نوع مقاله : مقاله پژوهشی
نویسنده
استادیار، گروه زبان و ادبیات فرانسه، دانشکده زبانهای خارجی، دانشگاه اصفهان، اصفهان، ایران
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Introduction
L’exotisme joue un rôle majeur dans la création littéraire et artistique; en remontant jusqu’à l’antiquité, nous constatons la trace du voyage et de l’exotisme dans la littérature. Comme le soulignent Forest et Conio, «en littérature, l’exotisme consiste à évoquer des pays lointains et peu familiers au lecteur. Leurs paysages, leurs coutumes, leurs habitants deviennent alors des éléments plus ou moins importants du récit auquel ils s’intègrent.» (1993, p. 50)
Cette recherche s’intéresse à la place du voyage et de l’exotisme dans la littérature postmoderne. Sans doute la littérature contemporaine témoigne-t-elle des transformations et de la complexité contemporaine. Les analystes de la postmodernité s’accordent à dire que cette époque est celle du chaos, de l’inattendu et qu'elle rejette toute sorte d'engagement idéologique. Le postmoderne dans la littérature désigne la fin de la théorie, le retour du sujet et du récit, mais sur un mode ironique: «Il ne s’agit plus aujourd'hui d'inventer du neuf mais de travailler avec ce dont la culture et la pensée héritent.» (Blanckeman et al., 2004, p. 25) Le pastiche et la parodie sont les formes les plus courantes à cette époque. Ces formes de l’écriture se voient chez des écrivains comme Jean Echenoz et Jean-Philippe Toussaint. Comme l’affirme Gontard, «le sujet postmoderne éprouve le besoin de renarrativiser son existence: au plan romanesque, cette renarrativisation se traduit par un procès de réécriture qui prend ici encore appui […] sur le roman parodique» (2003, p. 69).
L’objectif de cette recherche est de comprendre la manière dont l’exotisme est représenté dans l’œuvre d’Echenoz et d’analyser en quoi cette représentation reflète les préoccupations contemporaines liées à la notion d’altérité et au déplacement. À travers l’étude de Les Grandes Blondes, nous souhaitons explorer comment l’exotisme devient un miroir de la société postmoderne, où le voyage, loin d’être un simple déplacement géographique, devient une quête individuelle de sens et de liberté.
Le choix de ce roman se justifie par l’importance fondamentale du thème du déplacement chez Echenoz, un trait distinctif de son œuvre au sein de la littérature postmoderne. La question du voyage et du déplacement dans l’œuvre d'Echenoz constitue une problématique visible dès ses premiers romans. Dans Je m’en vais (1999), l’action se déroule dans les régions arctiques; dans Les Grandes Blondes, en Inde; dans Nous trois (1992), le lecteur parcourt la planète entière; et dans Cherokee (1983), il est question de courses-poursuites dans Paris. Et dans Un an (1997) le personnage principal erre en France. «Partir» c’est le thème principal de son œuvre; ses personnages annoncent toujours le désir de partir vers un lieu non déterminé. Chez eux, il s’agit d'abandons, de ruptures et de disparitions. Le personnage principal des romans d’Echenoz se déplace sans cesse à la recherche d’un bonheur personnel, d’un mode de vie dégagé de toute contrainte. Ses personnages afin de prendre leur distance avec la réalité et fuir la pesanteur de leur quotidien et l'ennui qui les guette, décident de voyager et de partir. En effet, par leur déplacement, ils veulent donner un sens à leur existence. La raison pour laquelle nous avons choisi Les Grandes Blondes c’est que dans ce roman, les personnages se déplacent sans cesse et nous offrent plus de déplacements que les autres romans échenoziens. Le roman commence par une recherche: Salvador qui est le directeur d’une émission télévisée, cherche Gloire Abgrall qui était une chanteuse populaire. Pour la trouver, il rencontre Jouve qui dirige une agence de détectives privés et lui remet un dossier au sujet de Gloire Abgrall qu’il lui demande de retrouver. Auparavant, Gloire a été jugée pour le meurtre de son amant mais depuis sa sortie de prison, elle essaye de se cacher du public. Ainsi quand elle comprend qu’on la recherche, elle essaie de se cacher en se déplaçant. Elle est d’abord en Bretagne où elle vit sous un autre nom, puis elle séjourne brièvement à Paris, ensuite en Australie et en Inde, et enfin en Normandie. Ce sont ces déplacements qui nous permettent de comprendre la façon dont est perçue la notion d’exotisme dans une œuvre postmoderne et de reconnaître le regard de l’homme d’aujourd’hui sur l’altérité.
Dans cette étude, nous partons de l’hypothèse que, chez Echenoz, l’exotisme n’est pas un simple décor, mais un moyen de critiquer la société et de mettre en lumière l’isolement, la vacuité de l’individualisme et la fuite du quotidien dans une société hypermoderne.
Georg Lukács, écrivain et critique hongrois, considère que la littérature est un miroir qui reflète la société et qu’il y a une concordance entre le personnage romanesque et la société. (1967, p. 80) Tout en s’appuyant sur les points de vue de Lukács, on pourrait dire que bien qu’il y ait une impression de désocialisation apparente dans les romans d’Echenoz, il essaie de montrer les tares du milieu d’une manière oblique, à travers ses personnages. En effet, comme l’affirme bien Lukács, «le personnage est un élément inséparable de la société et il est sans cesse sous l'influence des conditions dominantes dans la société.» (1967, p. 89) De cette façon, on peut considérer le portrait du personnage échenozien comme le portrait de l’homme d’aujourd'hui. À travers le comportement du personnage échenozien envers l’autre, nous pouvons éclairer l’attitude de l’homme contemporain vis-à-vis d’Autrui.
En nous appuyant sur la réflexion de Gilles Lipovetsky dans L’Ère du vide, nous partons de l’idée que l’individualisme caractérise l’homme d’aujourd’hui. Ce point de départ nous amène à examiner comment cette tendance à l’individualisme se manifeste dans la présentation de l’exotisme chez un voyageur isolé. Parallèlement, nous intégrerons les perspectives de Marc Augé, qui décrit notre époque comme marquée par un excès d’espace. Cette caractéristique contemporaine nous permettra d’analyser la singularité du modèle de représentation chez Echenoz et d’explorer les raisons pour lesquelles l’écrivain a choisi un cadre exotique pour son roman. Ainsi, en reliant ces différentes idées, nous mettrons en lumière la manière dont l’individualisme et l’excès d’espace influencent la perception de l’autre dans le contexte des récits de voyage. L’excès d’espace vient de l’accélération des moyens de transport qui rendent plus faciles les déplacements au point où «l’excursion, le voyage, le séjour à l’étranger sont maintenant des actes rituels de notre vie». (Mathé, 1972, p. 165)
Perspectives historiques de la recherche:
A notre époque, les articles qui abordent la question de l’exotisme littéraire se concentrent plutôt sur les questions de l’interculturalité et la littérature francophone. Par exemple, ces deux articles les plus récents: «L’exotisme littéraire ou l’écriture de l’altérité dans la pensée d’Abdelkebir Khatibi: Enjeux éthiques et interculturels» (Najeh, 2023), explore l’éthique de l’altérité et le lien entre l’exotisme et l’écriture de la différence dans un contexte interculturel. Ce travail permet de poser les bases de la réflexion sur l’altérité, un élément clé dans l’analyse de l’exotisme. E, l’article «Le Métro parisien: Figure de l'exotisme postcolonial» (Anyinefa, 2003) met en lumière la manière dont l’exotisme postcolonial se manifeste dans un contexte urbain, offrant une perspective intéressante sur la modernité et l’exotisme dans un monde globalisé.
Quant aux travaux de recherche sur l’œuvre d’Echenoz, on pourrait faire allusion à «Parti pour nulle part: Parodie du récit de voyage dans Je m’en vais (1999)» (2015), où Gray interroge les procédés parodiques mis en œuvre par Echenoz dans Je m’en vais pour mettre en lumière leurs implications pour les récits de voyage. Et Goulet dans son article «Tout est bon dans le phoque»: réimaginer l’ailleurs contemporain avec Jean Echenoz (2016), met en lumière le malaise du sujet contemporain et sa manière «vectorielle» de voyager. Selon Goulet, Echenoz concourt à déconstruire «l’idée qu’il existe une manière objective et authentique d’appréhender un lieu, sans qu’il ne soit affecté par un ensemble de projections, de fantasmes, d’images, de perceptions, etc.» (2016, p. 50)
On peut également mentionner l’article «Épuisement de l’exotisme et voyage en creux: sur une redéfinition de l’ailleurs et de l’altérité dans les années 2010» (Porra, 2018). L’auteur de cet article en se concentrant sur quatre romans dont l’un est Envoyée spéciale (2016) d’Echenoz, met l’accent sur le fait qu’à l’époque postmoderne nous assistons à une redéfinition de l’ailleurs et qu’au lieu de l’exotisme, il faut parler d’«endotique», c’est-à-dire, interroger l’habituel auquel nous ne prêtons plus attention. Par exemple, Envoyée spéciale d’Echenoz se concentre sur le département français de la Creuse.
Cela dit, la nouveauté de l’étude présente par rapport aux études mentionnées ci-dessus réside dans le fait qu’elle montrera comment l’exotisme apparait comme un alibi pour critiquer la société d’aujourd’hui et qu’elle se concentre sur un roman d’Echenoz qui n’était pas l’objet d’une étude approfondie dans le domaine d’exotisme, mais il était l’objet des études cinématographiques comme ces deux article: «Usages de l'image cinématographique dans Les grandes blondes de Jean Echenoz» (2020) de Bédard-Goulet, et «Jean Echenoz ou le roman comme ciné/cure» (2006) de Bruno Blanckeman.
Comme la première chose qu’un voyageur doit accepter c’est la différence, pour montrer le comment de la présentation de l’idéologie de l’exotisme à l’époque postmoderne, il faut se concentrer d’abord sur la question de l’altérité.
L’altérité dans une optique contemporaine:
Notre société est témoin de l'émergence d’un mode d’individualisation; c’est-à-dire le narcissisme qui est, selon Lipovetsky, symbole du passage de l’individualisme «limité», la caractéristique de l’époque moderne, à l’individualisme «total». (1983, p. 33)
Dans un monde où l’individualisme narcissique, tel que décrit par Lipovetsky, érige des murs entre l’ego et autrui, la notion d'exotisme se trouve profondément altérée. L’altérité, autrefois source de fascination et de découverte, se mue en une expérience désenchantée, voire indifférente. C’est précisément cette transformation qu’Echenoz met en scène dans Les Grandes Blondes, en confrontant les conventions de la littérature de voyage traditionnelle à la réalité d’une société postmoderne.
La littérature de voyage classique, de Chateaubriand à Loti, se caractérise par une célébration de l’ailleurs. L’exotisme y est synonyme de dépaysement, de découverte de cultures et de paysages nouveaux. Les récits de voyage traditionnels mettent l’accent sur la rencontre avec l’autre, sur la description de ses coutumes, de ses mœurs et de son altérité.
Mais, Les Grandes Blondes est présentatif d’un récit de voyage en rupture avec cette tradition: ce roman rend compte de la difficile confrontation avec Autrui. Le déplacement du personnage principal est révélateur de l’action et la réaction réciproque de ce personnage et d’Autrui, l’un sur l’autre. Gloire, le personnage principal, traverse le monde sans éprouver la moindre curiosité pour ce qui l’entoure. Cette indifférence de Gloire face à l’altérité est le reflet d’une société où l’individu, replié sur lui-même, a neutralisé l’autre. Comme le souligne Marc Augé, «l’excès dans la singularisation de l'Ego» (1992, p. 45) est l’une des caractéristiques de notre époque. L’autre, qu’il soit compatriote ou étranger, n’a plus de valeur. Seule compte la quête de soi, dans une solitude choisie ou subie.
Gloire est un anti-héros qui se démarque des héros idéalisés des romans traditionnels, lesquels poursuivent un but précis avec une détermination sans faille. Elle n’a pas de programme précis pour sa vie, elle décide dans l’instant et le lieu où elle part n’est pas important. Gloire a choisi une vie de retraite et elle n’a pas affaire aux autres, mais dès qu’elle sent que quelqu’un veut perturber son calme, elle le supprime; Salvador fait envoyer des détectives privés à la recherche de Gloire pour l’inviter à jouer dans son émission télévisée, mais Gloire sans avoir l’envie de comprendre la raison de ces poursuites, jette ces hommes dans le vide, sans considérer les conséquences de son action. La réaction de Gloire face aux détectives qui la poursuivent c’est de prendre leur vie en les jetant dans le vide. Cela pourrait être considéré comme une résonnance de la vacuité et du non-sens de notre monde que Lipovetsky désigne comme «l’ère du vide». De la même façon que Gloire prend la vie des hommes par le vide, c’est la vacuité et le non-sens du monde qui a privé l'homme d’aujourd’hui des valeurs humaines.
Ces tentatives pour supprimer Autrui sont le signe de la naïveté de Gloire qui a peur d’Autrui et se sent sans cesse en danger. Au lieu de se confronter avec la réalité, elle l’efface. Sa tentative pour effacer Autrui prouve qu’elle n’est pas avisée. On ne peut plus dire qu’elle réalise des actions dans sa vie, chez elle, il s’agit plutôt de la réaction à ce qui lui arrive. En somme, on peut dire que Gloire représente un individu qui ne peut pas décider pour sa vie, et la plupart du temps, elle est entrainée malgré elle dans l’action. Mais ce n’est pas seulement Gloire qui montre un être disqualifié, tous les autres personnages sont aussi évalués négativement. En guise d’exemple, Jean-Claude Kastner, le premier des détectives qui cherchent Gloire et celle-ci le jette dans le vide, est un être disqualifié dont le meurtre est dû à sa maladresse:
«Que Jean-Claude Kastner soit d’abord parvenu à se perdre dans une région civilisée, correctement signalisée, dénote déjà qu'il n'était pas l'enquêteur le mieux avisé qui fût. Qu’il ait dû demander son chemin à une passante en dit assez de sa candeur. Mais qu'il n'ait pu reconnaître en celle-ci la personne même qu’il recherchait achève de le disqualifier. Même si cette personne a beaucoup changé.» (Echenoz, 1995, p. 24)
La mort de Jean-Claude Kastner et cette évaluation ironique du narrateur montrent que Kastner est un personnage incapable qui ne peut pas tenir son rôle et tombe dans le comique et le pathétique. On peut former cette hypothèse qu’Echenoz à travers cette représentation ironique de Kastner, et les autres détectives qui sont incapables de trouver Gloire, veut d’une certaine manière mettre en relief l'incompétence de l’homme d’aujourd’hui qui ne peut pas assumer ce que lui est confié.
Cette ironie s’étend à d’autres personnages, comme Donatienne, dont le bavardage incessant est moqué: «Comme la veille, elle (Donatienne, la collaboratrice de Paul Salvador) ne pouvait plus s’arrêter de parler, son discours ininterrompu tenant lieu d’autoradio.» (Echenoz, 1995, p. 45) Ici, l’adverbe de ressemblance, «comme», et le verbe imparfait, «pouvait», montre que ce bavardage est une habitude chez Donatienne. Sa façon de parler est même ridiculisée par le déterminant hyperbolique: «Il arrive que parler, chez Donatienne, consiste à dérouler une seule interminable phrase sans reprendre souffle, sans point, ni virgule ni blanc, […]». (Echenoz, 1995, p. 28)
Echenoz utilise l’hyperbole et la répétition pour souligner l’absurdité de ces échanges, où les mots se vident de leur sens. L’ironie et la distance narrative sont des outils essentiels dans l’œuvre d’Echenoz pour créer ce sentiment de désenchantement face à l’altérité.
Echenoz a créé une nouvelle forme d’écriture qui correspond aux exigences de la réalité de son époque. Selon Lukács: «Tout style vraiment nouveau prend son origine dans ce fait que les écrivains sondent la vie de leurs temps en quête de formes spécifiques, dynamiques et structurelles.» (1989, p. 75)
Echenoz tout en déjouant les normes principales et à travers l’ironie, choque le lecteur et lui rappelle ses comportements. Comme le souligne Jérusalem, l’écriture d’Echenoz «se veut le reflet désabusé et ironique d’une modernité déshumanisante et de livre en livre s’affirme en effet une volonté de radiographier la société contemporaine.» (2006, p. 61)
Echenoz exprime ironiquement et avec une certaine distance ses idées sur son époque et la critique d’une manière oblique. Dans tous ces exemples, il se cache sous l’ironie une critique des rapports interpersonnels de l’homme d’aujourd’hui. L’individu contemporain dans ses relations avec autrui, n’a aucune chose importante à professer, il dit n’importe quoi seulement pour briser la solitude qui domine ses relations avec Autrui et on ne peut plus parler de dialogue chez lui, il bavarde pour tuer le temps qu’il passe avec Autrui, tandis que dans l’œuvre des romanciers comme Balzac, l’énoncé des personnages, monologue ou dialogue, était substantiel.
De l’autre côté, tout au long du roman, le narrateur a essayé de nous montrer de différentes manières la nature paradoxale des rapports interpersonnels. Tout en s’appuyant sur les points de vue de Lipovetsky, on peut dire que la société postmoderne est une société instable qui tend constamment vers le changement et c’est cela qui pousse le personnage de changer sans cesse ses idées et il a un rapport contradictoire avec Autrui.
Ce qui nous intéresse dans ce roman, c’est que non seulement Gloire est un personnage paradoxal et son rapport avec Autrui est contradictoire, Béliard, est aussi un être paradoxal. Au fait, selon le mot du narrateur, Béliard (un homoncule qui est avec Gloire, aux moments qu’il la trouve seule) est la créature de l’esprit de Gloire: «Au mieux, Béliard est une illusion. Au mieux il est une hallucination forgée par l’esprit déréglé de la jeune femme.» (Echenoz, 1995, p. 36)
Béliard est à la fois un personnage réel et irréel, on est témoin de la coexistence de deux pôles contradictoires dans sa nature et son comportement. Parfois, Béliard est omniscient et puissant, parfois douteux et imbécile. En outre, il peut être en même temps présent et absent. L’allusion du narrateur à l’irrégularité de Béliard pourrait être comprise comme une résonnance à l’époque postmoderne, qui est la période du hasard, anti programmatique, non continuité et du chaos.
Dans tel monde, la présence de l’autre est une présence hasardeuse qui suit une ligne chaotique. L’Alter peut apparaître de manière contingente sans que son intervention soit programmée. On pourrait considérer donc cette époque comme la période de crise où le personnage est perdu dans un tas des paradoxes et essaie de se trouver sans cesse. Il s’éloigne ainsi des autres et Autrui n’a aucune valeur chez lui (l’Ego).
L’indifférence est donc un mécanisme pour se protéger du jugement d'Autrui. Et, c’est ce mécanisme qui le pousse vers la solitude. En effet, le narcissisme à cette époque, se définit par le renfermement sur soi. On pourrait donc dire que l’Ego a neutralisé Autrui, soit cet Autrui est son compatriote soit c’est un étranger. Le rôle d’Autrui n’est plus marquant chez lui, la seule chose qui est demeurée c’est la quête sans cesse de lui-même. Il évite tout conflit et ne cherche pas d’histoires, il est seulement à la recherche infatigable de soi. Par exemple, bien que notre personnage principal ait le statut d’une voyageuse, elle ne nous parle pas d’habitants des pays visités, de leur différence physique et comportementale, comme si Gloire ne voyait aucune chose nouvelle dans ces pays. Cela repose sur l’écart par rapport aux normes principales des récits de voyage dans lesquels on est toujours témoin de la représentation de l’Altérité par la description des habitants des pays visités et leurs traditions. Les Grandes Blondes peut ainsi être lu comme un anti-récit de voyage, une parodie du genre. Echenoz, en détournant les codes de la littérature de voyage traditionnelle, nous livre une réflexion sur la place de l'autre dans notre société. L’exotisme, vidé de sa substance, devient le symbole d'un monde où l’individu, prisonnier de sa propre subjectivité, est incapable de rencontrer véritablement l’autre.
Selon Pageaux; on pourrait montrer quatre sortes de l’attitude dans notre rencontre avec Autrui: phobie, manie, philie, cosmopolitisme. (1994 p. 25)
Mais l’attitude de Gloire avec Autrui n’est ni «phobie» ni «manie» ni «philie» ni cosmopolitisme, Gloire est totalement neutre à l’égard d’Autrui, et l'on ne voit aucune curiosité chez elle pour découvrir l’altérité. En vue des caractéristiques psychologiques ou morales que l’auteur prête à Gloire et les conduites et les discours qu’il lui attribue, on comprend qu’il a essayé d’élargir les réflexions individualistes chez son personnage.
On pourrait résumer la réflexion de Gloire sur la vie de la manière suivante : elle préfère l’emprisonnement chez elle, elle est indifférente aux autres et elle adopte des actes d’autodéfense. Gloire Stella vit seule et voyage seule, et dès qu’elle perçoit une menace à son calme, elle n’hésite pas à écarter cette personne en la repoussant.
Gloire incarne parfaitement ces personnages lassés de leur situation sociale ; elle ne croit plus en ce qu’elle fait et sa profession perturbe son équilibre. Elle est entraînée dans une profonde dépression et aspire à vivre pour elle-même.
Selon Lukács: «le grand écrivain est celui qui produit la réalité de son époque dans toute son épaisseur», (1967, p. 80) c’est ce que l’on peut observer dans l’écriture d’Echenoz. Il peint la société d’aujourd’hui avec une certaine impassibilité et détachement comme Flaubert peint les grandes journées révolutionnaires de 1848.
L’ironie et la distance narrative sont des outils puissants dans l’arsenal d’Echenoz. Ils lui permettent de déconstruire les codes de la littérature de voyage traditionnelle, de critiquer la société contemporaine, et de créer un univers romanesque singulier. Le roman se moque des codes télévisuels, de la quête de célébrité, et de la manière dont ces phénomènes façonnent les comportements. Echenoz, à travers la critique des mœurs télévisuelles et de la toute-puissance de l’ère médiatique, nous a montré l’individualisme de notre société; l’homme d’aujourd’hui ne pense qu’à soi-même et sa tendance pour arriver à ce qu’il veut le pousse à écraser involontairement les droits et les sentiments d’Autrui. Toutes les attitudes de Gloire sont ainsi liées aux caractéristiques de la société dans laquelle elle vit. En effet, Gloire est devenue l’objet d’une aliénation sociale et la victime de l’égoïsme des autres gens qui ont perturbé son calme pour avoir leur bénéfice. Ils l’ont réduite à un instrument publicitaire, se sont avancés au point qu’ils l’ont poussée à se mettre en retrait, à s’isoler de la masse, et de ses semblables. On a fait d’elle un fuyard. En outre, la créature de sa pensée, Béliard, est devenue lui aussi un être fuyant et invisible, une présence-absence, un être hybride et insaisissable. Béliard développe le thème du départ et de la séparation: «[…] elle est à nouveau seule. Vexé, Béliard s’est retiré après qu’ils se sont encore disputés.» (Echenoz, 1995, p. 68)
Tout au long du roman, on est témoin que la présence de Béliard n’est pas permanente chez Gloire, il apparaît et disparaît sans cesse, même à la fin du récit le narrateur nous annonce de sa présence de moins en moins faible «Bientôt Gloire ne l’a plus entrevu que furtivement, […]» (Echenoz, 1995, p. 247)
Du point du vue de la philosophie postmoderne, les individus de notre époque gardent leur distance par rapport aux évènements et à autrui, on pourrait parler ainsi, de l’absence de relations affectives entre les personnages. Gloire dans ses conversations avec Béliard proteste sans cesse que celui-ci est indifférent à elle: «Jamais là quand j'ai besoin de toi. J'aurais pu crever dix fois.» (Echenoz, 1995, p. 138)
Elle se trouve toujours seule avec elle-même. Dans tous les chapitres de notre roman, on constate que l’écrivain insiste constamment sur la solitude de Gloire, soit c’est le narrateur qui professe cette solitude: «C’est donc toute seule qu’elle y passerait les jours suivants.» (Echenoz, 1995, p. 99), soit c’est Gloire elle-même qui l’avoue et en a peur.
Ce qui a poussé Gloire de se replier sur elle et vers la solitude ce sont les attitudes égoïstes de ses employeurs; la personnalité de Gloire n’a aucune importance pour les producteurs des émissions télévisées, la seule chose importante pour eux c’est la beauté de Gloire qui attire l’attention de leur audience, c’est cela qui a poussée Gloire de se replier sur elle et les gens qui lui suggèrent de jouer dans leur émission perturbe son calme.
Dès qu’elle comprend qu’on la cherche encore, elle perd sa quiétude: «Je veux qu’on me foute la paix, crie Gloire. […] Je ne veux pas qu’on recommence à m'emmerder.» (Echenoz, 1995, p. 79)
Tout cela est la marque d’un malaise à vivre chez Gloire, elle est atteinte d’un sentiment de vide intérieur et d’absurdité de la vie. De cette façon, Gloire est la victime de cet égoïsme qui l’a poussée au solipsisme. Autrui a privé Gloire de ses valeurs humaines. La présence d’Autrui a toujours perturbé son calme, elle a décidé de choisir une attitude neutre pour se débarrasser de cet Autrui.
Jean Echenoz tout en s’inspirant de Balzac, nous présente un nouveau type de réalisme. Lukács définit l’œuvre réaliste comme un lieu «dans lequel convergent et se rencontrent tous les éléments déterminant la société, à une époque donnée.» (1967, p. 45) Par exemple, il considère les conflits du Rastignac de Balzac comme ceux de toute la jeune génération de la période postnapoléonienne. De la même façon, bien que le réalisme d’Echenoz (une représentation oblique de la réalité) diffère de celui de Balzac (une représentation référentielle), on peut considérer le portrait du personnage échenozien comme le portrait de l’homme d’aujourd’hui. Il sera intéressant pour nous de savoir comment Echenoz nous présente l’ailleurs et l’exotisme à travers le regard d’un personnage indifférent, qui est étranger même à lui-même et qui est le symbole de l’homme d’aujourd’hui.
Selon Marc Augé, l’une des caractéristiques de notre époque c’est l’excès d’espace qui est paradoxalement corrélatif au rétrécissement de la planète. (1992, p. 35) Les conquêtes spatiales et le développement des moyens de transports et les concentrations urbaines ont rendu homogène la terre. Comme le souligne Moura: «Aux yeux de la plupart des contemporains, le lointain s’est définitivement dépouillé de ses attraits les plus authentiques» (1998, p. 49). L’exotisme traditionnel, avec ses images de terres lointaines et de cultures exotiques fascinantes, a ainsi cédé place à une version plus déclinée, stéréotypée et souvent banalisée.
Jean Echenoz, dans Les Grandes Blondes, incarne cette mutation. Contrairement aux récits de voyages classiques, qui foisonnent de détails pittoresques et d’explorations sensorielles, l’écriture d’Echenoz s’en écarte nettement en présentant des lieux dénués de tout exotisme tangible. Dans cette perspective, Echenoz présente des personnages qui hantent seulement des lieux fonctionnels, comme le supermarché, les hôtels, les autoroutes et l’aéroport, qui sont exempts de tout exotisme. À partir des idées d’Augé, on pourrait affirmer que les lieux fréquentés par les personnages d’Echenoz sont des «non-lieux», c’est-à-dire: «un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique». (Augé, 1992, p. 40) Dans le cadre de ce roman, les déplacements du personnage principal, Gloire, dans les pays étrangers se limitent à un va-et-vient entre aéroports, hôtels et boutiques. En effet, la seule chose qu’elle fait au cours de ses voyages c’est de séjourner dans des hôtels et de fréquenter les boutiques. Là où l’exotisme traditionnel valorise le dépaysement par des descriptions vivantes des paysages et des peuples, Echenoz se refuse à toute illustration pittoresque. Lorsqu’il évoque des lieux touristiques, il ne cède jamais à la tentation d’en faire des scènes colorées ou exubérantes. Au contraire, il se livre à des descriptions qui mettent en évidence leur uniformité et leur aspect fonctionnel, là où le voyageur ne rencontre que l’indifférence de lieux standardisés. Par exemple, même à Bombay, alors que l’hôtel de Gloire se situe sur Marine Drive, un endroit où les voyageurs et les touristes se promènent au bord de la mer, Gloire y garde encore la chambre. Elle passe la plupart de son temps dans sa chambre et c’est pour cela que beaucoup de fragments dans ce roman, sont consacrés à la description des chambres qu’elle occupe.
De plus, que ce soit en Australie ou en Inde, Gloire séjourne dans des hôtels internationaux et fréquente des bars cosmopolites réservés aux occidentaux. De cette façon, on est seulement témoin de la présentation des décors uniformes qui n’ont rien d’indien. Le texte du roman est parsemé d’extraits qui présentent les rues et les autoroutes parcourues par les personnages. L’écriture d’Echenoz efface ainsi toute notion de singularité géographique ou culturelle : les autoroutes et les rues traversées par les personnages montrent simplement un lieu pour les automobiles qui est exempt de tout exotisme. Parfois, le narrateur n’attribue aucun nom à ces routes et elles prennent l’état de nulle part. La plupart des lieux présentés dans ce roman sont vides de toute population et respirent l’ennui. Ces lieux ont été décrits par un lexique privatif (rien, rare, lacune, vide). Cette présentation du vide et des non-lieux montre la crise de la représentation chez Echenoz.
Jean-Marc Moura explique: «le réel va peu à peu se dépouiller de sa gangue de merveilleux, la représentation des peuples étrangers va progressivement se modifier et c’est dans des conditions culturelles nouvelles, dominées par le pragmatisme, que se développe l’exotisme littéraire.» (1992, p. 45-46) Cette explication affirme l’apparition d’une nouvelle forme de présentation chez les romanciers postmodernes, ils essayent de créer une nouvelle forme de l’écriture propice aux conditions de leur société. On peut classer Echenoz dans le rang de ces écrivains dont l’œuvre est un témoignage des mutations de notre époque. Pierre Lepape considère les livres d’Echenoz comme des documents qui nous aident à comprendre cette société contemporaine: «S’il fallait raconter cette époque, c’est avec les livres d’Echenoz qu’on le ferait» (Lepape, 1990, p .4)
De cette façon, nous pouvons comprendre le comment de la présentation de l’idéologie de l’exotisme à notre époque, à travers l’étude des caractéristiques de l’écriture échenozienne. Lukács en mettant en rapport l’évolution littéraire et l’évolution sociale, il conclut que «chaque grande forme littéraire correspond à une étape de l’histoire sociale.» (Kahnamouipour & Khattate, 2011, p. 155)
Echenoz choisit ainsi deux approches distinctes face à l’exotisme: d’une part, il s’éloigne des stéréotypes du récit de voyage traditionnel; d’autre part, à travers leur présentation, il critique la société. Un exemple frappant réside dans la manière dont Echenoz aborde la question du temps. Dans les récits de voyage classiques, la notion du temps, son usage et la durée du voyage sont essentiels. En effet, le voyage est souvent conçu comme une expérience exploratoire, où le temps joue un rôle fondamental dans la transformation du voyageur. L’itinéraire suit généralement une logique chronologique, marquant les différentes étapes du parcours et soulignant les évolutions du personnage à travers le contact avec l’ailleurs.
De plus, le récit de voyage accorde une importance particulière à la temporalité du déplacement: la lenteur d’une traversée en bateau ou la longueur d’une expédition terrestre sont souvent mises en avant pour accentuer la sensation de découverte et d’immersion. Le temps devient alors un outil narratif essentiel, permettant d’évoquer la durée de l’expérience, l’attente, la fatigue ou encore le décalage entre le voyageur et le monde qu’il explore.
Enfin, cette temporalité s’inscrit aussi dans une dynamique de progression: chaque étape du voyage constitue une avancée vers un but précis, qu’il s’agisse d’une destination géographique, d’une quête personnelle ou d’une prise de conscience. Ainsi, la structure même du récit de voyage repose sur cette linéarité temporelle, où le déroulement du temps reflète l’évolution du protagoniste et l’enrichissement de son regard sur le monde.
Or, Les Grandes Blondes d’Echenoz déconstruit cette conception traditionnelle du temps dans le récit de voyage. Plutôt que de marquer les étapes du déplacement ou d’insister sur la durée du voyage, le roman tend à effacer toute progression temporelle nette. Gloire, en voyage, ne montre aucune préoccupation pour le passage du temps. Le narrateur ne précise jamais la durée de ses séjours dans les pays étrangers, sauf par quelques pseudo-repères temporels qui établissent une deixis relative: «ce soir-là, vingt-trois heures à Bombay, bar du Taj Intercontinental, […]» (Echenoz, 1995, p. 127) ou: «Tôt le lendemain matin, elle avait pris le premier train pour Rouen» (Echenoz, 1995,
p. 85) Le narrateur marque aussi indirectement toute la durée qu’elle a passée en voyage: «Pendant les six semaines où Gloire était absente, Lagrange avait changé mais les jours également avaient changé, de plus en plus longs maintenant, le ciel était plus vaste, les couleurs plus soutenues.» (Echenoz, 1995, p. 195) Cela montre que son voyage s’est terminé au printemps, et qu’il a duré six semaines. Ainsi, le temps dans Les Grandes Blondes perd son importance et, au lieu de rythmer le récit, il devient une donnée secondaire.
En ce qui concerne la représentation de l’exotisme en termes de lieux, la majorité des descriptions restent sommaires ou absentes. Dans le roman, il y a des allusions aux lieux étrangers: les cotes d'Armor, la Normandie, les Pyrénées, Sydney, Singapour, Delhi, Bombay mais le narrateur ne nous parle jamais de leurs côtés pittoresques. Cela se manifeste par l’absence d’épithètes pittoresques dans leur évocation. Ainsi, le narrateur déçoit les attentes du lecteur, habitué aux récits traditionnels de voyage qui exaltaient la richesse et la diversité du monde extérieur. L’exemple qui suit peut illustrer notre propos: «Gloire ne verrait là-bas nul kangourou ni koala ni rien. Juste un soir, dans un caniveau d’Exhibition Street, elle apercevrait une dépouille d’opossum gisant entre le pare-chocs avant d'une Holden Commodore et le pare-chocs arrière d'une Holden Apollo.» (Echenoz, 1995, p. 93)
Cet extrait est à la fois une prolepse et un résumé du séjour de Gloire à Sydney, dans lequel le narrateur évoque les animaux exotiques mais ne les décrit pas. Cette absence de description d’un cadre exotique se renforce encore au moment de son séjour en Australie. Au fait, Alain, le voisin de Gloire, qui est un marin retraité lui raconte toujours les souvenirs de ses voyages surtout de l’Australie. De cette façon, dès que Lagrange, l’avocat de Gloire, lui suggère de voyager en Australie, Gloire se rappelle «à l’accéléré les récits australiens d’Alain. Faune, flore, aborigènes, pêcheurs de perles; steaks à la confiture et pensée primitive.» (Echenoz, 1995, p. 91). Mais ce qui choque le lecteur c’est que pendant son séjour en Australie, elle ne décrit ni de faune ni de flore ni des pêcheurs de perles. De même, lors de son séjour en Inde, le lecteur s’attendrait à ce que le narrateur peigne un décor vibrant, mais encore une fois, il n’y a aucune mention des particularités du lieu. En général, dans notre corpus les fragments descriptifs sont rares ou sont tant sommaires qu’ils ne tiennent pas un rôle déterminant pour déclarer l’exotisme. De cette façon, là où l’exotisme classique propose une aventure initiatique et une immersion dans l’altérité, le roman d’Echenoz se fait le témoin d’un monde où cette altérité n’existe plus véritablement, ou n’a plus d’impact sur les personnages. Les «pays étrangers» évoqués par Echenoz ne sont plus des territoires à explorer ou à comprendre, mais des lieux d’ennui et de banalité où tout semble uniformisé et dépersonnalisé. En effet, le regard du narrateur sur ces lieux se fait distancié, critique, et n’offre pas aux personnages, ni aux lecteurs, la possibilité de s’émerveiller devant l’inconnu.
L’exotisme dans la littérature traditionnelle de voyage, incarné par des auteurs tels que François-René de Chateaubriand: Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), Pierre Loti: Pêcheur d’Islande (1886) et Madame Chrysanthème (1887) ou Nicolas Bouvier: L’Usage du monde (1963), est souvent un voyage vers l'inconnu, où le «dépaysement» devient la clef de voute de l’expérience littéraire. Le voyage devient un prétexte pour explorer des terres lointaines, des cultures exotiques et des paysages extraordinaires, vus à travers le prisme d’un regard fasciné, voire mystifié, par l’altérité. Ces récits ne se contentent pas de décrire des lieux: ils les transforment en territoires d’évasion, des espaces où l’imaginaire occidental se projette et se libère, souvent idéalisant ce qui est perçu comme l’Autre. Dans les récits traditionnels d’exotisme, comme ceux de Loti, l’«Autre» est souvent perçu comme un monde mystérieux, un lieu où les lois sociales et les coutumes sont différentes, voire radicalement opposées à celles de l’Occident. Ce regard est généralement une forme de recherche ou de quête, et l’exotisme devient alors un terrain de fascination: paysages, peuples, coutumes, et surtout l’étrangeté de l’Autre sont magnifiés. L’écrivain occidental, souvent un observateur curieux, cherche à comprendre et, parfois, à s’émerveiller devant l’inconnu. C’est ce que l’on pourrait appeler l’exotisme de l’émerveillement: un exotisme où l’étonnement et la découverte sont au cœur de la narration.
Toutefois, dans Les Grandes Blondes d’Echenoz, bien que les voyages soient multipliés — d’abord ceux de Gloire, puis ceux des détectives qui la suivent — le lecteur ne ressent pas la singularité ni l’exoticité du texte. Echenoz a laissé en arrière-plan la réalité exotique. Comme on l’a constaté, notre roman ne met pas en scène l’altérité, et les décors exotiques n’ont rien de dépaysant. Par exemple, le moment où le narrateur nous parle de la fréquentation de son personnage au bar du Taj, il ne nous donne aucune description des caractéristiques de ce lieu. Et rares sont les moments où nous sommes témoins de la curiosité de Gloire vis-à-vis de la réalité étrangère. En examinant attentivement ces moments, on constate que les éléments auxquels Gloire réagit peuvent être regroupés en trois catégories:
Ici, encore on ne peut pas parler de l’attention de Gloire aux mœurs des indiens, cela attire son attention, seulement parce qu’il s’agit du droit des femmes. Contrairement aux récits classiques où la condition féminine est souvent perçue comme des aspects exotiques à admirer (par exemple, la fascination pour les harems dans les récits orientaux), dans Les Grandes Blondes, l’auteur à travers cette allusion, nous rappelle la femme indienne qui est privée la plupart du temps, surtout dans les régions pauvres de l’Inde, de ses droits humains et ne peut pas participer à toutes les activités. Et c’est à travers le regard de Gloire qu’Echenoz fait obliquement une critique du comportement de la société indienne vis-à-vis des femmes. Ainsi, l’exotisme n’est pas dans la découverte d’une autre culture, mais dans la confrontation de Gloire avec un monde qui lui est étranger non pas par sa culture, mais par ses structures inégales et oppressives. Ce phénomène est accentué par des éléments comme l’isolement de la femme dans l’espace public, qui devient un point d’interrogation sociopolitique.
La tentative de narrateur pour décrire ce climat c’est seulement montrer ce dont Gloire souffre: «Gloire et lui (Béliard) n’avaient pas fait cent mètres vers le port de plaisance qu’ils s’effondraient dans le premier fauteuil et sous le premier parasol.» (Echenoz, 1995, p. 98)
De cette façon, l’approche d’Echenoz sur le climat et les paysages exotiques est également différente de l’approche traditionnelle. Dans Les Grandes Blondes, le climat australien, loin d’être une scène sublime, est décrit comme un obstacle insurmontable, une force brutale qui inflige à Gloire et à son compagnon une souffrance quasi physique. Il n’y a ici aucun éblouissement devant les forces naturelles comme on pourrait en trouver dans les récits de voyage classiques comme celui de Chateaubriand. L’auteur inverse cette approche: l’environnement exotique devient un défi, une force qu’il faut endurer. Ce changement de perspective reflète la manière dont l’exotisme échenozien transforme le regard sur l’altérité: loin d’un lieu d'évasion, l’exotisme devient un terrain de tension, où la beauté naturelle se mêle à une violence latente.
En ayant un regard sociocritique, on pourrait dire qu’Echenoz essaie de montrer à travers le cadre exotique les problèmes de la société et la réalité exotique constitue certes une réserve d’accessoires chez lui. Les romantiques utilisaient l’Inde comme prétexte pour reprendre le thème romantique du rapport de l’homme et de la nature, pour affirmer une exaltation des forces naturelles en face de l'homme écrasé. Mais la présentation de l’exotisme indien dans notre roman c’est pour critiquer. On sent le regard minutieux que pose Echenoz sur les problèmes de la société. Dans les chapitres qui ont été consacrés au voyage en Inde, le narrateur au lieu de nous parler des mœurs et des coutumes locales et d’autochtones met en scène les comportements des membres d’une compagnie qui est un consortium de trafics en tous genres. Le narrateur commence d’abord par la présentation d'un docteur, Gopal, que Gloire consulte à cause de ses insomnies. Gopal remet en question le statut d’un praticien, il trahit la confiance de ses patients tout en leur donnant la drogue au lieu de médicament. En outre, il prend du sang aux patients qui n’ont pas d’argent pour payer ces faux médicaments. Même le narrateur en précisant le lieu où se place la clinique de Gopal montre obliquement la nature essentielle de son travail: «Il exerce en clinique, 33 rue de la Pagode-Karaneeswarar, au coin d’une artère spécialement négociante.» (Echenoz, 1995, p. 142) En effet, Dr Gopal est l’un des membres de la compagnie de Moopanar où l’on fait «le négoce des narcotiques et du sang, des organes humains dans les cliniques marron d’Amérique centrale et ou du sous-continent. Les faux médicaments, extorsions de fonds, caisses noires et travail noir, escroquerie à l'investissement.» (Echenoz, 1995, p. 179)
Une autre question qu’Echenoz aborde sous un cadre exotique c’est la question de la pauvreté et la différence entre les classes sociales. La plupart des récits de voyage qui peignent l’exotisme indien font allusion aux parfums qui emplissent l’atmosphère. Les parfums de la nature indienne constituent l’un des stéréotypes de l’exotisme indien. Echenoz a utilisé ce stéréotype pour mettre en relief la différence qui existe entre les classes sociales:
«Traversant un volume d’odeurs compact à dominante sucrée, concret comme un cumulo-nimbus à géométrie variable et provenant de toute espèce d’épices, d’encens, d’huiles essentielles et de fruits, de fleurs et de friture, de fumée, de corne brûlée, de naphtaline et de goudron, de poussière et de pourriture, de gaz d’échappement et d’excrément. Puis lorsqu’il arriva, vers Marine Drive, que les jeunes femmes longent des lieux de crémation, l’odeur des corps en combustion prit un moment le pas sur toutes les autres, nuancée selon leur classe sociale par celle des buches entre deux strates desquelles ils partaient en fumée, santal ou bananier pour les riches, manguier pour le tout-venant.» (Echenoz, 1995, p. 128)
Ici, la distinction des odeurs de la crémation met en évidence l’écart entre les différentes classes sociales, un détail révélateur de la profonde inégalité qui traverse la société indienne. À travers cette scène, Echenoz attire notre attention sur la manière dont la pauvreté et les privilèges se manifestent jusque dans des éléments aussi sensoriels que l’odeur.
Le texte présente également d’autres indices de cette fracture sociale. Lors d’une scène où Gloire sort de son hôtel, des mendiants la poursuivent plus intensément que d’habitude, ce qui témoigne de la prévalence de la misère dans le pays: «Une seule fois sortie (de son hôtel) le troisième jour, quelques mendiants la poursuivirent plus férocement que d’habitude […], Gloire regagna sa chambre un peu découragée.» (Echenoz, 1995, p. 130) La répétition de cette scène, marquée par la comparaison («plus férocement que d'habitude»), souligne que la pauvreté est omniprésente et persistante dans ce pays. En effet, chaque fois qu’elle sort de son hôtel, elle se confronte à des mendiants.
Les contrastes entre les formes de divertissement, également, mettent en lumière les inégalités de classe: les hommes pauvres jouent avec les pigeons tandis que les riches se divertissent en assistant à des courses de chevaux ou à des matchs de polo. Ces contrastes entre les loisirs des différentes classes sociales illustrent l’écart abyssal entre les élites et les plus démunis.
Toutes ces indications explicites ou implicites de l’exotisme qui sont parsemées dans ce roman sont un alibi pour interroger le monde d’une manière critique. Au fait, chez Echenoz, il ne s’agit pas de la présentation d’un pittoresque exotique, il s’agit plutôt de la présentation d’une question sociale. En utilisant des «non-lieux» et des décors uniformisés, Echenoz montre que, bien que les paysages aient été globalisés et que l’écart entre Orient et Occident soit quasi inexistant, les inégalités sociales se creusent de manière préoccupante. Echenoz en choisissant ce type d’écriture montre qu’il y a un rapport de conformité entre la société et la littérature, elles sont deux éléments inséparables qui influent l’un sur l’autre. Comme nous ne vivons plus de la même façon qu’autrefois, nos produits littéraires doivent aussi différer des œuvres traditionnelles. Selon Lukács, «la production romanesque d’une époque donnée correspond à l’état de ses mœurs, de sa culture et de ses préoccupations.» (1967,
p. 89) Ainsi, en choisissant cette forme d'écriture, Echenoz rend compte d’une société où l'éphémère et les rapports de pouvoir influent sur notre vision du monde. De cette façon, on peut dire qu’il existe un écart significatif entre l’exotisme tel qu’il est présenté dans l’œuvre d’Echenoz et celui des récits de voyage traditionnels. Cet exotisme ne cherche plus à émerveiller ou à fasciner, mais devient un moyen pour interroger et critiquer les injustices sociales contemporaines. Il s’agit moins de peindre l’exotisme pour ses attraits que de dévoiler la manière dont la littérature peut refléter et déconstruire les réalités du monde moderne.
Conclusion
La création littéraire, loin d’être isolée des réalités sociales et culturelles de son époque, s’en nourrit et en reflète les préoccupations. L’œuvre d’Echenoz, comme celles de nombreux écrivains postmodernes, capte une société en pleine mutation où les repères traditionnels se dissolvent et où les idéaux sont souvent remis en question. À travers son exploration de l’exotisme, il n’offre pas une vision d’évasion ou de contemplation de l’Autre, comme le faisaient certains écrivains du XIXe siècle, mais une critique subtile de notre monde contemporain, de ses désillusions et de ses inégalités. Les récits de voyage, en tant que textes d’actualité, visent à décrire le visage que présente un lieu à un moment précis. Dans cette recherche, nous avons constaté qu’Echenoz a su tirer parti de ce caractère pour révéler les structures de pouvoir, les rapports de classe et la violence sociale qui marquent notre époque. Contrairement aux récits de voyage traditionnels, qui cherchent souvent à représenter le pittoresque et l’exotisme sous un angle naïf et idéalisé, Echenoz transforme le voyage en un miroir critique de la société contemporaine. Il ne se contente pas de décrire des lieux exotiques, mais utilise ces décors pour interroger les inégalités sociales et les dynamiques de pouvoir en jeu. Ainsi, son exotisme devient un outil de dénonciation, mettant en lumière les réalités souvent ignorées et les tensions qui traversent notre monde.
L’autre chose qui différencie le récit d’Echenoz et d’autres récits de voyage c’est que dans les récits de voyage, on ne constate pas la recherche stylistique mais chez Echenoz on peut parler du souci de l’écrivain pour la forme de l’écriture dont il choisit. Son écriture est dense et ironique. Sa posture narrative suggère que le solipsisme doit être rejeté et que l’homme doit être dépendant d’une certaine façon d'autres individus pour affirmer son existence. En effet, c’est toujours le contact, l’échange et le conflit qui l’aident (et l’obligent) à se connaître.
En définitive, cette étude nous invite à revoir la notion d’exotisme dans la littérature contemporaine. En rejetant les codes classiques du genre, Echenoz propose une nouvelle forme de récit de voyage, non plus comme une évasion, mais comme une prise de conscience des défis et des contradictions de notre monde. L’exotisme échenozien est ainsi une façon indirecte de nous confronter à nos propres réalités sociales et humaines, et de questionner le rôle de la littérature dans un monde où les valeurs et les repères semblent chaque jour davantage se transformer.
Cette réflexion soulève une nouvelle question littéraire: la littérature postmoderne, à travers des écrivains comme Echenoz, est-elle encore capable de nous offrir un regard neuf sur la société, ou sommes-nous condamnés à voir le monde à travers des filtres trop usés? Une interrogation qui pourrait nourrir de futures analyses sur l’évolution du réalisme et de l’engagement littéraire à l’ère postmoderne.