance et le mépris des citoyens envers les combattants, ce qui provoque la déception et l’accablement des fantassins. C’est un grand décalage entre la réalité de la guerre et l’existence à l’arrière; en fait, une rupture entre l’idéalisme de l’engagement des combattants et la réalité impitoyable de l’existence de l’après-guerre.
Cependant, Jules se méfie des gens de l’arrière, cet espace ennemi qui n’offre plus la tranquillité perdue, tandis que le front devient terre connue, voire accueillante: «JULES. Ce train, plus sûrement que la tranchée, est mon cercueil. Je suis enfermé dans un immense wagon sarcophage qui crache la suie et de la fumée. Il faut ouvrir grande la porte et sauter. Si je reste ici, il n’y aura pas de Paris. / Le train est un mensonge. Il nous emmène et nous ramène» (Gaudé, 2001, p. 96).
Cela revient à dire que la bataille chaotique, sinon absurde, met en œuvre, avec précision et minutie, un appareil narratif bien ordonné afin d’exposer le dérèglement de tout et d’appeler l’adhésion du lecteur.
Pour mettre la fin à la guerre, Marius, veut tuer le personnage de l’homme-cochon, un monstre mi-humain et mi-animal qui est une figure symbolique. Selon Marius, sa mort c’est la fin de l’enfer: «Je vais tuer l’homme-cochon et faire de ce champ de bataille un orphelin. Je vais tuer l’homme-cochon, et la guerre sera finie» (Gaudé, 2001, p. 108).
Mais cela s’avère impossible. Même après sa disparition, ses cris retentissent de nouveau et cela suggère que le mal et les «cris» de souffrance, ne se seront jamais étouffés, véhiculant la voix de l’humanité brisée par la guerre qui continuera à jamais.
MARIUS. Son cri… Impossible… Je me suis trompé… Aucun obus ne peut le tuer… Son cri… Plus fort que moi… Les fils barbelés ont retrouvé leur papa… Le cri de l’homme-cochon… Fils de la guerre… (Gaudé, 2001, p. 152).
Le roman de Laurent Gaudé ne suit pas une chronologie linéaire de la guerre, mais plutôt une approche qui permet de l'expérimenter d'un point de vue contemporain. La société narrative de Gaudé, dont le discours dominant est celui du pouvoir et de la lutte, est fournie d’un décalage entre les valeurs dominantes de l'époque, qui glorifient le sacrifice et l'héroïsme, et les visions des personnages, notamment celle de Jules, un antihéros qui refuse de se conformer à ces idéaux. Sa quête de survie symbolise une résistance à la folie de la guerre, ce qui confère au récit une dimension existentialiste. En ce sens, Gaudé, tout en évoquant des aspirations héroïques, est le porte-parole et le défenseur d’un sociolecte existentialiste, tenant un discours idéologique. Il essaie d’étendre son pouvoir sociolectal dans le récit, donc, plusieurs visions de la guerre s’y révèlent à travers les idiolectes et les sociolectes. Par la suite, l’héroïsme et tous les clichés de l’époque sur la guerre s’oppose à la réalité.
Enfin, l’analyse de la structure sémantique et des isotopies que nous avons relevées dans le texte constate que la condamnation de la guerre l’emporte largement sur la division des fonctions actantielles de Greimas et son côté héroïque.
Conclusion
L'analyse sociocritique du roman Cris de Laurent Gaudé nous permet de mettre en lumière les liens étroits entre l'œuvre littéraire et son contexte socio-historique. L’étude sociocritique de ce roman révèle un discours profondément critique de la guerre, notamment à travers une approche antihéroïque et un regard sur les conséquences humaines et sociales du conflit. La fragmentation du récit, l’absence de repères temporels et spatiaux fixes, ainsi que les voix multiples des personnages contribuent à une représentation chaotique de la guerre, reflétant l'impossibilité de saisir pleinement son ampleur et son horreur par les seuls moyens linguistiques.
Le roman, rédigé près d'un siècle après les événements qu'il décrit, parvient cependant par distanciation à capturer l'essence de l'expérience de la Première Guerre mondiale. L'approche innovante de Gaudé, mêlant réalisme et éléments surréels, permet une représentation saisissante de la souffrance et du traumatisme vécus par les soldats. La polyphonie des voix et l'utilisation symbolique des cris traduisent l'impossibilité d'exprimer pleinement l'horreur de la guerre dans le silence des fantassins.
En utilisant l’approche sociocritique de Pierre Zima, nous avons mis en lumière la manière dont le langage du roman de Gaudé, avec ses structures lexicales, sémantiques, et syntaxiques, traduit le chaos intérieur et extérieur des soldats. En fait, à travers l'étude des trois niveaux susmentionnés, nous avons pu révéler comment Gaudé utilise le langage pour refléter et critiquer la réalité de la guerre et ses conséquences sur la société.
Pour analyser des niveaux langagiers de Cris et pour capturer l'essence des différents groupes sociaux que Gaudé met en scène, nous avons profité de la notion du sociolecte de Zima qui joue un rôle central dans la représentation historique, des dynamiques sociales et des hiérarchies présentes dans le roman. En fait, le sociolecte de Zima est un outil puissant qui permet d'explorer les dynamiques sociales, les tensions et les identités dans la société contemporaine et qui offre une réflexion précieuse sur la manière dont le langage façonne les relations humaines et il est façonné par celles-ci. Le texte révèle ainsi un sociolecte idéologique qui témoigne de la crise identitaire, de la souffrance et du traumatisme provoqués par la guerre. Les cris des personnages deviennent ainsi des symboles puissants de leur incapacité à exprimer autrement la folie et l'angoisse que cette expérience a engendrée.
Cris, contrairement à son titre et sa narration polyphonique, est un roman silencieux et muet. Les personnages, prisonniers de leur intériorité, sont impuissants à communiquer avec les autres, comme s’il y avait un mur infranchissable qui les séparait du monde. Nous confrontons dans ce récit, les points de vue qui s’interrompent: en fait ce sont les identités qui se confondent. C’est ainsi que ces personnages aliénés et perdus, dépouillés de leur identité, vivent une crise d’identité dans un cauchemar, incapables de rétablir leur identité disloquée. En outre, le choix de la narration par le monologue intérieur révèle une souffrance universelle chez les personnages qui souffrent de l'incapacité à communiquer, exprimée dans leur monologue. Donc, l’incommunicabilité et la crise identitaire de nos contemporains, émanant des massacres industrialisés et catastrophiques, a certainement affecté la langue; d’où surgit le sociolecte idéologique des personnes préoccupées et engagées.
Cette analyse sociocritique de Cris met en lumière comment l'œuvre de Gaudé s'inscrit dans une tradition littéraire anti-belliciste tout en offrant une perspective contemporaine sur les conflits. En interrogeant la notion d'héroïsme et en dénonçant l'absurdité et la brutalité des guerres, le roman reflète les préoccupations actuelles de la société face à la guerre. Il questionne la possibilité de commémorer les souffrances du passé tout en soulignant les conséquences durables des conflits sur les individus et les communautés, transcendant ainsi la simple fiction pour offrir une profonde réflexion sur la condition humaine et les bouleversements sociopolitiques du XXe siècle.
En fin de compte, cette étude démontre la pertinence de l'approche sociocritique pour comprendre comment la littérature contemporaine continue de dialoguer avec les événements historiques, les réinterprétant à la lumière des préoccupations actuelles. Elle souligne également l'importance du langage comme médiateur entre le texte littéraire et la réalité sociale, confirmant ainsi la valeur de la méthode de Pierre Zima pour l'analyse des œuvres littéraires dans leur contexte socio-historique.