نوع مقاله : مقاله پژوهشی
نویسندگان
1 استادیار ادبیات فرانسه، دانشکدۀ ادبیات فارسی و زبانهای خارجی، دانشگاه مازندران
2 دکتری تخصصی ادبیات فرانسه، پژوهشگر و دستیار آموزشی مطالعات فرانسه، دانشگاه وسترن انتاریو، کانادا
چکیده
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موضوعات
Introduction
Dans les pièces de Beckett, les premières anomalies qui captent l'attention, bien avant «le pêle-mêle de mots» (Bishop et Ferderman, 1976, p. 19), sont les éléments du langage paraverbal dont le langage corporel est une composante essentielle. Là où les mots demeurent inertes, ce sont les corps qui deviennent les véritables «enjeux de toute la problématique beckettienne» (Hubert, 1994,
p. 203), offrant une communication à peine esquissée. Selon Franck Evrard et ses collègues, Beckett utilise la représentation corporelle des personnages pour matérialiser la misère métaphysique qui les consume (Evrard, 1988,
p. 5). Le corps beckettien, harassé, humilié et infirme, semble souvent, selon les mots de Jean-Jacques Mayoux, «incontrôlable par l'intention», privé de tout projet et errant solitairement (1967, p. 20), indifférent aux pensées et aux paroles du personnage, ou plutôt de la marionnette.
Les personnages beckettiens semblent prisonniers et obsédés, d'une part, du temps et d'autre part, des espaces interne, leur corps, et externe, l'espace scénique. Cet état de captivité semble perpétuel, sans fin. Leur condition physique est loin d'être stable; au contraire, elle se détériore progressivement, réduisant ainsi leur capacité à s'exprimer par le langage gestuel. Le corps des personnages subit une dégradation constante, approchant le point de rupture ou, en d'autres termes, tendant vers une Réduction finale qui ne semble jamais se concrétiser complètement. Le lecteur ou le spectateur pourrait espérer une forme de conclusion, peut-être symbolisée par la mort, mais cette réduction semble se prolonger indéfiniment, décomposant chaque aspect de manière infinie. Nous sommes confrontés à une réduction qui semble se poursuivre jusqu'à la dissolution totale des personnages. Leurs corps deviennent de plus en plus fragiles, approchant l'état cadavérique, mais curieusement, le temps semble figé à ce stade de décomposition, refusant de progresser. En plus de la diminution de l'activité physique des personnages, l'espace et le temps sont aussi réduits: soit déjà minimisés au strict nécessaire, soit nous assistons, en tant que spectateurs, à leur inexorable réduction.
Objectif de la recherche
L'objectif de cet article est d'examiner comment les éléments spatio-temporels participent à la construction de l'univers théâtral minimaliste de Samuel Beckett. Cette étude cherche à analyser l'impact de ces éléments non verbaux dans la création d'un environnement oppressant, où la stagnation et l'enfermement des personnages sont mis en évidence. Par l'exploration de la dynamique entre l'espace scénique, le temps figé et les corps des personnages, l'étude vise à démontrer comment Beckett rend l'absurdité de la condition humaine tangible à travers des éléments spatio-temporels qui contribuent à la déconstruction des conventions théâtrales traditionnelles.
Revue de littérature
Depuis l’émergence des œuvres dramatiques et narratives de Samuel Beckett, de nombreuses recherches ont exploré divers aspects de son théâtre, notamment sous des angles littéraires, philosophiques et sociologiques, ainsi que d'autres approches interdisciplinaires. L’absurde, la solitude et l’immobilité des personnages beckettiens ont été au centre de nombreuses analyses, mettant en avant le langage verbal et les dialogues comme principaux vecteurs de sens. Certaines études se sont également intéressées aux dimensions scéniques et paraverbales, en examinant l’usage du corps, du silence et des indications spatio-temporelles. Parmi ces recherches, des travaux comme ceux de Franck Evrard (1988) et Marie-Claude Hubert (1994) ont apporté des éclairages essentiels sur la mise en scène et la gestuelle dans le théâtre beckettien. Toutefois, la question de l’espace et du temps en tant qu’éléments structurels de la communication théâtrale a été moins étudiée de manière systématique.
De plus, la majorité des études précédentes se sont concentrées sur les pièces les plus connues de Beckett, notamment En attendant Godot, Fin de partie et Oh les beaux jours. Cependant, ses œuvres moins médiatisées, comme ses pièces radiophoniques, ainsi que ses courts textes dramatiques, n’ont reçu qu’une attention limitée sous l’angle des indications spatio-temporelles. Cette recherche s’inscrit dans la continuité de ces travaux tout en adoptant une approche plus globale. En analysant l’ensemble du corpus théâtral beckettien, elle met en évidence la complémentarité entre le langage verbal, le langage paraverbal et les indications scéniques. En s’appuyant sur les didascalies et la structuration spatiale et temporelle des œuvres beckettiennes, cette étude vise à enrichir l’analyse des mécanismes communicationnels qui caractérisent son théâtre minimaliste.
Méthodologie
Cette étude repose sur une analyse structurée en trois axes:
Pour approfondir cette analyse, la recherche adopte une approche structurelle des textes et s’appuie sur les théories de Franck Evrard, Marie-Claude Hubert, Bruno Clément et Anne Ubersfeld. L’objectif est de démontrer comment les éléments non verbaux influencent la structure dramatique et la perception du théâtre minimaliste de Beckett.
Ailleurs et Discours Théâtral
Dans son article paru en 1977, Anne Ubersfeld explore la nature du discours théâtral, soulignant que son essence ne réside pas dans la bouche qui le profère, ni dans le ‘je’ qui en est l'énonciateur, mais ailleurs. (Ubersfeld, 1977,
p. 10) Selon elle, le sens d'un discours théâtral «n'est pas constitué une fois pour toutes» et il est nécessairement atteint par la relativité des représentations successives. (Ubersfeld, 1977,
p. 10) Ce qui rend ce sens instable et plus ou moins changeant, est en rapport avec cet ailleurs qui existe dans la représentation. Mais où est cet ailleurs ou ce lieu qui est hors du personnage? Cet ailleurs constitutif du sens du discours de personnage, se trouve alors dans sa «situation de parole, dans le rapport à l'autre, et d'abord dans le lieu où est parlé le discours.» (Ubersfeld, 1977, p. 11) Cette citation d'Ubersfeld éclaire bien l'importance primordiale des éléments apparemment accessoires et secondaires, formant la situation d'énonciation, dans les œuvres dramatiques. Il existe donc une relation intrinsèque entre l’espace et le discours théâtral.
Dans le théâtre beckettien, toute incarcération spatiale doit être appréhendée non seulement au sens littéral, mais également au sens figuré. Dans Oh les beaux jours, l'enlisement de la femme dans le sable réfère non seulement à son lieu ou à son cadre, mais enrichit également le sens de son long monologue. De même, dans Fin de partie, les paroles de Nelle et Nagg sont liées au soulèvement du couvercle de la poubelle où ils sont enterrés. Autrement dit, c'est en soulevant le couvercle que leur discours commence. En ce sens, la poubelle elle-même devient un personnage, prenant littéralement la parole. Il existe donc un rapport direct entre la position d'énonciation et le discours tenu. À titre d'exemple, Ubersfeld explique que le discours d'un homme en prison, c'est avant tout le discours de la situation de parole je-en prison. C'est ainsi que l'énonciation elle-même devient un énoncé:
«Ainsi les fameuses stances de Polyeucte n'ont-elles sens que dans le contexte de la mortelle prison, elles sont paroles de la prison; on peut dire que l'énonciation se reverse sur l'énoncé, devient paradoxalement énoncé; le premier message est alors: je suis en prison, et le spectateur l'entend fort bien, ne s'y trompe pas du tout, tandis que le lecteur l'omet naturellement, puisqu'il ne le voit pas; ce non-dit du discours est souvent le message premier et principal, portant sur le lieu du discours: je parle de là.» (Ubersfeld, 1977, p. 11)
Tout système théâtral s'insère alors dans un double système de signes: d'une part, les signes linguistiques du discours et d'autre part, les signes émis par le décor et l'espace scénique. Comme le souligne Ubersfeld dans son article, cette dualité nous conduit à conclure que tout discours théâtral possède un double émetteur: le personnage d'une part, et l'espace scénique de l'autre. Cette configuration engendre des interférences (redoublement ou contradiction) significatives entre ces deux séries de signes. Par exemple, on peut le constater dans cet extrait:
«Le discours du roi Lear dans la lande sous la tempête peut résumer ainsi: je suis un Roi/ je suis (un roi) sans feu ni lieu, dans la tempête; et le discours de Lear devient (il est très facile d'en montrer les traces textuelles) un dialogue Lear- la lande sous l'orage; les fameuses invocations prennent alors leur sens.» (Ubersfeld, 1977, p. 13)
Ubersfeld nous rappelle qu'au théâtre, le personnage est en face d'une double situation de parole: l'une qui est proprement théâtrale, ayant peu de marques textuelles explicites, est la communication entre le personnage et le spectateur. C'est une situation de parole qui n'est nullement imaginaire, mais complètement concrète qui se matérialise dans la réalité physique de la représentation, à travers la présence tangibles et charnelle des personnages sur la scène. La seconde situation d'énonciation, plus imaginaire, se joue entre les protagonistes eux-mêmes. Bien qu'elle comporte davantage de marqueurs textuels que la première, elle demeure plus perceptible à travers les éléments scéniques que par le seul dialogue. En tout cas, au théâtre, les conditions d'énonciation anticipent sur le discours. Par exemple, dans Andromaque, elle n'a pas besoin de dire qu'elle est prisonnière de Pyrrhus puisque tous les signes textuels antérieurs culturels ou les signes scéniques le montrent bien. C'est ainsi qu'au théâtre «avant de dire quelque chose, la parole se dit elle-même.» (Ubersfeld, 1977, p. 14)
Beckett Montreur
Comme le souligne Stéphane Guinoiseau dans son ouvrage, pour Eugène Ionesco, la vocation du théâtre était d'étonner le spectateur. Dans cette même lignée, les pièces de Beckett ne se contentent pas seulement de surprendre, mais aussi de choquer le public. Les protagonistes beckettiens incarnent souvent des figures méprisées, en proie à une servilité obsédante à l'égard de leur environnement ou de leurs compagnons. Une corde au cou comme Lucky d'En attendant Godot, enterrée dans un mamelon comme Winnie d'Oh les beaux jours, aveugle paraplégique comme Hamm ou situés dans deux poubelles comme Nell et Nagg dans Fin de partie, ce sont quelques spectacles d'un «théâtre de cruauté, d'humanité» (Mélèse, 1996, p. 148) qui choquent le lecteur-spectateur:
«Chez Beckett, le langage de l'âme passe par celui du corps, les peines physiques créent des souffrances morales. Impotence et cécité font du personnage beckettien un être vulnérable, qui a besoin de l'autre pour subsister et qui serait réduit à la mort si l'autre l'abandonnait. […] Beckett offre au spectateur la vision d'un être dont le corps lui-même est une énigme, inquiétant miroir pour le spectateur, qui se voit renvoyer par le héros cette angoissante question: qui suis-je, si mon corps m'échappe?» (Hubert, 1994, p. 120)
Si l’on considère que «la loi fondamentale du théâtre est celle qui fait du spectateur un participant» et «un acteur décisif» (Ubersfeld, 1996, p. 32), les pièces de Beckett, réduisant tous les éléments de la scène tels que décors, costumes, lumières et même les comédiens, au profit du corps et de la parole, offrent au spectateur une expérience théâtrale épurée. En ce sens, nous pouvons souligner que le théâtre de Beckett est un théâtre minimalisme[2] et épuré qui focalise toute l'attention du spectateur d'abord sur le corps, puis sur la parole des personnages, un théâtre dans lequel les spectateurs sont pleinement immergés et impliqués. Dans une lettre à Georges Duthuit, Beckett parle de cet intérêt qu'il a pour un théâtre réduit:
«Moi je ne crois pas à la collaboration des arts, je veux un théâtre réduit à ses propres moyens, parole et jeu, sans peinture et sans musique, sans agréments. C’est là du protestantisme si tu veux, on est ce qu’on est. Il faut que le décor sorte du texte, sans y ajouter.» (Beckett, 2011, p. 216)
C'est par ces corps en perpétuelle souffrances qu'on peut appeler Beckett, reprenant le terme exact de Jean-Jacques Mayoux, un «montreur passionné de mise en scène» (1967: 20). Beckett montreur, «fait voir»[3] (Fourcé, 1970, p. 50) l'épuisement «asymptotique» des personnages incarcérés sur la scène par les personnes handicapés et décrépites, concrétisant ainsi la misérable condition humaine. En ce sens, selon Michèle Fourcé, le théâtre de Beckett est le contraire d'un anti-théâtre[4], «puisqu'il n'y a pas d'autre réalité que les gestes qui se font, les paroles qui se disent sur la scène, même, et surtout, si cette réalité est minime et dérisoire.» (Evrard,1988, p. 119)
Alors, le théâtre beckettien se résume-t-il d'abord dans le corps dont les caractéristiques évidentes sont les impuissances et impossibilités. Le corps morcelé, boiteux et paralysé est un thème récurrent dans les pièces de Beckett, qui se manifeste à travers des gestes pauvres et dérisoires. Dans Acte sans paroles I, les gestes maladroits de l'homme projeté sur la scène illustrent cette image du corps fragmenté. Dans Acte sans paroles II, les actes mécaniques de l'homme sorti du sac accentuent cette déshumanisation. Les chutes sinistres de Pozzo et Lucky dans En attendant Godot et les pas vacillants de Clov, accompagnés de ses jeux patauds avec l'escabeau, renforcent cette idée du corps mis à l'épreuve. De même, les gestes répétitifs de Hamm, aveugle, avec ses lunettes et son mouchoir dans Fin de partie témoignent de la mécanique de l’existence humaine, marquée par l’incapacité de changer ou de s’échapper de la condition corporelle. Enfin, le pourrissement corporel de Winnie et la tentative échouée de Willie pour l’approcher dans Oh les beaux jours complètent ce tableau de l’homme figé dans son espace corporel.
Tous ces gestes manifestent, au sens figuré, l’incarcération des personnages dans leurs propres corps, un phénomène qui va au-delà des sourires teintés d’amertume des spectateurs beckettiens. Ce phénomène est une illustration de l’impossibilité d’échapper à la condition humaine, souvent marquée par l’isolement et l’enfermement physique et existentiel.
N’oublions pas que les personnages beckettiens peuvent plus ou moins se mouvoir, enfoncés dans la poubelle ou le mamelon, cloués à leur chaise, aveugles ou culs-de-jatte, ils peuvent bouger ou faire quelques actes quoique péniblement, mais leurs mouvements n'aboutissent à aucun progrès. «Chaque tentative d’agir se solde par un échec, renvoyant le personnage à son impuissance.» (Colin, 2012) C'est précisément ici que la problématique de la communication beckettienne entre en jeu. Les personnages faibles aux troubles de vue, d'audition et de marche ont nécessairement besoin d'une autre présence pour rester en vie. Ces besoins imposent aux personnages des défis cruciaux dans leur lutte pour la survie, avant même de pouvoir envisager des aspirations émotionnelles. Chez Beckett, c'est le besoin, et non le désir, qui motive la communication. Lorsque les personnages sont dans la phase du besoin, ils se trouvent dans un état de dépendance matérielle ou vitale. En revanche, la phase du désir leur permettrait d'accéder à la liberté et au plaisir[5]. En ce sens, les personnages beckettiens dont les besoins élémentaires ne sont pas comblés, sont complètement dépendants et serviles. Ils n'éprouvent pas le plaisir de la communication, car leur état physique et leur misère les rendent dépendants.
Espaces Épuisés
Le problème des personnages va bien au-delà du handicap physique et verbal. Dans le théâtre beckettien, l'espace scénique ne fournit pas assez de liberté aux personnages pour pouvoir bouger et accomplir de nouveaux gestes. Alors, ils sont doublement enfermés par leur infirmité physique et par l'exiguïté du milieu extérieur. Comme Michèle Fourcé le remarque dans son livre, les personnages beckettiens n'ont pas non seulement la «perspective d'avenir nécessaire pour motiver leurs gestes» (1970: 86), ils sont également privés des conditions spatiales nécessaires à l'épanouissement de ces gestes. Dans Tous ceux qui tombent, M. et Mme. ROONY aspirent à se reposer pour apaiser leur douleur, mais il n'y a aucun objet sur lequel ils puissent s'asseoir un instant:
»MONSIEUR ROONY.- (…) Mais pourquoi ne pas nous asseoir
quelque part? Aurions- nous peur de ne plus pouvoir nous relever?
MADAME ROONY.- Nous asseoir sur quoi?
MONSIEUR ROONY.- Sur un banc, par exemple.
MADAME ROONY.- Il n'y a pas de banc.
MONSIEUR ROONY.- Alors sur un talus, laissons-nous tomber sur
un talus.
MADAME ROONY.- Il n'y a pas de talus.
MONSIEUR ROONY.- Alors on ne peut pas.» (Beckett, 1957, p. 60)
«S'asseoir», un acte si simple, devient un rêve inaccessible dans un monde clos et sans objet véritable. Les espaces scéniques réduisant les possibilités de gestes, font obstacle à l'établissement de toute communication avec le monde extérieur[6]. En attendant Godot commence par une indication spatio-temporelle très simple, néanmoins ambiguë; «Route à la campagne, avec arbre. Soir» (Beckett, 1952, p. 9). Selon Anne Ubersfeld, les didascalies ont une valeur programmatique et leur fonction est de «donner un ordre pour la construction d'une représentation réelle ou imaginaire» (Ubersfeld, 1999, p. 23). Quant aux didascalies d'espace et de temps aussi, elles doivent donner des ordres nécessaires au metteur en scène pour présenter ou au lecteur pour imaginer une scène de théâtre, mais par leur insuffisance, elles multiplient les trous textuels et ceux de la représentation[7]. L'espace beckettien reste alors troué, insuffisant, voire vide pour pouvoir compenser les limites crées par l'espace intérieur des personnages.
Quad (I, II), pièce écrite pour la télévision en 1980, est un bon exemple de l'espace vide beckettien. Quad présente un plan cinématographique et un décor théâtral fixe, un carré blanc au sol noir, dont la stabilité est perturbée par les entrées successives de quatre marcheurs fantomatiques aux quatre coins de la place. Un par un, l'un après l'autre, ils apparaissent en tunique à capuchon de couleur différentes dans Quad I et blanches dans Quad II[8], tête baissée et visage caché. La dramatisation est minime, sans aucun événement autre qu'apparition ou disparition des corps et leur obligation d'éviter la «zone de danger» du centre ou bien celle de «la rencontre des corps» par une marche abrupte en biais. Les corps semblent dissociés et indépendants de toute envie de bouger. La vitesse de leur marche est régie par l'automatisme et donne à leur danse un aspect mécanisé, systématique et inhumain. En fait, ce qui rend Quad unique ce n'est pas l'absence de dialogue. Actes sans paroles I et II (1957), Souffle (1969) et d'une certaine manière Nacht und Träume (1982) aussi sont des œuvres dramatiques gestuelles. Mais Quad est une pièce purement «chorégraphique» (Capdepont, 2015, p. 7):
«Quad présente une abstraction qui affiche un mouvement gratuit mais mathématiquement organisé, et de ce point de vue il constitue un cas unique dans l’œuvre de Beckett. Si le corps et son mouvement sont fondamentalement la préoccupation spécifique de la danse, alors Quad relève bel et bien de la chorégraphie.» (Kadivar, 2010)
Quad ne présente alors que des entrées et des sorties des quatre corps par une monotonie rythmique, parcourant des trajets bien précis dans un espace complètement vide et très limité. La pièce n'a ni début ni fin, le spectateur ne voit ni l'entrée du premier corps ni la sortie du dernier. La marche continue sans trêve et l'espace ne se modifie jamais soit par l'addition de n'importe quel objet ou par le changement de la scène pendant la durée de la représentation ou au moins de Quad I à Quad II.
Dans son interprétation de Quad, Gilles Deleuze évoque une notion très importante, «l'épuisement» qui est «tout le champ (objectif) du possible et se différentie de la fatigue, puisque le fatigué n'a épuisé que la réalisation et pour lui la possibilité demeure.» (Kadivar, 2010) En d'autres termes, «le fatigué ne peut plus réaliser, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser.» (Deleuze, 1992: 57) L'espace dans Quad est épuisé, tout comme les personnages de Beckett dans la majorité de ses œuvres. L'espace beckettien épuisé épuise en même temps les personnages: une rivalité constante s'établit entre l'espace et l'individu mais reste à savoir lequel l'emporte? Cela dépend de l'état d'âme de l'individu et de l'état existentiel d'espaces.
Toutes les possibilités des quatre marcheurs sont restreintes alors à un espace fermé et vide qui selon Liviu Dospinescu «semble être le concept-clé des stratégies textuelles et scéniques des pièces courtes de Samuel Beckett.»[9] Dans Quad, le spectateur se voit en face d'un vide absolu, vide d'actions, vide scénique, voire vide de sens. L'espace est épuisé du fait qu'il n'offre qu'une petite capacité de déplacement à ces marionnettes et que «des possibilités de signification de l'espace» (Dospinescu 2008,
p. 284) sont épuisées[10]. L'espace chez Beckett jouit de moindre potentialité et en résultat il ne rend possible que la moindre réalisation des actions. L'espace vide et épuisé bloquant le champ de possibilités épuise le héros, physiquement et mentalement. C'est à juste titre que Marie-Claude Hubert considère l'espace beckettien comme «le lieu de l'aliénation du corps» et une occasion dérisoire pour faire le geste:
«L'espace lui [corps] laisse la liberté dérisoire de se montrer et de se mouvoir, mais il est tout aussi aliénant puisque le héros ne peut en franchir les limites.» (Hubert, 1987, p. 91)
Il n'y a pas d'espace hors scène pour les personnages de Beckett. Ils sont à vrai dire cloués à l'espace de la scène théâtrale. Beckett a insisté à un tel point sur l'incapacité physique et la dépendance mentale et physique de l'un à l'autre que la possibilité de la présence des personnages dans d'autres lieux pour améliorer la situation est absolument inimaginable pour les spectateurs. Dans l'extrait suivant, Estragon propose à Vladimir de s'en aller, mais ils ne peuvent pas quitter cet espace où ils attendent Godot:
»ESTRAGON.- […] Allons-nous-en.
VLADIMIR.- On ne peut pas.
ESTRAGON.- Pourquoi?
VLADIMIR.- On attend Godot.» (Beckett, 1952, p. 16)
D'après Alain Satgé, la réplique «on ne peut pas» de Vladimir peut être considérée comme une référence insistante à la théâtralité du fait qu'en tant que spectateurs, par cette réplique, nous constatons également les acteurs et non seulement les personnages de l'œuvre, qui sont prisonniers sur la scène et sont obligés de jouer:
««On[11] ne peut pas», la référence insistante à la théâtralité, et à notre condition de spectateurs nous laisse entendre que c'est peut-être l'acteur qui parle, et rappelle son partenaire à ses obligations: ils sont là pour «jouer», prisonniers de la cage de scène, de leur texte, de leur contrat.» (Satgé, 1999, p. 121)
Cette réplique qui accentue l'impuissance des personnages beckettiens ou de ses acteurs à quitter l'espace se répète presque à la fin de la pièce, après le départ de Pozzo et Lucky, justement par les mêmes répliques du début de la pièce:
»ESTRAGON.- Allons-nous-en.
VLADIMIR.- On ne peut pas.
ESTRAGON.- Pourquoi?
VLADIMIR.- On attend Godot.» (Beckett, 1952, p. 67)
En fait, Beckett voudrait bien insister sur le fait que le spectateur doit bien saisir cette incapacité, cet enchaînement à la scène et ce prolongement cyclique, soit par ces répliques répétées, soit par la méthode d’«immobilité» qu'il emploie généralement à la fin de ses pièces. Ses personnages ne peuvent pas quitter la scène même lorsqu'ils décident de le faire. Car il y a une sorte d'interdépendance entre l'espace et le personnage; l'absence de l'un serait la victoire de l'autre. Cette rivalité permanente crée en fait un univers théâtral cohérent pour les spectateurs.
»VLADIMIR.- Nous n'avons plus rien à faire ici.
ESTRAGON.- Ni ailleurs.
[…]
ESTRAGON.- Alors il n'y a qu'à attendre ici.
[…]
ESTRAGON.- Alors, on y va?
VLADIMIR.- Allons-y.
Ils ne bougent pas.
RIDEAU.» (Beckett, 1952, p. 133)
Pour Clov, dans Fin de partie, le seul personnage capable de se mouvoir, «il n'y a pas d'autre place» (Beckett, 1957, p.20) pour pouvoir quitter Hamm. Celui-ci est cloué à sa chaise et son univers se limite à la même petite scène théâtrale avec une «lumière grisâtre», «sans meubles» (Beckett, 1957, p. 20) et presque vide. Le tour du monde pour lui se résume dans l'avancement de son fauteuil roulant par Clov, très près de murs:
«HAMM.- Fais-moi faire un petit tour. (Clov se met derrière le fauteuil et le fait avancer.) Pas trop vite! (Clov fait avancer le fauteuil.) Fais-moi faire le tour du monde! (Clov fait avancer le fauteuil.) rase les murs. Puis ramène-moi au centre. (Clov fait avancer le fauteuil.)» (Beckett, 1957, p. 13)
Dans cet espace, il y a «deux petites fenêtres, haut perchées» (Beckett, 1957, p. 13) par lesquelles Clov regarde de temps en temps le monde extérieur de ses faibles yeux, petite liberté dont est privée Hamm, aveugle et impotent. Ce dernier ne peut pas même sortir de ce lieu fermé pour entendre la mer de tout près. Il est tout comme un prisonnier dans sa cellule. Les troubles de l'ouïe aggravent cet emprisonnement, accentuant la dégradation intérieure et extérieure des personnages. L'extrait suivant incarne le point culminant du tragique chez les personnages beckettiens. Hamm ne peut pas quitter sa cellule pour entendre la mer. Il demande à Clov d'ouvrir la fenêtre pour l'entendre mais, la fenêtre ouverte, il n'entend toujours pas; son ouïe est trop faible. La communication avec le monde extérieur est presque impossible pour les personnages de Beckett:
»HAMM.- Ouvre la fenêtre.
Clov.- Pourquoi faire?
Hamm.- Je veux entendre la mer.
Clov.- Tu ne l'entendrais pas.
Hamm.- Même si tu ouvrais la fenêtre?
Clov.- Non.
Hamm.- Alors ce n'est pas la peine de l'ouvrir?
Clov.- Non.
Hamm (avec violence).- Alors ouvre-la! (Clov monte sur l'escabeau, ouvre la fenêtre. Un temps.) Tu l'as ouverte?
Clov.- Oui.
Un temps.
Hamm.- Tu me jures que tu l'as ouverte?
Clov.- Oui.» (Beckett, 1957, p. 86)
Il y a sans doute un rapport direct entre le degré de l'infirmité et l'étendue de l'espace dans lequel les personnages sont enfermés. Pour Nell et Nagg, l'espace est encore plus clos et limité que pour Clov et Hamm. Ils peuvent seulement soulever le couvercle des poubelles où ils habitent pour demander à Clov de leur apporter quelque chose à manger et pour se parler. Si Hamm ordonne à Clov de les boucler, ils ne peuvent plus même sortir leurs têtes de leur lieu d'habitation. On ne doit pas oublier que le théâtre de Beckett est un théâtre de réduction et de dégradation à tous égards. Tout est en dégradation: l'espace, le langage, l'homme, l'univers et même l'écriture. Tout se précipite à la perte, au vide, au manque et à la souffrance. Le théâtre de Beckett est un compte à rebours de tout, une descente en dégradation, au degré zéro de sentiment, de logique, de langue et de soi.
Tout comme la condition physique des personnages qui ne s'améliore jamais mais s'aggrave durant la pièce, l'habitat de ces personnages ne devient jamais plus grand ou plus lumineux, il demeure inchangé ou bien il se dégrade. Nell et Nagg racontent qu'ils habitaient autrefois dans les poubelles remplie de sciures, moins dures que le sable:
»NAGG.- On a changé ta sciure?
NELL.- Ce n'est pas la sciure. (Un temps. Avec lassitude.) Tu ne peux
pas être un peu précis, Nagg?
NAGG.- Ton sable alors. Quelle importance?
NELL.- C'est important.
Un temps.
NAGG.- Autrefois c'était de la sciure.
NELL.- Hé oui.
NAGG.- Et maintenant c'est du sable. (Un temps.) De la plage.
(Un temps. Plus fort.) Maintenant c'est du sable qu'il va chercher à la
plage.
NELL. Hé oui.
NAGG.- Il te l'a changé ?
NELL.- Non.
NAGG.- A moi non plus. (Un temps.)» (Beckett, 1957, p. 32)
Comme nous l'avons déjà étudié, Winnie d'Oh les beaux jours habite dans un mamelon où elle est enterrée jusqu'au-dessus de la taille et qui la prendra jusqu'au cou dès le début du deuxième acte. Les deux personnages (A) et (B) du mime Actes sans paroles II sont enfermés dans leurs sacs «sur une plate-forme étroite dressée d'une coulisse à l'autre.» (Beckett, 1996, p. 105) Ils en sortent tour à tour tous les matins, s'habillent et se déshabillent juste près de leurs sacs.
Dans Actes sans paroles I, l'espace n'est pas apparemment clos et très limité. Comme dans le cas d'En attendant Godot où les personnages étaient sur une route à la campagne, ici le protagoniste est dans un désert. Concernant En attendant Godot, nous devons nous rappeler qu'ils étaient restés toujours dans un endroit précis et limité, près de l'arbre et jusqu’à la fin de la pièce, ils étaient incapables de non seulement quitter la place mais d'aller plus loin que le point de rencontre avec Godot. Dans Actes sans paroles I, le personnage est apparemment capable de changer de place, premièrement parce qu'il n'est pas infirme, ce qui est le problème de plusieurs personnages beckettiens, deuxièmement parce qu'il est dans un espace ouvert, ce qui évoque intrinsèquement plus de liberté, et troisièmement puisqu'il n'a pas un partenaire à qui il soit aliéné, comme Clov ou Lucky. Mais ce n'est qu'une courte illusion pour nous lecteurs ou spectateurs, si l'attente de Vladimir et Estragon les obligeait de ne pas quitter leur espace, dans Actes sans Paroles I, Beckett a créé une nouvelle obligation ou mieux vaut dire un obstacle plus concret. Ce sont les premières actions par lesquelles commence la pièce:
«Projeté à reculons de la coulisse droite, l'homme trébuche, tombe, se
relève aussitôt, s'époussette, réfléchit.
Coup de sifflet coulisse droite.
Il réfléchit, sort à droite.
Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt,
s'époussette, réfléchit.» (Beckett, 1957, p. 117)
Après chaque coup de sifflet, entendu des coulisses droite, gauche et en haut, le personnage avance vers la voix et chaque fois il est rejeté et jeté par terre par une force invisible et inconnue. Dans ce désert chaud et vide, Il poursuit cette unique voix, peut-être dans l’espoir de trouver quelqu’un qui lui donne à boire, communique avec lui et, en somme, le sauve. Il est totalement enfermé dans cet espace, pourtant vaste et en apparence libre.
Temporalité Ralentie
Il n'est pas étonnant si dans ces espaces inhospitaliers et limités, pour les personnages qui n'ont «rien à faire»[12] (Beckett, 1952, p. 9),
«le temps apparaît arrêté»[13], pour les lecteurs-spectateurs aussi, mais plutôt pour les spectateurs. D'après Bruno Clément (Clément, 2018, p. 104-106) la question du temps dans les œuvres dramatiques de Beckett peut être examinée par le lien que son texte entretient avec la poétique dramatique classique. Il explique que suivant les règles classiques du «poème dramatique», entre le temps fictif de l'intrigue et le temps réel de la représentation, il ne faut qu'un moindre écart, ce qui provoque un «sentiment de vérité» chez le spectateur. Autrement dit, le texte de Beckett respecte en quelque sorte, l'unité du temps du théâtre classique. En attendant Godot en est un bon exemple:
«C’est précisément ce qui arrive dans En attendant Godot, et cette coïncidence explique sans doute en grande partie l’empathie que le spectateur éprouve souvent pour ce qui se passe (ne se passe pas, serait plus juste) sur la scène. Il vit, en spectateur, la même durée que les personnages. Et le temps, qui est, à n’en pas douter, l’un des thèmes majeurs de la pièce, lui dure autant qu’à Vladimir ou à Estragon. Ce traitement de la temporalité est l’une des causes probables du sentiment de vérité que suscite ordinairement le théâtre de Beckett. Tout y est si ‘vraisemblable’ que cela finit par être ressenti comme vrai.» (Clément, 2018, p. 105-106)
Cette vraisemblance ou ce «sentiment de vérité» renforcé par le temps, participe bien à la compréhension du caractère immuable du temps chez Beckett. N'ayant rien à dire, n'ayant rien à faire, les personnages parlent et se parlent pour lutter contre l'obsessionnel poids du temps. Dans l'exemple comique, ci-dessous, les jeux langagiers accompagnent les «jeux clownesques» (Berton, 2007, p. 330) seulement en but de passer le temps:
«VLADIMIR.- Misérable!
ESTRAGON.- C'est ça, engueulons- nous. (Échanges d'injures.
Silence.) Maintenant
raccommodons-nous.
VLADIMIR.- Gogo!
ESTRAGON.- Didi!
VLADIMIR.- Ta main!
ESTRAGON.- La voilà!
VLADIMIR.- Viens dans mes bras !
ESTRAGON.- Tes bras?
VLADIMIR. (Ouvrant les bras).- Là-dedans!
ESTRAGON.- Allons-y.
Ils s'embrassent. Silence.
VLADIMIR.- Comme le temps passe quand on s'amuse!» (Beckett, 1952, p. 106)
Si nous voulons fixer un objectif pour les personnages démotivés et épuisés de Beckett, cet objectif commun ne sera rien d'autre que tuer le temps. Ils tuent le temps pour avoir du temps; paradoxe existentiel qui règne toute œuvre beckettienne. Il semble que les personnages de Beckett aient besoin du passage du temps pour se débarrasser de leur situation pénible, mais ils savent en même temps que rien ne s'améliorera, même lorsqu'ils approcheront de la fin qu'ils attendent. La fin qui n'arrive jamais. Cascando s'ouvre sur ce thème beckettien familier, la recherche pour mette fin au langage. Le désir de finir l'histoire et de s'apaiser est perçu tout au long de la pièce:
«VOIX (bas, haletant).- Histoire…si tu pouvais la finir…tu serais tranquille…pourrais dormir…pas avant…oh je sais…j'en ai fini…des mille et des une…fait que ça…ça ma vie…en me disant…finis celle-ci…c'est la bonne…après tu seras tranquille…pourras dormir…plus d'histoires…plus de mots…« (Beckett, 1996, p. 47)
Dans paroles et musiques, après quelques disputes, les protagonistes s'accordent sur le vieillissement et la fin. À la fin de cette courte pièce, PAROLES chante, accompagnée de MUSIQUE:
«Puis un pas dedans
À travers l'ordure
Vers le noir où
Fini de mendier
Fini de donner
Plus de mots plus de sens
Fini d'avoir besoin
À travers l'immondice
Un peu plus bas
Jusqu'au noir d’où
La source s'entrevoit.» (Beckett, 1996, p. 77)
Dans En attendant Godot, Vladimir rêve de cette fin:
«ESTRAGON.- Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends
toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement).- Le dernier moment…( Il médite.)
C'est long, mais ce sera bon.» (Beckett, 1952, p. 11)
Toujours parler de la fin, un terme indéterminé par nature (un dénouement heureux ou malheureux?), parfois sans aucun référent ni complément du nom (la fin de quoi?) renforce véritablement la confusion du spectateur qui s’aperçoit de l’incertitude des personnages et d’une représentation qui ne progresse pas.
«C'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir» (Beckett, 1957, p. 15), ce sont les premières répliques de Clov dans Fin de partie. Dans son interprétation philosophique de cette pièce, Franck Evrard met en rapport les notions du temps et le non-sens de la vie chez les êtres humains:
«Piégé entre sa quête de sens et son impossibilité d'en trouver, entre sa soif d'absolu et l'inanité de toutes choses, l'homme est pitoyable. Exister, c'est attendre la fin. Le drame de l'existence est justement dans cette fin en devenir, qui n'en finit pas de finir.» (Evrard, 1988,
p. 11)
Dans l'attente de la fin, les personnages sont coincés dans une sorte d'inertie et de figement temporel. C'est le présent qui se répète et paraît ne pas avancer:
«HAMM.- (…) Quelle heure est-il?
CLOV.- La même que d'habitude.» (Beckett, 1957, p. 18)
Le passage du temps ne change rien pour les personnages beckettiens, le lendemain qu'attendent Vladimir et Estragon pour l'arrivée de Godot ne viendra jamais[14], ni la fin de partie pour Hamm et Clov, ni de beaux jours pour Winnie. En fait, il n'y a pas de fin dans le théâtre de Beckett. Au mieux, les personnages reviennent à leur premier point. Tous leurs gestes et paroles sont répétitifs et donc circulaires. La fin et le début des pièces sont identiques comme s'il n'y avait rien entre les deux.[15] Les répétitions de paroles et de mouvements illustrent bien cette immuabilité temporelle. Dans va-et-vient la structure de toute la pièce est circulaire. Elle est divisée en trois séquences exactement égales pendant lesquelles un personnage sort et revient après avoir terminé son circuit, prenant un siège différent de celui sur lequel il était assis au début. En ce sens, les personnages se déplacent également autour de leurs sièges en forme d'anneau. (Beckett, 1957, p. 39-44) Sauf ces mouvements rythmiques et les répliques ambiguës, il se ne passe rien dans cet univers théâtral.
La monotonie de tous les éléments paraverbaux, tels que le décor, la lumière, les vêtements, etc. et des éléments verbaux révèle l'uniformité des moments beckettiens. Le temps réel passe cruellement dans un lieu hors de la scène, dans le monde derrière la fenêtre dont parlent Hamm et Clov, dans un lieu loin de l'habitat actuel de Winnie, dans son passé lointain. Il ne passe pas près de l'arbre où Vladimir et Estragon attendent, pas près de la table où Krapp passe ses moments avec son magnétophone. En regrettant du bonheur ou en le souhaitant, les personnages de Beckett ne peuvent qu’attendre, comme si les moments aussi étaient dans l'attente de quelque chose. Mais il faut une solution pour combler le vide du temps, pour pouvoir tolérer son poids imposé. Alors, tous les éléments théâtraux deviennent des prétextes pour se débarrasser des moments pénibles qui ne s'achèvent pas. Certains actes chez Beckett, ne sont que des exercices pour passer le temps en attendant:
»ESTRAGON.- Qu'est-ce qu'on fait maintenant?
VLADIMIR.- En attendant.
ESTRAGON.- En attendant.
Silence.
VLADIMIR.- Si on faisait nos exercices?
ESTRAGON.- Nos mouvements.
VLADIMIR.- D'assouplissement.
ESTRAGON.- De relaxation.
VLADIMIR.- De circumduction.
ESTRAGON.- De relaxation.
VLADIMIR.- Pour nous réchauffer.
ESTRAGON.- Pour nous calmer.
VLADIMIR. Allons-y.» (Beckett, 1952, p. 107)
À la fin d'Oh les beaux jours, le personnage ne peut plus se servir des actes pour faire passer le temps. Il n'y a plus de geste possible et ce qui reste c'est la parole saccadée et fragmentée qui devient l'image par excellence d'une âme en détresse.
Dans Comédie, la parole, cette seule possibilité est extorquée aux personnages immobiles par un projecteur qui se braque sur leurs visages. Dans Catastrophe, toute possibilité d'action s'effaçant, le temps pour le protagoniste est à l'extrême immobilité. Dans ces dramaticules, les personnages ne sont pas même les maîtres de leur parole. Si dans Fin de partie, En attendant Godot et Oh les beaux jours, le temps ne va pas vite, dans ces petites pièces le temps ne va pas du tout. En tout cas, être ancré dans un présent actuel et «omnitemporel» (Leblanc, 1997, p. 61), pour reprendre l’expression exacte d'Evelyne Leblanc, est le sort commun des personnages beckettiens. Le temps s'est également arrêté pour les spectateurs qui ne voient rien sur la scène. Ils tuent aussi le temps, assis sur leur siège_ plus que les lecteurs. Mais la question qui vient à l'esprit de chaque spectateur est la suivante: comment aurait-il pu y avoir un beau passé pour ces personnages emprisonnés dans ces moments immuables et dans ces espaces limités ? Toute beauté ou bonheur lié au passé, aussi petit et court soit-il, peut-il être simplement la création mentale des personnages impuissants de Beckett?
Conclusion
L'étude du langage paraverbal à travers les gestes, les éléments scéniques et les indications du dramaturge, ainsi que l'étude du langage verbal à travers les conversations, révèlent que la caractéristique minimaliste de l'écriture de Beckett se manifeste non seulement dans le corps des personnages, qui constitue la première image présentée dans la pièce, mais aussi dans d'autres éléments paraverbaux tels que l’espace et le temps. Les personnages de Beckett sont non seulement incapables de communiquer et de se développer physiquement et linguistiquement, mais ils sont également privés des conditions nécessaires à toute activité. Ils sont essentiellement enfermés dans trois prisons: celle de leurs corps, de l'espace et du temps.
Beckett crée un univers où l'absurdité de la condition humaine est mise en lumière de manière crue et dépouillée. Ses personnages, dépourvus de perspective d'avenir et enfermés dans une existence où les gestes sont vidés de leur sens, incarnent la lutte incessante contre l'immobilisme imposé par leurs propres limitations et par un environnement oppressant. L'espace scénique minimaliste devient ainsi un reflet de leur monde intérieur, restreint et sans issue.
Ce sentiment d'enfermement et de stagnation est accentué par l'absence de progression narrative traditionnelle. Les actions et les dialogues des personnages tournent en rond, soulignant l'inutilité de leurs efforts pour trouver un sens ou un accomplissement. Le temps, au lieu d'être un vecteur de changement ou de développement, devient une autre dimension de leur prison, où chaque instant est une répétition du précédent sans espoir de libération.
Dans toutes les pièces de Beckett, les efforts des personnages pour maintenir une conversation ou une activité physique aboutissent à une impasse. Le récit ne se construit pas. Il n'y a pas d'activité significative. Il n’y a pas de véritable conversation, et le temps semble s'être arrêté. Il n'y a ni passé ni avenir; tout est figé dans un moment qui ne parvient jamais à l'issue attendue par les personnages épuisés de Beckett.
[1] Dans la majorité des sources, le langage verbal est défini par rapport à la non-verbalité. Un langage est non-verbale au cas où la parole en est exclue.
[2] Le théâtre techniquement minimaliste de Beckett est le plus maximaliste en terme d'émotion. (Voir Pareja, 2014, consultable sur https://manifesto-21.com/decor-minimum-impact-maximum/ consulté le 15 décembre 2019.)
[3] Pour Michèle Fourcé le «montreur» révélé par Mayoux signifie «faire voir». (Fourcé, 1970, p. 50.)
[4] D'un autre point de vue, le théâtre beckettien est fondamentalement anti-théâtral du fait que ses pièces ne se conforment pas aux exigences de la scène. (MAURICE Jean, «La théâtralité dans En attendant Godot et Fin de partie», dans Evrard, 1988, p. 119.)
[5] Sur la différence entre désir et besoin, Bachelard dit: «La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin.» (Bachelard 1949 [1992], p. 26)
[6] Pour le théoricien des sciences sociales Gregory Bateson, la communication étant un processus social permanent, intègre de multiples modes de comportement comme la parole, le geste, le regard, la mimique et «l’espace interindividuel.» (Voir Bateson et al., 1981, p. 24)
[7] Les trous de la présentation qui sont les signes non-linguistiques du texte original peuvent être remplis par le texte de la mise en scène. D'après Ubersfeld, il y a deux systèmes de signes dans le théâtre. L'un verbal, celui du texte (original) et l'autre verbal et non-verbal qui est celui de la représentation. Ce dernier n'est pas le produit exact et direct du texte (original). C'est l'addition du texte de la mise en scène au texte (original) qui crée la représentation. Le metteur en scène peut combler certains trous du texte original à moins que l'écriture ne soit pas entamée. (Voir Ubersfeld, 1996, p. 19-27.)
[8] La décoloration des vêtements des personnages peut représenter l'épuisement de leur corps et de leur âme.
[9] Dans son article, Dospinescu a étudié spécialement les espaces vides beckettiens du point de vue phénoménologique. «Le minimalisme beckettien est en fin de compte une réduction phénoménologique des figures théâtrales. L'effacement du symbolique est une manière de libérer la figure scénique de toute adhérence sémiotique et de forcer un retour à la nature première des signes, à leur présence. […] l'épuisement de l'espace semble être le principe directeur des stratégies du minimalisme beckettien.» (Dospinescu, 2008, p. 279.) Si l'on veut déterminer plus exactement le concept de «l'épuisement de l'espace» chez Beckett, on doit signaler que le lieu exact de l'épuisement dans l'espace vide de Quad est «le point E» du centre qui selon Less Essif est le seuil de l'abîme «the threshold of the abyss» et peut signifier «Empty». (Essif, 2001, p. 87.)
[10] Si l'on veut déterminer plus exactement le concept de «l'épuisement de l'espace» chez Beckett, on doit signaler que le lieu exact de l'épuisement dans l'espace vide de Quad est «le point E» du centre qui selon Less Essif est le seuil de l'abîme «the threshold of the abyss» et peut signifier «Empty». (Essif, 2001, p. 87.)
[11] En fait, «on» désigne plutôt «ils», les actants et les acteurs du théâtre.
[12] C'est la première réplique d'Estragon après laquelle commence la communication verbale des personnages.
[13] «VLADIMIR.- Le temps s'est arrêté.» (Beckett, 1952,
p. 50)
[14] Godo est une personne inconnue pour Estragon et Vladimir. Même s'il vient UN jour, il ne pourra probablement améliorer leur situation de vie, mais au contraire. Cette réplique de Garçon nous fait douter de la bienveillance de ce Salvateur: «VLADIMIR.- Il ne te bat pas? / GARÇON: Non monsieur, pas moi. / VLADIMIR.- Qui est-ce qu'il bat?/ GARÇON.- Il bat mon frère, monsieur.» (Beckett, S., En attendant Godot, 1952: 71.)
[15] La fin de partie est un exemple explicite du langage initial et verbal identiques chez Beckett:
Le début |
La fin |
HAMM.-(…) A moi. (Un temps.) De jouer. (p. 16) |
HAMM.-(…) A moi. (Un temps.) De jouer. (p. 111) |
Il donne un coup de sifflet. (p. 17) |
Il siffle. (p. 111) |
Il ôte le mouchoir de son visage (…) il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui(…) plie soigneusement le mouchoir et le met délicatement dans la poche du haut de sa robe de chambre. (pp. 7-18) |
Il sort son mouchoir (…) il déplie le mouchoir (…) il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui (…) il approche le mouchoir de son visage. (p. 112) |
mouvements illustrent bien cette immuabilité temporelle. Dans va-et-vient la structure de toute la pièce est circulaire. Elle est divisée en trois séquences exactement égales pendant lesquelles un personnage sort et revient après avoir terminé son circuit, prenant un siège différent de celui sur lequel il était assis au début. En ce sens, les personnages se déplacent également autour de leurs sièges en forme d'anneau. (Beckett, 1957, p. 39-44) Sauf ces mouvements rythmiques et les répliques ambiguës, il se ne passe rien dans cet univers théâtral.
La monotonie de tous les éléments paraverbaux, tels que le décor, la lumière, les vêtements, etc. et des éléments verbaux révèle l'uniformité des moments beckettiens. Le temps réel passe cruellement dans un lieu hors de la scène, dans le monde derrière la fenêtre dont parlent Hamm et Clov, dans un lieu loin de l'habitat actuel de Winnie, dans son passé lointain. Il ne passe pas près de l'arbre où Vladimir et Estragon attendent, pas près de la table où Krapp passe ses moments avec son magnétophone. En regrettant du bonheur ou en le souhaitant, les personnages de Beckett ne peuvent qu’attendre, comme si les moments aussi étaient dans l'attente de quelque chose. Mais il faut une solution pour combler le vide du temps, pour pouvoir tolérer son poids imposé. Alors, tous les éléments théâtraux deviennent des prétextes pour se débarrasser des moments pénibles qui ne s'achèvent pas. Certains actes chez Beckett, ne sont que des exercices pour passer le temps en attendant:
»ESTRAGON.- Qu'est-ce qu'on fait maintenant?
VLADIMIR.- En attendant.
ESTRAGON.- En attendant.
Silence.
VLADIMIR.- Si on faisait nos exercices?
ESTRAGON.- Nos mouvements.
VLADIMIR.- D'assouplissement.
ESTRAGON.- De relaxation.
VLADIMIR.- De circumduction.
ESTRAGON.- De relaxation.
VLADIMIR.- Pour nous réchauffer.
ESTRAGON.- Pour nous calmer.
VLADIMIR. Allons-y.» (Beckett, 1952, p. 107)
À la fin d'Oh les beaux jours, le personnage ne peut plus se servir des actes pour faire passer le temps. Il n'y a plus de geste possible et ce qui reste c'est la parole saccadée et fragmentée qui devient l'image par excellence d'une âme en détresse.
Dans Comédie, la parole, cette seule possibilité est extorquée aux personnages immobiles par un projecteur qui se braque sur leurs visages. Dans Catastrophe, toute possibilité d'action s'effaçant, le temps pour le protagoniste est à l'extrême immobilité. Dans ces dramaticules, les personnages ne sont pas même les maîtres de leur parole. Si dans Fin de partie, En attendant Godot et Oh les beaux jours, le temps ne va pas vite, dans ces petites pièces le temps ne va pas du tout. En tout cas, être ancré dans un présent actuel et «omnitemporel» (Leblanc, 1997, p. 61), pour reprendre l’expression exacte d'Evelyne Leblanc, est le sort commun des personnages beckettiens. Le temps s'est également arrêté pour les spectateurs qui ne voient rien sur la scène. Ils tuent aussi le temps, assis sur leur siège_ plus que les lecteurs. Mais la question qui vient à l'esprit de chaque spectateur est la suivante: comment aurait-il pu y avoir un beau passé pour ces personnages emprisonnés dans ces moments immuables et dans ces espaces limités ? Toute beauté ou bonheur lié au passé, aussi petit et court soit-il, peut-il être simplement la création mentale des personnages impuissants de Beckett?
Conclusion
L'étude du langage paraverbal à travers les gestes, les éléments scéniques et les indications du dramaturge, ainsi que l'étude du langage verbal à travers les conversations, révèlent que la caractéristique minimaliste de l'écriture de Beckett se manifeste non seulement dans le corps des personnages, qui constitue la première image présentée dans la pièce, mais aussi dans d'autres éléments paraverbaux tels que l’espace et le temps. Les personnages de Beckett sont non seulement incapables de communiquer et de se développer physiquement et linguistiquement, mais ils sont également privés des conditions nécessaires à toute activité. Ils sont essentiellement enfermés dans trois prisons: celle de leurs corps, de l'espace et du temps.
Beckett crée un univers où l'absurdité de la condition humaine est mise en lumière de manière crue et dépouillée. Ses personnages, dépourvus de perspective d'avenir et enfermés dans une existence où les gestes sont vidés de leur sens, incarnent la lutte incessante contre l'immobilisme imposé par leurs propres limitations et par un environnement oppressant. L'espace scénique minimaliste devient ainsi un reflet de leur monde intérieur, restreint et sans issue.
Ce sentiment d'enfermement et de stagnation est accentué par l'absence de progression narrative traditionnelle. Les actions et les dialogues des personnages tournent en rond, soulignant l'inutilité de leurs efforts pour trouver un sens ou un accomplissement. Le temps, au lieu d'être un vecteur de changement ou de développement, devient une autre dimension de leur prison, où chaque instant est une répétition du précédent sans espoir de libération.
Dans toutes les pièces de Beckett, les efforts des personnages pour maintenir une conversation ou une activité physique aboutissent à une impasse. Le récit ne se construit pas. Il n'y a pas d'activité significative. Il n’y a pas de véritable conversation, et le temps semble s'être arrêté. Il n'y a ni passé ni avenir; tout est figé dans un moment qui ne parvient jamais à l'issue attendue par les personnages épuisés de Beckett.